Une première version de cet article a été présentée lors d’une réunion du Comité de recherche sur la sociologie de la culture de la Société brésilienne de sociologie. Nous remercions les coordinateurs Edson Farias et Celeste Mira, ainsi que le discutant Matheus Gato de Jesus, pour l’occasion qui a nous été donnée de la présenter. Nous sommes particulièrement reconnaissants à Carolina Pulici pour ses lectures et ses suggestions. Nous remercions, enfin, le Conseil national pour le développement scientifique et technologique (CNPq) et la Fondation d’appui à la recherche de l’État du Maranhão (Fapema) pour les financements accordés à la réalisation de cette recherche.

2Dans ce programme, nous avons étudié des instances de consécration intellectuelle – principalement l’Académie des lettres du Maranhão (Academia Maranhense de Letras – AML), l’Institut historique et géographique du Maranhão (Instituto Histórico e Geográfico do Maranhão – IHGM) et l’Académie des sciences du Maranhão (Academia Maranhense de Ciências – AMC) – et des organisations porteuses d’engagements militants et identitaires – tels que la Commission des droits humains du Maranhão (Comissão Maranhense Direitos Humanos – CMDH), le Centre de Culture noire (Centro de Cultura Negra – CCN), le Laboratoire d’expressions artistiques (Laboratório de Expressões Artísticas – Laborarte) et la Commission du folklore du Maranhão (Comissão Maranhense de Folclore – CMF). L’enquête couvre également les domaines universitaire, politico-électoral et journalistique.

3Les sources privilégiées ont été : les interviews, les livres publiés par les agents impliqués et les publications les concernant (hommages) ; divers documents (procès-verbaux, photos, brochures, etc.) recueillis auprès d’institutions et d’organisations, ou fournis par les acteurs impliqués ; les contenus disponibles sur Internet (hommages, notices biographiques, éloges, etc.) et, dans la mesure du possible, des observations réalisées in situ.

4Nous avons compilé des bases de données prosopographiques et des tableaux synoptiques afin, d’une part, de systématiser l’information sur les moyens sociaux, les investissements, les déplacements et réseaux de relations, et les conceptions de la « culture », la « religion », la « politique », l’« histoire » et la « science » des différents acteurs étudiés ; et, d’autre part, de proposer un traitement sociographique des données. À partir de l’ensemble des matériaux collectés et des méthodes adoptées, nous avons aligné les profils étudiés et situé les investissements et les déplacements des acteurs sélectionnés pour l’analyse.

5Notre travail mobilise les réflexions existantes et les diverses données déjà accumulées sur les groupes et les individus étudiés pour analyser une configuration régionale singulière. Afin de saisir de manière globale l’univers relationnel et concurrentiel des dernières décennies, nous avons opté pour une échelle intermédiaire de traitement des caractéristiques des acteurs, de leurs inscriptions et de leurs positions : entre l’approche statistique (extensive) de centaines de cas et l’examen détaillé (intensif) de quelques trajectoires singulières.

6Il convient de préciser que nous n’avons entrepris pas une étude socio-historique de long terme sur la genèse et les luttes frontalières qui ont accompagné le processus de centralisation de l’État national, les mécanismes d’imposition de hiérarchies et de stéréotypes régionaux, ni encore sur la fabrique des identités, parmi les éléments pertinents pour la reconstitution d’un habitus régional (Elias 1997). Nous ne donnons pas non plus la priorité aux modes de socialisation, aux formes de transmission/internalisation des valeurs et à leur activation dans des situations d’interaction, à la promotion de certains types de comportement, aux expressions des sensibilités et des subjectivités, aux validations et aux extériorisations des goûts et des jugements qui permettent de saisir l’habitus comme une matrice génératrice de pratiques et de représentations (Bourdieu 1980) ou d’expériences plurielles qui conforment les manières de voir, de sentir et d’agir (Lahire 1998). Les indicateurs que nous avons retenus, et les invariants que nous avons observés, renvoient cependant à ces lignes directrices. Nous avons en effet recueilli des preuves cohérentes de l’existence d’éthos, de dispositions, de cadres d’appréciation/classification, formés au cours de la gestion successive et multi-référencée de principes, de motivations, d’étiquettes, de relations, de réputations. Ceux-ci, parmi d’innombrables autres facteurs, convergent dans la « coagulation des pratiques et des ressources relationnelles qui définissent le maillage d’une société et lui donnent une marque spécifique » (Gribaudi 1998, 33).

