1La transition numérique des revues de sciences humaines et sociales (SHS), qui s’amorce dès la fin des années 1990 en France, est généralement présentée selon la ligne de partage suivante : d’une part, une diffusion payante en ligne correspondant à des titres, en général anciens, non adossés à des laboratoires et publiés par des associations savantes ou des maisons d’édition privées ; d’autre part, une diffusion ouverte privilégiée par des revues dites de « niche », publiées par des laboratoires ou des presses universitaires (Minon & Chartron 2005)1.
- 2 Les Annales, revue d’histoire fondée en 1929 par les historiens Lucien Febvre et Marc Bloch, est i (...)
- 3 Fondée en 1975 par le sociologue Pierre Bourdieu, la revue Actes de la recherche en sciences socia (...)
2Cette première analyse ne doit toutefois pas sous-estimer l’impact de la transition technique et informatique que suppose le passage au numérique. Elle doit aussi prendre en compte l’écosystème même des revues, dans lequel les lectorats ciblés peuvent varier. Les revues ayant pignon sur rue, comme les Annales2, les Actes de la recherche en sciences sociales3 ou encore Le Mouvement social et la Revue d’histoire moderne et contemporaine (RHMC), ont souvent un lectorat qui va au-delà de la communauté spécialisée de la recherche et enregistrent par conséquent des revenus suffisants pour assumer différentes dépenses éditoriales. À l’inverse, les revues de « niche », en général adossées à des laboratoires et des universités, enregistrent peu de ventes et ont été pour la plupart intégrées plus tôt dans des systèmes d’aides publiques allant des subventions à la prise en charge de personnel d’édition. Les modalités selon lesquelles les rédactions des revues s’engagent dans la transformation numérique sont ainsi tributaires des caractéristiques éditoriales, scientifiques et économiques de leurs titres. Mais leur histoire peut aussi être déterminante dans les choix opérés.
3De même, les temporalités peuvent être différentes (Barluet 2006 ; Minon & Chartron 2005 ; Tesnière 2021) : certains titres tendent à opérer leur transition numérique au début des années 2000 en profitant des outils d’édition et de diffusion numérique élaborés par Revues.org, le portail créé par l’historien Marin Dacos en 1999 et qui deviendra en 2017 Open Edition Journals, ou en mobilisant les infrastructures informatiques et web de leurs universités (Seiler-Juilleret 2020). D’autres, en plus grand nombre, initient cette conversion plus tard grâce aux portails numériques comme Cairn et Persée qui sont mis en ligne en 2005.
4Toutefois, quelques revues investissent le numérique avant le déploiement de ces portails : Le Mouvement social4 avec la création, en 2001, d’un site internet dont la fonction est de diffuser gratuitement les tables des matières des précédents numéros, les comptes rendus et des articles ayant partie liée avec les débats et les controverses scientifiques ; ou bien la Revue de synthèse, pionnière en la matière, lorsqu’elle procède, à la toute fin des années 1990, à la numérisation de ses numéros anciens via Gallica, la plateforme numérique de la Bibliothèque nationale de France (BnF) – une démarche également entreprise par la Revue d’histoire moderne et contemporaine5 (RHMC) puis Le Mouvement social quelques années plus tard.
5C’est précisément sur le passage au numérique du Mouvement social et de la RHMC au début des années 2000 que porte cet article d’histoire, dont la finalité est de retracer les grandes étapes de cette transition et de mettre en lumière les réflexions et les attentes qui jalonnent ce processus. L’enjeu est ainsi de restituer le passage au numérique de ces deux revues dans les conditions financières, matérielles et institutionnelles qu’elles connaissent durant les décennies 1990-2000, et en s’interrogeant sur la façon dont leurs prises de position numériques ont pu être impactées par les positionnements des acteurs avec lesquels elles sont en relation comme leurs partenaires éditoriaux (Belin, Éditions de l’Atelier, La Découverte) mais aussi les institutions universitaires (EHESS, Paris 1) et ministérielles (BnF, CNL, CNRS). Dans cette période de structuration de l’édition numérique en France, les acteurs publics relevant soit de l’Enseignement supérieur, soit de la Culture ne partagent pas tous les mêmes objectifs. Cela est particulièrement sensible à travers les prises de position numériques et éditoriales des deux titres étudiés et qui jalonnent cette décennie de transition.
6L’article se veut une mise en perspective socio-historique des modalités de réorganisation du travail que les rédactions de la RHMC et du Mouvement social ont mises en œuvre afin d’accompagner une transition à la fois éditoriale, technique et socio-professionnelle, sous-tendue par le passage de l’imprimé à l’informatique puis au numérique. Afin de mettre en exergue les choix techniques, les modèles économiques et les formes d’accessibilité constitutives de la politique numérique de ces deux revues, ce travail restitue les prises de position éditoriales et intellectuelles de Patrick Fridenson, directeur du Mouvement social, et Philippe Minard, directeur de la RHMC, en les appréhendant à travers l’espace des possibles dont ils disposent à l’époque et les réseaux dans lesquels ils évoluent.
- 6 Pour un panorama des revues de SHS classées par l’Aeres, voir l’article d’Éric Brun, « Les revues (...)
7Première étape d’une enquête plus vaste sur la transition numérique des revues académiques et intellectuelles françaises, l’article se restreint volontairement à une analyse comparative entre deux revues d’histoire qui présentent des profils semblables. Les deux rédactions ont en effet pensé et opéré leur transition numérique selon des modalités similaires, en toute logique avec leur proximité objective dans le sous-champ de l’édition des SHS et leurs caractéristiques communes, mais aussi à la faveur des affinités qu’entretiennent leurs directeurs respectifs, Patrick Fridenson et Philippe Minard. Ce faisant, notre article prend le risque de laisser dans l’ombre d’autres cas6. On s’attachera donc à recontextualiser d’autres positions en contrepoint de celles affirmées par Le Mouvement social et la RHMC, en particulier les positions des revues scientifiques favorables à l’accès ouvert mais aussi les positionnements de revues au profil similaire telles les Annales et les Actes de la recherche en sciences sociales.
Encadré 1. Les sources exploitées
L’article, qui s’inscrit dans une perspective socio-historique, s’appuie sur les sources suivantes :
– les archives de la RHMC et du Mouvement social (non constituées en fonds) pour la période 2001-2010 concernant la première, 1990-2020 concernant la seconde. Elles ont été consultées et analysées en portant la focale sur les comptes rendus des réunions des secrétariats et des comités, les contrats avec les prestataires pour la diffusion papier et numérique, et sur les éditoriaux des numéros ;
– les archives des éditions La Découverte (conservées à l’Imec) ;
– les archives du portail Cairn (conservées à l’Imec) ;
– les entretiens semi-directifs avec Philippe Minard, Daniel Roche, Patrick Fridenson et Philippe Rygiel (cités nominativement) ;
– les entretiens avec les deux rédactions (n = 2), des responsables d’autres revues (n = 4) et d’autres acteurs de l’écosystème numérique des revues (n = 5) ;
– les interventions publiées des responsables respectifs des revues.
8Fondée en 1899, la RHMC est liée à la Société d’histoire moderne et contemporaine (SHM). Constituée en 1901, la société a comme objectif de contribuer à la professionnalisation de l’ensemble des historiens. Une longue interruption des activités survient de 1919 à 1926. La SHM se recentre, entre les deux guerres, sur l’histoire moderne, ce qui entraîne un changement de titre de sa revue (Revue d’histoire moderne). La concurrence s’est installée entre-temps, surtout avec les Annales de Marc Bloch et Lucien Febvre à partir de 1929. Soutenue par le CNRS, la Revue d’histoire moderne renaît en 1947, en ciblant un large lectorat, celui des enseignants du supérieur et aussi du secondaire, en somme les jeunes chercheurs soucieux de publier leurs travaux. Elle prend le titre d’Études d’histoire moderne et contemporaine chez le libraire scolaire Hatier.
- 7 La revue est alors diffusée dans les bibliothèques universitaires et dans les grandes bibliothèque (...)
- 8 On appelle « ours » l’encadré où doivent figurer, entre autres, le nom de l’imprimeur et du direct (...)
- 9 Entretiens avec Daniel Roche, janvier 2020, et avec Philippe Minard, décembre 2021.
- 10 Pierre Milza passe la main à Daniel Roche en 2011. Caroline Douki cesse ses fonctions en 2019.
9Puis, sous la direction de Charles Pouthas en 1954, avec un programme, un titre retrouvé, Revue d’histoire moderne et contemporaine, et un éditeur (les Presses universitaires de France) qui leur assure une diffusion des abonnements en France et l’étranger, elle s’affirme aux côtés des Annales et de la Revue historique comme l’un des principaux titres académiques de référence pour la recherche française en histoire. En 1967, la société compte 1 300 adhérents, ce qui assure une bonne diffusion de la revue, en plus de la diffusion institutionnelle auprès des bibliothèques, qui augmente le tirage7. En effet, l’adhésion à la SHMC passe par l’abonnement individuel à la revue. Mais le titre n’arrive pas à se fixer chez un éditeur. Il passe chez Armand Colin de 1967 à 1975, avant de connaître une période sans éditeur jusqu’en 2001. Ceux qui gèrent la revue sont deux historiens, Daniel Roche, directeur, et Jacques Bouillon, « secrétaire » (en fait rédacteur en chef), qui assure notamment les liens avec l’imprimeur de Limoges. Un contrat d’appui s’occupe de la gestion des abonnements. Un second directeur, Pierre Milza, est officialisé en 1990. C’est alors qu’est constitué un comité de rédaction formalisé : figurent dans l’ours8, en 1992, Caroline Douki, Philippe Minard, Philippe Hamon et Jean Ruhlmann, tous issus de l’ENS de Fontenay-Saint-Cloud. Le comité comptera vingt noms une décennie plus tard9. En 2001, Caroline Douki remplace Jacques Bouillon comme rédactrice en chef, et l’année suivante, le comité de rédaction s’élargit encore. Outre Pierre Milza, les directeurs éditoriaux sont alors Philippe Minard et Caroline Douki10.
- 11 Décédée le 19 avril 2019, Marie-Claude Brossollet a dirigé le groupe Belin de 1994 à 2008.
