Texte élaboré dans le cadre du projet Capes/Cofecub 885/2017 « Le travail au Brésil et en France : sens des changements et changements de sens ». Je remercie Pierre Salama, Helena Hirata et Carlos Salas, les collègues français du GTM/CRESPPA/CNRS et les collègues brésiliens du projet qui ont bien voulu discuter la version initiale du texte. Je remercie également tous les enquêteurs et enquêtrices, les syndicalistes et les experts/es qui ont accordé des entretiens essentiels à sa rédaction. Les éventuelles erreurs que l’on pourra y trouver sont de mon entière responsabilité.
1Au contraire de ce qu’on pensait, la crise de 2008 n’a pas amoindri les velléités néolibérales. Dix ans plus tard, dans le monde entier, on observe une montée en puissance des principes qui les fondent, associée à une croissante accumulation des richesses par un groupe de personnes toujours plus restreint.
2Fruit d’un processus de baisse du taux de profit des entreprises depuis les années 1970, le néolibéralisme se présente comme le moyen pour celles-ci de retrouver leurs bénéfices en diminuant les salaires et en amputant les droits des travailleurs. Parallèlement, le renforcement du capital financier a imposé une série de réformes. Celles-ci avaient pour but de réduire la taille de l’État, de privatiser les institutions publiques et de mettre en œuvre des politiques d’austérité budgétaire afin de privilégier le remboursement de la dette publique en faveur de la finance. Destinées à privilégier le capital privé et les couches les plus aisés, les principales mesures mises en œuvre par les gouvernements néolibéraux ont consisté à alléger les impôts sur les sociétés et sur les plus riches de ses citoyens, tout en accablant les plus pauvres. De cette manière, l’État diminue substantiellement les recettes fiscales, augmentant sans cesse la dette publique, dont les banques exigent le remboursement au détriment d’autres dépenses, comme celles liées aux politiques sociales.
3Une série de réformes ont ainsi été menées dans le monde entier, avec la même logique de diminution des dépenses de l’État et du coût du travail. C’est dans ce contexte que l’on doit appréhender les réformes de la législation du travail lancées récemment dans plusieurs pays et qui, bien qu’elles présentent des caractéristiques différentes, partagent un même noyau dur : l’élimination des droits sociaux et du travail. Au sortir de la crise de 2008-2009, elles sont apparues partout comme une manière efficace de réduire les coûts par l’assouplissement des règles du marché du travail (Rigoletto & Paez 2018, 194). Néanmoins, elles n’ont pas été instaurées de la même manière dans tous les pays.
- 1 Le programme Capes-Cofecub entre le Brésil et la France contribue aux échanges académiques, à la p (...)
4Partant de ce point de vue sur la situation internationale, cet article analyse les réformes du travail récemment mises en œuvre au Brésil et en France. Le choix de ces deux pays est lié en premier lieu à l’opportunité fournie par un projet supporté par le programme Capes/Cofecub1 en 2017 (« Le travail au Brésil et en France. Sens des changements et changements de sens »). Il se justifie aussi par le fait qu’ils offrent deux réalités sociales et historiques assez distinctes, ce qui rend leur comparaison d’autant plus significative. Ces divergences, dans un contexte de convergences provoquées par la globalisation, nous permettent de mieux voir jusqu’à quel point des histoires distinctes et les différentes institutionnalités auxquelles elles ont donné lieu influencent les caractéristiques des réformes impulsées par les forces internationales. Dans son texte sur les analyses comparatives, Giraud (2012, 90) souligne :
La comparaison des cas les plus différents, initiée par Clifford Geertz dans Islam Observed [...] constitue l’une des voies les plus prometteuses pour résoudre les tensions et contradictions qui résultent des liens complexes entre mondialisation et comparaison.
- 2 J'ai eu des entretiens approfondis avec Marilane Teixeira, chercheuse du Cesit (Centre d’études sy (...)
5Pour cet article je me suis appuyée sur des documents et sur une bibliographie spécialisée ainsi que sur des entretiens avec des syndicalistes, des conseillers syndicaux et des experts au Brésil et en France. On notera que la bibliographie brésilienne sur ce sujet est plus abondante que celle trouvée en France, raison pour laquelle l’analyse des réformes qui y ont été mises en place a demandé un plus grand nombre d’entretiens. Ceux-ci avaient un socle commun visant à éclairer les principales caractéristiques des modifications législatives ou réglementaires et leurs implications pour les travailleuses, les travailleurs et leurs syndicats. Leur déroulement s’est adapté aux diverses expertises des personnes rencontrées. Celles-ci ont été sélectionnées dans le souci de disposer de regards différents tant en ce qui concerne les syndicalistes que les spécialistes des réformes du travail et des tendances internationales en jeu2.
6L’article est divisé en quatre parties, outre cette introduction et les considérations finales. La première analyse le néolibéralisme et les pressions internationales en faveur de la réforme du travail ; la seconde montre, à partir d’une perspective historique, comment la démarche réformiste a été appropriée au Brésil et en France, puis en contraste les principales caractéristiques ; la troisième partie aborde les changements dans les règles d’embauche et de licenciement ; la quatrième analyse les réactions des syndicats.
7Si le rôle de la finance dans le nouvel agencement macroéconomique mondial fait encore débat (Powell 2018 ; Mavoudreas & Papadatos 2018), de nombreuses études (Dardot & Laval 2016 et 2019 ; Klein 2017 ; Fraser 2018 ; Martins & Sousa Santos 2018 ; Smith & Butovsky 2018) considèrent qu’après la crise de 2008, l’économie mondiale est entrée dans une nouvelle phase, marquée par l’approfondissement du néolibéralisme, inaugurant ce que Dardot & Laval (2016) appellent une « radicalisation néolibérale » ou un « nouveau » néolibéralisme (Dardot & Laval 2019) quand Fraser (2018) parle de néolibéralisme réactionnaire.