7Les défis interprétatifs sont d’autant plus importants que l’étude ne porte pas sur un univers empirique de type centralisé (le plus souvent privilégié dans la littérature). Il faut souligner à quel point il est important d’éviter les schémas « subtilement tautologiques » (Ginzburg 1989) et réifiés qui opposent (quoique pas toujours de manière explicite) les notions de « centre » et de « périphérie » lorsqu’il s’agit d’évaluer certaines « réalités » en fonction de paramètres canoniques, c’est-à-dire par rapport à des modèles centraux ou dominants (Dobry 1992 ; Lahire 2012). Il en va de même pour les revendications de singularités et de vertus inhérentes aux dominés, qu’il s’agirait de tonifier, de valoriser ou d’amplifier, et qui se manifestent régulièrement par le refus du terme « périphérique », perçu comme péjoratif. L’un et l’autre peuvent être rapportés à des logiques de (dé)négation fondées à la fois sur l’affirmation de la reconnaissance d’un lieu objectif et d’une image de soi, et sur des formes de condescendance.

8Il ne s’agit pas d’abandonner les notions de « centre » et « périphérie », mais de les désubstantialiser et de rompre avec les jugements stéréotypés sur les frontières spatiales et les modes de vie, en les considérant comme des axes analytiques pertinents pour l’étude de positions historiquement, socialement, provisoirement et inégalement constituées au sein de chaînes infinies de configurations de pouvoir. Les trames qui modèlent les affinités, les luttes et les hiérarchisations sont complexes, faites d’imbrications et d’interdépendances. Et les niveaux d’opposition sont multiples, corrélés selon les objets de l’analyse ou indépendamment du champ étudié.

9Notre objectif est d’identifier les différents facteurs qui pèsent dans les luttes pour la formation, l’acquisition ou la manipulation des biens matériels et symboliques favorables à la conquête de positions sociales élevées, notamment pour devenir le porte-parole de causes considérées comme légitimes. Les inscriptions des acteurs sont multiples et varient selon le stade de leurs trajectoires biographiques, les opportunités de mobilité ascendante ou descendante, les positions défendues ou réfutées, et les critères dominants (pas nécessairement déterminés ou rigoureusement valides) dans les institutions certifiant certains attributs.

10En premier lieu, on observe que la matrice commune des classifications repose sur la légitimation de chevauchements originaux, répercutée et rééditée dans les perceptions qui guident les discours et les pratiques. De nombreux éléments interfèrent dans les frontières perméables entre les différents domaines sociaux. Ils se traduisent à la fois dans les conditions de possibilité d’accumulation de ressources et dans l’approvisionnement et l’activation d’atouts fortement personnifiés. En tant que combinaisons logiques et intégrées dans divers domaines (religieux, politique, bureaucratique, professionnel, esthétique, éthique, affectif, etc.), ces juxtapositions fonctionnent comme des (auto)contraintes et comme des critères de classification et de structuration de l’espace social, contenant ses mécanismes de régulation des conflits.

11Dans ces circonstances, les acteurs peuvent être examinés comme des cas exemplaires de la médiation d’un ethos qui s’interpose entre les origines et les destins sociaux et politiques (Coradini 2014). Autrement dit, si nous plaçons les origines sociales à un point A et les injonctions de problématiques légitimes à un point B, nous prêterons attention à l’interférence d’identifications multidimensionnelles liées à : des (op)positions centre/périphérie ; des matrices religieuses, ethniques, artistiques ; des conceptions de la « culture » ; des liens affectifs ou des rivalités ; des conditions de genre ; des attentes de réussite matérielle ; l’acquisition de diplômes ; l’occupation de positions politiques ; et ainsi de suite.

13Nous avons cherché à repenser la notion de multipositionnnalité, en nous inspirant des réflexions de Boltanski (1973), afin d’identifier l’objectivation précaire des principes et des règles de sélection propres aux institutions, qui sont régies par des critères d’excellence personnalisés et personnifiés. En gardant à l’esprit le principe de la multidimensionnalité du monde social, nous observons, dans une configuration historique comme celle du Brésil, une plus grande fusion et une plus grande facilité de conversion des ressources d’un domaine à l’autre. Les inscriptions, perceptions et utilisations simultanées de moyens valables dépendent de l’estime sociale accumulée individuellement et permettent l’émergence de multinotabilités, que les acteurs peuvent nourrir en croisant des formes de reconnaissance sociales, politiques, culturelles, etc. (Grill & Reis 2018). En résulte la création de socles de réputation personnelle dans de multiples réseaux et domaines sociaux relativement spécialisés, même s’ils sont faiblement différenciés, objectivés et bureaucratisés (Lagroye 1997).

