J'aimerais remercier expressément Mônica Raisa Schpun, Adrian Gurza Lavalle, San Romanelli, Jorge Chaloub, Paulo H. Cassimiro, Camila Rocha, Henrique A. Aragusuku, Luiz A. Campos, Julia Hirschle, Vanessa Henriques, ainsi que les évaluatrices et évaluateurs anonymes pour leurs précieuses critiques et suggestions.
Je remercie également la Faperj pour la bourse Prociencia, UERJ, (APQ1 – Proc. E-26/211.775/2021).
« Je préfère mourir plutôt que perdre ma liberté »
Jair Bolsonaro, décembre 2021
1« 2020, l’année où nous n’avons pas eu peur » : tel est le titre de la « Rétrospective BSM » qui récapitulait les principales activités et les contenus publiés tout au long de l’année dans Brasil sem medo [Brésil sans peur], l’autoproclamé « plus grand journal conservateur » du pays. « Contrairement à ce qu’il peut paraitre » poursuit le sous-titre, « le thème le plus important de l’année n’a pas été le virus chinois [sic], il a été la lutte pour l’un des plus grands trésors que Dieu ait concédés à l’homme : la Liberté ». Après une brève introduction pour dire que « la liberté agonise » et qu’elle est « harcelée », le chroniqueur de Brasil sem medo dresse la liste des luttes dans lesquelles lui-même, ses collègues journalistes et leur public captif se sont engagés :
- 2 « 2020, o ano em que não tivemos medo », Brasil sem medo [dorénavant BSM], (...)
Pour la liberté de naître [...].
Pour la liberté de marcher sur une place sans être agressé par le policier [...].
Pour la liberté du médecin de prescrire un remède au malade [...].
Pour la liberté de ne pas écouter les hystériques au micro et en blouse blanche [...].
Contre la censure bienpensante [...].
Contre les véritables menteurs [...].
Pour la liberté de se défendre, avec du plomb, le cas échéant [...].
Pour cultiver le beau [...].
Pour la liberté de professer notre foi2.
2Le site de BSM a été créé fin 2019 par son rédacteur en chef, Paulo Briguet, un « catholique en religion, conservateur en politique, chroniqueur de littérature3 ». Il se définit comme engagé dans les luttes pour la « liberté de professer la foi » et pour la « liberté de naître », deux fers de lance de BSM. Plus largement, la principale source d’inspiration intellectuelle du journal est Olavo de Carvalho, connu au Brésil pour son bestseller O mínimo que você precisa saber para não ser um idiota [Le minimum qu’il vous faut savoir pour ne pas être un idiot] (Carvalho 2013) et surtout pour son influence idéologique sur la famille Bolsonaro et des pans entiers du gouvernement mis en place après les élections de 2018.
3Le site rassemble près de 30 journalistes, la plupart issus des réseaux et médias militants, en particulier YouTube et Twitter. L’équipe des rédacteurs, des correspondants et des éditorialistes de BSM partage l’admiration pour l’œuvre et la pensée d’Olavo de Carvalho et se définit comme relevant de ce qui est appelé « conservatisme » ou « droite conservatrice ». Comme je le dis plus loin et dans une perspective analytique, il serait toutefois plus approprié de les qualifier d’intellectuels d’extrême-droite ou simplement réactionnaires (Lynch 2020).
- 4 Pour une histoire de Mídia sem máscara, voir Patschiki (2012).
4BSM fait en grande partie figure d’héritier agiornatto d’un site antérieur, également placé sous l’égide d’Olavo de Carvalho, qui s’appelait Mídia sem máscara [Médias sans masque]4. Tous deux se disent « conservateurs » et « contre le gauchisme ». Ils ont également en commun de détester les médias traditionnels brésiliens : alors que Mídia sem Máscara se présentait comme une espèce de media watch [surveillant de média], BSM consacre ses colonnes à faire, tantôt sur un mode journalistique, tantôt sur un mode satirique, une « couverture toujours sans concessions du journalisme brésilien », qualifié d’« extrême-presse » par plusieurs des chroniqueurs du site.
5Les racines intellectuelles de cette aversion aux médias sont à chercher, en grande partie, dans l’œuvre d’Olavo de Carvalho. D’après lui, les organes de presse brésiliens sont marqués par un « unanimisme » qu’il dénonce, soulignant : « Celui qui s’aventure à montrer à l’opinion publique certains faits ou idées, généralement ignorés par les médias, se mettra à dos non seulement les médias eux-mêmes mais aussi le consensus dominant des intellectuels et des artistes » (Carvalho 1999, 371). La force de cet argumentaire anti-médias, mais aussi anti-intellectuels, transparait dans la liste des combats mentionnée au début du texte, mais aussi dans la désignation des « hystériques du micro », « les véritables menteurs ». En effet, BSM affirme se battre « contre la censure bienpensante », c’est-à-dire contre la soi-disant censure à laquelle il serait soumis. Le journal revendique la liberté de publier des articles contenant des « faits et des idées ignorés » par l’extrême-presse, catégorie d’accusation dont les implications et les articulations discursives seront analysées plus avant.
6Au-delà des similarités, on trouve également des différences marquées par rapport à des sites réactionnaires antérieurs. Différemment de Mídia sem máscara, qui a démarré à une « échelle familiale » (Patschiki 2012, 81), BSM affiche une esthétique et une mise en page de journalisme professionnel. D’un côté, sur les aspects les plus visibles, la maquette, la typographie, l’organisation et la correction des textes indiquent l’investissement dans quelque chose qui, esthétiquement, se veut et semble être un média brésilien. D’un autre côté, non seulement l’accès aux contenus du BSM est payant mais, de plus, on y retrouve des professionnels issus d’une génération qui s’est distinguée au cours de la première décennie du XXIe siècle par la construction et la consolidation au Brésil de contre-publics (Rocha 2018). Disséminés aujourd’hui dans d’innombrables chaînes en ligne et intervenant comme influenceurs sur des plateformes telles que YouTube et Twitter, la plupart des journalistes, des chroniqueurs et des correspondants de BSM est liée à ces contre-publics au sein desquels les idéaux et les livres d’Olavo de Carvalho ont connu un succès indéniable, leur permettant d’atteindre des records de vente dans l’après-2013 (Nóbrega da Silva 2018).
7Étudier BSM répond à diverses motivations. D’abord, le site voit le jour fin 2019 début 2020. Il éclot donc dans un contexte relativement favorable au bolsonarisme, avant la future pandémie de 2020. Plus important : les chiffres sur les accès aujourd’hui disponibles mettent en évidence la place qu’occupe alors BSM parmi les réseaux d’extrême droite : sur la « carte des interactions virtuelles sur la Covid-19, se réclamant de la science », BSM se situe dans le groupe des sites radicaux réunissant le plus grand nombre d’échanges, avec un peu plus de 40 % de ceux-ci au Brésil (Ruediger 2021, 16). D’après l’un des chercheurs, auteurs de la carte mentionnée ci-dessus, ces sites s’appuient sur des sources alternatives liées à des argumentaires qui alimentent les interventions dans le débat public5.