8Pour Dardot & Laval (2016, 15), le néolibéralisme non seulement a survécu à la crise de 2008-2009, mais il en est sorti plus fort et a commencé à se nourrir des crises que lui-même générait :
Il s’agit de comprendre comment la crise multiforme que nous vivons, loin d’être un frein, est devenue un moyen de gouverner. Le néolibéralisme ne cesse, par les effets d’insécurité qu’il engendre, de s’autoalimenter et de s’autorenforcer.
9Une telle analyse permet de comprendre pourquoi les crises sont si constantes dans l’actualité et pourquoi elles ne constituent pas autant de raisons à une remise en cause du néolibéralisme. Toujours pour Dardot & Laval (2016), le gouvernement par la crise n’est possible que parce que le néolibéralisme est devenu systémique à l’échelle mondiale, obligeant les États à réagir aux événements selon les règles du système lui-même, allant ainsi toujours plus loin dans la logique des réformes néolibérales. De plus, devenu systémique, le « nouveau » néolibéralisme n’a même plus besoin de son vernis démocratique, comme par le passé.
10Il s’agit avant tout de comprendre que le néolibéralisme a progressé avec une telle intensité qu’il s’est rendu incompatible avec les valeurs démocratiques : il exige aujourd’hui une telle destruction des droits, un tel appauvrissement de la population et une si grande précarisation du travail qu’il ne peut plus s’inscrire dans des environnements démocratiques. Comme l’expliquent Dardot & Laval (2016, 43),
le néolibéralisme travaille activement à défaire la démocratie. C’est qu’il impose peu à peu, pièce par pièce, un cadre normatif global qui enrôle individus et institutions dans une logique implacable en défaisant les capacités de résistance et de combat. Et cette logique ne faiblit pas, elle se renforce avec le temps.
11Smith & Butovsky (2018, 381) soulignent eux aussi la relation entre le néolibéralisme et la diminution de la rentabilité du capital, évoquée plus haut, mais aussi entre celle-ci et la financiarisation, et ils considèrent que la situation s’est aggravée après la crise de 2007-2008 :
La crise du capitalisme global qui a éclaté en 2007-2008 est due aux difficultés persistantes de rentabilité du capital productif, qui sont à l’origine du phénomène de la financiarisation et des crises de la dette qui déstabilisent le système mondial. Nos découvertes renforcent l’argument selon lequel il est improbable que la crise capitaliste mondiale soit surmontée sans des attaques encore plus sauvages du capital contre le travail que celles qui ont caractérisé l’ère néolibérale avant 2008 et sans une dévaluation significative des stocks de capitaux impliquant des faillites généralisées et des niveaux élevés permanents de chômage. Il faut bien voir que les super profits obtenus par Wall Street et par les banques européennes après les sauvetages opérés par le gouvernement en 2009 l’ont été au moyen de l’augmentation de la dette de l’État [...]. Pour contenir cette vague croissante de dettes, des mesures draconiennes d’austérité et des niveaux croissants d’exploitation sont aujourd’hui imposés aux travailleurs du monde entier.
12C’est dans ce cadre qu’on se doit d’envisager les réformes du travail en cours dans plusieurs pays. Elles ont pour but non seulement de retirer des droits et de réduire les revenus du travail, mais surtout de modifier la dynamique des rapports entre capital et travail de manière à affaiblir la législation du travail et les capacités de négociation des syndicats. Anne Eidoux, professeure d’économie et chercheuse au Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (LISE) du Conservatoire national des arts et métiers, a rappelé au cours de notre entretien les similitudes des réformes implantées dans les différents pays européens, notamment quant à la fragmentation de la négociation et à la diminution des droits liés au travail.
13C’est dans ce cadre que s’inscrivent les réformes entrées en vigueur en France en 2016 et 2017 et au Brésil en 2017. Cependant, les deux pays n’ayant pas la même histoire, les caractéristiques de l’État néolibéral y sont, elles aussi, distinctes, tout comme les traditions dans les rapports de travail. Les réformes y ont donc été contrastées.
14Il faut garder à l’esprit que ce mouvement se voit justifié au niveau mondial comme une manière de créer de l’emploi, un enjeu majeur au vu des taux de chômage élevés dans pratiquement tous les pays occidentaux, même si les chiffres de l’Organisation internationale du travail (OIT) indiquent une relative amélioration de l’emploi mondial ces dernières années (ILO 2019, 18). Cet argument se révèle fallacieux, car si les entreprises créent des emplois ce n’est pas parce que le travail est moins cher mais parce que ces postes deviennent nécessaires à l’augmentation de leurs profits (Biavaschi 2017, 190-191).
- 3 Le travail non déclaré, qui ne donne pas accès au droit du travail ni aux prestations sociales, es (...)
15Il est à noter que, dans les deux pays, la réforme est aussi présentée comme une manière de combattre les insertions précaires sur le marché du travail. Dans le cas brésilien, il s’agit de diminuer le travail informel3, objectif qui, comme nous le verrons, est loin d’avoir été atteint. Dans le cas français, elle fait figure d’instrument de combat contre la segmentation du marché provoquée par l’expansion de formes dégradées de travail. Cependant, la dérèglementation s’est montrée inefficace pour y remédier, opposant, d’un côté, le contrat à durée indéterminée et le plein accès aux droits du travail (pour les insiders), de l’autre, le contrat à durée déterminée et un accès restreint ou nul aux droits (pour les outsiders). Comme le remarque Vandlas (2017, 201), au lieu d’atténuer la segmentation du marché de travail, « la réduction de la protection des insiders mine le pouvoir de négociation de tous les travailleurs, plaçant les outsiders dans une situation encore plus défavorable ».