14Dans l’univers étudié, nous observons un ensemble de prédicats qui, bien qu’inscrits dans des espaces distincts, s’harmonisent pour composer une sorte de matrice interstitielle, à travers laquelle les acteurs se légitiment en se constituant, à la fois, en interprètes du « réel », en porte-paroles de causes, en occupants de charges politiques ou administratives, en célébrités sociales, en figures intellectuelles. Positionnés dans des chaînes croisées, multifocales et multidirectionnelles, ils sont en mesure à la fois de fournir des explications conformes aux identifications établies et de négocier des ressources.

Brève caractérisation de l’univers étudié

15Il est possible d’identifier différentes conditions pour le maintien ou la perte de positions de notabilité relative dans le jeu social. Sur le plan diachronique, certains agents sont plus sensibles aux oscillations de la conjoncture, tandis que d’autres semblent un peu plus stabilisés dans les positions qu’ils ont conquises. La vulnérabilité ou la longévité des trajectoires dépend de l’insertion dans des réseaux de relations et de l’expertise dans la gestion des alliances personnelles (symétriques et asymétriques), des liens de parenté et des stratégies matrimoniales, de la production culturelle et d’autres certifications fondamentales pour la reconnaissance de la condition d’intellectuel, comme de la compétence à jouer des rôles politiques, administratifs ou électifs.

16Dans cet article, nous avons sélectionné un corpus de 77 cas sur lesquels nous avons rassemblé un large éventail d’informations biographiques par le biais d’entretiens, de déclarations publiques et de biographies publiées à leur sujet. Ils sont représentatifs du tissage de réseaux juxtaposés de logiques et de domaines culturels et politiques dans les deux premières décennies du XXI^e siècle, et nombre d’entre eux ont des performances qui remontent au XX^e siècle. Ces acteurs sont caractérisés à l’aide de données sur les origines sociales, les carrières scolaires, professionnelles et militantes.

17Leur centre d’action est la capitale du Maranhão, São Luís, qui réunit incontestablement les ressources matérielles et symboliques de légitimation des entrepreneurs de biens symboliques de l’État. Nous observons la fréquence significative d’individus provenant d’autres États du Brésil et d’autres pays, qui s’intègrent progressivement dans les réseaux de médiateurs culturels et politiques tissés il y a plusieurs dizaines d’années. Sur l’ensemble des acteurs (77), 26 (33,8 %) sont nés dans la capitale ; 35 (45,4 %) viennent de l’intérieur du Maranhão (ce sont des descendants de familles bien placées socialement et économiquement, en conditions de voyager, notamment pour étudier dans des lycées considérés « d’élite » et de fréquenter des universités) ; 10 viennent d’autres États brésiliens ; et 6 d’autres pays (soit près de 21 % pour ces deux dernières catégories).

19Une grande majorité possède un diplôme d’études supérieures (96 %), dont plus de la moitié un diplôme de troisième cycle (74 %). La majorité a obtenu un master (51 %) et certains sont titulaires d’un doctorat (23 %) et 44 % ont obtenu leur plus haut diplôme dans d’autres États brésiliens ou à l’étranger. Quant au domaine principal de formation, il se répartit comme suit : droit, 26 % ; sciences humaines (histoire, sciences sociales, géographie), 16 % ; théologie, 12 % ; journalisme, 9 % ; arts (musique, théâtre, arts plastiques), 9 % ; ingénierie, 6 % ; médecine, 5 % ; littérature, 4 % ; économie, 3 % ; pédagogie, 3 % ; les autres domaines (physique, pharmacie, biologie, sciences comptables, agronomie, éducation physique) comptant un seul cas chacun. Les trois individus ne possédant pas de diplôme formel exercent des métiers dans le journalisme professionnel et la production artistique.

20La participation à des associations (groupes et organisations regroupant des étudiants, des catégories professionnelles, des porte-paroles de causes culturelles, environnementales, etc.) est un trait commun, combinant et/ou alternant militantisme et activités professionnelles dans les domaines politiques (gouvernemental 42, parlementaire 16, juridique 16) et culturels (41 dans les universités, 20 dans les arts, 18 dans la littérature, 18 dans le journalisme et 12 dans la religion). De manière simultanée ou à différents moments de leur parcours biographique, les acteurs ont évolué entre différents domaines : 16 se sont déplacés dans cinq domaines ou plus, 17 dans quatre domaines, 31 dans trois domaines et 13 dans deux domaines. Pour beaucoup, ces circulations ont été rendues possibles par des liens personnels. Ainsi, 38 (49 %) d’entre eux ont des liens de parenté avec une ou plusieurs personnes également actives dans les domaines culturels ; 37 (48 %) dans les domaines politique ; 30 (39 %) ont des parents dans les deux domaines.

