1. Le poids des marqueurs mémoriels dans l’espace public

« The walls of Brussels breathe and speak, but do not lie. For they are formed by layers of imbricated strata where all epochs survive and pile up… » Cité dans [De Vet, ed. : 2018, 114].

2Pour le philosophe et sociologue français Maurice Halbwachs [cité dans Jalabert, 2022 : 9], « [l]’espace est porteur de mémoire ». Ces marqueurs mémoriels sont en effet autant de symboles qui renvoient à l’histoire et à la mémoire au point de devenir des « référents constitutifs de l’identité d’un ensemble d’individus » [Jalabert, 2022 : 11]. Au même titre que les musées, les archives ou les commémorations, les statues font partie des infrastructures mémorielles « ...[exprimant des] souvenirs, des expériences, des points de vue et des connaissances des populations ». En tant que telles, elles permettent de comprendre « comment les individus, les communautés et les institutions abordent le passé » et lui attribuent une signification [Grever, 2023 : 4/5 ; nous traduisons]. Il n’est donc pas surprenant de les retrouver au cœur de l’actualité lorsque des personnes ne se reconnaissent pas dans certains messages véhiculés ou, plus grave, se sentent heurtées par ceux-ci.

3Dans les débats sur les marqueurs mémoriels contestés, la relation entre l’histoire (une reconstruction toujours problématique et incomplète du passé) et la mémoire (vivante, évolutive, inconsciente de ses déformations successives) constitue un point crucial [Nora, 1984]. L’histoire et la mémoire ne sont pas nécessairement en opposition [Gentry et Smith, 2019] et peuvent même s’enrichir, puisque la mémoire collective permet de renouveler l’historiographie [Joutard, 2015]. Les tensions apparaissent lorsque l’histoire est « chaude » [Wansink et al., 2018], c’est-à-dire lorsqu’une charge émotionnelle importante entoure un événement (généralement traumatique) et continue à influencer les générations suivantes, au point de susciter de vives réactions morales liées à une identification collective ou intrafamiliale [Cordonnier et al., 2022]. Cette identité collective est façonnée par la mémoire collective de certains événements et a un impact sur la manière dont sont représentés certains groupes sociaux [Liu et Hilton, 2005].

4La construction des identités s’appuie notamment sur des événements, des lieux et des personnes [Liu et Hilton, 2005] qui constituent autant de récits fondateurs et dominants (« master narratives ») destinés à donner du sens à une vision sociétale [Heller, 2006 ; Carretero, 2018]. Ces récits ont contribué, surtout dans la deuxième moitié du XIX^e siècle, à la création ou au renforcement des identités nationales [Reid, 2019] ainsi qu’à la stimulation de la cohésion sociale en créant des « communautés imaginées » [Anderson, 1983]. Il s’agissait de tentatives, plus ou moins dissimulées, de renforcer le nationalisme ordinaire [Billig, 1996], voire de politiques très explicites visant à imposer des narratifs historiques censés unir la population. Par simple déduction, ces logiques d'inclusion ont également débouché sur l’exclusion de certains groupes sociaux [Psaltis et al., 2017].

5L'espace public est ainsi devenu un lieu d’affrontement animé par des marqueurs mémoriels qui reflètent des choix politiques [Dobruszkes, 2010 ; Tartakowski, 2022] et s’imposent comme « appartenant » à certains groupes de population [Papen, 2012]. Un peu partout à travers le monde, ils constituent des instruments tangibles, fonctionnels et artistiques véhiculant un message [Joutard, 2015], généralement unilatéral, ancré dans une vision du monde construite par le groupe politiquement dominant [Gensburger et Wustenberg, 2023 ; Kolvraa et Knudsen, 2020].

6Cette note de synthèse examinera les « marqueurs mémoriels contestés » à Bruxelles, des symboles qui, au moment de leur inauguration, véhiculaient des valeurs politiques, idéologiques ou morales de leur époque mais furent de moins en moins largement partagées au fil du temps, au point de susciter un nombre croissant de plaintes et protestations [KNAW, 2023].

7La contestation des marqueurs mémoriels n’est pas un phénomène récent [Rigney, 2022]. L’histoire est jalonnée de destructions ou de déplacements de statues et de monuments. Dans le monde entier, des décideurs politiques ont régulièrement modifié le paysage mémoriel de leurs territoires, effaçant certaines références historiques notamment lors des changements de régimes [Rigney, 2022 ; Gensburger et Wüstenberg, 2023]. En Belgique comme dans de nombreux pays, les dernières décennies ont toutefois été caractérisées par la vigueur des contestations de marqueurs mémoriels accusés de relayer des idées racistes, colonialistes ou sexistes. Dans ce processus la société civile a tenu un rôle de premier plan en multipliant les contestations transnationales [Rigney, 2022 :10].

8A partir d’une présentation des caractéristiques du paysage mémoriel contesté à Bruxelles, cette note propose de synthétiser les débats les plus récents mais aussi et surtout les réponses qui y ont été apportées. L’approche est d’autant plus pertinente que Bruxelles, Ville-Région qui centralise une série de fonctions nationales et internationales, a vu le profil de sa population profondément transformé depuis la naissance de l’État belge. Les mouvements migratoires internes et externes, renforcés par l’installation des institutions européennes et internationales, ont mené à ce que près de 180 nationalités se côtoient aujourd’hui à Bruxelles. Cette évolution a bien sûr contribué à diversifier les perceptions de marqueurs mémoriels présents depuis le XIX^e siècle dans le paysage urbain, et a obligé les pouvoirs publics à apporter une réponse à ces contestations.

10Nous examinerons ci-dessous quelques caractéristiques du paysage mémoriel bruxellois et de son évolution dans l’espace public, ainsi que le financement des marqueurs mémoriels et leurs usages (point 2). Nous présenterons ensuite la typologie des stratégies mises en œuvre pour répondre aux contestations (point 3), que nous illustrerons ensuite par quelques exemples bruxellois en présentant les principaux arguments utilisés lors de ces débats (point 4).

2. Les caractéristiques du paysage public mémoriel à Bruxelles

11Dans son rapport sur les monuments contestés, l’Académie royale des sciences aux Pays-Bas recommande aux responsables municipaux d’acquérir une connaissance stratégique de tous les monuments et statues qui se trouvent sur leur territoire, indépendamment de leur éventuelle dimension contestée, voire de réaliser une véritable étude de leur « paysage mémoriel » [KNAW, 2023]. La recommandation s’applique bien sûr aussi à Bruxelles : pour bien comprendre les débats qui y ont cours, il convient d’abord de comprendre les caractéristiques du paysage public mémoriel bruxellois.

