Brigitte Albero, Marie-Pierre Chopin et Richard Étienne adressent ici leurs remerciements à Jérémy Sinigaglia pour la relecture de cet entretien et les accompagnements à la césure et aux clarifications indispensables pour les lecteurs d’autres disciplines des sciences humaines et sociales.

1. Entrée en matière

2En 1975, les analyses menées sur les publics des sciences de l’éducation établissaient que 75 % des étudiants inscrits dans ses cursus avaient exercé une profession à temps plein (pendant plus de six ans pour 40 % d’entre eux) avant leur entrée à l’Université (Léon, Contou & Merck 1975). En 1992, alors que les sciences de l’éducation fêtaient leurs vingt-cinq ans, Pierre Clanché, professeur à l’université de Bordeaux, proposait lui aussi de considérer qu’une réflexion sur l’identité de sa discipline pouvait trouver une assise intéressante sur la question des publics fréquentant les bancs des formations universitaires. L’extrait est un peu long, mais sera important pour la suite :

• 5 L’AECSE est une association professionnelle historique de la 70^ème section du CNU, fondée en 1971 s (...)

Je commencerai par une remarque personnelle, voire anecdotique. Certains d’entre vous, enseignants ou étudiants, partagent peut-être la même expérience. Lorsque l’on me demande ce que je fais, quel est mon métier, et que j’affirme hautement que je suis professeur de Sciences de l’Éducation à l’Université, certains me disent que « ça doit être très intéressant », j’opine du chef et on en reste là ; d’autres, non sans un brin de sarcasme, me disent ne pas savoir que cela existait, à quoi je réponds sèchement que les Sciences de l’Éducation ont un quart de siècle d’existence en France, beaucoup plus dans nombre de pays étrangers, que nous délivrons licence, maîtrise, DESS, DEA, etc. ; la réponse polie est « ah bon » et l’on change de sujet ; d’autres enfin, plus curieux ou plus simplement polis me demandent en quoi ça consiste et ce que j’enseigne ; gêne de ma part, je ne vais pas faire un abstract des conclusions de nos colloques ni des minutes de l’AECSE [Association des enseignant·es et chercheur·es en sciences de l’éducation]5. […] j’ai une forte tendance à répondre en ne disant pas ce que j’enseigne mais à qui j’enseigne : instituteurs, professeurs, conseillers d’éducation, infirmiers, cadres infirmiers, travailleurs sociaux, animateurs socioculturels, formateurs d’adultes… […] Un trait distinctif commun à nos départements [d’enseignement], au-delà des différences liées à leur culture propre, serait qu’ils se définissent plus par les caractéristiques spécifiques du ou des publics qui les fréquentent que par les objets que l’on y étudie. Il semble, dans une première approximation que […] les étudiants de sciences de l’éducation ne viennent pas pour étudier des matières qui seraient des sciences, mais [ils] viennent avec des paquets d’interrogations, de déceptions, d’espoirs, concernant des activités plus ou moins professionnelles dans lesquelles ils sont, ou ont été investis ou, plus récemment, vers lesquelles ils aspirent. (Clanché 1994 : 89-90)

2. Les publics étudiants : socle d’une identité disciplinaire ?

Marie-Pierre Chopin : Les sciences de l’éducation (renommées sciences de l’éducation et de la formation – SEF – depuis 2019) ont aujourd’hui cinquante-sept ans d’existence académique. Plus de trente ans sont passés depuis la publication du texte de Pierre Clanché. Diriez-vous l’un et l’autre que le trait distinctif commun à nos départements d’enseignement serait qu’ils se définissent plus par les caractéristiques spécifiques du ou des publics qui les fréquentent que par les objets que l’on y étudie ?