21À cela s’ajoutent les liens avec des institutions considérées comme traditionnelles, telles que l’AML (19), l’IHGM (16) et l’AMC (9), la Faculté de droit de l’Université fédérale du Maranhão – FD-UFMA (7), ou alternatives, telles que le Jornal Vias de Fato – JVF (8) et le Laboratório de Expressões Artísticas (8), en passant par le CMF (7) et le Perfil Cultural e Artístico do Maranhão – PECAM (7). Ils font également partie d’associations professionnelles et militantes, telles que le SMDH (7), le CCN (5), le Barreau brésilien – OAB (7) et le Forum de la culture (5), en plus des engagements associés à l’Église catholique (14) et du lien avec le Service de l’imprimerie de l’État – SIOGE (4). Les inscriptions ne sont pas exclusives, de sorte que 34 d’entre eux étaient actifs dans deux, trois ou même quatre de ces instances.

22La reconnaissance dérivée des multipositions et des multinotabilités est un facteur décisif dans la conquête de l’autorité pour prendre position sur des sujets variés. Lorsqu’ils offrent des interprétations sur l’État du Maranhão dans leurs écrits, ces acteurs privilégient et se disputent autour des thèmes suivants : la « politique » (30 cas), « la culture populaire » (25), la « vie quotidienne » (21), la « religion » (17), le « droit » (12), les « questions ethniques » (9), la « santé » (6), les « questions rurales » (6), « le développement » (5), la « musique » (4), « l’éducation » (4), « l’université » (3), le « patrimoine » (3), la « littérature » (2), le « théâtre » (2), et « l’environnement » (2).

23Le milieu étudié est donc hétérogène du point de vue des générations, de l’extraction sociale, des domaines et des instances d’inscription, ainsi que des positions dans les luttes politiques et culturelles de l’État. Les insertions des acteurs sont favorisées par des interpellations autour de questions considérées comme pertinentes pour le débat public, tout en les favorisant. Ces insertions mettent en évidence des réseaux de parenté et d’amitié, des alliances professionnelles et politiques, des liens générationnels et des identifications, cimentés par les mêmes causes. Il en va de même d’autres jonctions qui, d’une part, nourrissent l’interpénétration entre les logiques, les pratiques et les registres d’action, et, d’autre part, participent à la délimitation des cercles restreints d’une élite (plus ou moins établie ou vulnérable) de porte-paroles, d’interprètes et de médiateurs, dotés d’un certain pouvoir de production, de rationalisation et de transmission.

24Les graphiques qui suivent relient les acteurs (en rouge, identifiés par les initiales de leurs noms) aux domaines, instances et thèmes sociaux (en bleu). Bien que ces derniers n’exercent pas les mêmes activités et ne participent pas directement aux mêmes réseaux, il est possible d’observer un faisceau de connexions, qui délimite l’espace enchevêtré des relations, des transits et des problématiques sociales.

25Les indicateurs socio-économiques comme la représentation traditionnelle de la configuration régionale du Maranhão présentent un État avec une population importante, hétérogène dans ses origines ethniques et ses secteurs d’activité, et historiquement affectée par des taux élevés de pauvreté, d’analphabétisme et de travail informel. Une petite partie, tout aussi diverse, est en mesure d’accéder à des positions sociales relativement sûres ou de les conserver. Certains représentants de cette dernière catégorie ont conquis des positions précisément en se constituant en porte-parole de la première. C’est dans cette tranche que l’on trouve les individus et les cas dont il est question dans cet article.

26Nous nous concentrons sur les acteurs qui ont réussi à s’affirmer dans des positions élitaires grâce à l’accumulation d’un ensemble varié de ressources. Ces positions peuvent coïncider ou non avec celles des élites dirigeantes. Nous utilisons la notion dans un sens général et pluriel, s’appliquant aux différents types de groupes sociaux bien situés dont les leaders atteignent des situations de commandement dans différents groupements, institutions, mouvements, branches d’activité, etc. Ils ne sont pas à l’abri d’une contestation de leur légitimité ; ce ne sont pas toujours les mêmes, agissant dans les mêmes circonstances, poursuivant les mêmes buts et se disputant les mêmes objets (Charle 2009).

L’enchevêtrement de la culture et de la dimension politique

28Cette matrice s’exprime sous les formes les plus variées, identifiées dans les profils biographiques par l’importance du passage par des groupes de jeunes (de musique, de danse, de théâtre) parmi d’autres moyens de socialisation et structures de sociabilités, dont certains possèdent un caractère ethnique et/ou religieux. Elle se reflète dans la valeur accordée à la participation aux rituels des différentes églises et religions, auxquels assistent tous les individus étudiés, sans exclusion. S’y ajoutent l’utilisation d’accessoires et de styles vestimentaires spécifiques, ainsi que l’affichage ostentatoire d’images (de saints, d’orixás, etc.), de pièces ou d’ouvrages doctrinaux. Ces artefacts s’affichent dans des lieux choisis, à la maison ou au travail ; lors de prises de position publiques (universitaires, scientifiques ou politiques) ; ou dans les mentions religieuses dans les discours de remerciement ou de célébration de victoires et d’accomplissements.