2.1. Le XIX^e siècle et la « statuomanie »

13Les représentations des inaugurations officielles de ces monuments renvoient l’image d’un pays très uni tout en jetant un voile sur les contestations dont certaines font l’objet. Ainsi, par exemple, les libéraux au pouvoir à Bruxelles tout au long du XIX^e siècle veillent à traduire symboliquement leur puissance par l’implantation de statues rendant hommage à l’idéologie libérale, aux personnalités et concepts-clé qui leur sont chers, tels que la liberté ou l’autonomie des villes [Röttger, 2006 : 27]. La statue en pied de Pierre-Théodore Verhaegen (1796-1862) devant le Palais Granvelle qui accueille alors l’Université libre de Bruxelles (dont il est l’un des cofondateurs) en est un bon exemple (elle se trouve aujourd’hui sur le campus du Solbosch le long de l’avenue Franklin Roosevelt) tout comme celles de Charles Rogier, Auguste Orts, Jules Anspach, Nicolas-Jean Rouppe, Charles de Brouckère ou encore Walthère Frère-Orban. Les libéraux rompent ainsi avec une tradition consistant à privilégier la représentation dans l’espace public de sujets religieux ou royaux. Leurs choix ont provoqué un réel mécontentement sur les bancs du parti catholique, minoritaire à Bruxelles et donc incapable de célébrer de la même manière ses propres représentants emblématiques [De Spiegeleer, 2019]. Ces exemples illustrent l’importance des rapports de force politiques dans les décisions d’implantation de statues dans l’espace urbain.

2.2. Guerres et décolonisation

14La fin de la Première Guerre mondiale marque un premier grand tournant dans le paysage mémoriel bruxellois. Unique capitale occidentale à avoir été occupée par les Allemands, Bruxelles sort profondément marquée par la guerre et décide d’effacer au plus vite les références directes ou indirectes à l’ennemi d’hier au profit des héros et héroïnes de guerre comme Albert Ier, Edith Cavell ou Gabrielle Petit [van Ypersele et al., 2014 ; de Schaepdrijver, 2014 ; Jaumain et al., 2016].

15La croissance urbaine permet aussi d’implanter de nouveaux marqueurs mémoriels à travers l’odonymie : les noms de nouvelles rues de communes en pleine expansion, comme Auderghem et Ganshoren par exemple, rappellent ainsi des soldats locaux morts au combat [Kesteloot, 2024]. La fin de la Seconde Guerre mondiale permettra à nouveau de rebaptiser plusieurs grandes voies locales en l’honneur des vainqueurs, telles les avenues de Stalingrad, Franklin Roosevelt, Général De Gaulle, Winston Churchill ou encore le square Montgomery.

16Parallèlement, le nombre de nouvelles statues (et fontaines) inaugurées à Bruxelles continue à croître jusqu’au XXI^e siècle, comme en atteste la figure 3.

Sources : Inventaire du patrimoine architectural de la Région de Bruxelles-Capitale et site internet « Brussels remember » : https://www.brusselsremembers.com/​ Consulté en avril 2021.

17Malgré quelques critiques épisodiques, ce n’est qu’au début du XXI^e siècle que les contestations de marqueurs mémoriels prennent une ampleur inédite en se cristallisant autour des références à la colonisation belge [Stanard, 2011 et 2019 ; Goddeeris, 2015]. Ce mouvement se fait d’abord connaître du grand public en 2004, à Ostende, lorsque des militants du collectif De Stoeten Ostendenoare mènent une action sur un monument à la gloire de la politique coloniale de Léopold II : la main d’un personnage représentant un Congolais est sectionnée en référence à la politique des mains coupées. En 2008, c’est la statue équestre de Léopold II située sur la place du Trône qui est peinte en rouge par l’artiste et activiste Théophile de Giraud. Cette performance réalisée devant les médias donne à cet acte un retentissement inédit. La controverse s’étend rapidement à d’autres représentations liées à la période coloniale : des bustes du roi Baudouin et du Général Storms, le monument aux pionniers belges au Congo, les arcades du Cinquantenaire, ou encore divers odonymes et monuments se retrouvent au cœur des contestations [Jacobs, 2018 ; Goddeeris et al., 2020 ; Lewis, 2022 ; Guillaume, 2022 ; Abrassart et al., 2022].

18Ces critiques participent en réalité à un mouvement transnational de revendications en faveur de la justice sociale, dénonçant tout à la fois le racisme et les violences policières [McGonigle Leyh, 2020 : 240]. S’y ajoute bientôt la dénonciation par des associations féministes de l’invisibilisation des femmes et minorités de genre dans les monuments et la toponymie, couplée à une reproduction systématique de symboles de soumission, illustrés par le choix, la posture ou la tenue vestimentaire des rares femmes représentées dans l’espace public [Gubin, 2006 ; Sterckx, 2009 ; Ouali, 2015 et 2021].

19Face à ces contestations, certains expriment leur indifférence, d’autres leur incompréhension, voire leur franche hostilité, n'hésitant pas à entreprendre le nettoyage de statues taguées. Ces mouvements engendrent des débats d’autant plus vifs que, comme nous le verrons plus loin, les autorités publiques sont parfois amenées à prendre des décisions rapides (par exemple, face à certaines dégradations) sans prendre le temps de la réflexion et de la concertation.

2.3. Propriété, financement et entretien des marqueurs mémoriels

20Au XIX^e siècle, la majorité des statues érigées à Bruxelles sont commandées et financées par les autorités publiques (nationales, provinciales ou communales). Certaines sont toutefois le fruit de (longues) souscriptions publiques, notamment après la Première Guerre mondiale [de Schaepdrijver, 2014].