Brigitte Albero : Je vois deux aspects différents traités dans cet extrait, à prendre en compte pour répondre à la question posée : d’une part, la manière dont les enseignant·es-chercheur·es communiquent à propos de leur métier ; d’autre part, la considération dont ils font preuve pour des publics aux motivations variées. Un changement me semble pouvoir être repéré dans le passage d’une époque marquée par une préoccupation pour la formation à une période davantage marquée par une préoccupation pour la production scientifique et par le souci de la reconnaissance académique et sociale de la discipline. Pour synthétiser, je dirais que la manière dont les enseignant·es-chercheur·es communiquent à propos de leur métier est restée relativement inchangée, malgré plus de cinq décennies de travaux, sans doute pour des raisons de fond qui demeurent : ce qui fait la culture scientifique d’une discipline, c’est-à-dire ses fondements historiques, ses débats et ses controverses, est rarement partagé au-delà de la discipline elle-même. De ce fait, comme d’autres SHS, mais peut-être plus encore parce qu’elles ont accueilli historiquement de nombreux·ses professionnel·les en exercice, les enseignant·es-chercheur·es des SEF sont amené·es à partir des représentations, des connaissances, des expériences des publics auxquels ils et elles s’adressent, en prenant appui sur leur diversité, pour les conduire vers d’autres mondes épistémiques : celui des formes de raisonnement, du positionnement épistémo-théorique et des méthodes de nature scientifique, mais aussi celui de la variété des SHS dans la complémentarité de leurs apports sur les questions éducatives. Du côté des objets de recherche, il faut souligner en revanche le travail conduit à l’intérieur de la discipline pour la reconnaissance académique et sociale d’une production à valeur scientifique portée par les unités de recherche. Les évaluations, notations, budgets relatifs à ces notations, les classements, la mise en concurrence des équipes et des établissements conduisent les SEF, comme les autres disciplines des SHS, à accroître la valorisation de leur production scientifique, parfois au détriment d’autres perspectives, plus puissantes par le passé : l’information et la vulgarisation, l’éducation tout au long de la vie, la formation des adultes, etc. L’enjeu, dans ce contexte, est donc selon moi de faire reconnaître l’intérêt à la fois épistémique et socio-professionnel des productions scientifiques, tout en maintenant une capacité de formation qui soit fondée scientifiquement. Ainsi, il m’apparaît donc toujours vrai que, dans une discipline telle que les SEF, les caractéristiques des publics ont une incidence déterminante sur l’exercice du métier dans l’articulation entre recherche et enseignement. Mais il faut ajouter à cela que les dernières décennies ont montré l’influence considérable des politiques de la recherche et de l’enseignement, des modalités de leur structuration institutionnelle, des formes de gouvernance et des conditions de travail qui sont faites aux enseignant·es-chercheur·es. C’est, me semble-t-il, cet ensemble de phénomènes, variable selon les établissements et les équipes, qui infléchit le plus sûrement la réflexion individuelle et collective à propos du métier, la délimitation d’objets de recherche qui apparaissent les plus pertinents selon la période et le contexte et, in fine, la nature des connaissances produites et leurs justifications épistémo-politiques.

Richard Étienne : Pour moi, les enseignant·es-chercheur·es en SEF éprouvent la même difficulté que leurs collègues d’autres pluri-disciplines, voire de disciplines apparemment bien installées – comme la psychologie sociale en tension avec la psychologie clinique – car leur métier peut sembler obscur, sans intérêt social ou économique, étant donné que le stéréotype et les normes apparentes des sciences dites « dures » ont triomphé, au détriment d’une priorité donnée à l’explication et/ou à la compréhension. Or, la double fonction des enseignant·es-chercheur·es, donc leur métier, consiste selon moi à faire transiter le public de son assurance, parfois incertaine, sur ses connaissances, à une posture réflexive dans laquelle il pourra anticiper des problèmes qui émergeront d’obstacles didactiques, psychologiques, culturels et sociaux. C’est ce qu’un de nos collègues a pu appeler « des imprévus prévisibles » (Perrenoud 1999 : 123). La difficulté vient en général de la présentation de notre discipline, qui entend mettre en évidence des éléments déterminants sans être déterministe ou relativiste. Pour ma part, c’est ce que m’ont fait comprendre les étudiant·es en SEF, mais aussi les professionnel·les avec qui j’ai pu construire une formation qualifiante de niveau bac+5 pour former des formateur·rices à et par l’analyse de pratiques : pour eux, passer de la réflexion sur l’action, a posteriori, à la réflexion dans l’action a été un pas décisif. Donc je partage toujours l’analyse de Pierre Clanché mais j’y ajouterais la question du projet des personnes qui, effectivement, ont plus de questions que de réponses et qui vont les voir se multiplier en découvrant l’étendue des savoirs à combiner pour mener à terme leur projet de formation et leurs projets personnels dans le cadre des métiers de l’humain et du social.