8Une autre justification pour une analyse privilégiée de BSM est son impact relayé par d’autres moyens de communication réactionnaire. Par exemple, « l’information publiée par le journal A Gazeta do Povo la plus twittée concernant la Covid reproduisait une lettre ouverte au président Bolsonaro initialement parue dans le journal de droite BSM et signée par 13 médecins » (Oliveira et al. 2021, 170). Par ailleurs, les résultats de cette même étude montrent que l’un des principaux chefs de rubrique de BSM figurait, durant la période étudiée, au sommet du classement des personnalités les plus diffusées dans les discussions sur Twitter, et que BSM avait le plus grand nombre de collaborateurs dans la liste des diffuseurs des fake news les plus répliquées6. Ainsi, les réseaux et les sites d’extrême-droite dans lesquels évolue BSM représentent-ils, selon Oliveira et al. (2021, 174), un important « effort de dissémination de la désinformation sur la pandémie, les vaccins et les argumentaires [...] visant à semer le trouble dans l’espace public ». Enfin et dans le même sens, une récente analyse sur la lutte contre la désinformation a montré que les responsables de Sleeping Giants Brasil ont sélectionné « trois média en ascension au Brésil (Jornal da Cidade, Brasil Sem Medo et Conexão Política) connus pour diffuser massivement de fausses informations et ont demandé à plus de 150 entreprises [...] de cesser d’annoncer sur ces sites7 ».
- 8 Dans ce sens péjoratif, les productions idéologiques sont souvent réduites à une simple (...)
9Toutefois, et contrairement à ce qui vient d’être dit, je ne me livrerai pas ici à une analyse communicationnelle de BSM dans ses liens avec d’autres sites, ni n’analyserai le profil biographique de ses journalistes et directeurs de rédaction. J’étudierai plutôt l’idéologie, implicite ou explicite, qui imprègne ses textes et ses contenus et montrerai notamment qu’elle est inséparable de la pensée d’Olavo de Carvalho. La considérant en tant que production idéologique, sa compréhension globale écarte toute connotation négative ou péjorative8 et permet d’analyser les logiques discursives qui sous-tendent la lutte pour la maîtrise publique et sémantique du langage ou, pour le dire autrement, qui sous-tendent la lutte pour le sens publiquement conféré aux concepts et aux textes (Freeden 2006).
10Par ailleurs, ces formes discursives sont en général exprimées dans le cadre de catégories chères au vocabulaire politique (démocratie, citoyenneté, justice, etc.), dont les emplois particuliers par un groupe donné inspirent des actions dans l’espace public tout en structurant leur vision du monde et leur identité de groupe. C’est donc dans ce sens que j’examine ici les significations collectivement partagées dans les contenus de BSM et leurs racines intellectuelles olaviennes, tout en les considérant comme des concurrents discursifs et des moteurs identitaires de l’action.
11Avant de présenter la sélection des articles qui forment le corpus analysé et mon hypothèse, il convient de justifier l’emploi du terme « réactionnarisme » et sa proximité avec d’autres courants idéologiques. Si l’on s’inscrit dans l’idée d’utopie réactionnaire (Lynch 2020), cette qualification correspond à une division interne à ce que l’on désigne en général comme courant conservateur. Globalement, le conservatisme se distingue par : i. une aversion pour l’abstraction et une fascination pour le concret et l’immédiat (Mannheim 1982) ; ii. le rejet de concepts comme le volontarisme et le progrès, c’est-à-dire le refus de l’idée selon laquelle l’action et la raison humaines peuvent, avec un certain succès, modifier les trajectoires suivies et changer les destinées (Hirschman 1991) ; iii. l’attribution du statut de fondement premier de l’ordre social et politique – que ce soit de nature divine, biologique ou autre – à un certain type de nature extra-humaine pour maintenir un soi-disant ordre naturel des choses (O’Sullivan 2003).
- 9 Dans ce texte, les adjectifs régressif, réactionnaire et ultraconservateur ont un sens équ (...)
- 10 Ouvrage où on peut lire en épigraphe : « Le véritable réactionnaire n’est pas celu (...)
12Comme nous le verrons, en même temps qu’elles trouvent leur écho dans les pages de BSM, ces trois caractéristiques tendent à endosser des expressions et des versions radicalisées sur le site pour se configurer comme un type idéologique régressif ou réactionnaire9. En effet, dans le dialogue constant avec les traits classiques du conservatisme, les journalistes, les chefs de rédaction et les textes de BSM sont plus royalistes que le roi, ils veulent être les plus conservateurs des conservateurs, et ils y parviennent. En tant que représentants du secteur extrême du conservatisme brésilien, le « réactionnarisme » du journal et d’Olavo de Carvalho tend à fonctionner comme source d’inspiration intellectuelle du gouvernement Bolsonaro. Ainsi, autant le gouvernement que ses idéologues s’opposent-ils à des « valeurs comme le pluralisme, la tolérance, l’État de droit et la laïcité » (Lynch 2020, 26). La production idéologique de BSM est bien ancrée dans la fraction la plus réactionnaire et radicale des conservatismes, aux antipodes des idéaux de raison et d’émancipation partagés, chacun à leur manière, par les libéralismes et les socialismes modernes. Au contraire, la production idéologique du journal est antimoderne et opère un retour « de la droite moderne à la droite traditionnelle », titre de l’ouvrage d’un écrivain olaviste (Ranquetat 2019)10.
- 11 Voir, en annexe, les groupes codifiés et hiérarchisés ayant plus de 40 % de proximité séma (...)
13Je vais donc examiner une partie significative de la production de BSM, à la recherche de ce qui est au centre de l’idéologie réactionnaire du journal. Le critère de sélection des informations est la présence dans les articles des termes « femme » ou « genre ». Le matériel recueilli couvre la période qui s’étend de mars 2020 à janvier 2021, et son traitement au moyen de l’outil NVivo s’est déroulée en mars 2021. Ont ainsi été extraits pour analyse 183 articles. Ils ont été classés en 10 groupes par grands thèmes. Après l’analyse de similarité sur NVivo, les trois groupes thématiques « sciences », « confinement » et « journalisme » qui réunissent 88 articles ont été ceux qui ont présenté le plus de proximité. À partir d’un codage en 10 groupes11, l’analyse des articles affichant la plus grande proximité sémantique, bien que relativement limitée, a mis à jour une trouvaille sui generis : un idéal spécifique de liberté qui, traversant les agendas et les thèmes, est au cœur de l’idéologie réactionnaire exprimée et publiée sur BSM.
14En effet, en analysant initialement les paniques de genre au sein de la doctrine de BSM, nous nous sommes rendu compte qu’elles alimentent la rhétorique antimondialiste qui, de son côté, va de pair avec d’autres thématiques également déterminantes : les attaques contre les médias conventionnels et les instituts de sondage. Toutefois, et c’est en cela que cette étude se distingue, il apparait que c’est la défense d’un modèle réactionnaire de liberté qui sert de cadre discursif plus large, au sein duquel ces plateformes de la réaction prennent leur sens.
15Enfin, avant d’en venir à l’analyse empirique, on notera que cette logique rhétorique non seulement imprègne les textes étudiés, mais aussi converge, sur le plan analytique, vers l’accent mis sur les effets émotionnels souhaités ou atteints par les textes et les discours. Sur ce plan, Freeden (2006, 20) nous encourage à considérer les émotions et les rhétoriques comme éléments structurants du langage politique et de la bataille idéologique, quand, dans la même ligne, Irvine (2008, 9 et 23) souligne le rôle de la rhétorique dans les paniques de genre pour effrayer l’audience. Dans le Brésil récent, bon exemple des utilisations politico-émotionnelles de la rhétorique, on peut observer cela lorsqu’on analyse l’agressivité des messages de Bolsonaro à l’égard de son contre-public (Rocha & Medeiros 2021).