21L’espace public bruxellois est également jalonné de quelques monuments offerts par des nations étrangères. En 1924, le sculpteur britannique Georges Frampton remet à la Ville de Bruxelles une copie de sa statue représentant Peter Pan dans les jardins de Kensington à Londres pour célébrer l’amitié entre les enfants des deux pays après les épreuves et souffrances endurées lors de la Première Guerre mondiale. Cette statue placée dans le parc d’Egmont y est toujours visible aujourd’hui. Dans la seconde moitié du XX^e siècle, l’installation progressive des institutions européennes à Bruxelles marque aussi l’espace public. Une copie de la statue de Don Quichotte à Madrid offerte par l’Espagne en 1989 est ainsi installée place d’Espagne. Quelques années plus tard, la ville de Budapest offre une statue du compositeur hongrois Béla Viktor János Bartók (1881-1945) qui sera placée en face de Don Quichotte. En 2009, ce sont des vestiges du mur de Berlin qui sont érigés à l'ombre du Parlement européen.

22Au-delà des pays européens, d’autres États cherchent aussi à implanter leurs symboles à Bruxelles. En 1975, l’Argentine offre à Woluwe-Saint-Pierre une copie de la statue érigée à Buenos Aires de José de San Martín, le général qui lutta pour l’indépendance de l’Argentine, du Chili et du Pérou. En 1992, c’est Simon Bolivar, libertador et créateur de la Grande Colombie, qui bénéficie à son tour d’une statue à son effigie sur l’avenue Franklin Roosevelt, à hauteur de l’avenue du Venezuela, avant qu’en 2011 un buste le représentant ne soit offert par ce pays à la Belgique à l’occasion du bicentenaire de son indépendance. Il sera installé sur le boulevard éponyme à proximité de la gare du Nord. En 2014, le Comité Allende 40 offre à son tour un buste de Salvador Allende à l’Université libre de Bruxelles pour commémorer les quarante ans de l’assassinat de l’ancien président du Chili. Il sera installé sur l’avenue Paul Héger.

25Savoir qui a financé, offert et inauguré un marqueur mémoriel permet de mieux comprendre les raisons qui sous-tendent sa présence dans l’espace public, mais détermine aussi la propriété et la responsabilité de l’entretien de l’objet. En cas de contestation, gestionnaires et propriétaires de l’objet sont en effet directement interpellés. Si la propriété est partagée ou mal déterminée, la réaction en cas de contestation est d’autant plus complexe. Un exemple bien connu est celui de la statue équestre de Léopold II située sur la place du Trône à Bruxelles. Réalisée à la suite d’une souscription publique et inaugurée en 1926, le socle appartient aujourd’hui à la Ville de Bruxelles tandis que la statue équestre relève de la Régie fédérale des bâtiments. Toute action sur ce marqueur mémoriel – qui est régulièrement au centre de contestations – nécessite donc une coopération entre ces deux niveaux de pouvoir.

26En outre, au-delà de la propriété de l'œuvre, il faut aussi tenir compte d’éventuels droits d’auteur. Si une œuvre d’art originale est réalisée depuis moins de 70 ans, des droits d’auteur peuvent s’appliquer, soumettant toute initiative de modification à l’accord de l’auteur, de ses descendants ou ayants-droits [Abrassart et al., 2022].

2.4. Usages et réappropriations

27Au fil du temps, des marqueurs mémoriels bien implantés dans l’espace public peuvent se voir réappropriés par différents groupes sociaux qui ne sont pas à l’initiative de leur inauguration, et leur signification initiale peut ainsi changer. Parfois, des acteurs politiques et institutionnels détournent ces marqueurs pour servir leurs propres fins, comme ce fut le cas avec la bataille des Éperons d'or en 1302, initialement instrumentalisée pour construire l'identité belge, puis réinterprétée par les nationalistes flamands [Fransen, 2005 ; Witte, 2016]. Les commémorations organisées respectivement par les Communautés flamande (11 juillet) et française (27 septembre) à Bruxelles illustrent aussi cette volonté d'affirmer leurs identités au-delà des festivités célébrant l’État belge (21 juillet).

28Ce type de réappropriation n'est pas limité aux autorités publiques. Le monument en hommage à la Force Publique coloniale, érigé sur l’avenue Huart-Hamoir par l'Union Royale des Fraternelles Coloniales (Urfracol) en 1970, a ainsi été réinvesti en 2010 par l'association décoloniale Bakushinta pour commémorer la participation congolaise aux Guerres mondiales, ignorée, selon eux, dans les cérémonies traditionnelles du 11 novembre.

29Un même objet commémoratif peut donc servir à véhiculer des messages différents selon les groupes qui s’en emparent. C’est le cas de la statue de Gabrielle Petit érigée sur la place Saint-Jean en 1923 et utilisée tant pour des commémorations patriotiques, que pour évoquer le rôle des femmes pendant la Première Guerre mondiale [de Schaepdrijver, 2014].

3. Typologie des stratégies d’intervention face aux marqueurs mémoriels contestés

30Lors d'un débat au Parlement bruxellois, le 13 juillet 2020, le Secrétaire d'État Pascal Smet évoquait deux « écoles de pensée » quant à l'avenir des statues contestées :

« La première est en faveur du retrait des statues qui glorifient un passé qui n'a pas à l'être. La seconde est en faveur de la sauvegarde des statues, à condition qu'elles soient contextualisées et expliquées. On observe des variantes dans chaque école et des Bruxellois ont déjà fait plusieurs suggestions » [Commission du développement territorial - Session 2019-2020:84].

31En réalité, de nombreuses études montrent que la contestation des statues (mais aussi des symboles, des lieux de mémoires et des commémorations immatérielles) dépasse cette apparente opposition binaire. Plusieurs travaux ont même proposé une première typologie des contestations de monuments [KNAW, 2023] voire une typologie de la « dé-commémoration » [Gensburger et Wüstenberg, 2023]. Quelques études ont déjà avancé des propositions pour accompagner les décideurs dans la gestion de ces contestations, principalement pour les traces coloniales en Région flamande [de Reu et al., 2020] et en Région bruxelloise [Abrassart et al., 2022].

32Une observation attentive des différentes stratégies développées à Bruxelles entre 2020 et 2024 nous permet ici de proposer une nouvelle typologie bâtie sur un double axe : la visibilisation de la contestation (ou son invisibilisation) d’une part, et le lieu de l’intervention (sur le marqueur mémoriel, à proximité immédiate ou dans un endroit éloigné) d’autre part. Nous avons ainsi pu identifier et placer sur ces axes six stratégies qui ont été utilisées pour répondre à une interrogation toute simple : comment réagir face à un marqueur mémoriel contesté ?