3. Diversification des publics, reconfiguration des objets

M.-P. C. : J’entends dans vos réponses une distinction entre, d’un côté, la « considération » que l’on porte aux publics accueillis – je reprends le terme de Brigitte – et, de l’autre, la production de savoirs considérés comme scientifiques permettant de fonder la discipline, comme si, en quelque sorte, ces finalités pouvaient être considérées comme antinomiques. J’entends aussi que vous esquissez tous deux, et à votre manière, une façon dont cette antinomie pourrait être néanmoins dépassée : en accompagnant le développement professionnel des étudiant·es pour Richard ; en produisant des savoirs académiques portant sur le développement professionnel pour Brigitte. Il me semble que s’opère ici – mais cela est peut-être dû à un effet d’échantillonnage puisque vous avez tous deux fortement travaillé ces questions – un glissement quant aux savoirs produits par les SEF, orienté vers la prise en compte du soutien aux démarches de professionnalisation des agents des mondes de l’éducation et de la formation. Cela vous semble-t-il dû au fait que les étudiant·es que vous avez eu·es en cours ces dernières années n’expriment plus les mêmes attentes ou les mêmes aspirations que lorsque vous avez commencé à enseigner ? Car cela pourrait aussi être considéré comme une intériorisation, de la part des chercheur·es en SEF – ils ne sont sans doute pas les seul·es – des injonctions à la professionnalisation portées par les politiques de l’enseignement supérieur ces vingt dernières années tout particulièrement, ce qui mériterait une sérieuse mise en discussion.

B. A. : Les aspirations des étudiants ont évolué avec les déterminants de leur époque, mais effectivement en lien avec l’injonction à l’utilité immédiatement évaluable des formations, la prescription de professionnalisation et d’employabilité faite à l’enseignement supérieur, ou encore l’exigence de diplômes de second et de troisième cycle pour obtenir une position distinctive sur le marché du travail. Dans le cas de nos formations plus spécifiquement, on observe toujours que la plupart des étudiant·es ne visent pas à apprendre les SEF en tant que telles mais plutôt à apprendre des SEF, pour reprendre les propos de Pierre Clanché [lors du colloque de] 1992. De façon plus impérative qu’auparavant, il s’agit pour elles et eux de réussir des concours et devenir un·e professionnel·le du domaine ou bien, par l’actualisation de ses connaissances, de mettre en place des pratiques jugées plus adaptées dans leur contexte professionnel. Donc il est vrai que les aspirations et les motivations des publics de l’enseignement supérieur exercent une influence déterminante sur la conception et sur les pratiques de formation pour rester en phase, continuer à intéresser et à proposer une offre pertinente. Dans la relation très étroite entre recherche et formation, ces aspirations et motivations contribuent aussi à infléchir la conception même de la discipline : cela passe par des cadres épistémo-théoriques qui incluent des aspects pragmatiques, par le développement de méthodes d’enquête qui prennent en compte les informateur·rices comme des partenaires de la recherche, ou encore par des conduites à l’égard des terrains d’enquête qui incluent des formes de restitution des résultats.