16Dans l’ensemble, en proposant une analyse idéologique des contenus sémantiquement les plus similaires dans les articles sélectionnés, cet article contribue au débat sur les racines intellectuelles et sur la cartographie cognitive du phénomène bolsonariste. Partant de la distinction entre conservatisme et ultra-conservatisme, non seulement je montre quelques-unes des principales préoccupations du « réactionnarisme » en vigueur dans le pays mais, comme nous le verrons, je révèle ce qui semble être aujourd’hui sa valeur et son concept le plus cher, une sorte de liberté, dégagée de toute contrainte et de toute sanction institutionnelle.
- 12 « Cafetão é mais decente que jornalista, diz Olavo de Carvalho », BSM, septemb (...)
17L’image auto-construite de plus grand journal conservateur du Brésil prend un contour encore plus net lorsqu’il est mis en regard de ce qu’il n’est pas et qu’il réprouve : « l’extrême-presse ». Inversant explicitement l’allusion à l’extrême-droite, les rédacteurs de BSM semblent guidés par la rhétorique d’Olavo de Carvalho pour qui même un « maquereau est plus décent qu’un journaliste12 ». Cette attaque contre la presse traditionnelle a été déclenchée à la mi-septembre 2020, à propos du droit à l’avortement légal dans le cadre d’une affaire d’abus sexuel sur une fillette âgée de dix ans, dans l’État d’Espírito Santo. Avant d’aller plus au fond des théories complotistes « en faveur de la vie » qui irriguent l’argumentaire de BSM sur le genre, voyons en détail comment l’idée de « l’extrême-presse » est diffusée dans les articles à la frontière entre médias, sciences et confinement.
- 13 « A minha Coréia é aqui », BSM, avril 2020.
18Si l’objectif du journal est d’attaquer les médias traditionnels, il n’est rien de plus cohérent que de remettre en cause ses principales institutions. L’Association brésilienne de la presse (ABI), par exemple, est qualifiée, sur un ton sarcastique, d’Aglomeração Biruta da Imprensa [Agglomération loufoque de la presse]13. Réagissant à une ébauche de demande de destitution (impeachment) de Bolsonaro déposée par l’ABI, le chroniqueur de BSM déclare :
Le processus est assez simple et orwellien : l’extrême-presse publie jour et nuit des mensonges sur le président, chacun plus scandaleux que l’autre. Elle publie encore et encore, et rend impossible toute réponse de sa part, finissant par laisser planer la suspicion. Du simple soupçon au crime de fait, un éditorial suffit. La nouveauté c’est que la presse elle-même demande la destitution en s’appuyant sur des crimes qu’elle-même fabrique, des crimes de récits14.
- 15 « Maia quer censura nas redes sociais », BSM, mars 2020.
- 16 Id.
19De la même façon, l’Association brésilienne de journalisme d’investigation (Abraji) est qualifiée de « petit club…[des] conglomérats qui contrôlent la plupart des médias brésiliens, la célèbre extrême-presse15 ». Une réunion du président de la chambre des députés d’alors avec des représentants d’organisations civiles et journalistiques serait, selon BSM, une forme de censure travestie de liberté de la presse. La justifier serait « une mauvaise blague de la part de petits employés des intérêts méta-capitalistes16 ». Ici, l’emploi du terme « méta-capitaliste » trahit l’influence intellectuelle de l’olavisme pour qui de prétendus groupes et grands dirigeants d’entreprises, loin des oscillations des marchés, s’unissent à des politiciens et à des États dans un projet global de domination (Carvalho 2013).
- 17 « O teste de gravidez de Bolsonaro », BSM, avril 2020.
20La stratégie fondamentale d’attaque contre les médias traditionnels est celle de la « rétorsion » (Taguieff 1988). Dans cette logique, un chroniqueur affirme « qu’ici à BSM, ce n’est pas de la tarte, car l’objectif est bien de discréditer et de démentir les imbécilités de l’extrême-presse17 ». Comme le dit Taguieff, dans la rhétorique de la rétorsion, il s’agit d’ôter toute légitimité à l’adversaire tout en se légitimant soi-même en lui retournant les informations et les critiques reçus. Cette dynamique discursive est apparue au grand jour à l’occasion des manifestations antiracistes aux USA, après l’assassinat de George Floyd par un agent de police, en mai 2020. À l’époque, un correspondant de BSM avait accusé les médias internationaux de « créer un faux récit », inversant ainsi les rôles des victimes et des extrémistes dans les cortèges :
- 18 « Churchill está preso », BSM, juin 2020.
Cependant, les médias européens, pour la plupart, sur une page qualifient les conservateurs patriotes de « groupes organisés d’extrême-droite » et à la page suivante décrivent les chefs des Black Live Matters de Londres comme des « leaders » qui s’inspirent des mouvements sociaux nés aux USA, et créent le faux discours qui accusent les conservateurs de ce qu’est la gauche en vérité : une milice bien organisée, bien rémunérée et véritablement extrémiste18.
- 19 « O teste de gravidez de Bolsonaro », BSM, avril 2020.
- 20 « Políticos e jornais apostam no caos », BSM, mars 2020.
21Le concept d’extrême-presse fonctionne à divers niveaux pour distordre la réalité des ennemis qu’elle attaque. Ainsi, ce n’est pas BSM qui est extrémiste et malicieux, mais la presse traditionnelle. « Notre media watch », dit un journaliste, « vous montre jusqu’où va le journalisme national19 ». L’extrême-presse est, de ce point de vue, synonyme de « vieille politique et de journalisme sans crédibilité [qui] cède à l’alarmisme et au sensationnalisme20 ». Face à l’effondrement sanitaire et au nombre de morts, si Bolsonaro ne démontre pas la moindre empathie, la culpabilité, inversée et détournée, retombe sur la couverture des journaux traditionnels et pas sur le président de la République :
- 21 « O teste de gravidez de Bolsonaro », BSM, avril 2020.
[L’]extrême-presse a découvert qu’il n’était pas solidaire des victimes. Juste maintenant, pour la première et unique fois. Il lançait certainement des feux d’artifice avant, quand il apprenait la mort d’un compatriote. Ou c’est l’extrême-presse qui relate chaque décès comme un but et ne parle jamais de ceux qui sont guéris21 ?
- 22 Id.
- 23 « Políticos e jornais apostam no caos », BSM, mars 2020.
- 24 « O apocalipse nosso de cada dia na Europa », BSM, février 2020.
22Il est intéressant de constater que l’on peut dégager de la superposition des articles sur les médias, les sciences et le confinement une part significative des théories et des acteurs de la conspiration qui, dans le monde entier, ont marqué la première année de la pandémie mondiale. Reprenant la politique trumpienne de dénomination (Viala-Gaudefroy & Lindaman 2020), le « virus chinois » serait utilisé par des entreprises comme Apple et Google pour tracer et envahir la vie privée22 des « gens bien ». Plus encore : dans l’argumentaire régressif, l’idée a circulé d’une entente entre journalisme traditionnel et communauté scientifique internationale. D’un côté, la « caste » des journalistes « considère comme opportune toute cette crise [sanitaire]23 » pour fomenter une « hystérie ». La crise aurait ainsi été l’occasion pour les médias de falsifier et d’augmenter le sentiment de gravité obstinément atténué par le chroniqueur international : « Hier encore, je discutais avec un ami qui vit là-bas [en Italie] et ce n’est pas le chaos qu’ils décrivent24. »
- 25 « 2020, o ano em que não tivemos medo », BSM, décembre 2020.
- 26 « O apocalipse nosso de cada dia na Europa », BSM, février 2020.