16Les principaux objectifs des réformes consistaient à s’attaquer aux acquis sociaux et à la législation en vigueur dans les deux pays ; à la fois, par la flexibilisation du travail, afin de l’adapter aux besoins des entreprises tout en évitant que le capital n’ait à payer pour la disponibilité du travailleur ; et par la fragmentation de la négociation collective et l’amenuisement du pouvoir des syndicats, de façon à restreindre leur capacité à défendre les travailleurs. L’affaiblissement de la négociation collective en tant qu’outil de régulation des rapports de travail est devenu un objectif central des deux réformes. Il en va de même dans de nombreux pays sous la pression des organismes internationaux qui considèrent les négociations collectives comme une rigidité qui doit être combattue (Waddington, Muller & Vandaele 2019).
17L’histoire récente des modifications du droit du travail en France fournit la claire démonstration de l’une des caractéristiques du néolibéralisme actuel qui consiste à persévérer inlassablement dans l’exigence de changements. Le pays avait déjà mis en place plusieurs réformes avant 2017, les plus importantes dès après la crise de 2008-2009 quand avaient été introduits des dispositifs limitant la législation protégeant le travail. Une bonne partie d’entre eux visaient à faciliter les licenciements et les contrats à temps partiel.
18C’est ainsi que, en 2008, le gouvernement du président Sarkozy a mis en place la « rupture conventionnelle » à partir de laquelle employés et employeurs ont pu négocier librement la rescision d’un contrat de travail. Dans ce cas, le salarié a droit à l’assurance chômage et le patron n’a plus à justifier le licenciement (entretien avec Thomas Coutrot). En 2009, le gouvernement a voulu faciliter l’entrepreneuriat en créant un nouveau statut de travailleur indépendant, le « travailleur autonome » (Vandlas 2017, 191-192). Cette nouveauté permet de devenir auto-entrepreneur sans, pour autant, avoir accès à la sécurité sociale ou à l’assurance chômage, et sans cotiser pour la retraite.
19En 2013, pendant la présidence de François Hollande, la loi sur la stabilité de l’emploi a réduit de douze à trois mois la période pendant laquelle un licenciement collectif peut être contesté devant les prud’hommes, et de cinq à deux ans la période pendant laquelle les travailleurs peuvent porter en justice leur licenciement. Par ailleurs, les entreprises en difficulté ont désormais la possibilité de négocier avec le syndicat des aménagements du niveau des salaires et du temps de travail pour une durée de deux ans, les travailleurs qui les refusent pouvant être licenciés (Vandlas 2017, 192).
20Bien que l’efficacité de ces dispositifs n’ait pas été démontrée, ni pour réduire le chômage, ni pour freiner la segmentation du marché du travail, les pressions en faveur de la dérégulation n’ont jamais cessé. En octobre 2016, la loi El Khomri a ouvert une voie dans laquelle se sont ensuite engouffrées les ordonnances Macron, consistant à inverser la hiérarchie des niveaux de négociation et de définition des normes du travail. Ainsi, les questions jusqu’alors définies par le code du travail peuvent désormais être décidées dans le cadre d’une négociation collective sectorielle ou des accords collectifs au niveau de l’entreprise.
21On notera qu’il y a controverse chez les experts à propos de la réalité de cette inversion des normes. Selon Cardoso et Azaïs (2019), la norme négociée tend désormais à régir les rapports de travail, s’écartant de la norme légale sans y déroger entièrement. Ainsi s’est trouvé remanié le paradigme « qui caractérisait historiquement le pays, à savoir que la loi primait sur l’accord sectoriel, qui primait sur l’accord d’entreprise, le plus favorable au travailleur l’emportant ». Citant Miné (2017), les auteurs rappellent que « le contenu substantiel du droit se voit déplacé de la norme légale vers la norme de la convention et, principalement désormais, vers l’accord d’entreprise ».
22En fait, selon Philippe Légé, chercheur du Centre de recherche sur l’industrie, les institutions et les systèmes économiques d’Amiens (CRIISEA), le patronat français faisait pression pour une inversion des normes depuis 2001. Il était parvenu à l’introduire, bien que timidement, en 2004, avec la loi Fillon. Comme l’explique Légé (2019, 19-20), celle-ci prévoyait qu’un accord d’entreprise pouvait déroger aux conventions d’un niveau supérieur, sauf en ce qui concerne le salaire minimum de croissance (SMIC), la classification professionnelle, la protection sociale complémentaire et la mutualisation des fonds destinés à la formation professionnelle. La loi stipulait également que la dérogation ne serait pas valable si la convention avait statué en ce sens.
- 4 Le « principe de faveur » est un dispositif constitutionnel français qui prévoit que lorsque deux (...)
23La loi El Khomri est venue approfondir cette logique en permettant que les accords par entreprise l’emportent sur les conventions collectives pour tous les aspects liés aux rapports de travail, à condition qu’un syndicat donne sa signature. La loi prévoyait également que les accords par société devraient prévaloir sur les négociations collectives par branche, même s’ils étaient moins favorables aux salariés. La réaction sociale et syndicale a toutefois contraint le gouvernement à reculer et le principe de faveur reste en vigueur4.
24Les ordonnances Macron, promulguées en septembre 2017, ont maintenu l’esprit de la loi El Khomri, la primauté restant donnée à l’accord d’entreprise. Comme la loi, elles prévoient que ce dernier peut remplacer les dispositions d’une négociation collective par branche et, désormais, même s’il est moins favorable aux travailleurs, à moins que la convention collective ne stipule expressément le contraire.