R. É. : Je confirme tout ce qu’avance Brigitte, notamment le fait que les étudiant·es dans leur grande majorité veulent apprendre « des » SEF plutôt que « les » SEF. Toutefois, je pense aussi que nous sortons progressivement du temps où dans un amphi de 250 étudiant·es en L3, 200 affirmaient être là pour devenir professeur·es des écoles et donc obtenir la licence indispensable pour se présenter au concours de recrutement. Il y a eu un double mouvement : d’abord l’attractivité de ce métier a fortement diminué, et puis la diversification des masters a permis de mettre en valeur des parcours plus variés avec des métiers ou des interventions moins stéréotypés. Ce mouvement s’observe aussi au niveau des formations qui s’affranchissent de plus en plus de la seule éducation scolaire, même si elle demeure un objet d’étude ou d’approfondissement professionnel. On le voit par exemple dans les coopérations et les partenariats qui se mettent en place avec les instituts de formation au travail social, avec un concours réservé aux étudiant·es en licence de SEF ou une formation raccourcie d’un an pour les titulaires de cette licence. De même, la mise en place de licences professionnelles en partenariat avec l’enseignement supérieur agricole a permis, dans le cadre d’une co-habilitation, d’offrir des possibilités d’emploi avec un haut niveau de placement dès la sortie de formation. Si le point fait par Brigitte est tout à fait ajusté à la situation actuelle, je peux y ajouter une évolution que j’ai vu se dessiner depuis une vingtaine d’années et que mes derniers contacts avec les jeunes chercheur·es issu·es de la filière confirment : les SEF sont en train de devenir un lieu propice à la naissance et au développement de projets professionnels et de recherche de plus en plus variés et ouverts à des coopérations, ce qui tend à accréditer un relatif divorce avec la seule pédagogie scolaire, dont la relation avec les sciences de l’éducation naissantes était un grand classique des années 1970 à 2000.

4. Espoir social et volonté de faire science6 : une tension renouvelée et heuristique

Faut-il lutter contre ces bonnes-mauvaises raisons, bonnes parce qu’elles nous conduisent des étudiants généreux (socialement) et motivés, mauvaises parce que constituées de convictions ou de demandes auxquelles on ne peut pas satisfaire de façon immédiate, elles font obstacles à nos exigences universitaires de critique et de rationalité. Ou bien faut-il faire avec, et essayer de les faire passer (plus ou moins en douceur) de la conviction à « l’opinion juste » et « l’opinion juste accompagnée de raison » pour reprendre les termes platoniciens du Théétète ? (Clanché 1994 : 90)

Pierre Clanché analysait ici une époque, avant la création des IUFM [Institut universitaire de formation des maîtres], où les étudiant·es ne venaient pas nécessairement chercher un diplôme d’accès aux concours de l’Éducation nationale. Richard soulignait combien ces métiers de l’éducation étaient aujourd’hui en recul et combien les publics des SEF s’étaient diversifiés. En prenant acte de ces éléments, pourriez-vous me dire comment résonne l’alternative posée par Pierre Clanché, à propos de ce qu’il faut faire des espoirs et des aspirations de nos étudiant·es ?

B. A. : Il est intéressant de constater en effet que, si le dilemme « lutter contre ou accompagner vers » pourrait encore être d’actualité, les conditions sociales qui le fondent ont considérablement changé, affectant également la manière dont on pourrait le résoudre. Ces conditions, c’est par exemple : la fragilisation des institutions de formation face à la puissance des médias de l’internet ; la tendance à la mise en cause des connaissances scientifiques ou résultant d’une rationalité fondée ; l’accroissement des conduites de désinformation (manipulations, fausses informations, etc.). L’enjeu de formation intellectuelle, scientifique et civique qui revient à l’enseignement supérieur a ainsi profondément changé de nature et surtout d’envergure, c’est pourquoi il s’agit aujourd’hui de tout tenir ensemble : lutter contre les obscurantismes contemporains et accompagner vers les acquis de la recherche scientifique en SHS ; lutter contre les conduites de violence symbolique, verbale ou même physique et accompagner vers des conduites de respect, d’acceptation de l’expression de différences par la formulation argumentée de positions opposées dans la controverse ou la construction d’analyses plus consensuelles. Je dirais ainsi pour ma part que l’enjeu est aujourd’hui moins de former strictement à l’esprit scientifique que de consolider les fondements même de la démocratie par et dans les enseignements.