- 12 Archives des éditions de l’EHESS.
10C’est sous l’influence d’une jeune génération d’historiens que s’opère la mutation numérique. Elle s’inscrit dans le sillage du retour chez un éditeur privé, Belin, en 2001, grâce à Jean Ruhlmann qui avait déjà travaillé pour cet éditeur scolaire, doté d’un secteur universitaire, et avait fait à cette occasion la connaissance de l’éditrice, Marie-Claude Brossollet, également directrice de la maison11. Cette dernière soutient une politique éditoriale de revues plutôt à leur avantage, une situation qui est à rebours de l’évolution générale de la place occupée par les périodiques au sein des maisons d’édition privées, lesquelles se désengagent à cette époque de ce type de publication. À titre d’exemple, les Éditions du Seuil abandonnent la publication des revues Communications12 et Sociologie du travail (Borzeix & Rot 2010). De son côté, Albin Michel met fin à la publication de la Revue de synthèse, mais garde la collection monographique « L’évolution de l’humanité », toutes deux fondées par Henri Berr.
- 13 Jean Maitron (1910-1987), docteur ès-lettres en 1950, fonde l’Institut français d’histoire sociale (...)
- 14 Dès 1953, le titre est édité par les Éditions ouvrières issues de la Jeunesse ouvrière chrétienne, (...)
- 15 Statuts de l’Association Mouvement social (Journal officiel des 15 et 16 novembre 1971). Suit le 2 (...)
- 16 Entretien avec Patrick Fridenson, août 2019. Voir également les archives du Mouvement social, cons (...)
- 17 Ces numéros sont en général préparés pendant plusieurs années, mis en commun et longuement débattu (...)
- 18 Nombre d’abonnés : 931 abonnés en 1991 ; 912 en 1992 ; 869 en 1993. Il n’y a pas de données sur le (...)
11On a coutume de faire remonter la naissance du Mouvement social à 1960. Émanation de l’Institut français d’histoire sociale, c’est en fait d’abord un bulletin trimestriel ronéotypé paraissant en 1951-1952, dont Jean Maitron est le directeur de publication13. Le titre devient L’Actualité de l’histoire en 1953, puis, fin 1960, Le Mouvement social (Ceamanos Llorens 2004 ; Fridenson 2002 : 134). Revue d’histoire sociale, Le Mouvement social entend contribuer à la publication d’articles et de documents d’archives. C’est également un collectif de travail : les processus de décision portent, au niveau des pratiques éditoriales, la marque du fonctionnement du militantisme, en phase avec les convictions des membres de la rédaction. Comme le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier de Jean Maitron, la revue est éditée par les Éditions ouvrières14. Elle bénéficie du concours du CNRS ainsi que de l’appui de l’Université de Paris. Les statuts actuels, qui autonomisent la revue par rapport à l’Institut, remontent à la direction de Madeleine Rebérioux (1971-1982) : une association loi 1901 est dédiée à la publication de la revue (le conseil d’administration correspond au comité de rédaction) et un contrat formel est passé avec les Éditions ouvrières (il n’y en avait pas avant)15. Maitron se consacre désormais à temps plein à son Dictionnaire. Le Mouvement Social publie déjà de nombreux numéros « spéciaux » et ouvre une rubrique « Informations scientifiques ». Il se veut un lieu de controverses et de pluralisme. On observe au départ une réelle mixité du lectorat, constitué de militants syndicaux et associatifs, puis, au fil des années, de plus en plus d’universitaires16. Reflet d’une volonté d’ouverture, cette diffusion large a des conséquences éditoriales. La clientèle est pour une part la même que celle du Dictionnaire qui se vend par courtage chez les militants tandis que la revue développe une diffusion en librairie, notamment en province : d’où le poids des numéros dits spéciaux ou thématiques, développés très tôt17. La revue publie aussi une collection (« Cahiers du Mouvement social » 1975-79, quatre volumes, qui devient « Collection Mouvement social » en 1981), de médiocre diffusion. Sous l’influence de Madeleine Rebérioux, le lectorat s’internationalise (50 % des abonnés sont étrangers, surtout institutionnels). Jusqu’au début des années 1990, le volume d’abonnements se situe autour de 1 000, sans compter les ventes en librairie18, ce qui permet d’assurer une production de 600 pages annuelles environ.
12Comme pour la RHMC, la périodicité trimestrielle correspond aussi à la capacité de gestion éditoriale de l’équipe de rédaction et de l’éditeur : ce modèle économique de l’imprimé n’autorise guère plus de pages à l’année, sous peine de se retrouver en déséquilibre financier, ce qui se produit parfois – notamment avec les publications de colloques. Sur ce plan, les deux titres ont le même modèle et le même fonctionnement. Quand Madeleine Rebérioux devient vice-présidente du nouveau Musée d’Orsay en 1982, elle cède la place à Patrick Fridenson qui sera directeur de la revue jusqu’en 2011 et l’orientera davantage vers l’histoire économique et culturelle. C’est ce dernier, qui, avec l’équipe de rédaction, accompagne la transition numérique, qui passe par un changement d’éditeur. C’est là aussi un point commun avec la RHMC.
- 19 À titre indicatif, on compte pour les numéros de la RHMC : 704 pages publiées en 1990, 888 pages p (...)
13Les textes sont longtemps écrits à la main par les auteurs, puis ils sont envoyés tels quels au compositeur ou à l’imprimeur, ou bien dactylographiés par des tiers (imprimeur, secrétaire souvent membre de la famille d’un rédacteur, parfois rédacteur)19. L’émergence de la micro-informatique et la possibilité de transcrire ses textes soi-même sont un phénomène technique contemporain d’un processus de régulation restrictive des postes d’appui à la recherche et à l’enseignement supérieur. Au début des années 1990, les postes de secrétaires de laboratoires tendent en effet à ne pas être remplacés. Cela étant, dans le cas des deux revues, non adossées à des laboratoires, rappelons-le, il n’y a pas de tels postes : elles recourent à des prestations ponctuelles extérieures de dactylographie ou bien aux services de l’imprimeur.
- 20 Entretiens avec Philippe Minard (2021) et Patrick Fridenson (2019). Dès le début des années 1990, (...)
14Le passage chez Belin est déterminant sur le plan technique pour la RHMC. Avant 1990, avec Jacques Bouillon, les textes des articles dactylographiés étaient envoyés sous format papier chez l’imprimeur Chirat, qui les retranscrivait informatiquement, puis en assurait la composition, la mise en page et l’impression. Après cette date, on passe à des fichiers saisis via des logiciels de traitement de texte et enregistrés sur des disquettes. Au moment du passage chez Belin en 2001, Caroline Douki remplace Jacques Bouillon comme rédactrice en chef et reprend ses fonctions d’intermédiaire avec l’éditeur et l’imprimeur : la rédaction travaille désormais sur des fichiers Word transmis via Internet au fabricant, mais elle n’absorbe pas davantage les tâches techniques du processus éditorial comme la composition – ce qui lui permet de se concentrer sur le suivi scientifique. Marie-Claude Brossollet met en effet à la disposition de la revue un mi-temps de secrétariat de rédaction en commun avec un autre titre, Genèses, également édité par Belin et présentant plusieurs similitudes éditoriales et scientifiques avec la RHMC. Belin assure aussi la gestion des abonnements et la diffusion en librairie, canal de commercialisation auquel tient la rédaction, à l’instar du Mouvement social20.
- 21 Entretien avec Patrick Fridenson, août 2019.
- 22 Ibid.
15Pour cette revue, la transition informatique est similaire dans le sens où elle est fragmentée et laborieuse. « La copie manuscrite était donnée telle quelle à l’éditeur, mais elle peut être tapée, et l’éditeur payait une correctrice extérieure », se souvient Patrick Fridenson. La description de cette organisation du travail lui fait songer à un épisode où la correctrice ne pouvait assurer la transcription des textes21. La saisie des articles pour les numéros en cours fut faite en catastrophe et les chercheures-éditeurices furent bien obligés, par la force des choses, d’assumer ces tâches, car le contrat avec l’éditeur prévoyait une remise de texte dactylographié. Un tel événement n’entraîna pas la prise en charge de la transcription par les chercheures. Il révèle en revanche le modèle organisationnel de la revue, qui, parce qu’autonome, est aussi autodidacte et se retrouve parfois dans des situations où le comité prend en charge les tâches des intermédiaires et prestataires. Au milieu des années 1990, sous l’influence d’historiens membres du comité, Jean-Louis Robert et Jacques Girault, qui utilisent pour leurs propres recherches des bases de données, la rédaction recourt à l’informatique pour les tâches telles que la production des tables pluriannuelles de la revue et envisage également de le faire pour la gestion des abonnements, sans passer à l’acte toutefois. Plus tard, les chercheures éditeurs et éditrices du Mouvement social rédigent leurs textes en environnement informatique – quand bien même c’est « en grinçant des dents22 » – et demandent à leurs auteures d’en faire de même. Ce n’est qu’au tout début des années 2000 que la rédaction a recours aux disquettes pour la conversion et la transmission des textes des numéros à l’éditeur. À l’instar de la RHMC, l’informatisation des pratiques rédactionnelles n’entraîne pas une extension de ses périmètres d’intervention. En ce sens, la revue continue d’externaliser la composition auprès de son imprimeur, Corlet, avec qui elle entretient, depuis sa création, une relation qui se rapproche davantage du partenariat que de la simple prestation, d’autant plus que le lien avec l’éditeur se délite.
- 23 Les difficultés financières des Éditions ouvrières résultent entre autres de la perte de plusieurs (...)
16Ces pratiques sensibilisent les équipes plus jeunes des rédactions à une nécessaire optimisation des tâches et de la chaîne éditoriale sans que des solutions vraiment satisfaisantes soient trouvées à l’époque, pour partie en raison du statut des deux titres, associatifs et indépendants, mais aussi parce que dans le cas de la RHMC, il n’y a plus, jusqu’en 2001, d’éditeur professionnel intermédiaire, et parce que dans celui du Mouvement social, les Éditions ouvrières, devenues Éditions de l’Atelier en 1993, se désintéressent de la revue et ont des difficultés de gestion qui conduisent à une dégradation des relations23.