25Un aspect important dans cette inversion des normes réside dans sa limitation. Comme me l’a expliqué Thomas Coutrot, la réforme Macron a conservé le principe de la loi El Khomri selon lequel l’accord par entreprise doit être signé par les syndicats. Cela évite un trop fort morcèlement de la négociation au niveau des entreprises, dans la mesure où un syndicat signera difficilement un accord inférieur à la convention collective. Cette fragmentation ne pourra se produire que dans les petites et moyennes entreprises (PME), où il n’y a pas de syndicat. Toutefois, signale Coutrot, cela peut aussi arriver en période de crise quand les syndicats sont sous pression.
- 5 La législation brésilienne sur le travail est née dans les années 1930, quand l’État a transformé (...)
26Au Brésil, le code du travail avait été promulgué en 1943 avec la Consolidação das Leis do Trabalho – CLT [Codification des lois sur le travail]5 et était resté en vigueur jusqu’en 2017. Il avait connu de nombreuses évolutions qui n’avaient pas modifié en profondeur la structure des rapports de travail, malgré les tentatives répétées des gouvernements néolibéraux pendant les années 1990.
27Le principal changement apporté par la réforme de 2017 a été l’inversion de la prévalence de la loi sur la négociation. Auparavant, la loi définissait un seuil minimum sur la base duquel les parties négociaient. Désormais, c’est la négociation qui prime. Comme l’expliquent Biavaschi et Teixeira (2020, 25), la réforme du travail est surtout centrée
sur l’idée de la suprématie de la négociation par rapport à la loi. C’est la convergence des volontés collectives qui va désormais, de façon prédominante, produire les normes qui vont régir les relations entre le capital et le travail, inversant le système des sources du droit du travail en reléguant au second plan ce seuil minimum civilisateur que représente la loi, dont l’universalité est une caractéristique essentielle.
- 6 Comme les employés de banques, de la métallurgie et de la chimie, même si dans ces deux dernières (...)
- 7 Les syndicats brésiliens disposaient depuis les années 1940 de la cotisation syndicale obligatoire (...)
- 8 Il faut souligner que, au moins durant la première année suivant son entrée en vigueur, ce disposi (...)
28Avec la réforme, tout ou presque peut être négocié, ce qui place les salariés dans une situation pour le moins délicate, quand on sait que les syndicats brésiliens ont un faible pouvoir de négociation, hormis dans certaines branches6. De plus, la nouvelle loi fragilise encore plus les organisations syndicales. C’est le cas quand elle supprime les sources de financement dont elles disposaient auparavant7, quand elle permet des formes d’organisation des travailleurs dans les entreprises indépendantes des syndicats8 ou encore, quand elle réduit leur rôle de représentation des salariés. Il en est, par exemple, de même avec la possibilité de l’accord de licenciement individuel sans la présence du syndicat ou avec la modification des règles collectives dans le cadre d’une négociation individuelle pour les diplômés de l’enseignement supérieur dont le salaire est égal ou supérieur à deux fois le plafond du régime général des retraites. Enfin, la réforme brésilienne instaure également l’inversion de la hiérarchie des normes, en établissant la primauté de l’accord d’entreprise sur la convention collective, encourageant ainsi la décentralisation de la discussion.
- 9 Deux exceptions de taille à cette règle doivent être soulignées : celle des employés de banque qui (...)
29Il convient ici de rappeler que la faible capacité de négociation des syndicats brésiliens se doit, en grande partie, à la fragmentation que leur impose la structure syndicale créée par la CLT. Celle-ci dispose qu’ils sont organisés par branches et par territoires, couvrant, sauf rares exceptions, une seule ville ou agglomération. Pire encore, elle dispose que les organisations de base ont le monopole de la représentation, ce qui empêche la négociation par secteur d’activité au niveau national, contrairement à ce qui se passe dans la plupart des pays européens9. Rappelons également que la législation n’intervient pas sur les formes d’organisation syndicale au sein des entreprises, raison pour laquelle la négociation à ce niveau ne s’est jamais développée dans le pays. Ainsi, par rapport aux accords collectifs, l’inversion de la hiérarchie des normes ne devrait pas avoir beaucoup de conséquences au Brésil, tout au moins à court terme. Enfin, malgré les attaques continues critiquant le déphasage de la CLT, la réforme n’a pas modifié la structure syndicale et a maintenu le monopole de la négociation accordé aux syndicats de base, organisés au niveau municipal, préservant ainsi la fragmentation de la négociation.
- 10 La Justice du travail brésilienne est composée du Tribunal supérieur du travail (TST), troisième i (...)
30La réforme s’est aussi attaquée à la Justiça do Trabalho – JT [Juridiction du travail]10 accusée d’être un facteur d’incertitude pour les investisseurs. Pour ce faire, on a mis en place des entraves aux plaintes des travailleurs auprès de ces tribunaux, comme la fin de la gratuité de la JT pour les salariés qui peuvent être contraints de payer les honoraires des experts et des avocats s’ils perdent leur procès. Une des conséquences les plus visibles en a été la chute du nombre de procès du fait du risque qu’ils comportent pour les travailleurs. Comme le précise Filgueiras (2019, 32) :
Avec la possibilité, pour les travailleurs, de se voir contraints à payer les frais de justice, les tribunaux du travail ont reçu 1 744 644 nouveaux procès en 2018, soit une réduction de 34 % par rapport à 2017 (2 642 879 dossiers déposés).
31La réforme s’attaque encore à la JT quand elle limite l’action de ses juges et de ses tribunaux, en déterminant que les sentences et autres énoncés de jurisprudence émis par le Tribunal Superior do Trabalho (TST) [Tribunal supérieur du travail] et par les Tribunais Regionais do Trabalho (TRTs) [Tribunaux régionaux du travail] ne pourront restreindre les droits, ni créer de nouvelles obligations non prévues par la loi. En effet, le nouveau texte dit expressément que la JT analysera les conventions et accords collectifs exclusivement sous l’angle de la conformité juridique des éléments essentiels et orientera son action selon le principe de l’intervention minimale dans l’autonomie de la volonté collective (Cesit 2017, 108).
