• 1 La reconstitution de sa trajectoire et de celle de son entreprise s’appuie sur diverses sources : (...)

4Jean Régent1 (son nom d’usage jusqu’au début des années 1970) est peu doté familialement : fils et petit-fils de forgerons, côté paternel, petit-fils de marin et de ménagère, côté maternel. Né en 1924 dans un petit port de pêche de la côte Atlantique, il bénéficie de l’enseignement technique particulièrement développé à Nantes (Suteau 1999) jusqu’à ce que la guerre interrompe sa formation. Il travaille comme ouvrier métallurgiste, suit des cours du soir, puis s’enrôle dans l’armée de Libération. À la fin de la guerre, il se forme à l’École du génie à Angers, devient officier instructeur, et se marie. De retour à la vie civile, muni de son grade, qui fait office de titre, et de compétences techniques spécialisées enseignées au génie militaire (Hamelin 2000), il se reconvertit dans le secteur alors en plein essor de l’assainissement civil et de la fabrication des produits en béton. En 1952, après quatre ans d’expériences diverses, il accède à la gérance d’une entreprise de 13 salariés, à proximité de Nantes, Ouest-assainissement, puis en devient partiellement propriétaire. Il s’adjoint dès 1955 les services d’un ingénieur civil des Ponts et Chaussées, ce qui permet la création d’un bureau d’étude spécialisé dans le traitement des eaux usées des petites collectivités et favorise la communication avec les interlocuteurs administratifs et professionnels.

• 2 ANR 12-BSH1-0015-01 Sombrero – Sociologie du militantisme, biographies, réseaux, organisations – d (...)

6C’est dans le cadre d’une recherche centrée sur les recompositions patronales des années 1970-1980 dans la région nantaise que nous nous sommes progressivement intéressée au club Kervégan et à son fondateur. Ce travail initial visait à reconstituer le champ patronal local, en dehors des seules organisations professionnelles, intégré dans un système décisionnel plus large. Il s’agissait d’identifier et d’objectiver cette population, de saisir les principes sociaux de leurs logiques d’action individuelles et collectives au sein du monde marchand et en dehors. Une collecte systématique de données à partir d’archives et de dictionnaires biographiques a été réalisée. On a en outre étudié la région nantaise des années 1970, cette fois collectivement et en décentrant notre regard depuis la gauche, en travaillant sur les conséquences biographiques de l’engagement militant féministe, syndical et d’extrême-gauche2.

• 3 Jean Régent – qui se fera appeler Jean-Joseph Régent, voir infra – s’appuie sur la thèse de la géo (...)

7Ajouté à ce travail de fond qui permet la contextualisation, une recherche sur tout ce qui concerne M. Régent, son entreprise, le SOAF, le club Kervégan qu’il a fondé, les organisations professionnelles dans lesquelles il s’est investi, a été effectuée sur la période du milieu des années 1950 (sa formation dans les organisations professionnelles parisiennes) jusqu’à la fin des années 1980 (soit lorsque qu’il échoue à la Mairie de Nantes). Si nous n’avons malheureusement pas pu interviewer M. Régent, décédé en 2009, on s’est entretenu avec une dizaine de dirigeants et membres du club qui l’ont côtoyé. Nous avons également collecté tous les témoignages et écrits a posteriori. Mais cherchant à limiter les biais de reconstruction, nous avons surtout collecté des données contemporaines à l’action, conservées en grande partie dans les archives départementales (demandes de subventions) et, marginalement, régionales (lutte anti-pollution) et nationales (plan-construction) ; dans les bibliothèques (la littérature grise en économie industrielle, les essais sur la vie locale, les publications du club Kervégan, les écrits de psychologues sociaux actifs à l’Aprocem). Dans la presse générale et économique locale et nationale, on a collecté les discours de M. Régent et identifié ses actions médiatisées : des recherches systématiques sur les titres régionaux numérisés Presse Océan et Ouest-France ont été effectuées. Les titres des organisations professionnelles dans lesquelles M. Régent s’est engagé, en particulier Produits en béton et Bétons industriels, ont été dépouillés manuellement. Ces investigations permettent de rectifier sensiblement l’histoire officielle du club Kervégan3 et de son fondateur, même s’il reste des zones d’ombre sur cette période qui nous intéresse, des années 1950 aux années 1980.

• 4 Jacques-Henri D’Olier, « L’activité d’APROCEM », Le Moniteur des travaux publics et du bâtiment, 1 (...)
• 5 Ibid., p. 33.