23L’extrême-presse aurait inutilement dressé un tableau hystérique. « Une bonne partie du travail des médias, porte-parole de politiciens autoritaires et milliardaires assoiffés de pouvoir, a consisté à produire un état d’hystérie collective25. » En Europe, dit un correspondant, il n’y a pas du tout de « climat d’hystérie ou d’inquiétude excessive chez les gens, même si la presse met toutes ses forces à l’instaurer26 ». Dans l’entente imaginée, scientifiques et journalistes, attentifs aux consensus sanitaires d’alors (Valverde 2020), seraient engagés à répandre plus que le « sensationnalisme » :
- 27 « Políticos e jornais apostam no caos », BSM, mars, 2020.
On voit des experts, des médecins et des scientifiques traiter la science comme quelque chose que l’on ne peut questionner, frôlant la superstition, et on voit des journalistes s’abritant derrière l’image de responsabilité sociale et de guide de la démocratie pour tomber dans les sensationnalismes les plus bas, dont le pire apparait au Brésil avec la volonté de censure des voix discordantes et la dissémination des haines, des peurs et des préjugés27.
- 28 Cette lettre a été publiée dans deux versions. Pour l’en-tête, voir « A “ciência” da pan (...)
24Une fois de plus la réalité est détournée, ici pour remettre en question le monopole de l’interprétation scientifique. De façon assez intéressante, la négation des consensus internationaux dans le camp réactionnaire ne se réalise pas seulement à partir de l’extérieur des cadres et des paramètres scientifiques. Comme dans d’autres cas de négationnisme (Oreskes & Conway 2010), BSM n’a pas seulement avec elle ses journalistes ; elle s’appuie aussi sur un aval scientifique. « Des savants brésiliens écrivent une Lettre ouverte au Brésil sur la pseudoscience [sic] de la pandémie de coronavirus qui veut interdire l’usage de l’hydroxychloroquine » pouvait-on lire, en avril 2020, à l’en-tête d’un des articles sur le contenu de la lettre28.
- 29 « A “ciência” da pandemia », BSM, mai 2020.
- 30 Id.
25« Avec cette pandémie » commence la lettre, « le terme "science" est employé ad nauseam. Ils répètent sans cesse : "Science, science, science", je suis "pour la science", et "par elle, en elle et pour elle je suis guidé et j’interviens. J’ai donc raison et je suis couvert de raison" »29. Dans la lettre, le plaidoyer pour des méthodes et des médicaments dont la science n’a pas démontré l’efficacité, ou dont l’utilisation s’est révélée nocive, hydroxychloroquine en tête, prend pour cible un soi-disant autoritarisme qui se proclame « couvert de raison » : « JAMAIS UN SCIENTIFIQUE OU UN GROUPE D’ENTRE EUX NE PEUT SE DÉCLARER AUTORISÉ À PARLER "AU NOM DE LA SCIENCE"30 » [En majuscules dans l’original].
26Ce négationnisme, cet effort délibéré de nier les découvertes et les consensus scientifiques (par définition provisoires, néanmoins obtenus) n’est pas extérieur à la communauté et à la raison scientifiques. Et ceci au moins à trois niveaux. D’abord, comme on le voit, il est endossé par des contrarians (Oreskes & Conway 2010 ; Dunlap 2013), c’est-à-dire des chercheurs à contrecourant qui, bien que n’étant pas des experts en santé, sont et se présentent comme des universitaires, ici pour plaider la cause de la chloroquine. Ensuite, la forme de l’argumentation qu’ils mobilisent est elle aussi scientifique, sinon scientiste, dans la mesure où « les chercheurs signataires de cette lettre totalisent plus de 69 000 citations31. » Enfin, la logique négationniste semble reproduire un argument cher aux études sociales de la science : « [Les scientifiques] ne sont pas des anges. Un scientifique c’est un être humain, qui a des goûts et des aversions, des passions et des opinions politico-partisanes. Vous croyez que non32 ? »
27La lettre est signée par 25 universitaires liés au mouvement « Enseignants pour la liberté », une organisation de professeurs qui a pour objectif, et ce n’est pas un hasard, de « retrouver la qualité de l’enseignement au Brésil, de rompre l’hégémonie de la gauche et de combattre la persécution idéologique33 ». Dans un autre journal d’extrême-droite, sa publication est justifiée par le fait que « la science est politisée », « des chercheurs [...] détournent la science pour des raisons personnelles et politiques – ici, pour porter atteinte au gouvernement fédéral34 ». Le chef de file de la lettre est Marcos Eberlin35, chimiste, professeur d’université et auteur du livre Fomos planejados: a maior descoberta científica de todos os tempos [Nous avons été planifiés : la plus grande découverte scientifique de tous les temps] (2018). Eberlin est l’une des personnalités centrales de la diffusion au Brésil de ce qu’on appelle le design intelligent, héritier direct du créationnisme nord-américain (Hentges & Araújo 2020).
- 36 « A “ciência” da pandemia », BSM, mai 2020.
- 37 Médecin entré en politique, M. Mandetta (du parti DEM) a été ministre de la Santé du déb (...)
- 38 « A “ciência” da pandemia », BSM, mai 2020.
28À première vue, le point central de la lettre semble tourner autour du choix de l’hydroxychloroquine. En effet, ses auteurs contournent ou ignorent les preuves scientifiques déjà disponibles entre avril et mai 2020 (Valverde 2020), et font appel à un adage cher à la science : le « débat scientifique » est « inévitable ». Et, tripatouillant les principes de la science, ils concluent que celle-ci alimente « la culture du débat, de la divergence des opinions ». Remettant ainsi en cause l’affirmation selon laquelle les « résultats scientifiques » seraient favorables à leurs adversaires. « Qui dit agir au nom de la science en usurpe malhonnêtement le prestige. Car, quel type de "science" est celle-ci, unanime et consensuelle, dont personne n’a jamais entendu parler36 ? » Sans consensus, l’ancien ministre de la santé M. Mandetta37, par exemple, ne pourrait donc pas affirmer : « Je n’approuve pas la chloroquine, parce que je me fonde sur la "science, science, science" !38 »
29Toutefois, d’un point de vue plus large, cette défense de la chloroquine affiche une revendication de liberté dans son horizon, qui reflète l’affirmation d’une « souveraineté » face aux « incertitudes du diagnostic ». Et d’ajouter :
[…] et parce que nous ne sommes pas des papiers, ni des examens, mais des PERSONNES, il devient impératif au médecin de décider les yeux dans les yeux avec ses patients, en invoquant non pas la « science » de certains, mais la courageuse boussole de la médecine qui sauve des vies depuis ses balbutiements : « la clinique est souveraine ! »39.
30Bien entendu, l’ode à la chloroquine n’est pas sans liens avec le biais anti-médias : « des savants célèbres » et « de jeunes savants » auraient ainsi été « sélectionnés par l’establishment et par les médias pour conférer un "vernis scientifique" au confinement et à la condamnation de l’hydroxychloroquine40 ». Mais contre ces « pseudoscientifiques », la lettre fait plus que défendre l’emploi de la chloroquine. Ce qui est en jeu pour ses auteurs et pour l’éditorial de BSM, c’est leur « liberté de choisir ». Et elle est double. D’un côté, reproduisant l’aversion des irrationalismes pour les abstractions et les propositions théoriques, on argumente que chaque médecin, « les yeux dans les yeux », doit être libre dans sa prescription souveraine. De l’autre, la lettre plaide, en lettres majuscules, pour la liberté de choisir de chaque individu et de chaque patient pour que « ABSOLUMENT TOUS LES BRÉSILIENS QUI LE SOUHAITENT AIENT LE DROIT D’ÊTRE SOIGNÉS AVEC L’HCQ [hydroxychloroquine] » (en majuscules dans l’original)41.