1. Défendre le statu quo : ne pas donner suite à la contestation. L’objet est laissé tel quel dans l’espace public ;

2. Ajouter directement sur l’objet contesté un dispositif (une plaque explicative, un QR code, un drap recouvrant l’objet…) ;

3. Ajouter indirectement quelque chose en réponse à l’objet contesté : une perspective différente de celle promue par l’objet est présentée dans un autre lieu (une autre statue, un autre buste, un nom de rue situé dans un autre quartier de la ville…) ou dans l’espace virtuel (un dispositif numérique, un article en ligne, un site internet) ;

4. Contester directement l’objet en le transformant visuellement (changer sa couleur, l’amputer, le déplacer sur son socle ou dans un autre lieu…) de manière à attirer l’attention sur lui ;

5. Contester indirectement l’objet, c’est-à-dire exprimer une contestation dans un autre espace (physique ou virtuel) qui répondra à l’objet contesté. Cette cinquième stratégie est très proche de la troisième stratégie (l’ajout indirect) mais se différencie par sa critique frontale, là où l’ajout indirect propose simplement une autre perspective ;

6. Supprimer l’objet contesté de l’espace public. Selon les cas, l’objet pourra être détruit ou déplacé hors de l’espace public (dans une remise, un dépôt d’archives, un musée…).

33En définissant deux critères dans l’analyse des réactions face à un marqueur mémoriel contesté (le lieu d’intervention et le degré de visibilisation de la contestation), cette typologie propose une approche inédite et plus complexe que les typologies existantes. Elle peut accompagner tant les décideurs que les administrations, les militants et les usagers de l’espace public en général dans leurs (ré)actions face à un marqueur mémoriel contesté par des militants ou par des décideurs eux-mêmes. En effet, les (demandes d’)adaptations du paysage mémoriel symbolique ne sont pas uniquement le fait de militants mais peuvent aussi être portées par des décideurs cherchant à refléter dans l’espace public un changement de régime (par exemple après la Libération de 1945), une transformation sociétale (par exemple pour donner plus de visibilité aux femmes dans l’espace public), voire comme « écran de fumée » (pour tenter de clore rapidement un débat et éviter un dialogue de fond) [Gensburger et Wüstenberg, 2023].

35En outre, de nombreux usagers de l’espace public que l’on ne peut situer ni parmi les militants ni parmi les décideurs expriment tout de même leurs arguments face à ces contestations. Enfin, il faut ajouter que ces différentes stratégies ne sont pas exclusives, elles peuvent être combinées, successivement ou simultanément.

36Pour illustrer et permettre de mieux comprendre ces six stratégies, nous présentons quelques exemples de réactions de militants, d’associations, de citoyens, d’administrations ou de décideurs politiques observées à Bruxelles face à des symboles contestés.

4. Cas et controverses bruxellois illustrant la typologie des interventions

4.1. Stratégie A : Défendre le statu quo

38Face à un marqueur mémoriel qui est contesté, une première stratégie consiste à défendre le statu quo, c’est-à-dire maintenir le marqueur dans son état initial. Cela peut signifier le nettoyer ou le réparer après une dégradation, voire le protéger au moyen d’une clôture, d’un vernis anti-tag, d’une vitre... La statue équestre de Léopold II située sur la place du Trône en est un bon exemple. Les multiples contestations dont elle a fait l’objet n’ont guère eu d’échos auprès des décideurs politiques (la Ville de Bruxelles et l’État fédéral) puisque les signes de contestation ont été systématiquement nettoyés. La Région de Bruxelles-Capitale a bien chargé un groupe de travail de réfléchir aux traces coloniales, mais les recommandations du groupe relatives à l’avenir de cette statue (notamment la fondre et utiliser le matériau fondu pour réaliser un mémorial aux victimes de la colonisation [Abrassart et al., 2022]) n’ont pas davantage abouti à l’ouverture d’un dialogue.

40Quatre arguments récurrents sont évoqués dans notre corpus pour soutenir explicitement la stratégie du statu quo.

1. Défendre le statu quo permet d’éviter le présentisme, soit une approche de l’histoire sans prise de distance ni contextualisation [Goegebeur et Van Nieuwenhuyse, 2010]. Défendre le statu quo permettrait par exemple d’éviter d’instrumentaliser le passé à des fins politiques.

2. • 13 Compte-rendu de la réunion du groupe de travail ‘buste Roger Nols’, 13 octobre 2022, Brussels Studi (...)

   Défendre le statu quo permet de ne pas réactiver les violences et blessures du passé. Dans les discussions autour du sort à réserver au buste de Roger Nols13, cet argument partait du postulat que l’ancien bourgmestre était tombé dans l’oubli. Intervenir d’une quelconque manière sur son buste attirerait l’attention sur lui, au risque de réactiver les positions racistes et xénophobes qu’il défendait.

3. • 14 PESESSE, Jean-Christophe, DEQUEKER, Camille et DE KNOP, Thibault, 2022. Faut-il déboulonner le bust (...)

   Un troisième argument en faveur de cette stratégie consiste à dénoncer la tentation d’en faire un « bouc émissaire ». Concentrer la critique sur un seul individu (Roger Nols, Léopold II…), c’est ignorer les mécanismes qui lui ont permis d’implanter ses politiques : soutiens électoraux, politiques, religieux ou économiques14.

4. • 15 ZANA EMBALA, Mathieu, 2017. Een volk zonder geschiedenis. In : De Standaard, 14 décembre 2017 [en l (...)

   Un dernier argument souligne qu’il y a d’autres priorités pour venir en aide aux groupes qui ont été malmenés par les personnes dont les statues sont aujourd’hui contestées. Parlant de la statue équestre de Léopold II place du Trône, l’historien Mathieu Zana Etambala a ainsi déclaré : « La drogue et le chômage des jeunes Africains en Belgique sont des problèmes plus urgents que la question de savoir s'il faut ou non retirer la statue du magnat du caoutchouc »15.

41Inversement, une série d’arguments plaidant contre cette stratégie ont été relevés au cours de nos ateliers et dans la littérature. Des chercheurs arguent ainsi qu’une hiérarchisation de ce qui serait prioritaire ou non risque de conduire à éviter certains sujets sensibles, à l’image de ces enseignants qui hésitent à aborder les impacts contemporains de processus historiques tels que la colonisation [Savenije et Goldberg, 2019].

42Ensuite, ne pas parler d’un épisode historique douloureux ou sensible sous prétexte qu’il y a d’autres priorités risque d’engendrer une forme de tabou qui sera bien vite dénoncée [Savenije et Goldberg, 2019].