17En toute logique avec l’importance prise par les nouvelles technologies au début des années 2000 dans les champs de production culturelle et symbolique (Boismenu & Beaudry 2001 ; Robin 2016), les rédactions désireuses d’améliorer l’accessibilité et la visibilité de leurs titres accordent un grand intérêt à Internet. La possibilité d’élargir le périmètre de diffusion en mettant en ligne une partie ou l’intégralité des numéros – que ces derniers s’accompagnent ou non d’une version imprimée – entraîne dans son sillage toute une série d’initiatives. Certaines rédactions de revues, à l’instar de Germanica24 ou Histoire et mesure25, décident d’adopter la diffusion en ligne, en accès ouvert, en passant par le portail Revues.org afin de pallier les pertes de visibilité que ne compensent pas les canaux de commercialisation traditionnels. D’autres titres nativement numériques s’inscrivent dans une perspective de diffusion en ligne ouverte, de manière à répondre à des finalités avant tout scientifiques. En raison des restrictions techniques des CMS26 de l’époque, qui ne permettent d’appliquer qu’un choix limité d’enrichissements typographiques, et du recours à la conversion de fichiers Word en PDF dont la mise en page reste sommaire, le travail de composition s’avère rudimentaire. Bien que sensibles à la composition de leurs textes, ces revues laissent ainsi de côté les aspects éditoriaux traditionnels pour se concentrer sur la restitution et la diffusion de la recherche. C’est le cas d’Asterion, revue de philosophie de l’ENS Lyon, fondée en 2003 et qui fut d’abord publiée sur un site de l’école spécifiquement développé pour sa diffusion via le CMS SPIP (non dédié à l’édition enrichie) avant de passer sur Revues.org27. C’est également le cas d’EuGesta, créée en 2012 et éditée par l’université de Lille, laquelle mit à la disposition de la revue un site hébergé sur ses serveurs et dont la maintenance informatique et technique était assurée par la Direction des services informatiques (DSI)28. La revue, dédiée aux questions de genre dans l’Antiquité, et dont les articles composés via InDesign sont téléchargeables mais ne bénéficient pas d’une diffusion en HTML, fit le choix de l’accès ouvert et de la diffusion strictement numérique afin d’intervenir à la manière d’un relai auprès du réseau international de chercheures et d’universités auquel elle est étroitement liée. Ces initiatives sont avant tout portées par des enseignantes-chercheures et s’inscrivent dans une collaboration avec les pôles documentaires ou informatiques des universités ou grandes écoles auxquelles elles sont adossées, plutôt qu’avec les presses universitaires ou les services d’édition.
18Pour des titres plus anciens comme la RHMC et Le Mouvement social, dont la diffusion imprimée régresse, l’enjeu du passage en ligne ne se pose pas exactement dans les mêmes termes, même si l’approche non payante et arrimée à des buts scientifiques et intellectuels est la même. Les revues universitaires et savantes doivent être présentes sur Internet. C’est là une perspective particulièrement investie par Le Mouvement social mais à laquelle la RHMC est également sensible.
- 29 Archives du Mouvement social : Comité éditorial du 25 novembre 2000.
- 30 Ces réimpressions, assurées par l’éditeur allemand Schmidt, ont toutefois été essentiellement diff (...)
- 31 Au même moment, dans le cadre du Syndicat de la presse culturelle et scientifique (dont la revue e (...)
19Chez Le Mouvement social, la problématique numérique émerge alors qu’en septembre 2000, le comité éditorial met à son ordre du jour Internet et son intérêt pour la revue, laquelle bénéficie déjà d’une rubrique sur le site web du Dictionnaire Maitron sans que ce soit satisfaisant en termes de visibilité. Cette discussion fait suite à la présentation par Geoffrey Crossick, historien britannique et membre du comité éditorial, des initiatives numériques aux États-Unis, notamment au sein de l’American Historical Review et du projet E-Gutenberg porté par l’historien Robert Darnton – lequel consiste en la mise en ligne des thèses et des ressources scientifiques constituées lors des enquêtes29. Très vite, l’idée de diffuser certains types d’articles fait consensus, et les discussions aboutissent à la décision de créer un site internet dédié à la revue. Ce dernier contiendrait, d’une part, les informations générales sur la revue, les appels à contribution et les tables des matières des numéros, et, d’autre part, les comptes rendus et les articles de la rubrique « Controverse ». La possibilité d’y diffuser les anciens numéros épuisés est évoquée, avant d’être abandonnée car la revue a déjà procédé à des réimpressions à petits tirages, restituant ainsi leur disponibilité30. En revanche, l’idée de créer un forum suscite un certain enthousiasme de la part des membres du comité qui y voient une manière de renouer avec l’implication historique des revues dans l’espace des sociabilités intellectuelles et professionnelles (Boschetti 1994 ; Tesnière 2021), un rôle qui, avec le temps, s’est délité en raison d’un resserrement sur la seule publication scientifique31.
20Dès 2001, des adresses mail gérées par la Direction informatique de Paris 1 sont créées pour les membres de la revue, et le site, hébergé par la même université, est mis en ligne. Le forum est finalement abandonné car trop lourd à administrer et techniquement trop exigeant. Toutefois, des publications extérieures aux numéros mais en lien direct avec l’activité éditoriale du Mouvement social sont mises en ligne dès 2003. On peut notamment citer le colloque tenu en 2002 sur l’usage du numérique dans les pratiques de recherche des historiens et dont les actes sont mis en ligne l’année suivante sur le site du Mouvement social32. De même, plusieurs tables rondes, qui ont été coorganisées avec la RHMC lors des Rendez-vous de l’Histoire à Blois, sont accessibles sur le site. 2003 est également l’année où sont mis en ligne les comptes rendus, quand bien même ils ne sont pas publiés au fil de l’eau comme l’avait envisagé la rédaction. En revanche, ils sont diffusés en plein texte, ce qui est rare à une époque où la plupart des sites sont statiques et où les publications en ligne passent par des requêtes informatiques via des serveurs. Rygiel, qui a des compétences avérées en code informatique et en publication web, convertit les textes selon un système de balises SGML et les transmet aux informaticiens du Dictionnaire Maitron qui, eux, ont des droits d’accès et d’écriture sur le serveur de Paris 1.
- 33 Le CMS Lodel est un logiciel libre développé au tout début des années 2000 par l’équipe de Marin D (...)
- 34 Entretiens avec Philippe Rygiel, mai 2022, et Patrick Fridenson, septembre 2019.
- 35 Entretien avec Patrick Fridenson, septembre 2019 ; archives du Mouvement social : Comité éditorial (...)
21Ce dispositif à la fois technique et professionnel est revu quelques années plus tard lorsque la mise à disposition des ressources humaines par le Maitron n’est plus possible et qu’un passage au CMS Lodel33 est envisagé par la DSI de l’université. L’alimentation et la maintenance du site, désormais simplifiées et autonomes, sont confiées en 2005 à une nouvelle membre du secrétariat, Claire Lemercier, qui prend le relais de Philippe Rygiel34. Loin de se résumer à une diffusion partielle des contenus sur le site de Paris 1, l’investissement de la revue dans le passage au numérique se renforce – en témoigne l’intérêt que le comité éditorial porte aux compétences et aux connaissances numériques de Lemercier lors de l’évaluation de la candidature de l’historienne, déjà connue pour ses usages des outils numériques dans les méthodes quantitatives35.
22Concomitamment à l’arrivée de Lemercier, la collaboration avec Revues.org est à nouveau discutée sans qu’elle soit réellement envisagée, ce qui avait déjà été le cas lorsqu’en 2000, le portail avait été mentionné lors du comité consacré à la présence de la revue sur Internet. À ce stade de la réflexion, le scepticisme de la rédaction vis-à-vis de Revues.org est surtout lié aux conditions matérielles de la revue et à l’organisation du travail qui y prévaut. En effet, Le Mouvement social repose sur une économie du bénévolat qui a fait la force de la revue auparavant, mais présente des signes d’essoufflement depuis quelques années. C’est l’une des raisons qui expliquent la mise à l’écart du portail Revues.org, dont le principe est de fournir aux responsables de revues des outils et des infrastructures pour la diffusion numérique de leurs numéros. Pour la revue, cela requiert l’application des styles spécifiques à Lodel sur Word (stylage) et leur mise en ligne sur OpenEdition via le CMS (chargement), mais aussi la préparation des métadonnées et la maintenance éditoriale du site. Le système de Revues.org qui, en termes d’organisation du travail, aurait pu correspondre à la revue, se révèle désormais trop contraignant.
23Ici encore, les contraintes et les préférences du Mouvement social sont similaires à celles de la RHMC en ce que les membres de la revue aspirent à se concentrer sur les activités scientifiques, quand bien même ils n’hésitent pas à assumer des tâches plus techniques lorsque c’est nécessaire. Cette organisation du travail est tributaire de la relation que les deux revues entretiennent avec leur éditeur respectif, relation qui joue également un rôle prépondérant dans leur transition numérique.
24La diffusion numérique est donc envisagée dans un premier temps selon une problématique scientifique ou patrimoniale plutôt que commerciale ; cette dernière n’est par ailleurs jamais mentionnée lors des débats du Mouvement social qui conduisent à la création du site internet. Le curseur va toutefois se déplacer, d’abord, vers une exploitation commerciale de leurs contenus diffusés en ligne sans qu’une finalité strictement lucrative soit nécessairement recherchée avant de revenir, dans un second temps, à une diffusion en accès ouvert notamment pour leurs numéros anciens.
25Du fait qu’elles ne sont pas pleinement intégrées dans les périmètres d’un laboratoire ou d’un organisme de recherche, les deux revues disposent d’une moindre assise au sein des laboratoires qui les soutiennent, elles bénéficient de financements publics moins réguliers et de ressources matérielles et humaines moins importantes. À ce titre, les revenus issus des ventes sont nécessaires à leur équilibre et rendent prégnant le besoin de contractualiser avec un éditeur privé qui prendrait en charge la composition, la commercialisation et la gestion des abonnements.
