1L’analyse des inégalités sociales face à l’institution scolaire est une tradition en sociologie ; elle est même pratiquement constitutive de la discipline, dont le développement et l’enseignement ont été marqués dans l’espace francophone par les premiers travaux de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron sur l’éducation [Masson, 2005]. Ces travaux ont eu la spécificité d’établir la dimension culturelle comme un facteur fondamental des inégalités scolaires. Pour Bourdieu et Passeron, une politique de démocratisation de l’enseignement est tout à fait insuffisante si elle se borne à la dimension économique ; elle doit aussi s’accompagner d’une transformation pédagogique et culturelle de l’école, puisque celle-ci valorise davantage dans son fonctionnement même les savoirs et aptitudes acquis dans les familles privilégiées, participant alors pleinement à la reproduction sociale [Bourdieu et Passeron, 1964].
- 1 La raison est que le diplôme des parents est une variable bien plus facile à récolter et à manier d (...)
2Cette perspective a donné lieu au développement de la notion de capital culturel, qui s’est popularisée au point de devenir pratiquement un nom commun pour parler d’inégalités scolaires [Draelants et Ballatore, 2014]. Cette tendance a favorisé un usage lâche du concept, qui a sans doute été encouragé par l’emploi du diplôme des parents comme mesure de l’origine sociale des étudiant·es, devenant ainsi un proxy naturel de leur capital culturel1. Cependant, ce faisant, on range sous les inégalités repérées à travers le concept des mécanismes divers et variés, dont la teneur exacte reste floue. Les auteurs d’une analyse sur les inégalités scolaires à l’université en Belgique notent ainsi qu’à travers les inégalités scolaires repérées par le biais du diplôme des parents des étudiant·es, ils mesurent peut-être en réalité un effet des inégalités économiques entre eux et elles [Vermandele et al., 2012]. La notion de capital culturel a paradoxalement même pu renforcer une vision culturaliste des inégalités scolaires, pointant sa focale sur le « déficit culturel » des étudiant·es modestes plutôt que sur le fonctionnement même des institutions d’enseignement [Terrail, 2019].
- 2 Les CPAS ou Centres publics d’action sociale sont des organismes communaux garantissant – à certain (...)
3Cet article prend le contre-pied de la focale culturelle en documentant le fait que les dimensions proprement économiques et matérielles demeurent opérantes dans la production d’inégalités scolaires. Cette question est d’autant plus importante concernant l’enseignement supérieur : en Belgique prévaut une conception familialiste de la citoyenneté sociale des étudiant·es, selon laquelle ce sont les familles qui doivent prendre en charge le coût de leurs études supérieures [Chevalier, 2018]. Celui-ci est élevé, puisqu’il ne s’agit pas uniquement de payer des droits d’inscription, mais potentiellement de financer un départ du domicile parental, et toutes les dépenses afférentes, dont le logement est certainement la plus élevée. De fait, les familles n’ont pas toujours les moyens suffisants pour offrir une vie confortable à leurs enfants qui poursuivent des études supérieures. Bien entendu, ces difficultés sont très variables selon les ressources dont disposent les familles : le financement d’années d’étude universitaire est beaucoup plus difficile pour les familles les plus pauvres. À côté de cela, les conditions pour bénéficier d’une aide sont restrictives, et l’ampleur de ces aides est insuffisante pour que les étudiant·es soient efficacement protégé·es de difficultés financières et matérielles. Le montant moyen annuel des allocations d’études supérieures versées par la Fédération Wallonie-Bruxelles était par exemple de 1 215 € par an en 2019-2020 [Fédération Wallonie-Bruxelles 2020], montant insuffisant pour que les étudiant·es puissent en vivre, obligeant ceux et celles en grande difficulté de se tourner vers les services d’aides des universités et les CPAS2.
- 3 Cette enquête a été réalisée à l’initiative de l’Observatoire de la vie étudiante de l’ULB. Je reme (...)
4Mon analyse tentera de montrer, à partir de données quantitatives récoltées à l’Université libre de Bruxelles (ULB), comment les difficultés matérielles conditionnent les performances académiques des étudiant·es3. Le terme de « performance » n’est pas choisi au hasard, puisque les institutions d’enseignement fonctionnent en partie comme des espaces où l’on juge, hiérarchise ou exclut les étudiant·es en fonction de leurs résultats, conditionnant alors leurs trajectoires professionnelles et sociales. L’enquête s’est déroulée pendant la crise du covid-19, qui a constitué un important choc socio-économique pour les étudiant·es. Cet évènement les a impacté·es de manière inégale, soulignant ainsi encore davantage la dimension économique des inégalités universitaires, nous le verrons. Le théâtre de cette enquête est la Région de Bruxelles-Capitale, particulièrement « adaptée » à l’analyse des inégalités sociales face à l’enseignement supérieur : avec plus de 120 000 étudiant·es dans le supérieur en 2021-2022 (hors doctorant·es), il s’agit de la plus grande ville estudiantine du pays [IBSA, 2024]. De plus, la Région bruxelloise est pauvre et inégalitaire : par rapport aux deux autres régions, on y trouve à la fois un taux de pauvreté plus élevé (27,7 % en 2022) et une proportion de ménages avec de hauts revenus plus grande, indiquant une polarisation plus marquée [Observatoire de la Santé et du Social de Bruxelles-Capitale, 2020].