43Certains estiment aussi que défendre le statu quo (en nettoyant et réparant le marqueur mémoriel contesté) signifie ignorer la contestation d’une partie de la population qui souvent se sent déjà exclue des récits fondateurs [Carretero, 2018, cf. supra].

44Par ailleurs, défendre le statu quo invisibilise les blessures du passé qui souvent sont encore vives (l’histoire « chaude », cf supra). En laissant des personnes contestées sur leur piédestal, on renonce à regarder en face les actes racistes ou discriminants qui ont blessé une partie de la population, générant des formes « d’oublis collectifs » [Cordonnier et al., 2022].

46Cette glorification est également influencée par l’agencement spatial (lieu, visibilité, accessibilité) et par la matérialité de l’objet (taille de l’objet, matériaux utilisés, etc.) comme en témoigne la statue équestre de Léopold II place du Trône, dans un lieu de passage et de pouvoir, qui est régulièrement taguée, contrairement à la statue de Léopold II située à Ixelles (square du Jardin du Roi), dans un lieu moins visible, et qui a fait l’objet de deux tags depuis 2020.

4.2. Stratégie B : ajout direct

47Cette stratégie consiste à plaider, face à un marqueur mémoriel contesté, pour l’ajout d’informations. Cela peut se traduire de plusieurs manières.

48Les gestionnaires ou les propriétaires de l’objet peuvent par exemple ajouter une plaque explicative, même si ce format présente quelques limites (elle doit être brève et, à Bruxelles, écrite au moins en deux langues). Ils peuvent aussi opter pour l’ajout d’un QR code renvoyant vers un site internet, une option simple et plus flexible. C’est la solution choisie par le Parcours BD de la Ville de Bruxelles qui avait été accusé en 2021 de sexisme par la Collective Noms Peut-Être.

49Peuvent aussi être ajouté un nouvel objet (une deuxième plaque odonymique par exemple) ou une information directement sur l’objet (tel l’ajout d’un prénom féminin pour deux rues ixelloises, rue Maria Malibran et avenue Pierre et Marie Curie).

50Enfin, les gestionnaires de l’objet contesté ont aussi opté dans certains cas pour un ajout direct sous la forme d’une performance. C’est ce qu’a réalisé la Région bruxelloise autour du Monument aux pionniers du Congo situé dans le parc du Cinquantenaire en mars 2024 :

1. Le premier argument identifié dans notre corpus en faveur d’un ajout direct est que ce dernier permet de visibiliser la contestation auprès des passants en les invitant à s’intéresser au débat. C’est une forme d’interpellation. Sans cet ajout, la personne qui n’est pas familière avec les références véhiculées par le marqueur mémoriel ne sera pas en mesure de comprendre son éventuelle contestation [Stanard, 2011]. Selon l'objectif et la mise en œuvre de l'ajout (texte, QR code, miroir, performance artistique…), cette stratégie permettrait donc de susciter une réflexion auprès de personnes a priori indifférentes au symbole ;

2. Dans le prolongement de cet argument, un ajout direct aurait aussi l’avantage de juxtaposer différents messages, créant une nouvelle appréhension du symbole voire complétant le message véhiculé initialement et ce grâce à un contre-discours, un discours critique, des témoignages, etc. L’enseignement de l’histoire préconise l'inclusion de ce que l'on appelle « l'entre-deux » : l’analyse de l’évolution entre l'événement historique original et notre propre époque [Wansink et al., 2018]. De cette manière, l'accent n'est pas seulement mis sur la reconstitution de l'époque durant laquelle les statues ont été érigées, mais aussi sur leur utilisation ultérieure et donc sur les différentes significations qui leur ont été attribuées. Ceci permet de conduire des personnes qui ne sont pas directement impliquées dans la contestation du symbole (par exemple des élèves) à réfléchir à sa portée actuelle ;

3. Dans cette optique, l’ajout direct pose les bases du débat en présentant divers arguments.

52Inversement, l’ajout direct est parfois accusé d’être insuffisant pour répondre à la contestation. Le groupe de travail sur le buste de Roger Nols a par exemple identifié la nécessité de renforcer cette stratégie par d’autres actions mettant l’accent sur la pédagogie, la sensibilisation, l’inclusion ou la lutte contre les discriminations [Degryse et al., 2022]. Les interprétations du symbole par différents groupes sociaux au fil du temps peuvent être placées au cœur d’un programme complet élaboré autour du symbole contesté.

53En effet, un ajout direct en tant que tel n’est pas (nécessairement) proportionné au symbole contesté. Il y a parfois une grande différence de format entre un symbole et un ajout direct. Si l’ajout direct prend par exemple la forme d’un QR code ou d’un texte, sa portée visuelle et symbolique sera souvent considérée comme bien inférieure à la portée symbolique d’un objet en marbre, en cuivre, ou d’une œuvre d’art de plusieurs mètres de hauteur.

54Enfin, l’ajout direct risque lui aussi d’individualiser une contestation autour d’une seule personne, évitant ainsi de s’interroger sur des structures sociétales ou de se pencher sur l’espace public dans sa globalité. Ainsi par exemple, si des prénoms de femmes ont été ajoutés à deux noms de rues ixelloises, le déséquilibre reste flagrant dans la commune avec seulement 15 noms de rue mettant à l’honneur des femmes pour 139 rues dédiées à des hommes (et 1 rue rendant hommage à un homme et une femme, la rue Pierre et Marie Curie).

4.3. Stratégie C : ajout indirect

1. • 22 Parlement de Bruxelles-Capitale, Commission du développement territorial – Session 2019-2020, pp.74 (...)

   Parmi les principaux arguments en faveur de cette stratégie, on trouve tout d’abord l’idée que l’ajout indirect permettrait de rééquilibrer l’espace urbain (voir par ex. pour la féminisation du parcours BD le communiqué de presse d’A. Pinxteren, 11.09.2021). En intervenant ailleurs avec des dispositifs complémentaires, la cohérence globale de l’espace public bruxellois serait ajustée aux valeurs que notre société veut promouvoir (du moins aux yeux des personnes en position de pouvoir). Cette stratégie permettrait de ne pas supprimer des symboles contestés, mais d’en ajouter de nouveaux pour multiplier, diversifier et relativiser les points de vue, un argument également défendu par des parlementaires bruxellois22.