- 42 « 2020, o ano em que não tivemos medo », BSM, décembre 2020.
- 43 Id.
- 44 Ibid.
31Or cela fut bien l’un des principaux fronts des batailles menées par BSM en 2020 : « Pour la liberté du docteur de donner un remède au malade42. » Aux yeux de l’éditorialiste, « pour la première fois dans l’histoire on a vu une croisade internationale contre un remède » (en italique dans l’original)43. Et de revenir à cette conspiration médiatico-scientifico-internationale imaginaire, puisque 2020 a été pour lui l’année « où la fine fleur de la science mondiale, des milliardaires bienveillants, des politiciens désintéressés et des journalistes engagés nous ont fait rester à la maison44 ».
32Comme on le voit, les offensives contre les médias conventionnels, synthétisées dans l’anathème contre « l’extrême-presse », vont des accusations d’hystérie aux provocations lancées contre les autorités sanitaires et scientifiques. À l’opposé de ce que l’on pourrait croire, le négationnisme réactionnaire n’est pas strictement antiscientifique. Il se sert des sciences, de leurs logiques, de leurs arguments et même d’une partie des scientifiques, évidemment pas des experts en épidémiologie homologués comme tels par l’académie. Cette lettre en défense de la chloroquine proclamait même sa volonté d’alimenter le doute et le débat, se considérant et s’autoproclamant démystificatrice du « vernis scientifique ». C’est en ces termes que, en 2020, l’argumentaire du « réactionnarisme » brésilien mobilisait des arguments et des médiateurs intellectuels (journalistes ou savants) pour intervenir en défense de la chloroquine mais aussi pour d’autres combats. En effet, leur bataille a surtout été menée au nom d’un type réactionnaire de double liberté de choix : celle du patient pour se soigner selon sa propre boussole comme celle du médecin « souverain » dans sa prescription. Dans cet idéal, pas la peine de suivre les paramètres et les consensus a minima entre autorités et institutions de production de la connaissance, parce qu’elles n’ont recours qu’à des pseudoscientifiques qui, invités par l’establishment, ne font qu’usurper le prestige de la science dans un contexte censé être non consensuel.
33Voyons maintenant comment le genre et la sexualité tels qu’exprimés dans cet ensemble d’articles de BSM viennent ajouter une couche supplémentaire à notre compréhension de l’articulation entre négationnisme et critique réactionnaire des médias.
34Comme nous l’avons vu, la catégorie d’accusation « extrême-presse » est une des façons dont le complotisme de BSM met dans le même sac les médias, les ONG et ce qu’ils appellent les méta-capitalistes. Il ne s’agit là toutefois que de l’une des cibles de l’appareil idéologique du journal. Le « réactionnarisme » de BSM cultive également d’autres formes et d’autres sources de panique qui, comme nous allons le voir, tendent à entretenir l’idée d’une conjuration. D’une façon intéressante et bien qu’elles soient variables, ces sources se recoupent, font référence les unes aux autres, configurant une grammaire fortement genrée qui permet à BSM de désigner ses craintes politico-morales et ses adversaires « mondialistes ».
- 45 « Un maquereau est plus décent qu’un journaliste, dit Olavo de Carvalho », BSM(...)
35Ainsi, le sous-titre d’un article explique-t-il « comment les journaux brésiliens sont devenus des espaces ouverts à la promotion de crimes ignobles45 ». Par ce terme les auteurs n’entendent pas une réalité pénale définie par la législation comme le viol, le terrorisme ou la torture. Ils s’intéressent en fait à un « infanticide commis contre un bébé de six mois ». L’article se penche en effet sur l’affaire largement médiatisée dans l’État d’Espírito Santo où elle s’est produite en 2020 et dans tout le Brésil, d’une fillette âgée de dix ans enceinte après un viol. Après qu’un hôpital local ait refusé de procéder à l’avortement pourtant légal, elle a dû aller jusqu’à Recife où elle a encore été la cible de groupes réactionnaires. L’article détourne la réalité pour introduire dans l’affaire la fameuse conjuration :
Après ce plaidoyer fervent en faveur de l’infanticide commis contre un bébé de six mois, suivi de la torture de la fillette enceinte, âgée de dix ans, les journaux se sont unis pour protéger le médecin responsable [de l’exercice des droits de la fillette]. […] Les médias ont ensuite largement ouvert leurs colonnes au médecin et à son discours « avortiste », ce qui dans un pays sérieux suffirait à les faire fermer pour apologie du crime46.
36Chaque terme est détourné : avortement légal devient synonyme d’infanticide, un fœtus de six mois est un bébé, la protection de la fillette est une torture, et la défense de ses droits par la presse est l’apologie et la promotion d’un crime. D’un côté, des « députées du Parti des travailleurs (PT) et des féministes [qui] en ont appelé à l’ONU » auraient contribué à ce qu’on en arrive là. De l’autre, tout cet appareil discursif renvoie à une prétendue conjuration internationale, à un « système entier de médias… devenus une immense organisation criminelle au service d’une oligarchie assassine et corrompue » :
Le processus de destruction morale du journalisme s’est amorcé quand les ONG ont pris la place des entreprises dans la définition des ordres du jour. Mais le problème s’est encore aggravé quand des millionnaires philanthropes ont commencé à céder à la pression de groupes socialistes et à propager leurs utopies administratives grâce aux alliances avec des intellectuels révolutionnaires47.
- 48 « Aborto: o dogma satânico da seita globalista », BSM, avril 2020.
- 49 Id.
37Cette connexion discursive entre système international criminel et défense du droit à l’avortement – désigné comme « avortisme » – est reformulée sur un ton encore plus dramatique dans « Avortement : le dogme satanique de la secte mondialiste48 ». Selon ce pamphlet contre l’Organisation mondiale de la santé (OMS), les droits sexuels et reproductifs ne sont qu’un « euphémisme de l’avortement et de la contraception ». Pour l’auteur, les politiques et les documents de l’OMS « font la promotion de l’avortement dans le monde entier tout en fournissant les moyens techniques de sa réalisation ». Ainsi, n’hésitent-ils pas à affirmer : « Émanciper les femmes, pour l’ONU et l’OMS, c’est leur donner le pouvoir, par exemple, d’autoriser le dépeçage de leurs bébés sans défense dans leur utérus49. »
- 50 Voir, par exemple : « Il suffit aujourd’hui d’être contre l’avortement pour être immédia (...)
- 51 « Aborto: o dogma satânico da seita globalista », BSM, avril 2020.
38Comme dans l’article précédent, l’aversion pour les Nations unies apparaît avec force. Elle trouve ses racines dans le corpus olavien qui est non seulement contre le droit à l’IVG50, mais aussi contre le mondialisme. Dans le vocabulaire d’Olavo de Carvalho, le mondialisme est une union de méta-capitalistes, de libéraux et de politiciens progressistes, sous l’égide de l’ONU, visant à affaiblir les revendications nationalistes et à défendre le socialisme, tout en se situant en opposition à une prétendue « civilisation judéo-chrétienne » (Carvalho 2013). Cette « secte mondialiste » viserait donc le « paradis terrestre que doivent construire l’ingénierie sociale et surtout la concentration de pouvoir entre les mains d’une élite de technocrates et de milliardaires mondialistes51 ».