- 4 La ressemblance de l’échantillon constitué avec la population d’étude a été vérifiée pour les varia (...)
5Les données sur lesquelles repose cette analyse sont issues d’une enquête par questionnaire envoyée par email à l’ensemble des 32 764 étudiant·es inscrit·es en novembre 2020 à l’ULB par le biais des services administratifs de l’ULB. Le questionnaire a été diffusé entre novembre 2020 et janvier 2021. Un total de 4 284 étudiant·es ont répondu à l’enquête4. Celle-ci est menée pendant la pandémie de covid-19 et les mois de confinement ; cette situation a un impact sur les analyses, élément qui sera abordé dans le cours du texte. Le questionnaire portait principalement sur les conditions de vie des étudiant·es : leurs ressources, situations matérielles et familiales et conditions d’étude. Les données récoltées ont ensuite été couplées aux données administratives à disposition de l’ULB en décembre 2021. Elles permettent ainsi de connaître dans le détail les résultats académiques des étudiant·es à la fin de l’année académique 2020-2021, c’est-à-dire la période ciblée par l’enquête. Il s’agit de la moyenne des points à leurs examens, le nombre de crédits réussis ou échoués et leurs grades. Ces données administratives permettent également de connaître des détails sur le cursus secondaire préalable (filière et école fréquentées) et le cursus académique suivi à l’université (niveau d’étude, faculté, nombre d’inscriptions dans des programmes différents). Il est dès lors possible d’explorer de manière très fine les relations entre les conditions socio-économiques des étudiant·es et leurs résultats académiques.
- 5 Les bourses ne leur sont pas accessibles à moins d’avoir déjà passé 5 ans sur le territoire, et dem (...)
- 6 Les étudiant·es étrangers venant d’Afrique subsaharienne, du Maghreb ou d’Asie ne sont pratiquement (...)
- 7 Cela ne signifie pas que les conditions d’étude des étudiant·es étranger·es ne sont pas importantes (...)
- 8 Dans cet article, lorsque je parle d'inégalités ethnoraciales, je fais référence aux rapports socia (...)
6L’une des particularités de l’université par rapport aux hautes écoles est d’accueillir une proportion élevée d’étudiant·es étranger·es venu·es en Belgique spécifiquement pour réaliser des études supérieures. L’ULB comptabilise par exemple près d’un tiers d’étudiant·es de nationalité étrangère, dont beaucoup n’ont pas fait leurs études secondaires en Belgique [Paume et Cauwe, 2021]. La majorité provient de pays européens, surtout la France, mais l’on compte aussi une plus petite part d’étudiant·es originaires de pays pauvres, principalement le Cameroun, le Maroc et le Congo. Ces étudiant·es sont exclus des analyses présentées dans cet article car ils et elles sont dans une situation spécifique : ils et elles n’ont par exemple pas accès aux mêmes droits5 et ne sont pas présent·es aux mêmes stades du cursus6, éléments qui demanderaient des investigations particulières. Je ne considère ainsi que les étudiant·es ayant réalisé au moins leur dernière année d’études secondaires en Belgique, quelle que soit leur nationalité7 : l’échantillon comprend alors 3 038 étudiant·es. La dimension ethnoraciale des inégalités, importante à Bruxelles, reste analysée : le questionnaire pose notamment des questions sur la nationalité et le pays de naissance des parents et l’expérience des discriminations raciales pendant le cursus universitaire8.
- 9 Voir les pages explicatives de l'enquête sur le site d'Eurostat : https://ec.europa.eu/eurostat/fr/ (...)
7L’objet de cet article est l’effet des conditions socio-économiques sur les résultats académiques à l’université. De ce fait, j’utilise comme principe de classement des étudiant·es une typologie des conditions de vie. Je me suis nourri de la perspective de recherche sur les privations matérielles, qui a pour but de mesurer la pauvreté non pas par le biais du revenu des personnes, mais par le fait qu’elles ne peuvent rencontrer des besoins essentiels pour vivre dignement [Boarini et Mira d’Ercole, 2006]. Cette perspective est particulièrement appropriée pour les étudiant·es, dans la mesure où beaucoup n’ont tout simplement pas de revenus, vivant en tout ou partie aux frais de leurs parents. Elle a également la vertu de partir de la situation vécue par les étudiant·es, au lieu de postuler cette dernière par le biais des caractéristiques de leurs parents. Afin de mesurer les privations, huit questions ont été posées aux étudiant·es, qui renvoient aux huit points dans le tableau 1. Ces questions ont été inspirées par le questionnaire de l’Enquête sur les revenus et les conditions de vie (EU-SILC)9, et ont été adaptées librement pour la vie étudiante. Les différents éléments auxquels elles réfèrent sont considérés comme nécessaires à une vie étudiante « normale » et digne, et ne pas y avoir accès pour des raisons financières est donc compté comme une privation.
Tableau 1. Privations vécues par les étudiant·es
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Dimension explorée
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Élément de privation
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Vie sociale
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1. Possibilité de boire un verre avec des proches au moins une fois par mois.
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Activités de loisirs
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2. Possibilité de participer régulièrement à des activités de loisirs (cinéma, sport…).