2. Pour certains membres du groupe de travail sur le buste de Roger Nols, un ajout indirect numérique permettrait de toucher un plus large public puisqu’il ne faut plus se trouver nécessairement devant l’objet contesté pour avoir accès aux informations liées à sa contestation. Selon son format, l’ajout indirect pourra être plus inclusif et s'adresser aux écoles (par exemple sous la forme d’un dossier pédagogique), aux visiteurs et aux personnes qui ne résident pas à Bruxelles tout autant qu’aux riverains.

3. • 23 BIERMÉ, Maxime, 2023. Bart Van Loo: « Notre regard n’est jamais neutre ». In : Le Soir. 2 février / (...)

   Cette stratégie permettrait de juxtaposer différents messages, notamment en rendant accessibles de nouvelles informations présentant une perspective différente du symbole liée à son contexte, son évolution et sa contestation. Les faits et les débats historiques sont ainsi présentés simultanément, comme le résume l’auteur Bart Van Loo : « Il faudrait expliquer à nos jeunes non seulement les faits, mais aussi l’instrumentalisation qui en a été faite. C’est ça, la vraie histoire : savoir d’abord, puis comprendre comment les autres l’utilisent »23.

4. Enfin, l’ajout indirect permettrait de poser les bases du dialogue (voir également la stratégie B). L’ajout indirect serait une première étape appelée à être renforcée par d’autres interventions (l’étude sur Roger Nols a servi de base à la mise en place d’un groupe de travail, le rapport du groupe de travail mis en place par Urban sur les traces coloniales à Bruxelles a, pour sa part, servi de base à l’organisation sur ce thème des Heritage Days 2022 et à la rédaction du plan d’action bruxellois vers la décolonisation, etc.).

57Enfin, certains membres du groupe de travail sur Roger Nols craignaient que l’ajout indirect soit peu accessible pour une partie de la population, notamment en cas de dispositif numérique face à la fracture numérique (c’est-à-dire « diverses formes d’inégalités liées à la diffusion et à l’appropriation massives des technologies numériques dans la vie quotidienne » [Brotcorne et Mariën, 2020 : 12]). Dans cette optique, une combinaison de stratégies d'information devrait être envisagée pour atteindre des publics cibles issus de divers milieux.

4.4. Stratégie D : contestation directe

58Cette stratégie consiste notamment à intervenir sur le marqueur mémoriel, sur sa couleur ou son positionnement. À Bruxelles, de nombreux tags sont ainsi apparus sur des symboles coloniaux. Les représentations de Léopold II, du roi Baudouin et du général Storms ont régulièrement été au cœur de cette contestation directe, tout comme les monuments rendant hommage aux « pionniers » de la colonisation belge.

59La contestation directe peut aussi prendre la forme d’un déplacement dans l’espace public. Le groupe de travail mis en place par Urban.brussels sur la décolonisation a ainsi plaidé pour la création d’un « dépotoir » à ciel ouvert dans le parc du Cinquantenaire où rassembler les marqueurs mémoriels coloniaux de Bruxelles, soit un espace accessible gratuitement au public [Abrassart et al., 2022 : 154].

60Si les statues taguées sont essentiellement le fait de militants, des actes de contestations directes sont également posés par des autorités publiques. Ainsi, le bourgmestre d’Ixelles Christos Doulkeridis n’a pas demandé le nettoyage du buste du Général Storms et l’a laissé couvert de peinture rouge pendant un peu plus d’un an (ce sont finalement des anonymes qui ont nettoyé le buste une nuit de septembre 2021, entretien avec C. Doulkeridis, 15.12.2022). À Schaerbeek, ce sont deux élues qui ont retourné sur son socle le buste de l’ancien bourgmestre Roger Nols le 5 décembre 2023. La contestation directe d’un marqueur mémoriel n’est donc pas une action réservée aux militants.

1. • 25 RTBF, 2018. Le buste de Léopold II au parc Duden « déboulonné » par des militants anti-coloniaux. I (...)

   Les arguments mobilisés en faveur de cette stratégie postulent qu’elle permettrait de contrer la violence véhiculée par le symbole, dans une forme de réponse proportionnée, voire de légitime défense. L’Association Citoyenne pour un Espace public Décolonial (ACED) a revendiqué la contestation du buste de Léopold II situé au parc Duden (ce buste a été déboulonné et roulé dans les buissons) en interpellant : « Quelle meilleure manière d’exclure un segment de la communauté nationale que de commémorer les bourreaux de ses aïeux ? »25.

2. Une telle intervention permettrait à nouveau de juxtaposer différents messages. À Ostende, le collectif De Stoeten Ostendenoare (les Ostendais audacieux) a scié la main du personnage congolais figurant sur le monument rendant hommage à Léopold II en 2004. Le collectif voulait détourner le message propagandiste insufflé à l'œuvre d’art lors de son érection en 1931 et rappeler la politique de mains coupées en vigueur au sein de l’État indépendant du Congo (EIC). Découvrant l’amputation du personnage congolais, la ville d’Ostende a estimé que la modification de l'œuvre constituait un supplément d’informations utile aux passants [Kesteloot, 2022]. Elle a donc laissé l’œuvre d’art en l’état plutôt que d’opter pour la stratégie du statu quo (stratégie A).

61Cette stratégie est toutefois régulièrement qualifiée de vandalisme par ses opposants (qu’ils soient élus, riverains, militants en faveur de la défense du patrimoine…). Cela endommagerait des œuvres d’art sans rien changer au passé. Le terme « vandalisme » n’est pas neutre. Il peut être défini comme un acte posé par une personne « qui, délibérément, par plaisir ou par méchanceté, abîme, détruit des œuvres d'art, des choses belles ou utiles » ou « qui, par stupidité, ignorance ou manque de goût, défigure, endommage un site, un paysage, une œuvre d'art, etc. » [portail lexical du CNRTL].

4.5. Stratégie E : contestation indirecte

63Cette stratégie consiste, face à un marqueur mémoriel contesté, à proposer un autre marqueur mémoriel ailleurs dans l’espace public (comme pour l’ajout indirect) mais qui cette fois contestera explicitement le dispositif initial, au-delà d’un simple ajout d’information.

1. • 28 LIBÉRATION, 2020. Interview Laura Nsengiyumva : On devrait pouvoir vandaliser ces monuments avec po (...)