32On voit que les réalités affectées par la réforme ne sont pas sans importance. Elles comprennent « la législation publique sur le travail, les organisations syndicales de travailleurs et les institutions chargées de contrôler le respect des règles de protection du travail et de les concrétiser dans les décisions judiciaires » (Biavaschi et al. 2018, 215). En ce sens, il s’agit d’un ensemble de mesures qui bouleversent les relations de travail dans le pays, dans le cadre d’un processus de démantèlement du système public de protection du travail bâti durant plus de 70 ans, ainsi que de la régulation et du contrôle de son application. Cette réforme est une (dé)construction institutionnelle (Santos & Ramalho 2018) et un coup fatal au droit du travail.
33Les conditions politiques dans lesquelles ces mesures ont été mises en place sont révélatrices de la manière dont le néolibéralisme actuel s’écarte des principes démocratiques. Dans le cas de la France, bien que le président Macron ait été légitimement élu, l’autoritarisme qui a marqué la façon dont elles ont été décrétées, par le biais des ordonnances et sans attendre l’obtention d’un accord lors des négociations avec le mouvement syndical, est un évident amenuisement du processus démocratique. Dans le cas du Brésil, cette rupture a été encore plus marquée, dans la mesure où, tentées en vain depuis les années 1990, les réformes ont dû attendre la destitution (impeachment) de la présidente Dilma Roussef, en 2016, et la nomination d’un gouvernement intérimaire de pensée néolibérale pour être mises en œuvre. Le caractère antidémocratique des dynamiques à l’œuvre, bien que plus radical au Brésil, est évident dans les deux cas.
34C’est à partir de cette nouvelle compréhension des relations de travail que les récentes réformes ont introduit plus de 100 modifications dans les lois existantes dans chaque pays. Face à l’impossibilité de les analyser exhaustivement, je m’en tiendrai à un examen détaillé des formes d’embauche et des procédures de licenciement, compte tenu de leur caractère central dans les nouveaux textes.
35Pour ce qui est de la France, les ordonnances Macron accordent une grande importance à l’assouplissement des procédures de licenciement. On le comprend avec la légalisation des licenciements qui, auparavant, auraient été considérés comme abusifs : diminution des pénalités aux entreprises pour licenciement illégal ou discriminatoire (femmes, handicapés, syndicalistes, personnes âgées, femmes enceintes) ; diminution des délais de recours dans le but de freiner la contestation des licenciements ; possibilité, pour le racheteur d’une entreprise, de ne pas conserver l’ensemble des salariés. À noter que la diminution des pénalités aux entreprises pour licenciement illégal, avec la fixation d’un plafond d’indemnisation, a provoqué des réactions dans les tribunaux. En effet, nombre d’entre eux se sont insurgés contre ce principe et ont. créé une jurisprudence, arguant du fait que la loi stipule que l’indemnisation doit correspondre aux dommages.
36L’assouplissement de l’embauche concerne surtout le contrat de travail à durée déterminée (CDD). Les ordonnances encouragent leur adoption en établissant que leur durée, le nombre de renouvellements possibles et la période de carence entre deux CDD sont désormais définis par la négociation collective. Elles proposent aussi d’élargir les CDD à tous les domaines de l’activité économique et à tous les travailleurs, y compris les très qualifiés, alors qu’auparavant ils étaient limités à des cas précis. Elles proposent en outre d’étendre les CDD à toutes les branches de l’activité économique et à tous les salariés, y compris les plus qualifiés, alors qu’ils étaient jusque-là réservés à quelques métiers particuliers. On notera que ce point concerne principalement les femmes qui forment le gros du contingent des CDD (Hirata 2001-2002).
- 11 Dans les entreprises françaises, les salariés étaient représentés au sein de trois instances qui o (...)
37Au-delà de ces aspects et de l’inversion des normes, il est dans la réforme française un autre point à souligner. Il concerne les instances de représentation des salariés : la loi prescrit en effet la fusion des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) avec les comités d’entreprise (CE) et avec les délégués du personnel (DP), en une instance unique, le comité social et économique (CSE). Ainsi, diverses représentations des salariés au sein des entreprises sont dissoutes, ce qui a pour effet d’affaiblir encore leur protection sur le lieu de travail11.
38Dans l’entretien qu’il nous a accordé, Tony Fraquelli, conseiller confédéral de la Conféderation générale du travail (CGT), a affirmé que les instances de représentation constituent, en France, la base de l’organisation syndicale sur laquelle s’appuient les syndicats. Pour la CGT, la mesure éloigne les salariés des représentants syndicaux dans la mesure où ces derniers doivent maintenant accomplir un plus grand nombre de tâches tout en étant moins nombreux. Comme le signale Coutrot, le faible taux de syndicalisation en France, en particulier dans le secteur privé, augmente la possibilité de former des comités sans liens avec les syndicats. On notera que ces instances ont un droit d’expertise, c’est-à-dire qu’elles peuvent faire appel à un expert pour analyser la situation économique, les orientations stratégiques de la société, l’égalité entre les sexes et la sécurité au travail. Ce droit, fondamental pour garantir l’égalité de l’information entre représentants des employés et employeurs, se trouve amoindri par la diminution du nombre des instances de représentation. En ce sens, la fusion de ces comités non seulement affaiblit la capacité de protection des travailleurs mais aussi est une attaque frontale contre les syndicats. En effet les ordonnances réduisent le recours aux expertises par les instances de représentation, quand elles disposent que celles-ci, autrefois à la seule charge de l’employeur, seront désormais cofinancées grâce au budget du CSE sauf toutefois en cas de risque majeur. Cela devrait se traduire par une baisse du nombre d’expertises notamment celles portant sur des sujets moins importants et celles qui étaient menées dans les petites entreprises. Avec ces deux dispositifs (la fusion des instances de représentation et le cofinancement des expertises par le CSE), les ordonnances portent un coup dur à l’activité syndicale.