R. É. : Il est vrai que, comme le fait remarquer Brigitte, « les temps ont changé » et les urgences ne sont plus les mêmes. Le numérique a fait son œuvre et ses dégâts changent la donne. Le premier fait remplacer le temps de la réflexion par celui de la réaction, voire de la surréaction, et le second a substitué à une culture pétrie de temporalité par une autre marquée par l’hypertrophie du présent qu’a bien décrite Jean-Pierre Boutinet (2004) dans son livre Vers une société des agendas, une mutation des temporalités. Nous y sommes et le premier pas à franchir n’est pas seulement de transformer des « convictions » en « opinions justes », mais plutôt d’engager un accompagnement que le poète Machado suggérait en disant qu’il n’y avait pas de chemin mais qu’il se faisait en cheminant. Autrement dit, les étudiant·es en SEF peuvent s’y inscrire en souhaitant y trouver de quoi fonder un projet professionnel, personnel ou de vie, ou en en ayant un, mais ils ne découvriront la discipline qu’en y suivant un curriculum singulier, à l’instar de la sociologie ou de la psychologie qui ne sont enseignées comme telles qu’à partir de l’entrée dans l’enseignement dit supérieur. Ce qui a changé et permet d’envisager un effet bien plus important dans la compréhension de la nature des SEF, c’est la durée des études avec des licences en trois ans et des masters en deux, sans parler des thèses et des habilitations à diriger des recherches. Jusqu’à la fin de la première décennie du xxi^e siècle, les quelques dizaines d’heures passées dans la discipline ne permettaient pas que s’opère la rupture épistémologique que permet un parcours plus long. Mais il en va aussi de l’engagement des enseignant·es-chercheur·es qui sont de plus en plus nombreux·ses à avoir été formé·es en SEF avec un parcours complet dans la discipline. À eux d’en porter l’image sans vouloir s’enfermer dans leur pré carré. À eux de montrer en quoi les SEF participent du projet général des SHS dont la visée d’utilité sociale se conjugue avec la rigueur de l’approche et des méthodes scientifiques. Les associations francophones et internationales comme l’AECSE ou l’EERA [European Educational Research Association] constituent des lieux et des occasions pour une évolution de l’image et de la nature des SEF dans le large panel des sciences de l’être humain et de la société.

M.-P. C. : Cette question de l’utilité sociale est intéressante et vos développements posent des questions importantes : celle du renoncement ou plutôt d’un repositionnement au second plan de la visée de construction d’un esprit scientifique pour nos étudiant·es. Je crois important de dire qu’il ne s’agit pas d’une position partagée par l’ensemble des enseignant·es-chercheur·es de SEF, ni d’une position antinomique à la poursuite d’une visée démocratique plus large. Cette tension est d’ailleurs aussi abordée par Pierre Clanché à propos de ce qu’il désigne, à l’époque, comme une opposition entre enjeu de solidarité (en référence directe à Richard Rorty, 1985 et 1994) et d’objectivité (voire d’objectivisme) dans les sciences de l’éducation. Il écrit :

Il m’est donc apparu que l’opposition Solidarité/Objectivité pouvait servir de paradigme pour analyser la position actuelle des Sciences de l’éducation tant du point de vue de l’enseignement que de la recherche et que pour peu qu’on la dialectise, elle permettrait de rendre visibles et théorisables, nos spécificités et nos différences intra et inter. […]