3. Possibilité de partir en vacances au moins une fois par an.
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Satisfaction des besoins de base
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4. Possibilité de dépenser une petite somme par semaine pour des besoins personnels.
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Disponibilité du matériel nécessaire au cursus
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5. Possibilité d’acheter les ressources nécessaires pour les études (syllabi, livres…).
6. Possession d’un ordinateur utilisable pour réaliser les travaux académiques.
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Conditions de logement
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7. Possibilité de chauffer son logement suffisamment.
8. Jouissance d’une chambre personnelle (non partagée avec une autre personne, autre qu’un·e conjoint·e ou nourrisson).
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- 10 Cette distribution est à interpréter avec prudence : il s’agit d’une statistique univariée, et donc (...)
- 11 Les effectifs des catégories de privation varient légèrement entre les différentes analyses de cet (...)
- 12 La plupart des résultats et graphiques présentés dans cet article ont été produits avec fonctionr, (...)
- 13 46 % des étudiant·es vivent chez leurs parents dans l’échantillon.
8Pour créer la typologie des privations, le nombre de ces huit éléments dont chaque étudiant·e doit se priver pour raison financière a été compté : lorsque le compte est de zéro, l’étudiant·e ne vit aucune privation ; lorsqu’il est de huit, il subit une privation matérielle maximale. Les étudiant·es vivant entre cinq et huit privations ont été regroupé·es, ceux-ci et celles-ci étant peu nombreux·ses. La figure 1 indique la distribution des privations à l’ULB : 42 % des étudiant·es ne vivent aucune privation, et 58 % au moins une d’entre elles. On compte 5 % des étudiant·es qui vivent cinq privations ou plus, ce que l’on peut qualifier de privation sévère10. Le graphique indique les effectifs de l’échantillon par niveau de privation, pour que le·la lecteur·trice prenne connaissance de la taille des catégories utilisées dans cet article11. Le graphique indique également les intervalles de confiance des estimations, pour donner une mesure de l’incertitude (à un niveau de confiance de 95 %) ; ces intervalles seront affichés à chaque fois que c’est possible. La figure 2 montre quels sont les types de privations rencontrées selon le nombre de privations12. On voit que les privations les plus vite rencontrées ont trait aux activités de loisir, aux vacances et au fait de pouvoir faire des dépenses pour soi, qui constituent les éléments les plus « dispensables », au sens qu’ils ne sont pas vitaux, au contraire de pouvoir chauffer son logement. On comprend déjà à ce niveau comment les privations matérielles peuvent impacter l’engagement dans le cursus académique et sa réussite, puisque les étudiant·es en privation sévère sont 47 % à ne pas pouvoir chauffer leur logement et 57 % à ne pas avoir de chambre personnelle, laissant imaginer un environnement de vie peu adéquat pour l’étude. Le fait de ne pas avoir de chambre à soi – situation qui se présente plus souvent lorsque les étudiant·es vivent chez leurs parents13 – est effectivement identifié dans la littérature comme un obstacle dans la bonne conduite du cursus académique [Lynch et O’Riordan, 1998 ; Harb et El-shaarawi, 2007 ; Gouvias, Katsis et Limakopoulou, 2012]. On note par ailleurs que 80 % des étudiant·es qui se privent le plus n’ont simplement pas les moyens d’acquérir leur matériel de cours.
Figure 1. Distribution du nombre des privations vécues par les étudiant·es
Lecture : il est estimé que 15 % des étudiant·es vivent deux privations. Cela concerne 407 étudiant·es dans l'échantillon. Les crochets à l'extrémité de la barre indiquent la marge d'erreur : la vraie proportion se situe probablement entre 14 et 16 %.
Figure 2. Types de privations vécues par les étudiant·es
Lecture : les étudiant·es vivant trois privations sont +/-75 % à se priver de prendre une semaine de vacances par an, d'avoir des activités de loisir et de dépenser une petite somme pour eux et elles par semaine. Ils et elles sont également 27 % à ne pas savoir acheter les syllabi pour suivre les cours.
9On imagine bien que ces privations ont des implications matérielles qui amoindrissent l’opportunité de suivre correctement un cursus académique. Mais celles-ci ont sans doute aussi des effets relationnels pour les étudiant·es. On peut voir dans la figure 3 que plus les étudiant·es subissent des privations, moins ils et elles consacrent du temps à leurs loisirs, alors que le temps consacré aux activités académiques (suivre les cours et étudier à la maison) reste le même. Ce n’est pas étonnant, puisque nous avons vu précédemment que les activités de loisir sont les premières à être interrompues en cas de difficultés financières. Corrélativement, les étudiant·es qui se privent demandent moins souvent de l’aide à d’autres étudiant·es (figure 4). Ce constat va dans le même sens que les résultats de l’étude qualitative de Kathleen Lynch et Claire O’Riordan, qui montre un plus grand isolement des étudiant·es d’origine modeste à l’université [Lynch et O’Riordan, 1998]. On peut faire l’hypothèse que la socialisation étudiante passe par des activités de loisir, et qu’être privé de celles-ci donne moins d’opportunités aux étudiant·es de rencontrer leurs pairs, et donc de bénéficier d’aide de leur part (explications, transmission de matériel de cours…), réduisant in fine les possibilités de réussite académique.