29Cela s’applique également à la légitimation des positions politiques. D’une part, la revendication d’appartenances religieuses par les professionnels de la politique est fréquente, notamment en situation de campagne électorale, et ce, indépendamment des affiliations partisanes et idéologiques. D’autre part, la mise en avant des principes de « mission » et de théodicées/sociodicées comme fondement des engagements militants a souvent pour origine le travail des leaders religieux.

31Les porte-parole de ces « luttes » (et leurs dispositions militantes) viennent généralement de milieux modestes. L’engagement religieux a été important pour leur ascension sociale, l’accès à l’éducation et à d’autres ressources culturelles, ainsi que pour l’adoption des principes de mission et d’intervention. L’accent étant mis sur les variantes considérées comme plus « progressistes » et sur l’influence de la théologie de la libération, il existe un lien récurrent avec le Parti des travailleurs (PT) et/ou d’autres formations de gauche. Les relations des clercs avec des protagonistes d’autres domaines culturels (universitaires et journalistiques, par exemple) sont également manifestes. Elles se lisent notamment dans la participation commune depuis les années 1970 à des entités telles que la Société Maranhense pour la défense des droits de l’homme, Caritas, la Commission pastorale de la terre, la Commission Justice et Paix, l’Association pour la santé de la périphérie, la Fédération des organismes d’assistance sociale et éducative.

34Il ne fait aucun doute que les lieux fréquentés par les acteurs de notre corpus et les thèmes qui animent les batailles culturelles et politiques au Maranhão participent à la cristallisation des liens, la confirmation des reconnaissances et de l’interconnaissance, la garantie ou la fondation de l’appartenance, et peuvent également être une source d’estime de soi individuelle et collective. Ces instances abritent des entreprises (collectives et personnelles) de construction de la « culture » et de l’« histoire » de l’État, qui permettent aux « notables » d’accéder au panthéon des porte-paroles intellectuels du Maranhão.

35Les établissements d’enseignement supérieur occupent ici une place de choix : 44 (57 %) des 77 individus étudiés ont enseigné dans divers de ces établissements ; 28 (36 %) ont occupé des postes de direction dans leur administration ; et 37 (48 %) ont publié des articles dans des revues dans leur domaine de spécialisation. En dépit de ces chiffres, l’insertion dans les milieux universitaires et l’importance de la carrière académique demeurent très variés dans le corpus. Pour une part significative des individus étudiés, il s’agit d’une activité complémentaire, parallèle ou accessoire aux autres.

36Comparé au reste du pays, la création d’universités publiques a été relativement tardive dans l’État du Maranhão. Il faut attendre les années 1950 pour que les premières initiatives soient prises à São Luís et la fin des années 1980 pour que des établissements soient créés hors de la capitale. La diversification et l’internalisation des institutions (universités publiques et privées, centres universitaires et facultés) sont tout aussi récentes. Jusqu’à peu, le recrutement des professeurs était très sélectif, réservé en grande majorité aux segments privilégiés de la population ou à ceux provenant d’autres unités de la fédération, avec très peu de postes mis au concours à l’UFMA et à l’Université d’État du Maranhão (UEMA). Les étudiants originaires de l’intérieur de l’État, sans ressources familiales ou parrainages leur permettant de demeurer dans la capitale, n’y avaient pas accès. Et, jusqu’à récemment, l’enseignement était exercé de manière honorifique, favorisant une autre profession plus rentable (médecine, droit, fonction publique et carrière ecclésiastique). Ces facteurs expliquent, au moins en partie, pourquoi les processus de formation des domaines universitaires en tant que lieux de production culturelle et leur reconnaissance dépendent de signes ou de modes de distinction sociaux et politiques.

37On peut y lire l’importance du passage par les établissements d’enseignement supérieur comme voie d’accès à d’autres instances de consécration intellectuelle, plus ou moins bien situées dans l’espace social. Ces dernières sont également rentabilisées en termes de patrimoine, de notabilité et d’expertise, détenues ou potentielles pour les différents profils.