39Dans leur ensemble, les changements intervenus dans les lois du travail en France ont bouleversé les rapports de forces, d’une manière de plus en plus défavorable aux syndicats. Comme dans les autres pays européens, leurs conséquences se sont manifestées par la baisse des salaires, l’augmentation des inégalités et une progression des rémunérations bien inférieure à la hausse de la productivité, le travail payant le prix fort de la décentralisation de la négociation (Waddington, Muller & Vandaele 2019, 27).
- 12 La réforme amplifie le temps partiel, faisant passer la limite d’heures hebdomadaires travaillées (...)
- 13 Le Fundo de Grantia do Tempo de Serviço – FGTS [Fonds de garantie de l’ancienneté] a été mis en pl (...)
40Les conditions d’embauche ont évolué au Brésil aussi, avec une série de mesures comme l’introduction du travail intermittent (également appelé « zéro heure ») dans lequel la travailleuse ou le travailleur reste à la disposition de l’entreprise, mais n’est payé que pour les heures effectuées ; la légalisation du travail à temps partiel de 26 à 30 heures de travail hebdomadaire mais permettant les contrats de moins de 26 heures et le paiement d’un salaire proportionnel (Cesit 2017, 67)12 ; le contrat temporaire supprimant certains acquis comme le congé-maternité, le maintien dans l’emploi en cas d’accident du travail ou de maladie professionnelle, le préavis de licenciement, la « pénalité » dont peut bénéficier le salarié grâce au Fundo de Grantia do Tempo de Serviço – FGTS [Fonds de garantie de l’ancienneté]13, l’assurance-chômage ainsi que les congés payés (Cesit 2017, 69) ; et le travail autonome qui, en éliminant le principe de la subordination, légalise la suppression de tous les droits garantis par la CLT. Dans ce dernier cas, la notion de salarié voit son aire d’application restreinte et un vaste contingent de travailleurs en devenant des personnes morales autonomes est exclu de la protection par le droit du travail (Cesit 2017, 72). On rappellera, dans le même esprit, l’accroissement du recours à la sous-traitance pour toutes les activités économiques, entraînant un usage sans précédent de ce dispositif dans l’ensemble de l’économie.
41Diverses études indiquent que ces formes d’embauche s’intensifiaient dès avant la réforme (Filgueiras, Bispo & Coutinho 2018 ; Krein et al. 2018). Cacciamali (2005), par exemple, signalait un processus de propagation de nouvelles formes d’embauches depuis le début des années 2000. Il ne fait cependant aucun doute que la refonte de la législation a été fondamentale pour leur légalisation et qu’elle a encouragé leur montée en puissance, comme nous le verrons plus loin.
42Pour ce qui est des licenciements, on rappellera la mise en place d’une modalité de rupture conventionnelle, selon laquelle le salarié n’a plus l’accès intégral aux indemnités, ni à l’assurance-chômage. On notera également la possibilité du licenciement collectif sans l’autorisation des syndicats (Souto Maior 2019).
43Ces bouleversements s’inscrivent dans une dynamique de déconstruction des acquis mais aussi de mise en place d’un marché de travail flexible. De plus, ils impactent négativement les sources de financement de l’État, en particulier la sécurité sociale. Ainsi, avec la baisse des salaires et la dissémination de formes variées de travail autonome, les cotisations sociales diminuent-elles, sans parler du travail informel qui s’intensifie lui aussi comme nous le verrons ci-après.
44Axée sur une logique de diminution des coûts du travail, la réforme favorise des rapports de travail qui nous ramènent au début du siècle passé, basés sur la mise en œuvre « d’une stratégie limitée d’insertion du pays dans les chaines de valeur mondiales » (Santos & Gimenez 2018, 64). Et les auteurs ajoutent : « Cette stratégie s’appuie sur des activités liées à la production de biens de consommation courante, tels que les aliments et les boissons, le textile, la chaussure, etc. ». Il s’agit donc d’une stratégie de « compétitivité malsaine », qui repose sur la diminution des coûts du travail, visant à permettre aux entreprises de gagner en compétitivité dans des activités à faible productivité (Cesit 2017, 83).
- 14 Les chômeurs découragés forment une catégorie de travailleurs, prise en compte par les statistique (...)
- 15 Les montants en reais équivalent respectivement à 335,20 € et 331,70 € en valeurs d’octobre 2020 ( (...)
45Évidemment, les conséquences de la réforme sur le marché de travail se sont montrées désastreuses pour les travailleurs : augmentation du chômage et du « découragement »14, du travail informel et des formes précaires d’embauche, ainsi que baisse des salaires. En effet, passé de 5,4 % en 2014 à 12,2 % de la population économiquement active, en octobre 2017, le chômage atteignait 12,3 % en mai 2019 (Filgueiras 2019, 35), montrant une certaine stabilité après la réforme. Les chiffres révèlent en outre que les emplois créés tendaient à être plus précaires : en juillet 2018, 78,4 % des emplois créés étaient intermittents ou à temps partiel. En parallèle, même si le nombre de chômeurs demeure stable, celui des personnes ayant renoncé à chercher un emploi a augmenté de 3,9 millions en avril 2017 à 4,8 millions en avril 2019. Autre effet néfaste de la réforme, la baisse des salaires : le revenu moyen de l’emploi principal chez les salariés déclarés est passé de 2 192 reais en octobre 2017 à 2 169 en mai 2019 (Filgueiras 2019, 33)15.