Figure 3. Temps hebdomadaire médian consacré aux activités académiques et de loisir
Lecture : la médiane (la valeur qui coupe le groupe en deux) du temps hebdomadaire consacré aux activités académiques et aux loisirs est respectivement de 30 heures et 10 heures pour les étudiant·es ne vivant aucune privation. Pour les étudiant·es se privant le plus, elle est également de 30 heures pour les activités académiques et seulement de 3 heures pour les activités de loisir.
Figure 4. Fréquence avec laquelle les étudiant·es demandent de l'aide à d'autres étudiant·es
Lecture : les étudiant·es qui se privent le plus sont 16 % à ne jamais demander d'aide, contre 8 % pour ceux et celles qui ne vivent aucune privation, soit deux fois plus souvent.
- 14 L’Horeca est l’acronyme utilisé pour désigner le secteur d’activité de l’hôtellerie, de la restaura (...)
10Comme cela a été indiqué, l’enquête a eu lieu pendant la crise du covid-19, situation qui a des répercussions sur les résultats présentés dans cet article. En effet, le ralentissement économique engendré par la pandémie a fortement frappé les étudiant·es. Pendant les périodes de confinement, les bars et restaurants ont notamment dû fermer leurs portes à plusieurs reprises. Or, l’Horeca14 est un grand pourvoyeur d’emplois étudiants [view.brussels, 2020]. Ce sont aussi les parents des étudiant·es qui ont pu voir leurs revenus diminuer pendant cette période, réduisant les possibilités qu’ils et elles aident financièrement leurs enfants. L’enquête montre ainsi que plus de la moitié des étudiant·es a perdu des revenus suite à la crise du covid, le plus souvent à cause de la perte de leur job étudiant ou de la diminution du nombre d’heures de travail prestées. Chose étonnante : on voit que la pandémie a même impliqué la perte d’allocations et d’aides sociales pour certain·es, pour des raisons qu’il est difficile de déterminer. Il apparaît en outre que les effets de la crise ne se sont pas distribués socialement de manière aléatoire. Comme le montre la figure 5, ce sont les étudiant·es qui vivent un certain nombre de privations au moment de l’enquête qui ont vu leur situation financière se dégrader le plus du fait de la pandémie : à partir du seuil de trois privations, 8 étudiant·es sur 10 ont perdu des revenus, contre 4 sur 10 pour ceux et celles ne vivant aucune privation. Comme on le voit sur le graphique, l’inégalité est du même ordre si on considère isolément les différentes sources de revenus. La crise a également eu comme conséquence qu’une petite partie des étudiant·es sont retourné·es vivre chez leurs parents, retrouvant peut-être un cadre de vie moins propice à l’étude (Figure 6). Ce retour au domicile familial ne semble par contre pas différencié socialement, bien que les conditions de logement renvoient à des réalités fort dissemblables selon le niveau socio-économique : l’enquête montre que les étudiant·es dont les ressources sociales sont plus faibles doivent bien plus souvent partager leur chambre au domicile familial.
Figure 5. Impact financier de la crise du covid pour les étudiant·es
Lecture : les étudiant·es ne vivant aucune privation sont 33 % à avoir perdu leur job étudiant ou à avoir vu leur nombre d'heures de travail prestées diminuer, contre 63 % pour les étudiant·es qui se privent le plus.
Figure 6. Situation de logement des étudiant·es suite à la crise du covid
Lecture : les étudiant·es qui ne vivent aucune privation sont 36 % à vivre hors du domicile familial ; ils et elles sont 44 % parmi ceux et celles qui vivent le plus de privations.
11Il faut avoir à l’esprit que le sens de la relation entre le nombre de privations vécues au moment de l’enquête et l'impact de la crise du covid est peut-être à double sens : une situation de privation peut être en partie un effet de la crise du covid, plutôt que de lui préexister dans sa totalité. Les privations constituent bien une mesure de la situation de fait des étudiants au moment de l’enquête ; l’indicateur est donc sensible aux changements conjoncturels, dont la pandémie qui a commencé plusieurs mois auparavant n’est pas des moindres. Néanmoins, les effets inégalitaires de la crise de covid-19 analysés ici ne sont pas un artefact du choix de cet indicateur, puisqu’ils apparaissent suivre la même logique si l’on différencie les étudiant·es selon la catégorie socioprofessionnelle ou le diplôme de leurs parents : les étudiant·es issu·es des milieux les moins aisés et les moins diplômés subissent davantage la crise du covid. Ces dimensions montrent cependant moins d’écarts ; la typologie des privations a ainsi sûrement l’avantage de faciliter l’identification des étudiant·es dont la situation financière est la moins solide face aux chocs socio-économiques, perspective cohérente si l’on s’intéresse aux dimensions proprement économiques et matérielles des conditions de vie étudiante.
12Nous avons vu que les étudiant·es qui rencontrent des privations sont dans une situation peu propice à l’étude, d’un point de vue matériel mais aussi relationnel. Voyons maintenant si ces privations sont effectivement associées à de plus faibles performances académiques. Pour l’observer, je mets en lien les privations que subissent les étudiant·es et leurs résultats universitaires, appréhendés par trois indicateurs : la moyenne des points de l’année, la proportion moyenne de crédits non validés et la part d’étudiant·es qui ont une moyenne de 0/20.