26Ces préoccupations, couplées à l’attente de revenus supplémentaires grâce à la diffusion en ligne payante, rencontrent les initiatives des éditeurs privés qui cherchent à maintenir l’édition de revues en raison du capital symbolique qu’elles leur apportent et du rôle de viviers d’auteurs qu’elles continuent d’assurer. Grâce à ce nouveau canal de diffusion commerciale, les éditeurs (maisons d’édition ou sociétés savantes) espèrent atteindre un point d’équilibre financier sans avoir à puiser dans les revenus d’autres produits éditoriaux, notamment ceux à production lente comme les monographies, thèses et ouvrages scientifiques collectifs, eux-mêmes déficitaires.
- 36 En 2007, on recense 318 abonnements souscrits par des institutions ou des particuliers étrangers c (...)
27La chronologie et les partenaires avec lesquels la RHMC et Le Mouvement social mènent leur transition numérique présentent de fortes similitudes. Leurs numéros sont, dans un premier temps, diffusés sur Cairn, portail numérique francophone de revues de sciences humaines et sociales : dès septembre 2005 pour la RHMC et de manière concomitante avec le lancement du portail ; deux ans plus tard pour Le Mouvement social, à l’été 2007. Comme pour toutes les revues ayant confié leurs numéros à Cairn, y sont diffusés les numéros courants jusqu’à 2000. Les rédactions établissent une même période de trois ans durant laquelle les accès aux articles sont payants. Fin 2007, les numéros du Mouvement social sont également accessibles dans l’espace anglophone via le portail étasunien Jstor, qui diffusera également la RHMC un an plus tard. En raison de sa forte notoriété à l’international et de ses abonnés étrangers, certes en baisse, mais représentant toujours une part importante des abonnements36, Le Mouvement social renforce sa présence aux États-Unis en contractant également avec la plateforme Muse pour ses numéros courants – un choix que ne fera pas la RHMC. L’offre de Muse portant alors sur les numéros courants, elle entre en concurrence directe avec Cairn, dont Belin est actionnaire.
Encadré 2. Une brève cartographie des portails qui ont structuré l’espace numérique français des revues
Dès les premières initiatives des éditeurs et des acteurs de l’édition de revues, la transition numérique des titres périodiques semble converger vers l’offre des portails et plateformes plutôt que vers des sites individuels. Les premiers portails sont étasuniens avec la création, en 1995, de Muse et de Jstor. Le premier est fondé par Johns Hopkins University Press et la Milton S. Eisenhower Library, grâce à une politique de subventions de la Fondation Andrew Mellon et du National Endowment for the Humanities. À l’origine, les revues diffusées sur le portail se limitent à celles publiées par les presses de Johns Hopkins University mais à partir de 2000, des partenariats sont noués avec d’autres presses universitaires. Muse est avant tout une initiative éditoriale qui se limite aux numéros courants, ce qu’atteste son catalogue, évalué à 230 revues, même si quelques périodiques diffusent également leurs titres rétrospectifs. À l’inverse, Jstor accueille davantage les fonds rétrospectifs des quelque 300 revues avec lesquelles le portail coopère. Ce dernier est né sous l’impulsion conjointe de la fondation Mellon et de William G. Bowen, ancien président de l’université de Princeton. Les deux portails, dont l’offre est étoffée, sont bien connus des chercheurs et des éditeurs français, notamment les premiers qui les consultent pour leurs travaux.
L’émergence de ces portails anglophones est suivie en 1998 puis en 1999 par la création de deux portails francophones : le premier, Érudit, est canadien et le second, Revues.org, est français. Érudit est porté à la fois par les Presses universitaires de Montréal et le Fonds pour la formation des chercheurs et l’aide à la recherche (Frac) et vise dans un premier temps l’édition et la diffusion numérique des périodiques des Presses avant d’ouvrir son offre aux revues éditées par d’autres instances éditoriales. La naissance de Revues.org est plus confidentielle en ce qu’elle relève de l’initiative personnelle de Marin Dacos avant d’être soutenue par l’université d’Avignon puis par l’EHESS. Alors que les deux portails étasuniens adoptent des modèles commerciaux payants, Érudit et Revues.org sont intégralement en accès ouvert – du moins jusqu’à la fin des années 2000 lorsque le premier appliquera des barrières mobiles d’un à deux ans et que le second se dotera d’un modèle freemium en commercialisant les versions PDF et Epub des numéros pour certaines de ses revues.
Enfin, en 2005, émergent deux autres portails en Belgique et en France : Cairn, un portail de revues – qui s’ouvrira aux ouvrages quelques années plus tard – issu d’une mutualisation entre quatre éditeurs privés (De Boeck, Belin, Ères et La Découverte) et l’entrée dans le capital de plusieurs instances publiques, dont l’université de Liège et la Bibliothèque nationale de France ; Persée, une plateforme d’archives de revues impulsée par le ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, mais pilotée et coordonnée par l’université Lyon 2. En tant qu’outil de diffusion numérique pensé par et pour les éditeurs, Cairn repose sur un modèle payant, avec un système de barrière mobile pour les années les plus récentes, et offre plusieurs modalités d’exploitation commerciale : l’abonnement à des bouquets, l’achat à l’unité (article ou numéro) ou encore l’achat du numéro papier, Cairn se faisant durant les premières années gestionnaire d’abonnements papiers. À l’inverse, Persée est un outil résolument archivistique dont la visée patrimoniale réside dans l’accès ouvert intégral aux numéros de revues antérieurs à l’année 2000.
28Cela étant, si on déplace la focale sur les premières prospections et prises de contacts plutôt que sur la contractualisation voire la mise en ligne effective des numéros, on peut mettre en exergue des stratégies et des attentes différentes de la part des deux revues et des cheminements distincts dans leur transition numérique.
29L’antériorité des premières démarches concrètes de la RHMC avec Cairn par rapport au Mouvement social peut donner l’impression que la réflexion numérique et les premières prospections y étaient plus anciennes. Une analyse hâtive porterait à croire que la revue ferait ainsi partie des toutes premières à avoir délibérément investi le numérique. En réalité, l’impulsion ne vient pas de la revue mais de son éditeur, Belin, sans qu’il y ait eu de contraintes de la part de ce dernier. Si, en 2004, la RHMC ne cherche pas nécessairement à passer sur internet, elle n’y est toutefois pas réfractaire, contrairement à d’autres revues aux profils similaires. Par ailleurs, la proposition de Belin converge avec ses propres questionnements et souhaits d’évolution, comme on le verra dans la dernière section de cette partie.
30À l’inverse, Le Mouvement social est, dès 2003, engagé de manière active dans la recherche d’infrastructures ou de moyens permettant sa diffusion en ligne. Sous ces conditions, si ses numéros sont d’abord diffusés via Cairn en 2007, ce sont deux autres portails numériques qui, au début, retiennent son attention : le portail étasunien Jstor et la plateforme de revues françaises du CNRS.
31Le rapprochement avec le CNRS s’opère au printemps 2004, peu de temps après que le chantier a été initié sous la supervision du Centre d’édition numérique scientifique (CENS), une unité mixte de services (UMS) créée la même année. Dirigé par Andrea Iacovella, helléniste de formation et auparavant ingénieur de recherches à l’École française d’Athènes, le CENS prend pour modèle technique et éditorial le portail canadien Érudit, fondé en 1998 et dont il utilise, à l’instar des autres portails Persée et Cairn – à l’époque en cours création –, la DTD37 pour la structuration de ses fichiers éditoriaux. Outre une diffusion des articles en formats HTML et PDF élaborée selon des standards éditoriaux déjà adoptés par la communauté des acteurs de l’édition numérique38, le CENS s’engage à prendre en charge sans contrepartie les frais de rétroconversion et de migration des numéros. De plus, le contrat de diffusion n’est pas exclusif – ce qui permet aux revues de contractualiser avec d’autres portails – et aucun modèle commercial n’est imposé : les revues peuvent ainsi choisir de diffuser leurs numéros en accès ouvert ou par abonnements payants39. Les modalités de diffusion via ce portail intéressent tout particulièrement Le Mouvement social qui a un réel besoin en commercialisation numérique mais ne dispose pas des fonds suffisants. La revue bénéficie d’une subvention annuelle qui oscille entre 1 000 et 1 500 euros selon les années, mais le CNRS n’a pas mis à sa disposition de secrétariat de rédaction malgré ses demandes récurrentes. Cette position périphérique de la rédaction vis-à-vis de l’organisme peut laisser transparaitre une certaine suspicion de sa part quant à l’autonomie du CENS par rapport aux politiques de soutien du CNRS à l’attention des revues. La rédaction décide cependant de privilégier cette piste par rapport à d’autres, telles que Revues.org et le site d’Armand Colin.
32En effet, ces derniers ne lui conviennent pas car, outre une organisation du travail inadéquate avec les contraintes matérielles et professionnelles de la revue, Revues.org ne pratique, à l’époque, que des politiques de diffusion en accès ouvert intégral et le site d’Armand Colin ne diffuse que les revues dont il est éditeur et/ou diffuseur. Cependant, la perspective de collaborer avec le CNRS et de confier les numéros courants au CENS, laquelle s’apparente à une stratégie pragmatique et opportuniste plus qu’à un véritable choix de coopérer avec l’organisme, sera finalement abandonnée. Sont en cause, tout d’abord, la lenteur avec laquelle les étapes sont franchies – sachant que le projet stagne durant presque une année – et l’absence d’informations ni même d’explications quant à l’évolution du projet malgré les relances de plusieurs maisons d’édition, parmi lesquelles Armand Colin et les Puf. En juin 2005, alors qu’ils rendent leur rapport sur les revues, Marc Minon et Ghislaine Chartron ne sont ainsi pas en mesure de donner des informations sur les conditions d’accès aux contenus ni sur les relations possibles avec les autres projets préexistants tels que Persée, Gallica et Revues.org – Cairn n’étant pas encore mis en ligne (Minon & Chartron 2005 : 81). Nombre de revues, y compris la rédaction du Mouvement social, prennent d’autant plus leurs distances avec le projet, qu’elles reprochent au CENS la trop forte standardisation des sites. La maquette graphique et l’ossature sont communes à toutes les revues qui ne peuvent y transférer leur identité visuelle et éditoriale. Le CENS bascule ainsi dans le travers justement dénoncé par Marin Dacos d’une édition numérique de moindre qualité par rapport à l’édition papier, et donc dévalorisée (2000). Le suivi du projet, qui se fait intégralement par tickets, pose également problème car le CENS opte pour une organisation du travail importée des usages informatiques auxquels les universitaires et éditeurs ne sont pas habitués. Alors que Le Mouvement social est de plus en plus sceptique à face à l’évolution du chantier, le dévoilement du télescopage entre le portail de revues et les politiques de subvention du CNRS, sur lequel on reviendra plus loin, met fin à sa collaboration avec le CENS à l’été 2005, peu de temps avant que le projet soit finalement abandonné par le CNRS.