39Toutefois, à la différence de la critique de l’extrême-presse, celle du mondialisme innove dans le discours lorsqu’elle met en avant des contenus et des paniques de genre (Irvine 2008). « Dans la logique de l’OMS, la manucure ne peut pas ouvrir son salon de beauté, mais le "médecin" avorteur peut faire tourner sa clinique d’avortement pour continuer à assassiner des bébés et à faire du profit sur leurs cadavres52. » Non contente de prôner « la mise en suspens et le confinement de nations entières », l’OMS encouragerait un génocide qui « ne doit pas s’arrêter pendant la peste [de la COVID 19], simplement par ce que l’avortement est le dogme satanique de la secte mondialiste53 ».
40L’antimondialisme est donc énoncé dans une grammaire genrée, où l’adjectif « avortiste » synthétise la fabrication d’une panique morale, laissant libre cours au négationnisme réactionnaire de BSM. Celui-ci s’exprime notamment en attaquant les personnalités et les institutions qui, en 2020, promouvaient les mesures recommandées par l’OMS. Alors que la Cour suprême fédérale (STF) était accusée de vouloir « élargir les hypothèses d’IVG non punissables au Brésil », c’était sur l’ancien ministre de la santé, M. Mandetta, que pesait l’accusation d’arrogance scientiste, « comme s’il n’y avait qu’une seule opinion "scientifique"54 ».
- 55 « Cientistas publicam carta aberta ao Ministro da Saúde », BSM, avril 2020.
- 56 « Aborto: o dogma satânico da seita globalista », BSM, avril 2020.
- 57 Id.
- 58 Ibid.
41La lettre créationniste des 25 « enseignants pour le liberté » déjà citée s’attaque aussi, et directement, à M. Mandetta : « "Science, science, science, suivons la science !", proclame Monsieur le ministre [...] et pourtant, il a tort55 ! » Comme dans le manifeste antiévolutionniste, toute idée d’un possible consensus sur les causes et les dynamiques endémiques est ici éliminé car « [la] vérité est qu’il n’y a aucun consensus scientifique sur presque tout ce qui concerne la Covid-1956 ». Tout ou presque serait incertain, permettant ainsi de dévoyer et de qualifier de technocratique57 toute proposition scientifique même déjà largement admise à cette époque. Ainsi, si l’extrême-presse, les savants, le STF, l’OMS, les ONG et tous ceux qui sont impliqués dans la conjuration médiatico-scientifico-mondialiste se coordonnent, il ne reste qu’une « certitude : qui promeut l’avortement dans le monde entier n’est pas préoccupé par la vie humaine. Devons-nous faire confiance à des avortistes pour sauver les vies des Brésiliens58 ? ».
42Même si l’argumentaire construit autour de l’avortement est central dans l’idéologie réactionnaire, il n’est pas dissocié d’autres fronts de la bataille morale. En effet, étroitement liées à « l’avortisme », deux autres sources de panique nous donnent des pistes sur la façon dont une langue franchement genrée structure la cosmologie plus englobante du « réactionnarisme ». Afin de partager avec le public lecteur son négationnisme, sa propension anti-médias et son antimondialisme, BSM mobilise deux croisades morales préalablement diagnostiquées dans les pays du Nord global (Kuhar & Paternotte 2017) : le fantôme de la pédophilie et la défense de la famille.
- 59 « O vírus que ataca as famílias », BSM, avril 2020.
- 60 « Como a esquerda quer legalizar pedofilia, estupro e assassinato », BSM, août 2020.
- 61 Id.
- 62 Femme politique issue de la mouvance religieuse néo-pentecôtiste, Alves (du Pa (...)
- 63 « Como a esquerda quer legalizar pedofilia, estupro e assassinato », BSM, août (...)
43L’évocation de la pédophilie dans la doctrine de BSM a pour but de viser discursivement les médias conventionnels ainsi que les gauches. Ainsi, des chaînes comme Globo tendraient-elles à « soutenir la pédophilie59 » et les politiques progressistes se proposeraient-ils de « légaliser la pédophilie, le viol et l’assassinat60 ». Pour l’auteur de cette dénonciation, le prétendu combat de Bolsonaro contre la pédophilie « coûte cher aux systèmes de pouvoir, qui bénéficieraient de la protection de militants installés dans des institutions officielles et dans les rédactions des grands journaux61 ». Et, une fois de plus, on en revient à la prétendue conspiration médiatico-internationale : en faisant l’apologie de la ministre Damares Alves62, l’auteur affirme que « la protection des enfants [...] déplaît à toute une série de programmes internationaux qui, par le biais de millionnaires, déversent chaque année des millions de dollars dans les ONG présentes au Brésil63 ».
44Comme dans les mouvements anti-genre d’autres pays, le but est de répandre l’idée que les enfants sont en danger, que ce soit à cause de la mobilisation féministe et d’une soi-disant idéologie de genre (Szwako 2014 ; Aragusuku 2020) ou, comme ici, à cause d’une conjuration imaginaire. Au Brésil, ces croisades contre la pédophilie ont permis à la droite et à l’extrême-droite de créer des territoires moralisés électoralement lucratifs (Lowenkron 2013). Plus encore, elles semblent fonctionner comme une espèce de passerelle discursive entre différentes sources de panique : « Les militants de la dépénalisation de l’IVG ont, invariablement, quelque chose en commun avec les défenseurs du lobby de la pédophilie64. »
- 65 Ibid.
- 66 « O vírus que ataca as famílias », BSM, avril 2020.
- 67 Id.
- 68 Je pense en particulier à la phrase de Gayle Rubin qui situe le mariage hétéro (...)
- 69 « O vírus que ataca as famílias », BSM, avril 2020.
45Cependant, les enfants ne seraient pas les seuls à être en danger. Pour BSM, la famille l’est aussi, car « le lien entre la gauche et la défense de la pédophilie trouve son origine dans la volonté de déconstruire la famille prolétaire65 ». De même, pour un autre journaliste, la crise de la pandémie aurait été « utilisée pour mettre en avant un des principaux objectifs du mondialisme : la destruction de l’institution familiale66 ». Cet article vise un public différencié par des rôles de genre. « J’aimerais m’adresser », écrit l’auteur, « au citoyen lambda, au travailleur et à la travailleuse, aux pères de famille, à l’étudiant honnête, à ceux qui croient encore aux valeurs que nos grands-parents nous ont enseignées67. » Le texte dénonce une opinion féministe selon laquelle, avec la pandémie « l’heure [serait] venue d’abolir la famille ». Il serait temps de repenser les hiérarchies et les positions qui sont à l’intérieur et à l’extérieur du modèle nucléaire de celle-ci et, notamment, de restructurer sa manière de dispenser l’éducation et les soins (Lewis 2020). Même si cette critique fait écho à d’autres tensions déjà avérées entre groupes conservateurs et féministes68, je m’attache ici moins à la véracité ou non des arguments critiqués qu’à la logique complotiste qui est à la source de ces dénonciations. Comme toujours dans le catalogue des idées de BSM, ce sont les « méga-milliardaires étrangers qui veulent faire une grande réforme sociale » en visant plus particulièrement « l’idée de la famille69 ».
- 70 Ipsis litteris : « La rancœur sans fin contra les pères et les mères, la destruction de (...)