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- 15 Lorsqu’un étudiant·e est inscrit·e dans plusieurs programmes de cours, la moyenne utilisée est la m (...)
- 16 Il s’agit en réalité de la distribution sous forme d’une fonction de densité, qui peut s’interpréte (...)
La figure 7 montre la distribution de la moyenne des points à la fin de l’année selon les privations vécues par les étudiant·es15. Le graphique représente cette distribution sous forme d’un histogramme16 (aire grise) et d’une boite à moustache qui indique les bornes dans lesquelles on trouve différentes proportions des étudiant·es autour de la médiane. On constate que tendanciellement, plus les privations sont grandes, plus la moyenne de l’année est basse. Les étudiant·es ne vivant aucune privation ont en médiane 13,1/20 de moyenne (une moitié a plus que cette note, l’autre moitié a moins), alors que les étudiant·es en subissant au moins cinq ont en médiane 9,3/20. Entre ces deux groupes, il y a un écart de 3,8 points, ce qui est tout à fait considérable.
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La figure 8 montre la proportion moyenne de crédits non validés par groupe de privation. On constate leur progression constante avec l’augmentation des privations : la proportion moyenne de crédits ratés est pratiquement deux fois plus importante chez ceux et celles qui se privent le plus par rapport à ceux et celles qui ne se privent pas (40 % vs 21 %).
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La figure 9 montre la proportion des étudiant·es qui ont 0/20 de moyenne. Il s’agit d’un indicateur qui a pour but de mesurer l’abandon : je considère qu’une moyenne de 0/20 pour l’année est une forme de défection du cursus. Le troisième indicateur révèle un effet de seuil important à partir de cinq privations, puisque les étudiant·es dans cette situation abandonnent trois à quatre fois plus souvent que tous·tes les autres.
Figure 7. Distribution de la moyenne de l'année des étudiant·es
Lecture : la médiane de la moyenne de l'année pour les étudiant·es ne vivant aucune privation est de 13,1/20. 50 % d'entre eux et elles ont entre 9,7 et 15 de moyenne. La médiane est par contre de 9,3/20 pour les étudiant·es se privant le plus. 50% d'entre eux et elles ont entre 5,4 et 12,5 de moyenne, soit de bien plus mauvais points.
Figure 8. Proportion moyenne de crédits non validés
Lecture : Les étudiant·es ne vivant aucune privation ont raté en moyenne 21 % de leurs crédits, contre 40 % pour les étudiant·es se privant le plus.
Figure 9. Proportion des étudiant·es à avoir 0/20 de moyenne
Lecture : Les étudiant·es ne vivant aucune privation sont 2 % à avoir 0/20 de moyenne, contre 9 % pour les étudiant·es se privant le plus.
13Deux enseignements peuvent être tirés de ces premières analyses. Le premier est qu’il existe un gradient social relativement continu en ce qui concerne les performances académiques : les étudiant·es subissant le plus de privations ont de loin la plus mauvaise moyenne, mais il existe déjà un écart de plus d’un point entre ceux et celles ne vivant aucune privation et ceux et celles n’en vivant qu’une seule (Figure 7). Il en va de même pour les crédits échoués : les étudiant·es endurant deux privations ont déjà pratiquement raté la moitié de crédits en plus par rapport à ceux et celles privés de rien (Figure 8). Ce résultat révèle que les inégalités académiques entre les étudiant·es sont bel et bien associées à des inégalités de conditions de vie ; nous verrons dans la suite de l’article dans quelle mesure nous pouvons penser qu’elles en sont la cause. Le deuxième enseignement à tirer est la position particulièrement difficile des étudiant·es se privant le plus. L’indicateur de la proportion des étudiant·es à avoir 0/20 de moyenne (Figure 9) souligne le rôle potentiellement déterminant des difficultés matérielles dans la réussite du cursus académique, puisqu’il laisse penser l’existence d’un seuil de difficultés matérielles à partir duquel la bonne poursuite du cursus devient très difficile, menant à l’abandon. On remarque également une chute de performance plus marquée pour la catégorie d’étudiant·es les plus en difficulté si l’on regarde la moyenne des points et la proportion de crédits validés. Globalement, on constate que les étudiant·es les plus en difficulté sont dans une situation académique très mauvaise : plus de la moitié ont une moyenne sous 10/20 et pratiquement un·e étudiant·e sur dix abandonne. Si les étudiant·es en forte privation représentent bel et bien 5 % des effectifs universitaires, cela constitue plus d’un millier d’individus, ce qui n’est pas marginal.
14Étant donné la temporalité de l’enquête, on peut se demander quel est l’impact de la crise du covid-19 sur ces résultats. La littérature en sociologie de l’éducation est suffisamment fournie pour écarter l’idée que les inégalités académiques seraient particulières à cette période : il a largement été objectivé que les ressources familiales conditionnent la réussite des étudiant·es à l’université [Vermandele et al., 2012 ; Lafontaine et al., 2012]. Cependant, la pandémie a pu redessiner les contours de ces inégalités. Il est possible qu’elle ait accentué l’abandon des plus précaires, faisant face à davantage de difficultés pendant la crise, nous l’avons vu ; ou qu’au contraire la plus grande indulgence des enseignant·es pendant la période ait resserré les écarts [Hutin, 2021]. Il n’est pas possible de le savoir dans l’immédiat, mais des réponses pourront être apportées plus tard puisque le deuxième volet de cette enquête est en cours de réalisation ; celui-ci permettra de voir le maintien ou non des tendances décrites dans cet article.