- 40 Entretien avec Patrick Fridenson, août 2019.
33Le portail étasunien Jstor, spécialisé dans les numéros anciens des revues de SHS, retient davantage l’attention du Mouvement social. Patrick Fridenson le découvre lors de ses voyages outre-Atlantique et l’utilise d’abord pour ses recherches en histoire des entreprises notamment étasuniennes. Son intérêt pour Jstor se confirme en 2004 lorsqu’il se rend aux États-Unis en tant que président de l’association Business History Conference pour y signer le renouvellement du contrat d’édition multi-supports qui lie la revue éponyme de l’association à son éditeur, Oxford University Press, lequel passe par Jstor pour la version numérique. À cette occasion, il prend, de manière plus concrète, connaissance du rôle de Jstor en tant que diffuseur numérique et des revenus générés par cette exploitation. Une telle perspective pour Le Mouvement social est discutée à de nombreuses reprises durant l’année 2005 avant d’être validée par le secrétariat au mois de mars de l’année suivante. La contractualisation avec Jstor ne surviendra toutefois que fin 2007, autrement dit un an après la signature du contrat avec Cairn pourtant sollicité au même moment, les procédures d’acceptation du portail étasunien ayant pu faire obstacle. Ces dernières ont toutefois pu être contournées grâce à la Fondation Maison des sciences de l’Homme (FMSH), par l’entremise de ses bibliothécaires en charge des périodiques. Invités par la FMSH à Paris, les représentants de Jstor se voient recommander plusieurs revues, parmi lesquelles Le Mouvement social et L’Homme, retenues dans la sélection finale40. Ce montage est rendu possible par le rôle joué par la FMSH dans le champ universitaire transnational, et plus particulièrement aux États-Unis, mais aussi par le capital symbolique et linguistique détenu par les acteurs qui ont œuvré pour ce rapprochement.
- 41 Voir les archives de la société Cairn.info conservées à l’Imec, fonds de La Découverte.
- 42 Archives du Mouvement social – Secrétariat éditorial du 5 juin 2004.
34Plus que le portail du CNRS, Jstor est très tôt identifié comme un intermédiaire privilégié dans la transition de la revue car il représente un lieu de télescopage entre le rayonnement international et la diffusion numérique ; deux problématiques dans lesquelles la revue est particulièrement impliquée à cette période. En ce sens, le portail étasunien devient une sorte de point de mire. Cette option est également défendue par d’autres membres de la revue dont les voix portent d’autant plus qu’ils sont considérés comme des experts du numérique, à l’instar de Philippe Rygiel et de Claire Lemercier. À ce titre, Jstor a pu faire écran aux autres alternatives, notamment le portail de revues Cairn dont le chantier est initié dès la fin de l’année 2003 mais reste confidentiel jusqu’à l’été 2005 en dehors des acteurs qui y sont directement impliqués41. Cela étant, l’information est parvenue à la rédaction en mars 2005 certainement par Genèses et la RHMC, directement impliquées car éditées par Belin. Mais l’attention du Mouvement social est alors focalisée sur le projet CENS du CNRS et ce, depuis juin 200442. Cairn ne sera finalement plus évoqué dans la rédaction avant février 2006.
35Toutefois, les facteurs qui entravent le passage au numérique du Mouvement social se situent davantage dans les relations qu’elle entretient avec son éditeur, les Éditions de l’Atelier. Tout comme la transition numérique de la RHMC s’articule aux prises de position numériques de son éditeur, Belin, et à la place que ce dernier accorde à ses revues dans sa politique éditoriale, les stratégies numériques du Mouvement social s’établissent en relation étroite avec son éditeur, à la différence qu’elles se font à rebours des positionnements des Éditions de l’Atelier. Au-delà, donc, des similitudes dans les partenariats numériques des deux revues, les disparités qui surgissent dans leurs stratégies mais aussi dans leurs marges de manœuvre, sont tributaires de l’environnement éditorial dans lequel la transition numérique est pensée et mise en pratique.
- 43 Voir également les archives de la revue, dont les comptes rendus du secrétariat éditorial révèlent (...)
36À plusieurs reprises lors des années 1990, les Éditions de l’Atelier (ex-Éditions Ouvrières) connaissent une situation de crise économique et professionnelle. Lors de ces épisodes, elles n’assurent plus, ou alors de manière trop désordonnée, le traitement des abonnements et des ventes de la revue. Le suivi des stocks et du routage est tout aussi erratique et à chaque fois, le comité – que les Éditions de l’Atelier omettent de prévenir – doit s’enquérir de la situation et trouver des solutions par lui-même, notamment en prenant en charge les tâches relatives aux abonnements et à la diffusion. En parallèle, les ventes et les abonnements papiers de la revue commencent à montrer des signes d’essoufflement dès le milieu des années 1990, le phénomène du renouvellement générationnel des abonnés et de la baisse générale des ventes étant aggravé par les défaillances de l’éditeur. La baisse non négligeable des abonnements étrangers et la diffusion lacunaire en librairie, alors que la vente au numéro représente un tiers des revenus de la revue (Fridenson 2002)43, achèvent de convaincre le comité éditorial de trouver des alternatives ailleurs, notamment dans la recherche d’un nouvel éditeur mais aussi dans la diffusion numérique.
37En 2003, suite à une nouvelle crise avec les Éditions de l’Atelier qui ébranle davantage l’équilibre économique de la revue, la nécessité de publier sur les supports papier et numérique se fait de plus en plus pressante, sans qu’il y ait véritablement de solution concrète. On l’a vu, la revue s’intéresse un temps à la plateforme numérique du CNRS avant de s’en détourner, sachant que le projet du CENS sera finalement abandonné fin 2005. De même, la revue cherche à collaborer à partir de juin 2005 avec Jstor pour sa diffusion internationale. Les années qui séparent la prise de conscience de la nécessité d’une diffusion numérique à la contractualisation avec Cairn, qui est le premier portail à accueillir ses numéros, sont ainsi le théâtre de coopérations avortées ou laborieuses, mais aussi de relations houleuses avec son éditeur, lequel n’accompagne pas la revue dans sa transition numérique.
38Si Le Mouvement social a eu connaissance du portail Cairn au printemps 2005 de manière informelle, ce n’est qu'en février 2006 que la revue envisage sérieusement cette option. Le relais est assuré par le CNL à l’occasion d’un courrier sur les aides à la rétroconversion des revues qu’il a mises en place pour les plateformes numériques. Dès août 2006, un dossier pour une telle aide est envoyé par Cairn avec qui le Mouvement social vient de contractualiser pour sa diffusion numérique
- 44 Entretien avec P. Fridenson, août 2019.
39Le portail Cairn est en ligne depuis septembre 2005. Les prospections auprès des maisons d’édition afin qu’elles se constituent comme actionnaires de la société ou qu’elles lui confient leurs périodiques avaient été initiées dès 2004 par les porteurs de Cairn, Marc Minon, consultant spécialisé dans l’industrie du livre et l’édition des SHS, et François Gèze, PDG de La Découverte et président de la commission SHS au Syndicat national de l’édition. Malgré sa veille active sur les infrastructures numériques et les informations transmises par d’autres revues, Le Mouvement social ne semble pas avoir eu connaissance de ces prospections. Cela peut s’expliquer par la position périphérique voire marginale des Éditions de l’Atelier au sein du sous-champ éditorial des SHS. La maison, de moins en moins investie dans les publications savantes comme les revues et les monographies de SHS, ne participe pas à la commission SHS du SNE. Or, durant les premières phases de la création du portail, les prospections et prises de contact de Cairn se font seulement au niveau des maisons d’édition privées et transitent essentiellement par le biais du SNE, les revues n’étant pas contactées directement à cette étape du projet. En outre, les Éditions de l’Atelier ne manifestent qu’un intérêt très faible pour la transition numérique, qu’elles n’envisagent pas davantage pour leurs ouvrages – la mise en ligne du Maitron via un site web qui lui est dédié est une initiative à part, largement portée par l’équipe du dictionnaire. Par ailleurs, d’autres propositions leur sont faites par Le Mouvement social de manière à mettre en place un dispositif de ventes en ligne, mais d’après Fridenson et d’autres membres de la rédaction, l’éditeur ne donne pas suite44. Dans l’article qu’il publie en 2002 sur la revue, Fridenson fait état de l’absence de tout engagement, notamment économique, de la part de l’éditeur :
Nous avons dû admettre que ni notre éditeur, les Éditions de l’Atelier, auquel la revue reste fidèle depuis ses débuts, ni l’association propriétaire de la revue n’ont actuellement les moyens humains, financiers et juridiques d’offrir une édition en ligne de la revue. Nous ne pouvons même pas, pour le moment, recueillir des abonnements par Internet ou vendre en ligne des tirés à part électroniques des articles. (Fridenson 2002 : 135)
40La revue doit ainsi mener sa transition numérique sans pouvoir compter sur l’aide, même informationnelle, de son éditeur sachant que les Éditions de l’Atelier, qui frôlent la faillite à plusieurs reprises et font régulièrement face à un turn over de personnel, délaissent également son suivi commercial. La rédaction, décidée à changer d’éditeur, hésite entre les Presses de Sciences Po et La Découverte, qu’elle choisit finalement à l’issue d’un vote en septembre 2007. La résiliation du contrat avec les Éditions de l’Atelier ne surviendra que fin 2007 avec une transition entre les deux maisons qui dure jusqu’au début de l’année suivante.