46Enfin mais non moins important : contrairement à ce que proclamaient ses promoteurs, la réforme n’a pas été capable de réduire les taux d’informalité sur le marché du travail. Bien que 1,744 million de nouveaux postes aient été créés entre octobre 2017 et mai 2019, la plupart d’entre eux correspondait à des emplois non déclarés (Filgueiras 2019, 33). En fait, en limitant l’accès des travailleurs à la JT, en éliminant la médiation syndicale dans les homologations des licenciements et en fragilisant le système de contrôle du travail, la réforme a encouragé l’informalité (Krein & Véras de Oliveira 2019, 111). Rien qu’au cours de la première année de son entrée en vigueur, le travail informel a augmenté de 2,3 %, alors que les emplois déclarés ont diminué de 0,5 % (Teixeira 2019, 61).
47Il faut toutefois tenir compte de la nouveauté de la réforme : ses effets ne sont pas encore pleinement visibles. Comme l’indique Lúcio (2018), directeur technique du Departamento Intersindical de Estatística e Estudos Socioeconômicos – DIEESE [Département intersyndical de statistique et d’études socio-économiques], les impacts de la réforme ne seront perçus que
48à mesure que le marché du travail procèdera, grâce au renouvellement de la main d’œuvre, au licenciement de salariés embauchés selon les règles anciennes et à l’embauche des autres, selon les nouvelles ; que se produira la migration d’une partie de l’énorme contingent de travailleurs non déclarés et autonomes vers les modalités d’embauche mises en place par la nouvelle loi ; que la rénovation annuelle et continue des conventions et accords collectifs de travail éliminera les acquis dans plusieurs branches dans le cadre des négociations avec le patronat.
49Malgré le retour en arrière que la réforme impose sur le terrain des rapports de travail, la bataille n’est pas terminée. Au contraire, elle reste d’actualité dans les négociations au sein des entreprises ou, plus globalement, dans la lutte politique. Elle concerne aussi d’autres réformes néfastes pour les salariés comme celles des retraites qui vient d’être votée ou encore la suggestion de l’élimination de la JT. Et une nouvelle proposition de réforme du travail est déjà présentée devant les parlementaires. En effet, le gouvernement vient de proposer la Medida Provisória – MP [Mesure provisoire] n° 905/2019 qui crée le contrat de travail « vert et jaune » et dont le public-cible est celui des jeunes de 18 à 29 ans en recherche d’un premier emploi. Annoncée comme un moyen de diminuer le chômage des jeunes, la MP leur retire ou diminue une série d’acquis sociaux : la prime de dangerosité ; le versement sur le compte FGTS et les indemnités de licenciement ; les congés payés et le treizième mois pour, explique-t-on, les faire accéder au salaire mensuel. En révoquant 86 articles la CLT, la MP constitue « en fait, une nouvelle réforme du travail qui élimine des droits et peut amplifier la précarisation en cours » (DIEESE 2019). Cette nouvelle réforme se propose en fait, comme le dit si bien Souto Maior (2019) « d’augmenter la dose du même remède ».
50En ce sens, au-delà de la fragmentation de la négociation collective et de l’attaque contre les syndicats, bien que par des voies différentes, les deux pays approfondissent l’assouplissement des contrats de travail en multipliant les formes d’embauches précarisantes, en flexibilisant les licenciements désormais plus faciles pour les entreprises. Bien entendu, cela signifie des pertes pour les travailleurs, que ce soit en termes de conditions de travail ou de pouvoir de négociation.
51Le mouvement syndical français dans son ensemble s’est opposé à la réforme Macron. D’après Sidnei Machado, avocat et expert en droit du travail et sécurité sociale, que nous avons rencontré, les confédérations se sont partagées entre celles qui rejetaient la réforme en bloc et celles qui croyaient qu’il serait possible de négocier pour en atténuer quelques points.
- 16 Chiffres commniqués à l’auteure par l’un de ses informateurs, syndicaliste à la CGT.
52Le mois de septembre 2018 a été marqué par une première manifestation réunissant 223 000 personnes et une seconde, avec 132 000 manifestants. Le mois suivant, au moment de la publication des détails de la réforme au Journal officiel, une nouvelle manifestation de 25 000 personnes a eu lieu à Paris16. Dans l’ensemble, la mobilisation est restée faible et le président Macron n’a rien cédé sur ses ordonnances qui sont entrées en vigueur en dépit de certains aspects litigieux, comme on l’a montré.
53La faiblesse de la réaction syndicale à la réforme Macron s’explique sans doute par le fait que celle-ci représente un renforcement de la loi El Khomri, laquelle avait été en revanche violemment critiquée lors d’un conflit finalement perdu par les syndicats. La contestation avait démarré dès le mois de mars 2016 et avait duré plus de quatre mois, selon le syndicaliste Tony Fraquelli, à partir d’une action réunissant la CGT et Force ouvrière (FO). Le conflit avait été dur, avec des manifestations hebdomadaires de dizaines de milliers de salariés dans tout le pays, de nombreuses grèves, des barrages à l’entrée des raffineries pendant plusieurs semaines, le blocage de ports et de chantiers navals, des coupures d’électricité, etc.
54Tout cela n’a toutefois pas empêché l’entrée en vigueur de la loi, même si le gouvernement avait été contraint de négocier le principe de faveur. Par ailleurs, les manifestations avaient été violemment réprimées. Tony Fraquelli rappelle que, le 1er mai 2016, les manifestants avaient été stoppés par des tirs de gaz lacrymogène pour empêcher le cortège d’avancer. Face à la rigidité du gouvernement, le mouvement avait perdu des forces et, après la défaite de 2016, il n’est jamais parvenu à donner une réponse effective à la réforme Macron.