- 17 Pour définir la position socio-professionnelle des parents, la situation professionnelle du père a (...)
- 18 Lorsqu’ils et elles ont répondu au questionnaire, les étudiant·es avaient le choix de l’ordre dans (...)
15Bien entendu, corrélation n’est pas causalité. Le fait que les étudiant·es en grande privation réussissent tendanciellement moins bien est peut-être l’effet d’autres logiques sociales sous-jacentes. Malgré son apparente simplicité, l’indicateur du cumul des privations est un bon révélateur des grands rapports sociaux. Les quatre figures suivantes l’indiquent bien : elles ventilent les étudiant·es en plus ou moins grande privation selon le statut socioprofessionnel, diplôme et pays de naissance de leurs parents, ainsi que selon leur âge. La catégorie socioprofessionnelle des parents17 est une bonne indication de la hauteur des revenus du ménage. La figure 10 montre que les étudiant·es ne vivant aucune privation ont environ quatre fois plus souvent des parents cadres supérieurs et quatre fois moins souvent des parents sans emploi que les étudiant·es dans la plus grande privation, laissant peu de doute sur le fait que les premiers ont généralement accès à des ressources financières supérieures. Le diplôme des parents est un indicateur classique pour estimer le capital culturel que peut mobiliser un·e étudiant·e. La figure 11 montre le diplôme le plus élevé des deux parents, et révèle que les étudiant·es qui se privent le moins ont des parents plus diplômés, et donc certainement une plus grande familiarité avec les matières académiques. La figure 12 indique le pays de naissance du premier parent mentionné dans le questionnaire18 ; elle montre sans équivoque que les privations des étudiant·es ont une dimension ethnoraciale, puisque les étudiant·es qui ont les plus grandes difficultés ont un parent né hors Europe dans 55 % des cas, contre 10 % pour les étudiant·es ne vivant aucune privation. Enfin, la figure 13 montre que les étudiant·es plus en difficulté sont plus âgés, et ils et elles le sont à niveau d’étude égal (non illustré), révélant sans doute un parcours scolaire plus chaotique (redoublements plus fréquents, en secondaire et dans le supérieur), mais aussi éventuellement une reprise d’étude tardive.
Figure 10. Catégorie socio-économique des parents
Lecture : Les étudiant·es ne vivant aucune privation sont 37 % à avoir un parent cadre supérieur et 12 % à avoir un parent sans emploi. Ces proportions sont respectivement de 8 % et 47 % pour les étudiant·es se privant le plus.
Figure 11. Diplôme le plus élevé des deux parents
Lecture : Les étudiant·es ne vivant aucune privation sont 47 % à avoir un parent diplômé de l'enseignement supérieur de type long contre 22 % pour les étudiant·es se privant le plus.
Figure 12. Pays de naissance des parents
Lecture : Les étudiant·es ne vivant aucune privation sont 71 % à avoir un parent né en Belgique contre 38 % pour les étudiant·es se privant le plus.
Figure 13. Âge des étudiant·es
Lecture : Les étudiant·es se privant le plus sont 18 % à avoir entre 26 et 35 ans contre 6 % pour les étudiant·es ne vivant aucune privation ; les premiers sont donc plus âgés.
- 19 Les modalités des variables simplifiées sont suffisamment explicites, sauf pour la position socio-p (...)
16C’est assurément l’ensemble des éléments mentionnés précédemment qui conditionne la réussite des étudiant·es, et pas uniquement les ressources financières. Pour démêler ce qui agit dans cette configuration, je présente ci-dessous les résultats d’une régression linéaire multiple avec la moyenne des points de l’année comme variable dépendante, et un ensemble de variables qui permettent de prendre en compte les effets des différents rapports sociaux évoqués. Pour ce faire, les variables présentées précédemment dans les analyses descriptives sont utilisées, suivant la même construction, quoique parfois simplifiées19. Des variables en lien avec le parcours scolaire antérieur sont également introduites, comme la filière et le fait d’avoir redoublé ou non en secondaire, puisque les chemins empruntés et aléas dans la biographie scolaire sont eux-mêmes identifiés comme ayant un effet sur la suite [Lafontaine et al., 2012]. L’objectif est de vérifier si une augmentation des privations matérielles demeure associée à une moyenne des points plus basse lorsque l’on contrôle les autres effets. D’un point de vue technique, cette régression est réalisée en introduisant uniquement des variables qualitatives comme prédicteurs, transformées en variables dichotomiques pour chacune de leurs modalités. Cette solution a l’avantage de permettre l’interprétation des coefficients de chacune des variables directement comme des écarts à la moyenne des points par rapport à la catégorie de référence, en maintenant constantes les autres variables. Le R² ajusté du modèle est de 0,255, ce qui montre qu’une part certaine de la variabilité n’est pas captée par celui-ci, révélant que les performances académiques ne sont certainement pas qu’une traduction mécaniste de grandes variables sociales. Néanmoins, le modèle montre des écarts de moyenne significatifs que nous allons maintenant inspecter (Figure 14).