41Le soutien d’une maison d’édition constitue donc un facteur important dans la temporalité et les modalités selon lesquelles elles opèrent leur transition numérique. C’est également ce qui peut mettre en lumière pourquoi, alors qu’elle est moins concernée que Le Mouvement social par la diffusion numérique payante de ses numéros courants, la RHMC fait partie des toutes premières revues diffusées sur Cairn. En 2004, lorsque son éditeur Belin – avec lequel elle entretient de très bonnes relations – s’engage aux côtés des trois autres maisons d’édition actionnaires, Philippe Minard, Caroline Douki et les membres du comité éditorial de la revue sont bien évidemment informés de cette décision et invités à se prononcer sur la participation de la RHMC à ce projet. Ce dernier entre en convergence avec une disposition plutôt bienveillante à la diffusion numérique, et plus précisément avec la volonté des responsables de la revue de contribuer à la constitution d’un espace numérique français et francophone. En outre, le modèle commercial et éditorial de Cairn leur convient du fait que, d’une part, ils bénéficient de revenus complémentaires, et d’autre part, la version numérique ne souffre pas d’une perte de qualité typographique et graphique. Surtout, cette transition numérique est indolore pour eux. Tout est pris en charge, d’une part, par Cairn, notamment pour les demandes de subventions auprès du CNL, l’océrisation des textes et leur transformation en fichiers XML ; d’autre part, par Belin qui assure toutes les affaires commerciales et les suivis des ventes de Cairn ou encore les renouvellements des contrats de diffusion numérique avec le portail français mais aussi avec Jstor. La RHMC est donc déchargée de toutes tâches juridiques, commerciales et administratives relatives à la transition puis à la diffusion numérique, la rédaction pouvant ainsi se concentrer sur la partie scientifique. Parce qu’il n’implique pas de transfert de tâches, le passage chez Cairn ne met donc pas la revue en difficulté.
- 45 Entretien avec P. Minard, décembre 2021.
42C’est un point capital pour les membres du comité qui souhaitent déléguer la majeure partie du travail éditorial, technique, tout en maintenant leur autorité décisionnelle en matière de politique éditoriale et scientifique. Cet attachement à la division entre les tâches intellectuelles et techniques remonte aux années 1990 alors que la revue, auto-éditée depuis 1975, repose entièrement sur l’économie du bénévolat. En raison de la prise en charge de tâches administratives et commerciales sans que les compétences professionnelles soient maîtrisées, cette configuration du travail s’avère trop chronophage. Cette situation pousse le comité à chercher un nouvel éditeur. L’arrivée chez Belin en 2001 est ainsi vécue comme un soulagement par les responsables de la revue qui peuvent déléguer le travail technique, commercial et administratif désormais réalisé par l’équipe éditoriale en qui ils ont pleinement confiance, contrairement au Mouvement social qui doit régulièrement demander des comptes et vérifier le travail fait par les Éditions de l’Atelier. Dans ce contexte, la bascule numérique est d’autant plus aisée que l’organisation du travail telle qu’elle est proposée par Cairn, en 2005, s’inscrit dans une continuité directe avec les conditions dans lesquelles la revue est éditée par Belin depuis quelques années. C’est dans un contexte similaire que la numérisation rétrospective de la RHMC est réalisée que ce soit pour un lectorat français avec Gallica en 2007, ou américain, avec Jstor en 2008. Concernant ce dernier, Philippe Minard remarque, en entretien, que la prise en charge intégrale du chantier et des coûts financiers par les deux portails avait conforté l’idée de cumuler ces trois lieux de diffusions45.
43Les rapprochements avec Gallica font suite à la collaboration que leur confrère, l’historien Éric Brian, a menée quelques années auparavant avec la plateforme numérique de la BnF pour la numérisation des anciens numéros de la Revue de synthèse, fondée en 1900 et dont il est le directeur. Brian, polytechnicien de formation et directeur d’études à l’EHESS, s’intéresse de près aux aspects techniques du numérique depuis la fin des années 1980. À ce titre, il est l’un des premiers à avoir fait migrer les archives de sa revue en environnement numérique. À la fin des années 1990, il souhaite faire numériser en mode texte et mettre en ligne les numéros anciens de la revue et, pour ce faire, sollicite les services de Gallica, qui proposait alors une numérisation en mode image, avec un accès en mode texte pour les tables des matières ; mode texte qu’Éric Brian obtint finalement pour l’intégralité des textes. Le terminus ad quem est 1930 pour tenir compte de la limite juridique imposée par le droit d’auteur. Si cette initiative reste isolée, elle fait quelques émules, parmi lesquels la RHMC. Les membres du secrétariat du comité éditorial de l’époque, Daniel Roche, Philippe Minard et Caroline Douki prennent connaissance de cette numérisation par Éric Brian. Cette intermédiation doit certainement beaucoup à un même réseau intellectuel et professionnel d’historiens gravitant autour de l’EHESS. La mise en ligne des numéros anciens de la RHMC répond, à l’instar d’autres revues ayant numérisé l’intégralité de leurs collections à cette même époque, à des enjeux d’accessibilité pour le lectorat ne disposant pas des exemplaires papier et de visibilité éditoriale, de manière à disposer d’une collection complète de la revue sur internet. Toutefois, la préférence donnée à Gallica plutôt qu’à Persée, portail soutenu par le MESR pour la diffusion en accès ouvert des numéros anciens, révèle de la part de la RHMC une attention forte pour la dimension patrimoniale de ses collections qu’elle articule avec une volonté de contribuer à l’émergence d’un espace numérique francophone, une visée déjà perceptible dans son accord enthousiaste quant à l’intégration de ses numéros courants au catalogue de Cairn. À ce titre, le choix de Gallica a pu être influencé par les prises de position récentes du président de la BnF, Jean-Noël Jeanneney (2005), vis-à-vis de Google. Cela s’inscrit dans le contexte d’une prise de conscience de la mise à l’écart des instances francophones, à l’exception du Canada, dans l’écosystème numérique de l’édition scientifique et de la nécessité de promouvoir un modèle numérique plus européen, où les institutions publiques françaises jouent un rôle de premier plan.
44Les contacts sont pris en avril 2006, un accord de principe est conclu en octobre et une convention est signée en mai 2007 entre la RHMC et la BnF. Il prévoit la mise en ligne du titre pour la période 1899-1999 ainsi que celle du Bulletin de la SHMC pour 1901-1999. Diffusés en accès libre jusqu’en 1999 dans Gallica, les numéros récents sont aujourd’hui accessibles seulement via le portail étasunien Jstor à raison d’une vingtaine de dollars par numéro (en format PDF).
45La RHMC recommande à son tour les services de Gallica au Mouvement social, qui à l’époque, vient tout juste de mettre en ligne ses numéros courants sur Cairn. Les premières rencontres avec l’équipe de la BnF se font en juillet 2007 et se concrétisent par la mise en ligne en accès ouvert des collections parues entre 1960 et 1990. Outre le fait que la BnF incarne davantage un lieu de patrimonialisation, la notoriété dont elle jouit à l’étranger est en effet plus propice à la diffusion internationale des revues francophones.
46Bien que les voies empruntées pour opérer la transition technique vers le numérique aient suivi des circuits différents, Le Mouvement social ayant été davantage attentif aux initiatives américaines et ayant un temps suivi le projet du CNRS tandis que la RHMC a été entraînée par son nouvel éditeur vers la nouvelle plateforme commerciale francophone, on observe néanmoins des convergences entre les deux rédactions qui ne feront que s’affirmer par la suite dans les débats ultérieurs. Le choix d’un éditeur commercial investi sur le plan technique et adossé aux compétences techniques de plateformes dédiées devient alors une évidence pour garantir aux rédactions la préservation de leur fonctionnement sur le plan scientifique et éditorial. Cette préoccupation va se croiser avec la réaffirmation de leur indépendance intellectuelle, dans un contexte qui n’est toutefois plus le même qu’au moment de leur fondation.
47De longue date, les deux revues entretiennent en effet une relation intellectuelle étroite, en témoigne la participation commune à plusieurs tables rondes aux Rendez-vous de l’histoire à Blois. De même, les deux directeurs discutent fréquemment entre eux de leurs politiques numériques et des événements qui jalonnent cette transition. Mais, si les expériences et opinions de l’un peuvent influencer celles de l’autre, il n’y a pas pour autant de stratégie numérique commune. Ainsi, les choix des partenaires, Jstor et Cairn notamment, avec lesquels les deux revues contractualisent pour leur diffusion numérique sont bien souvent la résultante de contraintes matérielles et économiques qui leur sont propres, ou de jeux d’interdépendances avec leur maison d’édition.
48En revanche, leur décision de diffuser les numéros anciens de leurs revues sur Gallica, la plateforme numérique de la BnF, fait exception. Les raisons pour lesquelles Le Mouvement social collabore avec Gallica plutôt que Persée sont sensiblement les mêmes et relèvent davantage des positionnements intellectuels et institutionnels que de la seule stratégie éditoriale numérique.
49De manière générale, si la collaboration entre les deux revues peut se manifester par des stratégies et des partenariats similaires, elles sont surtout arrimées à des considérations intellectuelles proches et à des positions similaires dans le champ des SHS. Au fur et à mesure des événements qui rythment la décennie des années 2000 et façonnent un espace numérique des revues en pleine structuration, les échanges entre Le Mouvement social et la RHMC se renforcent et donnent lieu à des positions communes. Des simples considérations éditoriales aux engagements intellectuels et politiques, elles vont, à chaque fois, choisir des approches concertées notamment vis-à-vis des politiques du CNRS.
- 46 Pour Le Mouvement social, cela se traduit par une chute d’un tiers des abonnés, outre les difficul (...)
50La plupart des titres académiques connaissent une érosion des abonnés papier au tournant du siècle. On l’a vu : certains, à l’instar du Mouvement social, y étant plus exposés que d’autres46. Dès lors, afin d’assurer la visibilité des revues, il devient vital, pour ces dernières, de passer à l’édition en ligne, pour la partie rétrospective comme pour la partie courante. Qui va payer ? En premier lieu, les revues se tournent vers les pouvoirs publics, notamment le ministère de la Culture et de la Communication (via le CNL) et le ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (via le CNRS). Pour résoudre des problèmes d’ordre économique qui dépassent le périmètre d’intervention des acteurs privés évoluant dans le champ de production des biens culturels, la tendance est de solliciter les instances publiques (Surel 2000 ; Chartier 2001). Face à la pauvreté relative des ressources dont elles disposent et à une injonction de plus en plus forte à la transition numérique, les rédactions de la RHMC et du Mouvement social s’interrogent sur le positionnement des deux ministères, lesquels leur accordent des subventions annuelles depuis longtemps.