12Entre 1953 et 1959, le CGP, financé par l’aide américaine, « est au cœur du combat en faveur de l’accroissement de la productivité puisqu’il octroie des subventions et des prêts, qu’il apporte une aide technique et financière à divers centres sectoriels de productivité » et qu’il met à disposition des experts (Boulat 2008 : 391). À l’Aprocem, association constituée de petites et moyennes entreprises de production de granulat ou de béton dont l’activité dépend de la filière du Bâtiment et des travaux publics (BTP), l’animation des groupes de travail interentreprises est assurée par des ingénieurs, économistes et psycho-sociologues. Le journal de référence Le Moniteur des travaux publics et du bâtiment établit un bilan de l’association. Un groupe pilote est composé de dirigeants d’entreprises hétérogènes décidés à faire progresser les études dans le domaine de l’industrie des carrières et des matériaux, volontaires pour développer leur société et prêts à investir. Ensemble, ils scrutent le secteur, leurs entreprises, leur organisation technique, financière, commerciale, pour rationaliser la fabrication en masse de produits innovants et moins couteux. Dans une démarche de « recherche-action », est entretenue « l’émulation nécessaire pour soutenir l’effort et développer les normes de changement favorables à l’évolution4 ». L’expertise en dynamique des groupes y joue un rôle jugé crucial : « la sociologie est indispensable pour permettre aux idées, aux théories et à des méthodes de travail ou de comptabilité parfois évidentes, de cheminer de groupe en groupe dans les entreprises, d’y trouver des échos, de s’adapter et de se perfectionner. Ainsi le groupe humain que constitue l’entreprise est rendu capable de prendre conscience de sa propre structure et il lui devient possible de l’améliorer sciemment et de l’adapter aux circonstances extérieures5 ».

• 6 Jacques et Maria van Bockstaele, nés respectivement en 1924 et 1927, se forment à la psychologie s (...)
• 7 Sur les séminaires de Paris et Samois : Jacques van Bockstaele, Claude Faucheux et Robert Pagès, S (...)

13Le couple van Bockstaele qui intervient au sein de l’organisation professionnelle dès 1956 fait partie du petit groupe français formé à la psychologie sociale qui a effectué le voyage initiatique outre-Atlantique grâce aux « missions de productivité » et se passionne pour la vie des groupes restreints (Ohayon 2006)6. Jacques van Bockstaele participe aux deux premiers séminaires utilisant la dynamique des groupes en France. À l’Aprocem, il intervient avec son épouse sur la base de trois idées : le caractère indissociable de la position « acteur/observateur », la prise de conscience provoquée par l’analyse des relations au moment où elles se produisent et l’idée d’auto-analyse au niveau collectif par l’introduction d’une objectivation du vécu7.

• 9 Jacques van Bockstaele et Maria van Bockstaele, La Socianalyse, op. cit, p. 45.
• 10 Jean Régent, « Industrie : an I », Produits en Béton, 1960, 1, p. 5.

15La relation étroite nouée entre le groupe de socianalyse et l’Aprocem à la fin des années 1950 constitue une configuration particulière d’interdépendance entre l’intervenant et son client. D’un côté, le groupe de socianalyse, c’est-à-dire le couple van Bockstaele, vise à produire de la recherche tout en en vivant. Chercheurs impliqués dans les débats théoriques de la psychologie sociale mais également couple trentenaire au statut précaire, ils découvrent grâce au séminaire de Samois le potentiel de la demande sociale pour la dynamique des groupes9. N’étant ni agrégés, ni docteurs, ni militants, ils ont besoin pour exister et continuer à y croire, de clients prêts à se plier à leurs expériences sur un temps long. De l’autre, les membres actifs de l’Aprocem, séduits par la rhétorique mobilisatrice du mouvement de productivité, considèrent que leur secteur doit changer en profondeur pour faire face aux transformations économiques et sociales majeures auxquelles ils sont associés, gagner des marchés et contribuer « au progrès de la Nation ». Mais une aide est nécessaire pour intervenir de façon structurée sur la scène économique. La participation aux séminaires des van Bockstaele, où ils découvrent un univers qui mêle rationalité et émotion, analyse et action, les convainc de l’apport d’outils psycho-sociologiques pour agir tant sur leur environnement que sur eux-mêmes10.

• 11 Jacques van Bockstaele et Maria van Bockstaele, La Socianalyse, op. cit, p. 51. Alors qu’en 1959 l (...)
• 12 Le récit de cette dimension expérientielle de la psycho-sociologie par un philosophe participant a (...)