Figure 14. Régression sur la moyenne de l'année des étudiant·es
Lecture : Ce graphique indique les résultats de la régression modélisant la moyenne des étudiant·es. Ceux et celles dont les parents sont nés en Europe (hors Belgique) ont en moyenne 0,5 point en plus sur leur moyenne de l'année par rapport aux étudiant·es dont les parents sont nés en Belgique, et ce en contrôlant les autres variables, c'est-à-dire à niveau d'étude, âge, sexe, etc. égaux.
17Il apparaît que la plupart des dimensions introduites dans le modèle ont un effet sur les points des étudiant·es, suggérant qu’aucune d’elles ne peut se réduire à l’une des autres. Les étudiant·es en première année ont – de loin – une moyenne moins élevée, à caractéristiques sociales et âge égaux (quatre points et demi de moyenne en moins par rapport aux étudiant·es de master !). On peut penser à deux explications. La première a trait au profil des étudiant·es : les moins scolaires, qui échouent plus probablement, peuvent être surreprésenté·es en première bachelier, ne parvenant jamais à franchir ce premier niveau. La deuxième tient à la logique universitaire : les enseignements en bachelier sont moins encadrés et les évaluations probablement moins indulgentes, reposant sur la restitution de corpus théoriques volumineux. Sans étonnement, les femmes ont une moyenne plus élevée de presque un point par rapport aux hommes. De nombreuses analyses documentent que les femmes réussissent en effet mieux que les hommes à l’université à niveau social égal [Lafontaine et al., 2012 ; Alaluf et al., 2003].
18La régression montre un écart d’un peu moins d’un point entre les familles les plus diplômées et les moins diplômées, à profession des parents et privation des étudiant·es égales. Cet effet a largement été documenté dans la littérature et il se vérifie bien ici : les enfants de parents fortement diplômés acquièrent depuis leur petite enfance des goûts, aptitudes et savoirs qui seront plus « rentables » sur le marché scolaire, faisant alors capital (culturel) [Vermandele et al., 2012] ; ces parents ont par ailleurs des aspirations d’étude plus fortes pour leurs enfants [Maroy et Van Campenhoudt, 2010]. En outre, le modèle montre que le diplôme des parents garde un effet lors du cursus universitaire, même lorsque l’on prend en compte le passé scolaire (type de filière ou redoublement en secondaire). Cependant, les étudiant·es qui consacrent davantage de temps aux activités académiques (suivre les cours et étudier à la maison) réussissent mieux que les autres, et ce à diplôme des parents égal, soulignant que la réussite n’est pas uniquement déterminée par les grandes variables macrosociales et que celle-ci répond aussi à des logiques individuelles.
- 20 L’enquête demande si les étudiant·es ont subi des propos humiliants durant leur parcours à l’ULB, s (...)
19Un élément important à souligner est l’effet du pays de naissance des parents, et ce à caractéristiques sociales égales. Les étudiant·es qui ont des parents nés dans un pays européen hors Belgique ont une moyenne légèrement plus élevée que les étudiant·es dont les parents sont nés en Belgique, et c’est le contraire pour les étudiant·es dont les parents sont nés au Maghreb ou dans un pays d’Afrique subsaharienne, qui ont plus d’un point de moins de moyenne. Ce constat est important car cette dimension est peu souvent objectivée, faute de données ; il révèle potentiellement la structuration des parcours académiques par les rapports de racisation. Il est possible que l’effet du pays de naissance des parents soit lié à d’autres caractéristiques non contrôlées pour ces étudiant·es. Mais on peut aussi faire l’hypothèse qu’il existe des désavantages cumulatifs de classe et ethnoracial pour ces populations, le second n’étant pas soluble dans le premier. Plusieurs mécanismes peuvent expliquer ce désavantage proprement ethnoracial : ils peuvent trouver leur fondement dans les ressources familiales de ces étudiant·es, leurs parents occupant potentiellement des emplois moins valorisés que ceux auxquels leur donnerait droit leur diplôme, du fait de la discrimination raciale [Pfefferkorn, 2011] ; ces mécanismes peuvent aussi se situer dans le fonctionnement de l’institution universitaire, puisque le personnel enseignant peut évaluer inéquitablement les étudiant·es sur base de préjugés raciaux [Rovai, Gallien et Wighting, 2005]. Les données montrent en effet que 16 % des étudiant·es dont un parent est né dans un pays d’Afrique subsaharienne ou dans le Maghreb disent avoir fait l’expérience d’humiliations ayant un caractère raciste à l’ULB20, de la part d’autres étudiant·es et/ou du personnel.