- 47 Archives du Mouvement social – Secrétariat éditorial du 20 décembre 2001 et du 25 janvier 2002.
- 48 Voir le communiqué de presse de l’Inist, diffusé le 6 mars 2001 sur le site du CNRS.
51Comme on l’a vu, la RHMC trouve rapidement des solutions grâce à Belin qui permet la migration des cinq dernières années sur le portail Cairn, un projet amorcé dès 2004. À l’inverse, Le Mouvement social, dont on a souligné la précarité de la situation et le besoin plus pressant d’exploiter ses numéros courants via internet, suit de près l’actualité relative à Internet et à l’édition numérique. Il est notamment impliqué dans la commission initiée par Georges Tate au CNRS et pilotée par Patrick Fridenson entre 2001 et 2002. D’après le retour qui en est fait auprès du secrétariat du Mouvement social, l’idée est de conceptualiser des outils pour numériser les revues, y compris les années sous droits, et de contribuer à la réflexion déjà amorcée par d’autres instances sur la transition numérique47. L’Institut de l’information scientifique et technique (INIST) et la BnF sont associés à la réflexion, probablement en raison de la convention qui les lie tous deux au CNRS depuis décembre 2000, mais sans que leur rôle soit clairement assigné48. Un chantier à la fois technique (normes) et juridique (contrat-type) est ouvert. De leur côté, les rédactions discutent et examinent le modèle de contrat d’édition proposé aux auteurs.
- 49 Les responsables des revues n’ont pas connaissance de ce programme malgré leurs relations étroites (...)
52Dans le sillage de cette commission mais aussi des conclusions du Programme de numérisation de l’enseignement supérieur (PNER), porté en parallèle par la FMSH et la Direction des bibliothèques du ministère de l’Enseignement supérieur et dont les résultats viennent d’être publiés (Noyer 2001)49, le CNRS amorce, en 2004, son projet d’un portail de revues. À l’origine, cette initiative, qui ne se limite pas aux seuls titres aidés par le CNRS, connaît un accueil chaleureux de la part des rédactions de revues mais aussi de quelques maisons d’édition détentrices d’un portefeuille de périodiques étoffé, à l’instar des Puf, La Découverte ou Armand Colin, et plus particulièrement du Mouvement social. Mais, comme on l’a vu plus haut, plusieurs éléments propres à la gestion du projet altèrent son avancée et empêchent les revues d’amorcer leur migration. En outre, la collaboration avec le CENS s’accompagne d’une méfiance croissante envers le CNRS alors que Le Mouvement social voit sa subvention baisser deux années durant : la revue soupçonne l’organisme de repenser sa politique d’aides en favorisant les subventions dédiées à la numérisation et à l’édition numérique. Ces craintes sont corroborées par la diffusion en mai 2004, de la lettre Sciences de l’Homme et de la société du CNRS. Y sont présentées les intentions du CNRS quant à la mise en place d’un classement des revues afin d’optimiser la politique d’aides aux revues, ce qui peut se répercuter sur les subventions. Dans l’éditorial de la lettre, Jean-Marie Hombert, le directeur du département SHS, déclare que l’outil bibliométrique élaboré par les ingénieurs du CNRS pour ce classement « sera utilisé, conjointement avec d’autres outils d’évaluation et notamment avec ceux mis en œuvre par le Comité national afin de concevoir et de développer une politique de l’édition scientifique. Cette politique doit être fondée sur un classement rigoureux des périodiques existants et elle doit aboutir à un soutien à la fois plus sélectif, mieux adapté aux besoins de la connaissance et plus économe de l’argent public » (2004 : 3).
- 50 Archives du Mouvement social – Secrétariat éditorial du 5 juin 2004.
53C’est une situation similaire chez la RHMC avec laquelle Le Mouvement social commence à discuter de ce problème. Ces échanges s’étendent très vite à d’autres revues comme Genèses et les Actes de la Recherche en sciences sociales. Si Le Mouvement social maintient son intérêt pour le portail du CENS, il commence à prospecter ailleurs en focalisant son attention sur Jstor, et reste très prudent vis-à-vis des répercussions possibles du CENS sur les subventions aux revues du CNRS50.
- 51 Archives de la société Cairn.info conservées à l’IMEC, fonds de La Découverte.
54La position des revues vis-à-vis du CENS va prendre un tour plus critique lorsqu’elles vont découvrir, en juillet 2005, que leurs doutes étaient fondés et que le portail joue un rôle majeur dans la volonté du CNRS de réévaluer son programme de subventions, alors qu’en réponse à des demandes d’éclaircissements de la part des revues, l’organisme s’était engagé à ne pas mettre en relation le périmètre d’intervention du CENS, les subventions aux revues et les politiques de labellisation du CNRS. L’annonce d’une telle finalité suscite des protestations d’autant plus virulentes que les revues l’apprennent lors d’une présentation du CNRS, le 20 juillet, où elles sont toutes réunies pensant obtenir des informations sur l’état d’avancement du portail51. D’une part, il leur est confirmé que les revues, auxquelles le CNRS assigne une position peu élevée dans son classement, verront leur subvention réorientée vers la seule publication numérique – elles sont près de 150 dans ce cas. D’autre part, elles y apprennent que la subvention du CNRS ne sera versée qu’à la condition de confier la diffusion numérique au CENS. Ce qui était une opportunité et un accompagnement en vue d’une diversification de la circulation de la recherche devient une sanction et une restriction du champ des possibles. Loin d’être un simple outil de diffusion et de valorisation des revues universitaires, quels que soient leurs caractéristiques ou le statut de leur éditeur, le CENS se révèle un instrument de régulation de la recherche et contribue en ce sens à une politique scientométrique du CNRS, déjà décriée quatre ans auparavant avec la production par l’European Science Foundation (ESF) d’un index en fonction du nombre de citations (Gingras 2008). Dans un contexte où fusent l’indignation et la déception, elles se concertent d’emblée afin de mener une opposition collective aux desiderata du CNRS. En entretien, Philippe Minard identifie par ailleurs ce moment de concertation comme un épisode singulier dans les interactions habituelles entre directeurs de revues qu’il qualifie plutôt d’échanges réguliers mais informels.
- 52 Voir le Bulletin du CNRS, mars 2006.
- 53 « Récapitulatif des actions développées en 2005 par la Mission pour l’Information scientifique et (...)
55À l’automne 2005, le CNRS infléchit sa position : les activités du CENS, temporairement dirigé par Gilbert Puech, seront finalement interrompues52. À la suite de cet événement, le CNRS affiche sa volonté de collaborer plus étroitement avec Revues.org, dont l’instance tutélaire, le Centre pour l’édition ouverte (Cléo) dirigée par M. Dacos, devient en 2007 une unité mixte de services (UMS). La politique du CNRS vis-à-vis des revues ne semble pas pour autant s’être véritablement clarifiée car, dans son bilan pour l’année 2005, la Direction de l’information scientifique maintient, dans ses actions à prévoir pour l’année suivante, une « réflexion sur l’optimisation de l’aide à l’édition des revues de recherche par le CNRS [en veillant à l’]articulation avec l’offre d’édition électronique de l’établissement53 ». Dans le même temps, l’organisme relance les débats sur le classement international des périodiques scientifiques, ce qui rejoint une préoccupation plus générale de régulation des publications auxquelles il accorde des subventions régulières.
56La problématique de la nécessaire mutation numérique se conjugue avec celle de l’évaluation des publications qui trouve une nouvelle actualité durant la décennie 2000. Contrairement aux deux revues ici étudiées et qui ne bénéficient que d’une subvention annuelle du CNRS par ailleurs inférieure à l’aide du CNL, beaucoup de revues scientifiques dépendent du soutien du CNRS pour leurs ressources humaines en secrétariat de rédaction. C’est un levier pour achever de convaincre les rédactions de SHS qui avaient précédemment éludé le débat du classement des revues. Les rédactions y sont d’autant plus sensibles que, désormais, les carrières des chercheurs des nouvelles générations sont clairement assujetties au poids de leurs publications dans des titres référencés sur le plan international (Coutrot 2008). Des classements voient le jour en 2000, puis en 2007 au niveau européen (ERIH, European Reference Index For The Humanities). L’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Aeres, créée en 2005) publie une liste des revues du domaine des sciences humaines et sociales, s’inspirant largement du classement de l’ERIH. S’y ajoute un classement élaboré par les économistes, qui entendent prendre les devants par rapport au CNRS, qui à l’époque a déjà initié de telles réflexions. Les historiens estiment ne pas y trouver leur compte (Galvez-Béhar 2020). Ainsi en septembre 2006, en plein débat interne sur la nécessité de changer d’éditeur, le secrétariat de rédaction du Mouvement social met dans la balance l’intérêt à le faire si l’on veut améliorer le classement de la revue, alors de rang B selon le classement ERIH. Un document de l’Aeres circule en parallèle. On s’interroge sur un potentiel effet sur les subventions CNRS. Tandis que les seules revues françaises d’histoire citées dans Web of science sont la RHMC, les Annales et Le Mouvement social, dans les hypothèses du CNRS ces deux derniers titres se retrouvent mal classés – voir également le retour d’expériences d’autres revues comme Politix ou Tracés (Blondiaux et al. 2012).