Je crois personnellement que leur éthique est structurellement et historiquement solidariste sinon elles n’auraient pas de raison d’être, en tant que discipline autonome dont le champ est essentiellement hétérogène. Au lieu d’être des solidaristes contrits n’aurions-nous pas à affirmer un solidarisme offensif et vigilant ? Mais en même temps je pense […] qu’il est nécessaire de dialectiser (au sens fort) Solidarisme et Objectivisme sous peine de sombrer dans un manichéisme qui nous attirerait les foudres de tous les bords : de ceux qui nous intiment l’ordre de nous consacrer aux seules didactiques, mot fétiche qui cache souvent une pure et simple reprise en main positiviste des Sciences de l’Éducation, comme de ceux qui veulent nous cantonner dans un impressionnisme humanisme [sic] touche à tout ou bouche-trous. (Clanché 1994 : 98-99)

Pour conclure notre échange, j’aimerais savoir comment cette analyse résonne pour vous aujourd’hui. Peut-on classer les enseignant·es-chercheur·es dans les rangs des objectivistes et/ou des solidaristes (au sens de Rorty toujours – étant entendu que c’est la question de l’éthique que Clanché place en réalité du côté du solidarisme) ? Ou bien ces catégories et la tension qu’elles permettent de dessiner vous apparaissent-elles caduques ?

B. A. : De la même manière que l’enseignant·e-chercheur·e peut infléchir son travail de recherche, c’est-à-dire son positionnement épistémo-théorique, ses méthodes, la dimension praxéologique des connaissances qu’il ou elle produit, etc., en prenant en compte les caractéristiques et les aspirations des étudiant·es auxquel·les il ou elle s’adresse, il ou elle est conduit·e à mettre régulièrement au travail l’inscription de sa production dans le contexte de la discipline dans laquelle il ou elle exerce. Dans cette perspective, selon moi il n’y a pas vraiment d’opposition entre visée objectiviste et solidariste, mais plutôt une articulation liée à ce qui pourrait se définir comme une identité disciplinaire (partageable en SHS), à la condition d’une reconnaissance sociale de cette identité et d’une formalisation rigoureuse susceptible de déboucher sur un enseignement dont la nature épistémo-théorique n’est pas désolidarisée de sa dimension épistémo-politique.

R. É. : De mon côté, et pour aller avec vous vers la fin de cet entretien, je répéterais volontiers ici ma précision antérieure : pour ma part, nous ne travaillons pas sur des objets mais plutôt avec des sujets et leur projet, dans le but de les aider à s’approprier des savoirs et/ou un agir professionnel. Cette attitude se situe bien du côté d’une posture solidariste. Notre but, celui de nos recherches, de nos enseignements et des formations que nous assurons, n’est pour moi pas d’obtenir une mécanique reproductible et prévisible mais d’augmenter les savoirs à prendre en compte dans ce que les êtres humains se donnent pour projet de faire, qu’ils y soient contraints ou qu’ils s’y engagent volontairement. Cela ne diminue pas l’intérêt pour les savoirs, bien au contraire puisque les comportements humains, tant de la personne que du groupe, de l’organisation ou de l’institution, constituent une énigme dont la résolution partielle ou totale servira au développement de toutes ces personnes dans leur singularité mais aussi dans leurs interactions avec les autres à différents niveaux. Les philosophes, historien·nes, sociologues et psychologues, entre autres, contribuent par leurs apports à soulever une partie du voile. Les chercheur·es s’efforcent de poursuivre ce dévoilement en le mettant à disposition par leurs travaux, leurs publications et leurs enseignements. Le solidarisme de celles et ceux qui cherchent devient essentiel car il entraîne tous les intéressé·es dans une quête illimitée du savoir pour savoir agir, dans un cheminement qui, bien qu’imprévisible en tant qu’itinéraire, est sous-tendu de considérations éthiques et porté par des projets qui s’ajustent au réel de l’activité des uns et des autres.

M.-P. C. : Je vous remercie tous deux très chaleureusement de ces échanges, ainsi que Pierre Clanché par l’entremise de son texte.