20Mais le fait central dans mon argumentation est que même après avoir contrôlé l’ensemble de ces dimensions, les privations matérielles demeurent toujours associées à une baisse de la moyenne des étudiant·es. L’effet est visible dès une ou deux privations, bien que léger ; il devient par contre très marqué à partir de cinq privations, le modèle estimant une diminution de plus de deux points par rapport à une situation sans aucune privation. Cette situation concerne bien davantage les étudiant·es d’origine modeste (voir supra), mais le modèle nous indique ici autre chose : il s’agit de l’effet des privations sur les points indépendamment de l’origine sociale et familiale des étudiant·es. Même les étudiant·es issu·es de familles sans réels problèmes financiers peuvent vivre des privations (voir supra), potentiellement du fait des frais élevés impliqués par la décohabitation, ou d’un manque de soutien familial. Sans protection collective, le passage entre l’enfance et l’âge adulte est en effet un moment de plus grande vulnérabilité pour beaucoup d’étudiant·es. Rappelons que même dans une université belge telle que l’ULB, où l’on sait que le public est plutôt favorisé [Vermandele et al., 2012], plus d’un·e étudiant·e sur deux est confronté à au moins une privation. L’analyse descriptive des privations en début d’article indique par quels mécanismes celles-ci peuvent jouer à la baisse sur les performances académiques : logement trop petit ou bruyant, sans intimité, peu confortable, constituant un lieu peu propice à l’étude ; difficultés à acheter le matériel de cours, rendant le suivi de la matière impossible ; vie sociale réduite, compliquant la sociabilité étudiante et l’entraide entre pairs. Ce résultat consolide ainsi l’idée selon laquelle les contraintes matérielles constituent bel et bien un obstacle « en soi » à la bonne conduite de ses études supérieures. Cette analyse doit bien sûr être lue en gardant à l’esprit que l’enquête se déroule pendant la pandémie de covid-19, qui a pu accentuer les difficultés matérielles de ceux et celles en rencontrant déjà. La crise accroît donc éventuellement les écarts exposés dans cet article ; elle rappelle néanmoins dans tous les cas que les difficultés matérielles peuvent toujours bel et bien être un obstacle pour les étudiant·es. La permanence de cet obstacle hors période de crise devra être documentée via le prochain volet de cette enquête.
21L’analyse présentée dans cet article avait pour but de documenter la réalité des inégalités dans l’enseignement universitaire en général, en prenant comme objet particulier la situation à l’Université libre de Bruxelles. Trois éléments retiennent l’attention. Le premier est qu’il existe des inégalités académiques marquées entre étudiant·es selon leurs ressources. L’institution universitaire contribue ainsi à transformer les inégalités sociales en inégalités académiques.
22Le deuxième élément d’importance est que les inégalités sociales paraissent multiples, et relever de rapports sociaux différents : de racisation ou de classe par exemple. Il me semble important de souligner l’existence, à niveau social égal, d’inégalités proprement ethnoraciales, souvent peu documentées par manque de données, et alors ramenées à la dimension socio-économique. Cette question est d’autant plus importante à Bruxelles, ville où une partie importante de la jeunesse est issue de l’immigration turque et marocaine des années 1960, organisée pour pallier le manque de main-d’œuvre ouvrière, et où les inégalités sociales se superposent dès lors à des inégalités ethnoraciales [Mazzocchetti, 2012 ; Jacobs et Rea, 2007].
23Le troisième élément notable, et qui est au cœur de cet article, est le fait que les plus ou moins grandes difficultés économiques des étudiant·es semblent bien être un élément agissant dans la création d’inégalités académiques. L’affirmation peut sembler triviale ; elle est pourtant trop peu prise au sérieux dans le traitement des inégalités sociales face à l’enseignement. Par exemple, les dispositifs d’aide à la réussite à l’université (guidances, coaching…) reposent en partie sur l’idée que les problèmes auxquels font face les étudiant·es modestes proviennent d’une forme de « déficit culturel ». Ces dispositifs n’en restent pas moins importants, mais il existe sans doute des étudiant·es faisant face à des difficultés matérielles telles qu’ils et elles sont dans des conditions peu propices à l’étude, et encore moins en période de crise. À côté de ces dispositifs, les aides sociales destinées aux étudiant·es demeurent, elles, très limitées. D’une part, la proportion des étudiant·es recevant une aide est faible en Belgique. D’autre part, le montant de ces aides est souvent insuffisant pour vivre dignement.
24Deux voies de solutions complémentaires et non exclusives sont possibles face à cette situation : la première est bien entendu de résorber en amont les inégalités sociales, de conditions de vie et de logement entre les familles de ces étudiant·es, puisque nous avons vu que les inégalités que ces dernier·es vivent à l’université en sont au moins en partie la traduction. La seconde est de permettre des conditions de vie dignes pour les étudiant·es aux faibles ressources actuellement en étude. Il est évident que les dispositifs d’aide actuels ne sont pas satisfaisants de ce point de vue, pour les raisons évoquées au paragraphe précédent et parce que leur fonctionnement ressort du régime de l’assistance, de sorte qu’y faire appel est difficile et potentiellement stigmatisant, les étudiant·es devant prouver leur état de besoin. En outre, le fait que les CPAS soient de plus en plus sollicités pour fournir une allocation aux étudiant·es les font dévier de leur fonction première d’assistance résiduaire agissant comme dernier filet de sécurité pour les personnes. La lutte contre les inégalités académiques pourrait a contrario passer par la mise en place d’une aide structurelle bien plus développée et moins conditionnée. L’effet égalitaire de ce système serait immédiat, en permettant des conditions de vie digne pour les étudiant·es rencontrant actuellement des difficultés matérielles. De plus, celui-ci permettrait à terme d’ouvrir l’accès de l’enseignement supérieur, en envoyant le message de sa réelle accessibilité financière pour ceux et celles qui en sont toujours exclu·es.