55Au Brésil, les syndicats se sont aussi opposés à la réforme. Avant la discussion de la loi au parlement, en mai 2017, ils ont même organisé une journée de grève générale pendant laquelle le pays s’est pratiquement arrêté. Une fois les textes votés, la réaction s’est toutefois émoussée. D’une part, parce que les centrales syndicales étaient divisées et que, par ailleurs, elles ont concentré leurs efforts sur la question du financement de leurs activités, fortement ébranlé par l’abolition de « l’impôt syndical ». Leur principale réaction a été de demander le remplacement de cet « impôt » par une cotisation d’assistance, définie en assemblée syndicale, négociée avec les employeurs dans le cadre de la convention collective et prélevée sur la fiche de paie de tous les salariés. Cela a amené le gouvernement à présenter la MP n° 73/2019, en mars 2019, qui interdit le prélèvement des cotisations d’assistance sur la fiche de paye, au motif que le paiement de cette taxe devrait être autorisé par écrit par le salarié et devrait être effectué par TIP (titre interbancaire de paiement) envoyé par le syndicat à l’adresse résidentielle du salarié (MP 873/2019 – « Resolvido o impasse sobre a contribuição social/confederativa/assistencial/mensalidade sindical » 2019).
56La MP n’est pas entrée en vigueur parce que le Parlement ne l’a pas votée dans les temps impartis mais elle a accaparé l’attention des syndicats. Face au risque de cessation de leurs activités, beaucoup d’entre eux ont commencé à remplacer les cotisations par la vente de services tels que l’assistance pour une négociation, la formation ou le conseil « afin d’attirer de nouveaux adhérents et de diversifier les sources de recettes » (Galvão 2019, 216).
57Pour Marilane Teixeira, conseillère syndicale et chercheuse du Cesit/Unicamp, cette situation a eu une conséquence néfaste pour certaines organisations. L’action syndicale a été restreinte au bénéfice des seuls syndiqués, en vertu du principe selon lequel, en l’absence de moyens financiers suffisants, les salariés qui ne contribuent pas au financement des syndicats ne doivent pas profiter de leur action. Cette attitude est préjudiciable à la relation avec les non syndiqués, avec les salariés des sous-traitants et avec les travailleurs non déclarés. Les organisations se replient sur elles-mêmes, dans une stratégie qui divise la catégorie et les travailleurs en général, alors que l’union est plus cruciale que jamais.
58Malgré tout, la conseillère syndicale souligne l’existence d’un mouvement d’unification, en particulier au niveau des centrales. Bien que ces initiatives soient importantes dans un pays où la fragmentation est une marque indélébile du syndicalisme, elles ne sont pas en mesure d’influencer directement les négociations collectives qui restent le monopole des syndicats organisés par branches et par territoires.
59En analysant les récentes réformes du travail en France et au Brésil, nous avons cherché à mettre en lumière la façon dont cette dynamique semble être installée durablement et entraîne un processus continu de perte des acquis sociaux des travailleurs. Dans un pays comme dans l’autre, les modifications se succèdent à intervalles toujours plus rapprochés, obéissant à la logique de la diminution des coûts du travail qui consiste à en assouplir l’utilisation et à affaiblir le pouvoir des syndicats, en les fragmentant et en les fragilisant.
60Comme je le montre ici, les deux principaux aspects de la réforme, l’inversion de la hiérarchie des normes et l’affaiblissement des syndicats, ont été plus prononcés dans l’un des deux pays comparés. En France, les entraves à l’inversion de la hiérarchie subsistent du fait de l’obligation de ratification des accords par les syndicats. Au Brésil, en revanche, la prévalence de la décision négociée sur la loi a été adoptée sans exception, pour toutes les branches et en toutes circonstances. Et, de plus, le primat des accords d’entreprise sur les conventions collectives a été légalisée même si la faible présence des organisations de travailleurs au sein des entreprises en réduit la portée, tout au moins à court terme. À l’égard des attaques contre le syndicalisme, la suppression du financement syndical au Brésil est certainement un coup plus dur encore que la fusion des instances représentatives des salariés qui a visé directement le syndicalisme français.
61Il est intéressant de revenir ici à l’avertissement de Giraud (2012) qui soutenait la proposition introductive de cet article : il faut comparer des cas différents pour penser les tensions et les contradictions résultant des liens complexes entre globalisation et situations nationales. En effet, la consolidation de la démocratie et le poids des institutions mises en place dans le cadre de l’État-providence en France, ont à l’évidence joué un rôle important pour freiner l’inversion des normes ou les mesures destinées à affaiblir les syndicats. Dans le cas du Brésil, la mince tradition démocratique et le fait que la réforme ait été portée par un gouvernement intérimaire issu de la destitution d’une présidente démocratiquement élue, semblent avoir constitué des éléments décisifs pour la mise en œuvre d’un modèle de rapports de travail ultra-radical. Ce modèle met à bas les relations de travail instituées depuis des décennies qui, même si elles étaient fondées sur un contrôle étatique des syndicats, garantissaient des acquis sociaux fondamentaux aux salariés déclarés. Comme l’écrit Carelli (2019, 36) :
Le Brésil semble être le nouveau laboratoire du néolibéralisme qui trouve toujours le moment opportun pour mener à bien ses réformes, comme le montrent les travaux de Dardot et Laval (2010) ou de Klein (2007). Il s’agit de surcroit d’un libéralisme autoritaire au sens de Heller (2015), fondé sur un unique slogan : « la liberté de l’économie face à l’État ».
62Évidemment, le moment actuel ne constitue pas la fin de l’histoire ; les luttes continuent dans les rues et dans les entreprises, de nouvelles formes d’organisation syndicale sont proposées et, sans doute, de nouveaux rapports de travail pourront voir le jour. Toutefois, il est clair qu’aujourd’hui, le capital est le grand vainqueur et que le travailleur supporte le fardeau des privations et d’une vie toujours plus dure.