40Depuis les années 1950 et 1960, la restauration et la valorisation des héritages culturels non européens se sont intensifiées, en particulier les patrimoines d’origine africaine et indigène, qui sont régulièrement identifiés (dans leurs dimensions culturelles, sociales, religieuses et politiques, et en opposition aux formes dominantes) avec la « culture populaire ». Cependant, quelles que soient les causes et les modalités d’intervention envisagées, les (di)visions qui valident les attributs intellectuels en accord avec les conceptions de la « culture savante » demeurent. En d’autres termes, on ne méprise ni les certifications intellectuelles ni la possession de biens culturels légitimes, comme les diplômes universitaires (obtenus de préférence dans des institutions centrales), l’appartenance à des instances de consécration culturelle et la publication d’ouvrages (sur les 77 individus qui composent l’univers en question, 57, soit 74 %, sont auteurs d’au moins un livre).

41Les individus qui occupent des positions de premier plan dans les domaines culturel et politique importent des conceptions étrangères de la « littérature », de l’« art », de la « musique », de la « science », de l’« université », de l’« intellectualité », de l’« administration », du « parlement », de la « loi » et de la « religion ». Ces représentations se mêlent évidemment à des conceptions autochtones dans le travail de fabrication de signifiés, de biens et de pratiques originales. Encore à l’heure actuelle, les acteurs de notre corpus affichent leurs places en participant à des instances de perpétuation d’« icônes », susceptibles de synthétiser des prédicats et des valeurs compatibles avec certaines représentations légitimes du monde social en général, et des domaines culturels en particulier.

43L’IHGM a été créé en 1925 (sur le modèle de l’Institut brésilien d’histoire et de géographie), composé de membres de l’AML et d’autres institutions culturelles de l’État. Ses membres tiraient leur légitimité de mandats électifs et occupaient des postes au sein des gouvernements, des partis et de l’administration universitaire. Ils s’inséraient aussi dans des réseaux de relations transportés dans cet espace ou par lui fortifiés.

44Les acteurs de l’AML et de l’IHGM ont devancé la fondation de l’AMC, en 2008. L’institution a été rapidement consacrée par la publication d’un livre hagiographique (organisé par l’un des fondateurs) sur les premiers membres de l’académie et les titulaires de ses chaires. Il convient de souligner que, outre l’activité d’enseignement dans les universités publiques du Maranhão, l’ensemble des acteurs a en commun l’exercice de fonctions administratives dans le milieu universitaire (y compris les recteurs, vice-recteurs ou d’autres membres des équipes de direction des universités) et de fonctions politiques (dans les gouvernements, les secrétariats d’État, les secrétariats municipaux et les directions d’agences nationales).

45Dans les différents domaines étudiés, l’attention aux « groupes » prédomine dans les dynamiques d’identification (alliances et rivalités, délimitation des appartenances et des désaccords, instruments de louange ou de déshonneur) et dépasse les périmètres institutionnels. Ils peuvent désigner le regroupement éphémère dans une logique culturelle d’opposition ; ou ils peuvent renvoyer à des formes de reproduction et même être synonyme d’« oligarchie ». Dans le premier cas, les réarticulations constantes se produisent en fonction des conflits nés des coalitions interpersonnelles, qui sont à la base de la formation des groupes autant que de leur dissolution (résultant aussi des opportunités conjoncturelles de dislocations fonctionnelles rencontrées par leurs membres).

47Tous les 77 membres du corpus étudié ont exercé, à un moment ou à un autre de leur carrière, des fonctions dans des journaux et dans divers médias. Certains sont des professionnels (même s’ils exercent en même temps d’autres activités), d’autres interviennent comme chroniqueurs réguliers ou comme collaborateurs de manière plus ponctuelle.

L’enchevêtrement de la politique et des dimensions culturelles

49Les interventions dans les journaux et la publication de livres sont des moyens tout aussi propices aux reconstitutions mythologiques, à la production de versions de l’histoire et de la mémoire, à l’engendrement d’identifications, à l’explicitation de positions sur des débats urgents, à l’exaltation de particularités régionales, à la divulgation de récits élogieux sur des événements et des personnages. Il s’agit donc d’atouts vigoureux, qui permettent l’établissement de la condition d’« intellectuel » indispensable au rôle de porte-parole, d’interprète et de médiateur, c’est-à-dire d’une condition de leadership. Les positions objectivées dans les écrits sont soutenues par l’ensemble des inscriptions, de signes et de ressources qui les autorisent à représenter les « groupes » qu’ils aident à représenter comme « groupes ».

50Parmi les 77 individus étudiés, 14 (18 %) ont exercé des fonctions politiques (électives et/ou administratives) tout en obtenant une reconnaissance littéraire et/ou artistique ; 22 (28 %) sont producteurs de biens littéraires (du roman à la poésie) ; 26 (34 %) de biens artistiques (musique, théâtre, arts plastiques, artisanat...) ; 9 (12 %) des deux à la fois. Il est donc nécessaire de s’intéresser aux amalgames entre les bases d’affirmation, d’identification, d’interaction, de négociation et de lutte qui impliquent des acteurs dans des chaînes d’interdépendance mutuelle.