57L’opposition au classement est variable selon les membres des rédactions. Le classement n’est pas contesté par les revues pourvu que les critères d’évaluation soient transparents et pertinents, ce que contestent certains chercheurs (Gingras 2008). Car les liens entre l’évaluation des chercheurs par l’Aeres et l’évaluation des revues apparaissent inéluctables et les outils bibliométriques inévitables. Les chercheures en SHS prennent conscience tardivement que la publication d’articles dans de grandes revues contribue à une différenciation sensible des carrières. Dans les classements internationaux, les titres américains ont accaparé les meilleures places. Les revues « amies », c’est-à-dire les Actes de la recherche en sciences sociales, les Annales, la RHMC et Le Mouvement social, se concertent en 2008-2009. Elles pointent les contradictions des deux listes faites en France, la liste ERIH initiale et celle de l’Aeres d’octobre 2007, et dénoncent une politique qui vise à faire des revues de recherche des instruments d’évaluation et de tri alors qu’elles sont en premier lieu des organes d’édition et de circulation de la recherche (2009). D’autres revues se joignent au débat (Genèses, Politix, Clio…) en décembre 2008. Fridenson publie un article dénonçant l’opacité des procédures et des critères d’évaluation (Fridenson 2009). En dépit d’annonces de concertation par l’Aeres, le CNRS maintient ses positions, ce qui entraîne de nouvelles protestations des revues. Le débat dure toute l’année 2009 : le 26 novembre, un colloque du Syndicat de la presse culturelle et scientifique est organisé sur le classement des revues, à l’issue duquel le CNRS annonce la création d’une commission sur la question. Les relations sont donc tendues avec le CNRS pendant toute la décennie 2000. La volonté de normaliser les pratiques éditoriales et d’intégrer les critères d’évaluation bibliométrique répandus depuis longtemps dans les STM, se heurte à la diversité des statuts des revues de SHS dont l’origine, pour un certain nombre d’entre elles, remonte à une période où les structures publiques de la recherche n’étaient pas encore en place. Ces titres demeurent attachés à leur indépendance, tout en ayant renforcé depuis les années 1980 une évolution académique de leur profil.
58Alors que les deux revues pensaient avoir mené à son terme le chantier de leur mise en ligne et pérennisé leur modèle économique grâce à la diffusion numérique payante de leurs numéros, surgit le débat sur l’accès ouvert et les archives ouvertes (HAL). La problématique de l’accès ouvert (gratuit) aux données et publications issues de la recherche publique, vieille d’une dizaine d’années parmi les chercheurs en sciences physiques et mathématiques, se généralise au début des années 2000 avec l’émergence de l’Open Archives Initative (OAI) et plus particulièrement l’initiative de Budapest pour l’accès ouvert (BOAI) qui, en 2002, porte sur l’auto-archivage et les revues en libre accès. Essentiellement porté par des chercheurs en sciences, technique et médecine (STM) et des bibliothécaires, ce mouvement défend un modèle ouvert des publications scientifiques en opposition aux usages lucratifs et verrouillés des grands éditeurs étrangers tels que Pearson, Springer et Elsevier. Ces derniers pratiquent en effet des tarifs très élevés, voire prohibitifs, dans la diffusion numérique de leurs revues universitaires, dont nombre de titres français font partie. La politique numérique amorcée par le CNRS accorde une large place à cette problématique, l’organisme étant signataire, en 2003, de la déclaration de Berlin sur le libre accès à la connaissance ; ce qui incite les chercheurs de cet organisme à déposer une copie de leurs articles dans une archive ouverte. Ce chantier s’érige en parallèle du CENS dans un autre centre du CNRS, le CCSD. Ces préconisations ne touchent, dans un premier temps, que les chercheurs de STM, mais en 2004, le CNRS décide d’ouvrir aux SHS cette obligation à diffuser en archives ouvertes les publications issues des recherches financées sur fonds publics.
59Cependant, contrairement aux STM, les revues françaises de SHS ne sont pas – ou alors dans des proportions bien moindres – exposées aux stratégies de surexploitation commerciale des éditeurs universitaires étrangers (GFII 2009) et n’ont pas encore trouvé leur point d’équilibre entre diffusion numérique et papier, leur transition numérique n’en étant qu’à ses débuts (Minon & Chartron 2005)54. En toute logique avec leurs stratégies numériques mais aussi leur volonté de maintenir leur autonomie intellectuelle vis-à-vis du CNRS (surtout après l’épisode du CENS), les rédactions de la RHMC et du Mouvement social voient dans cette politique une menace à plusieurs niveaux. Si elles ne s’opposent pas en théorie au mouvement du libre accès et soutiennent cette initiative contre les pratiques dites prédatrices des éditeurs étrangers de STM, les deux revues considèrent l’obligation du CNRS comme une restriction de leurs libertés et, alors qu’elles s’interrogent sur les répercussions financières d’une mise à disposition des articles récemment publiés, elles estiment qu’elles n’ont pas à payer les dommages collatéraux d’un phénomène auquel elles n’ont pas participé et dont elles ne sont pas responsables.
60Ce sont là des arguments qui ressurgiront, lorsque qu’entre 2013 et 2016, les débats autour de la Loi pour une République numérique opposeront les tenants de l’open access aux défenseurs d’une commercialisation restreinte tant sur la durée de la barrière mobile que sur les tarifs pratiqués. Les débats portent essentiellement sur les articles relatifs au Text and Data Mining (TDM) et au libre choix des auteurs à faire circuler leurs textes dans la version ante-éditorialisée des textes, autrement dit avant leur mise en page, un an après publication pour les SHS et six mois pour les STM, conformément aux recommandations formulées dans la directive de 2012 par la Commission européenne. À nouveau, le CNRS joue un rôle capital en soutenant officiellement cette loi et en orientant nombre de ses dispositifs de subvention dans cette perspective (Contat & Torny 2015). P. Minard et P. Fridenson prennent activement part à cette bataille : ils interviennent à de nombreuses manifestations et tables rondes, ils soutiennent et relaient la tribune signée par plusieurs éditeurs de sciences humaines et sociales, publiée dans Le Monde le 9 octobre 2015. La même année, ils publient au sein de la RHMC un numéro consacré à cette question, et y rédigent chacun un article dans lequel ils prennent position contre la loi et dénoncent des vices de procédure lors de son élaboration. Arguments qu’on peut par ailleurs retrouver dans un autre article de François Gèze, publié la même année dans Le Débat (Gèze 2015).
61Outre la défense de leurs propres intérêts en tant que responsables de revues universitaires, dont le modèle économique repose à la fois sur les revenus issus des ventes numériques et des subventions publiques, ces engagements politiques et intellectuels révèlent une volonté de faire front commun avec leurs éditeurs respectifs, La Découverte et Belin, qui, en tant qu’actionnaires de Cairn, sont particulièrement exposés aux retombées de cette loi. En soutenant ouvertement et publiquement les positions des deux maisons, ils témoignent ainsi de leur solidarité auprès de leur éditeur qui leur a offert, quelques années auparavant, les conditions propices pour maintenir une autonomie à la fois économique et intellectuelle.
62Alors que les choix opérés par les rédactions de la RHMC et du Mouvement social dans leur passage au numérique sont à première vue très proches et que leurs responsables respectifs, Philippe Minard et Patrick Fridenson, souscrivent à une même vision de l’édition numérique des revues, une étude plus poussée des conditions dans lesquelles ces rédactions ont pensé et conduit cette transition révèle un tableau plus nuancé.
63Les raisons qui poussent les rédactions à doter leur revue d’une présence sur Internet puis d’une diffusion numérique ne sont pas les mêmes : alors que Le Mouvement social cherche à compenser d’importantes pertes de revenus générées par les défaillances de son éditeur et à renouer avec un lectorat étranger, la RHMC accompagne et confirme une dynamique numérique portée par son éditeur, actionnaire de Cairn. Ce faisant, elle souhaite, d’une part, profiter d’un revenu complémentaire qui lui permet de pallier les baisses d’abonnements des particuliers – un phénomène auquel la plupart des revues de SHS sont confrontées depuis quelques années – et, d’autre part, renforcer les initiatives éditoriales francophones dans un espace numérique à l’époque dominé par les portails anglophones.
64Le degré d’urgence du passage au numérique diffère également : les revenus issus du numérique constituent pour Le Mouvement social un véritable appel d’air pour pouvoir maintenir son activité mais aussi trouver un nouvel éditeur, tandis que pour la RHMC, il s’agit d’une amélioration de ses conditions de production, voire d’une remise à l’équilibre.
65Enfin, et surtout, les conditions matérielles et socio-économiques des espaces éditoriaux divergent. Dans cet article, on aura ainsi montré que la transition numérique des deux revues est en partie tributaire des relations qui les lient à leur éditeur et de la place que ce dernier occupe au sein de l’espace numérique dans le sous-champ de l’édition des SHS. Alors que Belin y détient une place centrale dans le sous-champ de l’édition des SHS en tant qu’actionnaire de Cairn et que la maison coordonne et réalise toutes les étapes nécessaires à la migration numérique de la RHMC, les Éditions de l’Atelier font peser sur Le Mouvement social les dommages collatéraux de leur position périphérique au sein du sous-champ de l’édition des SHS et de leur indifférence vis-à-vis de la transition numérique. De même, tandis que le partenariat avec Belin offre à la RHMC des conditions de travail avantageuses la déchargeant de toute tâche technique et commerciale, les rapports entre Le Mouvement social et son éditeur reposent davantage sur la méfiance et la dénonciation du non-respect du contrat et du désengagement chronique des Éditions de l’Atelier dont le soutien est trop précaire. Les conditions de production de ces revues pèsent donc sur les modalités mais aussi les temporalités de leur transition numérique. Elles influent directement sur la répartition entre travail technique et intellectuel, via la délégation du premier grâce au partenariat éditorial, ou encore sur leur attachement très fort à leur autonomie institutionnelle et financière, du fait qu’elles ne sont pas des revues de laboratoire même si elles peuvent s’appuyer sur les ressources de certaines universités. Ce dernier point est un fil rouge pour comprendre leur rapport au numérique, mais aussi leurs prises de position qu’elles soient éditoriales, intellectuelles ou politiques. En ce sens, le numérique reste, pour ces revues, un outil afin de maintenir leur indépendance et disposer des ressources nécessaires pour le bon fonctionnement de la rédaction (frais de traduction et d’impression, frais de déplacements pour les membres du comité de rédaction résidant en province, etc.). C’est là un besoin qui se fait d’autant plus sentir dans une conjoncture où la problématique numérique est également investie par les instances publiques et ministérielles, lesquelles modifient l’espace des possibles des revues en même temps qu’elles participent à la structuration et à la stabilisation de l’espace numérique du sous-champ de l’édition des SHS.