46Une fois de plus, l’inspiration intellectuelle de cette vision est à chercher dans la rhétorique olavienne70. Ce manifeste antiféministe est particulièrement intéressant en ce qu’il nous donne accès à toute une chaîne d’associations discursives (avortement, mondialisme, pédophilie, gauche, etc.) opérées par le « réactionnarisme ». Plus encore, il laisse voir les conceptions de la nature et de la temporalité dans lesquelles s’inscrit le réactionnaire mais aussi celles contre lesquelles il s’érige. La citation est longue, mais mérite d’être lue attentivement car elle inclut la façon sui generis dont l’univers des rapports de genre est appréhendé dans son utopie :
Ces milliardaires qui veulent diriger de leurs propres mains la trajectoire des sociétés [...] financent des études universitaires, des militants intellectuels, des journalistes etc., pour que leurs idées soient introduites subrepticement dans la société. […]
Une fois l’idée entrée en circulation, on passe à la phase de la diffusion, au moyen du système éducatif, des ONG, des canaux culturels comme les films, les revues, les chansons, la propagande de tel ou tel parti politique. Le tout payé avec le pognon des charitables planétaires. Toujours.
Enfin, avec le temps, ces idées déjà tellement inoculées dans nos cœurs qu’elles semblent être le fruit de la nature elle-même, deviennent action, politique publique, loi.
Sexualité libre, divorce, planning familial, avortement. Tout cela est passé par des processus similaires. Rien n’est né spontanément de la volonté des peuples. Le temps en soi ne modifie pas la pensée des hommes. [en italique dans l’original]
- 71 « O vírus que ataca as famílias », BSM, avril 2020.
Et il semble bien que la nouvelle vague de projets des ingénieurs sociaux soit encore plus dévastatrice : idéologie de genre (selon laquelle le binôme masculin/féminin n’est pas une réalité naturelle mais seulement sociale), le féminisme radical, celui de l’émancipation, abolition de la famille, abolition des nations71.
47Bien au goût réactionnaire, la nature humaine est ici conçue comme insensible à l’évolution historique. La logique complotiste de cet extrait est implacable. Tout et tous (milliardaires, militants intellectuels, journalistes, féministes, ONG, écoles, ingénieurs sociaux) constituent des groupes qui ne naissent pas de la volonté des peuples, qui ne sont pas spontanés. Dans l’imaginaire ultraconservateur, leurs efforts sont, pour ainsi dire, antinaturels et convergent vers un même objectif : l’introduction subreptice d’idées et d’idéaux, au bout du compte, mondialistes. Les conséquences et les idéologies qui en sont issues sont dévastatrices, car elles veulent abolir ce qui serait réellement naturel et essentiel à l’espèce humaine : les nations, la famille, le binôme masculin/féminin.
- 72 « 2020, o ano em que não tivemos medo », BSM, décembre 2020.
- 73 Id.
- 74 Ibid.
48De la même façon que le plaidoyer pour la chloroquine dans la lettre créationniste, les paniques de genre mentionnées plus haut (sexualité libre, divorce, planning familial, avortement) portent un idéal de liberté. « Nous vivons une époque où la bataille pour la liberté commence dans le ventre de la mère72 » dit l’éditorialiste qui commente le combat de BSM « pour la liberté de naître73 ». Face au danger du droit à l’IVG, le ventre maternel devient « une antichambre de la mort, un échafaud des innocents, une chambre à gaz nazie ». Enfin, pour le complotisme réactionnaire, ce sont les forces mondialistes, leurs agences internationales et leurs acteurs féministes, médiatiques et de gauche qui sont les responsables de cet état de choses. Contre elles et « pour la liberté de naître », « il faut se battre pour la vie, le plus primitif des droits et, pour cela même, le plus important74 ».
49L’examen de la superposition des groupes thématiques des articles sémantiquement les plus similaires nous a permis de distinguer quelques-uns des principaux leitmotivs qui imprègnent la production de BSM. Nous en avons souligné quatre. Le premier a montré l’offensive de BSM contre les entreprises de médias et les institutions libérales de la presse brésilienne. Nous avons ensuite observé la mobilisation d’arguments et de ressources scientifiques pour attaquer les consensus internationaux. Une bonne part de l’énergie ultraconservatrice a également été investie contre le mondialisme soutenu par un complot médiatico-scientifico-international. Transversale à ces quatre plans argumentatifs brésiliens, on a noté la centralité intellectuelle et rhétorique d’Olavo de Carvalho, ainsi que la présence significative des distorsions de la réalité et de la logique (Taguieff 1988). Enfin, on a remarqué qu’une part expressive des énoncés antimondialistes, négationnistes et anti-média est forgée, comme nous le pressentions dès le départ, au moyen de la fabrication de multiples paniques de genre. En dépit des contraintes méthodologiques, nous sommes arrivés à ces plateformes de la réaction qui, ensemble, nous ont livré la clé du noyau idéologique dur de BSM : la défense réactionnaire de la liberté.
- 75 « Os anjos do tratamento precoce », BSM, décembre 2020.
- 76 Id.
50Toutefois, avant d’approfondir l’étude de ce noyau dur, revenons rapidement à l’aspect mimétique du négationnisme auto-intitulé « critique » d’une prétendue technocratie. Ce qui est intéressant ici c’est que dans cette mimésis, le discours négationniste tend à reproduire une logique analogue à celle d’une vision hypercritique des sciences et de leur rapport à la politique. « Dans l’incertitude des calculs, on peut affirmer avec certitude que les mathématiques n’ont jamais été autant appliquées aux autres sciences que durant la seconde décennie d’un siècle dominé sans pitié par l’escalade technologique75. » On remarque ici la flagrante affinité entre le journaliste de BSM et les idées contemporaines de Giorgio Agamben lorsqu’il se pose la question de savoir « pourquoi les moyens de communication et les autorités s’efforcent-ils de répandre un climat de panique, provoquant un état d’exception proprement dit » (Agamben 2020, 11-12). Très proche de cette pensée, le journaliste réactionnaire dit que dans le futur, nos « souvenirs [...] seront mêlés à de nouvelles paniques à propos de la pandémie d’un virus itinérant et à l’escalade d’autoritarisme d’États sans frontières76 ». Ces pistes de réflexion nous permettent de suggérer que d’autres recherches étudient cette double relation (affinité et mimésis) dont le négationnisme se nourrit, directement ou non, lorsqu’il s’abreuve de théories (hyper)critiques.
51Pour conclure, voyons comment les articles critiquant les politiques de contrôle et les mesures sanitaires de contention du COVID-19 reflètent le noyau dur idéologique de BSM, à savoir, son idéal de liberté ou, plus précisément, une version réactionnaire de cet idéal.
- 77 « Políticos e jornais apostam no caos », BSM, mars 2020.
- 78 Id.
- 79 Ibid.
52Comme on l’a vu, selon les chroniqueurs de BSM, les médias conventionnels ont mené à une exagération hystérique face à la pandémie. Ils n’étaient toutefois pas seuls dans cette surenchère, car « les politiciens et les journaux misent sur le chaos77 ». Ou, autrement dit, « [la] première chose que [les politiciens] devraient faire serait de ne pas abuser de prérogatives et de pouvoirs qu’ils n’ont pas78 ». Tel serait le cas du gouverneur de l’État de Santa Catarina « qui après s’être fait élire dans le sillage de la vague Bolsonaro, a démontré à d’innombrables occasions sa haine vis-à-vis des conservateurs qui l’ont élu79 » en mettant en œuvre quelques faibles mesures restrictives.
- 80 « Até tu, Boris », BSM, décembre 2020.
- 81 Id.
- 82 « 2020, o ano em que não tivemos medo », BSM, décembre 2020.