51Même pour ceux qui n’occupent pas de fonctions politiques électives, les succès et l’estime dépendent de la concrétisation de qualités similaires à celles des leaders politiques, telles que la capacité à utiliser la parole, à exercer une médiation et même à breveter des valeurs et des biens culturels. Ce n’est pas un hasard si les acteurs relativement performants dans ces domaines s’efforcent d’occuper des positions dans des instances (académies, instituts, organisations, etc.), d’exercer des positions de leadership (catégoriel, culturel, religieux, économique, communautaire, etc.) et de faire preuve de connaissances étrangères à celles qui prévalent dans la vie professionnelle ordinaire. Ils se distinguent ainsi de leurs pairs moins fortunés et ressemblent aux hommes politiques qui ont réussi en s’accréditant en tant qu’élites cultivées.

54De même, lorsque nous pensons aux transactions des médiateurs professionnels/politiciens qui agissent à différents niveaux (municipal, étatique, national), il est important de prêter attention à ce qui est mis en jeu au service de leurs « bases ». Dans ce cas, outre les échanges matériels, il y a la prise en charge symbolique des « clients », par le biais de constructions identitaires, réalisées à travers de multiples formes de gestion des biens culturels (dont l’offre de formulations idéologiques, mythiques, généalogiques, régionales et ethniques). On peut en conclure que la notabilité des représentants politiques ne dispense pas des consécrations obtenues dans les domaines culturels.

55La répartition inégale des places susceptibles d’être occupées et des gratifications susceptibles d’être gagnées par des individus aux origines et positions sociales différentes est évidente. Pourtant, ils sont imbriqués dans des domaines d’action, des problématiques et des agendas qui favorisent la contestation politique et les grandes entreprises culturelles. C’est de là que partent les supports de la notabilité et de l’estime (toujours vulnérables) que, de manière compétitive et interdépendante, ils s’efforcent d’acquérir et de gérer. C’est pourquoi même les parlementaires d’origine sociale modeste qui se positionnent dans les débats publics et les débats au nom des questions sociales ou des « minorités » sont dotés des ressources indispensables que sont les diplômes scolaires, les liens avec la « culture populaire » et la religiosité, ainsi que les réseaux de relations qualifiées. Rapidement, ils sont en mesure d’accumuler des ressources mobilisables en vue d’une ascension sociale et d’une performance dans le jeu politique institutionnel.

59Parmi les catégories qui ont dominé le débat politique et intellectuel au cours des dernières décennies du XX^e siècle et des premières décennies du XXI^e siècle dans le Maranhão figure le sarneísmo (sarneysmo ou sarneysismo), une manière courante de faire allusion à la place centrale qu’occupe José Sarney dans la politique de l’État. Ancien député fédéral, sénateur et président de la République, également écrivain et membre de l’Académie brésilienne des lettres (ABL), il s’est fait connaître en contestant le victorinismo et a été élu gouverneur en 1965. Le victorinismo fait référence au leadership exercé dans le Maranhão entre 1945 et 1965 par Victorino Freire, ancien député et sénateur fédéral. Certaines interprétations de l’histoire politique de l’État tracent des frontières claires entre la « période oligarchique victorine » et l’ascension politique de José Sarney et de ses partisans. D’autres les considèrent comme des séquences dans un même mode de domination oligarchique. De même, récemment, l’arrivée de Flavio Dino (alors membre du Parti communiste du Brésil, PCdoB) et de sa coalition interpersonnelle au gouvernement de l’État a pu être interprétée comme une « coupure » ou une « reproduction » de ce principe, suscitant de nouveaux débats (certains analystes ont même parlé de « nouvelle oligarchie » représentée par le « dinisme »). Nous avons repéré plusieurs publications dont le contenu soutient une lecture organisée en « cycles » de l’histoire politique de l’État. Elles corroborent la force sociale des taxonomies activées dans les positions d’agents multipositionnés dans les domaines de la culture, du journalisme, du droit et même de la politique. Les principaux interprètes des « ismes » se trouvent aussi bien chez les membres de l’AML, qui ont occupé des fonctions politiques (électives et administratives), enseigné dans le supérieur et écrit assidûment dans des journaux à large diffusion dans l’État, que chez leurs concurrents intellectuels, c’est-à-dire les historiens, les chercheurs en sciences sociales et les journalistes actifs dans les universités publiques et ayant des liens étroits avec les mouvements sociaux.