   Le principal argument en faveur de la contestation indirecte est qu’elle permet de construire de nouveaux narratifs avec un matériel neuf. En ce sens, la contestation indirecte permet aux groupes qui se sentent exclus de l’espace public de se le réapproprier en partie et de se sentir représentés dans les nouveaux récits urbains [Stoler, 2013]. Parlant de son œuvre PeoPL, Laura Nsengiyumva explique : « fondre, ça veut dire disparaître, mais c'est aussi un processus qui peut révéler quelque chose de caché - ici, bien sûr, et de manière métaphorique, c'était la volonté de révéler des récits qu'on n'entend pas et de reprendre le pouvoir sur les symboles qui nous entourent »28.

2. Certaines activités qui s'inscrivent dans cette stratégie, comme des visites guidées, permettent également de ne pas se focaliser sur un seul objet ou sur une seule personnalité, pour se concentrer sur les enjeux que ce symbole représente, en mettant par exemple en lien les traces coloniales avec les discriminations que subissent aujourd’hui encore les personnes d’origines africaines à Bruxelles [Demart et al., 2017] ou en abordant une thématique dans sa logique urbaine (les traces coloniales à l’échelle d’une commune, ou la dimension genrée du centre-ville de Bruxelles par exemple).

65Mais ce regard à l’échelle d’un quartier ou d’une commune est au cœur du principal argument en défaveur des stratégies indirectes (C et E) : la contestation indirecte, tout comme l’ajout indirect, risque d’être imperceptible pour les passants qui seront face au marqueur mémoriel contesté à un autre moment ou à un autre endroit.

4.6. Stratégie F : suppression

66La dernière stratégie préconisée face à un marqueur mémoriel contesté consiste à demander le retrait pur et simple de l’objet de l’espace public. Il peut ensuite être confié à une institution muséale ou culturelle qui décidera de son éventuelle accessibilité au public. Il peut aussi être déposé dans un endroit inaccessible au grand public, être détruit voire disparaître. C’est par exemple le cas du tunnel Léopold II qui a été renommé Annie Cordy, ou de certains arrêts de la STIB qui ont été renommés et auxquels on a donné le nom de femmes. À Ixelles, le buste du Général Emile Storms a finalement été retiré par la commune le 30 juin 2022. Dans l’attente d’un accord éventuel avec le musée d’Ixelles en travaux, le buste n’est plus accessible au public. Cette stratégie de la suppression n’est donc pas l’apanage des militants. À Bruxelles, les bustes de Léopold II situés au square du Souverain (Auderghem) et dans le parc Duden (Forest) ont été fortement endommagés et mis au sol, ce qui peut laisser croire à une tentative de destruction.

1. • 29 RTBF, 2020. Accord de principe pour déplacer la statue du « Général Storms » vers l'Africa Museum. (...)

   Le premier argument en faveur de la stratégie du retrait de l’espace public est qu’elle permet de déléguer la délicate tâche mémorielle à des institutions muséales ou culturelles. L’objet pourra bénéficier d’une contextualisation élaborée par des professionnels. Cet argument s’observe, par exemple, lorsque le bourgmestre d’Ixelles Christos Doulkeridis affirme en parlant du buste de Storms : « Sa place est dans un musée, ce qui permettra de mieux contextualiser les faits. »29.

2. Un deuxième argument en faveur de la suppression rejoint celui déjà évoqué pour la contestation indirecte : la suppression est un moyen de se réapproprier les narratifs présentés à la vue de toutes et tous. Cet argument s’appuie sur le caractère dynamique et évolutif de l’espace public qui est façonné en accord avec les valeurs que la société souhaite porter aujourd’hui, par contraste avec celles affichées au moment de l’érection des symboles concernés. Ceci ne signifie pas que certains récits seraient « effacés », mais plutôt qu’ils seraient réservés à d’autres espaces plus adéquats que l’espace public, qui s’impose – par définition – aux usagers. Un objet controversé de l’espace public pourrait donc être retiré sans annihiler les débats sur la thématique concernée, à condition de choisir d'autres points d'ancrage tangibles pour établir un dialogue autour du sujet en question (un musée par exemple).

67Ceci rejoint un argument avancé par les opposants à cette stratégie : la suppression d’un symbole contesté nous priverait d’un support pour le débat. Ainsi, dans le cas du buste de Roger Nols, le groupe de travail estimait qu’au lieu de le supprimer, il serait plus pertinent de détourner l’objet de son intention initiale pour porter un nouveau message de sensibilisation et de pédagogie.

69Un autre argument évoqué pour s’opposer à la stratégie de la suppression porte sur le déplacement de ces objets au sein de musées. Les caractéristiques de ces lieux sont effectivement très différentes de celles de l’espace public : l’accès est payant, les publics sont moins diversifiés, plus enclins à prendre le temps de la réflexion. Tandis que l’espace public est un lieu de passage pour des publics beaucoup plus diversifiés et est forcément gratuit. Ces caractéristiques influencent la portée que peut avoir le travail de contextualisation sur un marqueur mémoriel contesté. Par ailleurs, les institutions muséales et culturelles se sont parfois montrées frileuses à l’idée d’accueillir les symboles contestés de l’espace public. Enfin, en confiant un symbole contesté à un musée, il n’est pas garanti que ce symbole soit présenté dans le parcours permanent de l’institution et qu’un travail pédagogique soit effectivement (et bien) réalisé.

70Enfin, un dernier argument conditionne la suppression d’un marqueur mémoriel contesté à son remplacement par un nouveau marqueur épousant une contre-perspective. C’est ainsi que lors du séminaire organisé par le BSI, le remplacement du nom du tunnel Léopold II par Annie Cordy a été vivement contesté par des associations décoloniales qui espéraient que le nouvel odonyme reflèterait la contestation du rôle colonial de l’ancien souverain, par exemple au travers de noms de personnes ayant résisté à la colonisation, et qui ont également rappelé l’usage de stéréotypes racistes dans certains clips de la célèbre chanteuse.

Conclusions

71La contestation de marqueurs mémoriels n’est pas récente comme en attestent les contestations de statues mises en place au XIX^e siècle par la majorité libérale à Bruxelles, ou des mouvements bien plus anciens en lien avec la Révolution française, la Guerre des icônes, ou les changements de pouvoir sous l’empire romain [KNAW, 2023]. Elle n’est pas non plus spécifique à Bruxelles : de nombreuses villes sont confrontées à ces débats, tant en Belgique qu’à l’étranger [Gensburger et Wustenberg, 2023].