53Le cas du gouverneur de Santa Catarina engendre l’espérance qu’un autre élu conservateur, dans un autre lieu, maintienne une posture négationniste. Cela aurait pu être le cas de Boris Johnson en Grande-Bretagne mais, au grand dam de BSM, « Boris est à nouveau revenu en arrière et a annoncé [...] ce qui pour lui était pourtant impensable et inhumain : l’interdiction des réunions de famille à Noël80. » Condamnant le lock-down décrété à la fin de l’année par le Premier Ministre du Royaume-Uni, l’article en rend responsables les autres pays de l’Union européenne, mais aussi « [la] terrible pression de l’équipe de scientifiques et de son secrétaire à la Santé Matt Hancock (le Mandetta anglais) ». Le correspondant international de BSM écrit : « Je me suis endormi en rêvant à l’empire britannique du XIXe siècle et je me suis réveillé en Union soviétique81. » Ainsi, dans ce registre réactionnaire, toute alternative ou initiative allant dans le sens de la restriction de la circulation, que ce soit dans le Santa Catarina ou en Angleterre, est taxée de totalitaire, soviétique ou tyrannique. « L’an prochain [2021], la Tyrannie va murmurer encore plus tentatrice aux oreilles de la princesse [liberté], va renouveler les promesses de protection, de santé82. »
- 83 « Os exterminadores da liberdade », BSM, mars 2020.
- 84 Id.
- 85 Ibid.
- 86 Ibid.
54Dans le même sens, un texte sur « les exterminateurs de la liberté83 » lance un avertissement : « Des politiciens qui cherchent les projecteurs, portés par une vague mondiale de désinformation, usurpent leurs fonctions et conduisent la population à la panique et à la détresse84. » Une fois de plus, la distorsion est à l’œuvre et impute la désinformation aux autres et aux mesures sanitaires. Convoquant des auteurs conservateurs et des articles de la constitution brésilienne, l’article dénonce : « La force collective ne peut pas être utilisée pour détruire l’individu, la propriété et la liberté d’une personne ou d’un groupe85. » Associé à la logique de la distorsion, ce type d’arguments fonctionne par la rhétorique de l’auto-victimisation (Stein 2001) : les individus et leurs familles ne sont pas protégés. Au contraire, l’imaginaire réactionnaire considère qu’ils sont tyrannisés et victimes de mesures « irresponsables » de confinement. L’auteur se demande, rhétoriquement, qui va arrêter ces « exterminateurs ». Il ajoute : « [qui] rendra des comptes pour ces morts, ces vols et ces suicides provoqués par les attitudes irresponsables de ces gouvernants et de ces bureaucrates86 ? »
- 87 « Saudações a Búzios », BSM, décembre 2020.
- 88 Id.
- 89 Ibid.
- 90 Id.
55Si les éventuelles décisions en faveur de la distanciation sociale hérissent les rédacteurs de BSM, il reste encore quelques initiatives de résistance dont se réjouit le journal. À Búzios, dans l’État de Rio de Janeiro, la « manifestation contre le confinement est un exemple de courage et d’espoir pour le peuple brésilien87 ». Contrairement aux groupes antinaturels, dans cette manifestation « se sont levés des hommes et des femmes qui n’acceptent pas la mort de la liberté88 ! ». Ils s’opposent à ceux qui disent : « Restez chez vous. N’allez pas travailler. Ne vous rassemblez pas. Ne vous plaignez pas. Ne vous approchez pas. Ne vous touchez pas. Ne bougez pas. Et – surtout – ne parlez pas89. » Et on enfonce le clou en faisant peu de cas de la pandémie : « [nos] libertés sont assassinées par un virus faiblement mortel, et qui se soigne90 ».
56Ainsi, dans l’imaginaire réactionnaire, la crise de la pandémie aura-t-elle été l’occasion pour des journalistes, des politiciens, des féministes, des scientifiques et des « gauchistes » de répandre l’hystérie et la désinformation, d’abolir la famille et de légaliser la pédophilie. Plus que tout, elle aura mis en danger la « liberté » de ceux qui se disent victimes des mesures sanitaires. Derrière cette dénonciation sont visés les paramètres institutionnels et la construction de consensus, pas seulement scientifiques mais aussi sociaux et politiques, qu’implique une vie en société. Rien de tout cela ne serait légitime, parce que né d’une collectivité imaginaire qui se veut spontanée. Pour le « réactionnarisme », les consensus sont iniques et illusoires car « tout et tous » font partie d’une secte ou d’une conspiration mondialiste.
57Du point de vue des grandes formations idéologiques contemporaines, dire que ce « réactionnarisme » serait libéral n’est pas exact. Cette position ne peut être confondue avec la défense libérale des droits individuels. Elle repose, au contraire, sur l’affirmation d’une liberté soumise à la famille – et, en elle, au patriarcat – et antinomique de l’autonomie individuelle et du contrat social tel qu’on le conçoit plus couramment. Bien qu’elle ait des liens étroits avec le néolibéralisme (Lynch 2020), cette liberté sans aucune reconnaissance des altérités et des inégalités au sens large se situe bien loin du libéralisme politique et se rapproche plutôt du libertarianisme de droite. À la limite, c’est une liberté dépourvue de contraintes et, en particulier, de sanctions. Ainsi, lorsqu’on s’oppose à des mesures sanitaires et qu’on diffuse de la désinformation jour après jour, au nom de la chloroquine ou contre la vaccination, est-ce en brandissant cette « liberté d’expression ». Bien entendu, on se dit libre – souverain – pour ne pas être sanctionné ni tenu responsable des effets délétères de son action contre autrui et contre tous. Au bout du compte, cette liberté est le plus grand combat de BSM :
- 91 « 2020, o ano em que não tivemos medo », BSM, décembre 2020.
En possession de notre seule arme qu’est la parole, nous avons passé cette année [2020] à nous battre contre la soumission de la Liberté, à faire la guerre en faveur des droits universels que cette dame convoitée [la Liberté] nous garantit : le droit d’aller et venir, le droit de se défendre face aux autorités et aux bandits, le droit d’entreprendre, le droit de se manifester publiquement, le droit de professer notre foi91.
58On vient de le voir, ce type de liberté réactionnaire est au cœur du « réactionnarisme » brésilien. Comme l’histoire ne s’arrête pas, le plus probable est que ces combats, avec leurs paniques et leurs mots d’ordre négationnistes, anti-médias et antimondialistes ne cesseront pas après 2020. De nouveaux vaccins, des alternatives et de nouveaux consensus et découvertes peuvent venir, la hargne des idéologues et des intellectuels ultraconservateurs semble capable de rester active, au Brésil ou ailleurs, pour un bon moment encore. Comprendre leurs craintes et ce qui leur est le plus cher peut cependant permettre de faire bouger les choses.
Annexe n° 1 – Groupes thématiques systématisés avec plus de 40 % de proximité sémantique
| Code A |
Code B |
Coefficient de Jaccard* |
| Confinement |
Science |
0,514463 |
| Journalisme |
Sciences |
0,505325 |
| Religion |
Gauche |
0,440014 |
| Journalisme |
Gauche |
0,427416 |
| Santé |
Politiques publiques |
0,417327 |
| Politiques publiques |
IVG |
0,403947 |
*Le coefficient de Jaccard indique une similitude entre deux groupes thématiques, si on compare le nombre d’espèces (de mots, ici) entre eux, et aussi d’espèces exclusives de chacun.
59Source : Élaboration de l’auteur à partir de NVivo.
Annexe n° 2 – Profils twitter les plus fréquemment mentionnés dans le cluster des soutiens de Bolsonaro
Source : Oliveira et al. (2021, 173)
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