60Dans les affrontements politiques et intellectuels entre ces acteurs, l’effort pour établir les périmètres d’une « oligarchie », à la fois nuisible et constitutive de la spécificité politique même du Maranhão, est incontestable. En d’autres termes, cette qualification apparaît comme une « insulte », utilisée par presque tous ceux qui, à un moment ou à un autre et pour de nombreuses raisons, sont hostiles aux individus susceptibles (par leurs attitudes, leurs discours, leur proximité ou les avantages reçus) d’être liés aux étiquettes dénotant une reproduction d’acteurs et de « familles » en position dominante. L’éventail des arguments avancés, lorsqu’il est activé de manière dépréciative, fait de cette catégorie quelque chose d’assez élastique, notamment pour la sélection des personnes visées.

61Ce qui est désigné à travers ces classifications, ce sont des liens de configurations plastiques d’acteurs, d’intérêts et de visions du monde, qui fonctionnent comme des références de la « mémoire politique régionale ». Elles deviennent ainsi une source de reproduction et de stimulation des disputes électorales, comme des interprétations intellectuelles de l’histoire de l’État et de ses caractéristiques particulières.

Considérations finales

62Dans cet article, nous avons cherché à montrer comment les individus qui s’affirment comme porte-paroles de la « culture » et de la « politique » au Maranhão ont des profils déterminés et activent des capacités de médiation qui garantissent l’occupation des conditions de leadership. Grâce aux juxtapositions entre les logiques sociales et les domaines d’action, non seulement ils se déplacent dans l’espace social en rationalisant les ressources de la lutte et les principes de définition pris de manière équivalente, mais ils concentrent aussi des multinotabilités et personnifient les langages d’exercice du pouvoir. Ils parlent au nom des groupes sociaux les plus défavorisés et de leurs manifestations et pratiques artistiques, religieuses et professionnelles ; ils monopolisent des ressources culturelles distinctives ; ils garantissent des échanges, des circuits et des attributions.

63C’est à travers la concaténation de multiples dimensions et significations de la culture que les individus cherchent à gagner des atouts qui les accréditeraient comme « intellectuels » (en condition d’appréhender la « réalité » et de fournir les clés pour intervenir dans ses dysfonctionnements) et à l’exercice de rôles de représentation politique. Ainsi la « culture », dans sa double dimension « savante » et « populaire », est-elle un facteur central de promotion de la notabilité individuelle et d’une haute estime de soi régionale.

64La reconnaissance que les acteurs acquièrent et la vénération de la culture qu’ils promeuvent renforcent les bases positives sur lesquelles s’érigent simultanément les conceptions (finis) et les frontières (fines) de ce qui est régional (Bourdieu 1982). Cela finit par compenser les vicissitudes économiques et politiques d’un État marqué par l’image de la pauvreté et par la domination des « oligarchies », et par accroître la rentabilité de ceux qui sont en mesure de représenter (au double sens du terme) ses vertus.

66Ces phénomènes sont traités de manière récurrente comme une politisation de la culture ; ou comme des stratégies, plus ou moins instrumentales, de maximisation des circulations, des attributs et des reconnaissances culturels par les professionnels de la politique. Cependant, nous avons essayé de montrer comment les logiques sociales aboutissent à des pratiques guidées par des registres multidimensionnels (culturels, politiques, économiques, éthiques, esthétiques, familiaux, bureaucratiques, religieux, etc., apparemment même contradictoires), qui se déploient dans des domaines résistants à la décantation de ces principes. Un piège serait d’examiner cette dynamique spécifique par rapport à des archétypes canonisés. Le raisonnement analogique aboutirait soit à la localisation de « défauts », d’« absences », d’« incomplétudes » ou de « carences », soit à la seule défense du « singulier », de l’« extraordinaire », de l’« originalité » et de l’« inventivité ».

67Notre réflexion se fonde sur l’idée que les spécialistes de la « politique » et de la « culture », la conquête de positions de porte-paroles ou la reconnaissance d’une condition d’intellectuel sont tributaires des conditionnements propres à des configurations de logiques et de domaines d’intervention structurellement juxtaposés. Dans cette ligne de réflexion, nous avons souligné que l’institutionnalisation des domaines sociaux ne se limite ni à une vision de la bureaucratisation (objectivation de règles impersonnelles et universelles, en opposition aux situations où règnent la personnalité, la parenté et les amitiés) ; ni, à l’autre extrême, à l’existence de lieux de cooptation (contrôlés par des leaders qui monopolisent toutes les ressources et l’accès aux opportunités de pouvoir). Au contraire, nous traitons ce qui est institué comme synonyme de prescriptions/impositions de rôles incontournables qui, pour cette raison, sont endossés (reproduits et légitimés) dans des pratiques incontournables pour les aspirants à des positions d’élite dans l’État.