72Le meurtre de l’Africain-Américain Georges Floyd par un policier blanc en 2020 aux États-Unis et l’amplification du mouvement Black Lives Matter ont créé à Bruxelles un momentum et une contestation inédite des traces coloniales présentes dans l’espace public [Kesteloot, 2022]. De très nombreuses initiatives ont été prises par les décideurs bruxellois à divers niveaux de pouvoirs (communes, Région, Communautés, fédéral). Cette multiplicité d’acteurs et d’initiatives présente un risque d’incohérence voire de contradictions, mais elle peut également offrir des opportunités pour élargir le dialogue à d’autres perspectives. Ce potentiel n’est pourtant pratiquement jamais mobilisé. Les décideurs sont ainsi poussés à prendre des décisions rapides et inconfortables, ce qui conduit parfois à l’émergence de nouvelles contestations et à une polarisation plus importante encore.

73Ces contestations sont amenées à réapparaitre régulièrement. La destruction de la statue de l’ouvrier au pied de John Cockerill sur la place du Luxembourg, ou la création d’un arrêt de bus au nom de Mehdi Bouddha, décédé à 17 ans après avoir été renversé par une voiture de police, alors même que le procès à l’encontre des policiers mis en accusation n’était pas encore terminé, sont des exemples récents de nouvelles contestations qui émergent et des difficultés rencontrées pour y faire face.

74Dans une ville cosmopolite comme Bruxelles, des événements sur la scène internationale peuvent aussi soudainement réactiver des débats. Récemment, des tags antisémites sont par exemple apparus sur une plaque dans le bois de la Cambre commémorant trois résistants de la Seconde Guerre mondiale. Le conflit à Gaza entraine en effet régulièrement une hausse des actes antisémites en Belgique [Jacobs et al., 2011].

75Lorsqu'on examine les débats à Bruxelles sur cette question, il est frappant de constater qu'ils retombent souvent sur un champ de tension binaire : face à un symbole contesté, le choix semble se réduire à supprimer le marqueur en question ou à ajouter une plaque explicative. Or, une exploration approfondie révèle un cadre plus raffiné, influencé par des propositions émanant de divers acteurs. De nombreux exemples observés à Bruxelles abondent en ce sens. Chaque stratégie n'exclut pas nécessairement l'autre, permettant des combinaisons selon les objectifs visés. Dans cette perspective, notre approche inductive identifie un paramètre crucial supplémentaire : la disposition des décideurs à ouvrir un dialogue sur les figures, les événements et les messages associés aux marqueurs mémoriels.

76L'ouverture de tels débats historiques devrait tenir compte de plusieurs éléments. Premièrement, ces débats ne devraient pas se limiter à un objet unique, mais englober l'ensemble des dispositifs associés : un même événement est souvent commémoré par plusieurs marqueurs (statues, noms de rues, célébrations…). Il est important de ne pas envisager les marqueurs mémoriels de manière isolée et ponctuelle, afin de construire des approches intégrées (qui concernent d’ailleurs aussi les contestations in potentia, soit des marqueurs mémoriels qui ne semblent pas contestés actuellement mais qui pourraient l’être à tout moment). Cela nécessite de faire de la place pour la programmation d'initiatives sur une plus longue période (en mobilisant par exemple les écoles, les musées…).

78Troisièmement, les personnes impliquées dans les processus de décision et le répertoire d'actions qui y est associé constituent une importante préoccupation. Puisque le paysage commémoratif reflète la vision des décideurs modifiant l’espace public [Dobruszkes, 2010], il est crucial d’impliquer d’autres groupes sociaux, acteurs et organisations (décideurs politiques, experts, riverains, militants…) dans les réflexions et dans la prise de décision pour la modification de l’espace public. C’est la pluralité et la polyphonie de la mémoire qui permettront de mieux équilibrer les rapports de force dans la définition d’un nouvel espace public plus inclusif.

79De cette manière, les symboles contestés peuvent (éventuellement) constituer des tremplins vers un dialogue démocratique dans lequel les idées préconçues et les fausses informations peuvent être déconstruites, et dans lequel différents acteurs de la population bruxelloise peuvent participer à la production de nouvelles connaissances lors d’ateliers participatifs, par exemple, en veillant à dépasser la vision réductrice d’un groupe « victimisé » ou d’une personnalité « mauvaise », qui ne tiendrait pas compte des institutions (étatiques, financières, culturelles, muséales…), des organisations ou des courants de pensée qui ont fondé ou renforcé ces rapports de force.

80Finalement, puisque l’histoire est toujours une interprétation problématique et incomplète du passé [Nora, 1984], la mémoire et l’histoire devraient rester dynamiques, évolutives, voire suivre des cycles rotatifs, pour présenter différentes perspectives sur un débat historique, et surtout les points de vue des groupes qui en ont été exclus par le passé.

81La présente synthèse entend montrer l’importance de dépasser les débats cantonnés à la suppression ou la recontextualisation d’un symbole contesté, pour construire une approche globale sur les représentations de l’histoire dans l’espace public, leurs rôles, le répertoire d’actions qui se présente face à ces contestations et les principaux aspects du débat à garder en tête à l’heure de poser des décisions et des choix. Le rapport de l’académie néerlandaise des sciences cité au début de la note affirme ainsi que « [l]a liberté d'expression, même sur des monuments contestés, fait partie de la démocratie néerlandaise. Les monuments aident les gens à développer une vision d'eux-mêmes et du monde. Les discussions, les manifestations, les pétitions et les protestations provoquent des troubles, mais elles maintiennent aussi le passé en vie et empêchent une société de perdre sa mémoire. En effet, l'agitation autour des monuments publics crée, par essais et erreurs, une nouvelle histoire des Pays-Bas » [KNAW, 2023 : 11, nous traduisons].

82Les contestations de marqueurs mémoriels à Bruxelles peuvent dès lors constituer de réelles opportunités pour la construction d’une société plus inclusive et plus démocratique, à condition que les décideurs ouvrent des espaces balisés d’échanges avec diverses composantes de la population représentant le pluralisme de la société.

Nous remercions l’ensemble des participants au séminaire du 14 juin 22, ainsi qu’I. Goddeeris, C. Kesteloot, L. Licata et C. Loir pour leurs relecture et suggestions sur cet article.