16Cet ajustement réciproque fait que les membres du groupe de socianalyse adoptent le rôle d’experts-consultants, nouveau pour eux, de façon confortable, avec des clients qui valorisent d’être acteurs de leur changement et qui sont en quête « d’expérience humaine ». Ils peuvent se positionner face à eux davantage comme chercheurs que comme consultants. Cela néanmoins au prix d’une disqualification en psychologie sociale (Ohayon 2006 : 315-318). Selon le couple, leur théorisation de la socianalyse qui s’opère grâce aux séminaires de l’Aprocem les conduit à « abandonner la psychologie sociale expérimentale au profit d’une sociologie d’intervention »11. Inversement, les dirigeants engagés au sein de l’association constituent un collectif qui accepte de se prêter au jeu des spécialistes dès lors qu’ils considèrent en bénéficier pour mener leurs affaires. De fait, la socianalyse leur fait vivre une expérience marquante12, qui bouscule les statuts établis, soude le collectif et révolutionne leur perception du monde de l’entreprise.

• 13 Presse Océan, 22 octobre 1975.
• 14 Il vit à cette période entre Paris et Nantes, n’a alors pas d’enfant et divorcera quelques années (...)

17Que signifie pour J. Régent l’enrôlement dans cette association de productivité ? Deux facteurs ont pu contribuer à l’implication du chef d’entreprise au sein de l’organisation professionnelle : il a été éduqué par un père artisan actif dans sa commune en tant que conseiller municipal et pompier13 et il s’inscrit dans un domaine professionnel ouvert socialement et où l’action collective est habituelle étant donné que les marchés se négocient avant tout avec des interlocuteurs publics (Barjot 1991). Reste qu’il ne va pas de soi de rejoindre une organisation professionnelle parisienne pour un nantais et le fait qu’il dispose d’une « disponibilité biographique » (Offerlé 2015 : 98) au milieu des années 1950 l’éclaire14.

• 15 « La production en France », Produits en béton, 2, 1961, p. 19-28.
• 16 ADLA 1295 W 277 et 248 W 204.

19À la manière des militants du Centre des jeunes dirigeants d’aujourd’hui qui expérimentent les « groupes miroirs » et se forment au métier de patron dans une atmosphère bienveillante et exigeante, puis s’investissent dans la représentation patronale avec une vision « humaniste » de l’économie (Ciccotelli 2015), J. Régent s’engage dans le groupe de travail interentreprises et apprend quasi simultanément à devenir dirigeant d’une société industrielle et représentant d’une profession. En effet, dès 1957, il accède au poste de secrétaire général de l’Aprocem et trois ans plus tard, il préside la jeune Fédération des fabricants des produits en béton, affiliée à l’Uni, qui réunit la centaine de dirigeants producteurs de tuyaux, dallages et autres éléments préfabriqués employant plus de cinquante salariés, c’est-à-dire la fraction qui s’industrialise15. Dans son entreprise nantaise, J. Régent adopte la posture conquérante prônée par les deux organisations. Transformée en société anonyme, bénéficiant de financements, son entreprise Ouest Assainissement développe ses unités de traitement préconstruites sur l’ensemble du territoire national tout en renouvelant son activité de fabrication de béton manufacturé. Le nombre de salariés ainsi que le chiffre d’affaires ont décuplé entre 1953 et 196116.

• 17 Jean Régent, « Industrie : an I », art. cité, p. 5.

20Il s’insère dans un groupe de dirigeants qui ont collectivement intérêt à transformer un domaine artisanal dominé par les constructeurs utilisant leurs produits en une industrie adossée à la puissance publique. Leur combat économique nécessite une forte cohésion pour développer la recherche-développement, exploiter les études économiques et être force de proposition dans les travaux de planification et surtout de normalisation du secteur. Avec les autres membres du groupe, le jeune chef d’entreprise découvre dès le milieu des années 1950 et fait progressivement sienne une rhétorique et une pratique singulières issues de la socianalyse. Cette culture est réinvestie dans son rôle de représentant patronal : lors de sa prise en main de la fédération, Jean Régent17 développe un discours rassembleur ambitieux dans une tribune aux accents révolutionnaires :

• 19 AN 19820102 1(2). AN 19980053-6 (5). Cette commission nationale de 33 membres compte 10 praticiens (...)

24Le début des années 1970 est riche de gratifications pour J. Régent. Tout d’abord, en tant que président de la Fédération française de l’industrie du béton, il est nommé au Comité directeur du plan-construction présidé par le haut-fonctionnaire Paul Delouvrier, bénéficiant ainsi de l’infléchissement libéral du Plan qui précède son déclin (Margairaz 2011). Cette instance qui se réunit régulièrement durant six ans vise à développer un habitat mieux adapté, stimuler l’innovation, réduire les coûts et consolider la position de la France sur les marchés internationaux. Elle véhicule la notion de « cadre de vie » qui fait le lien entre producteurs et consommateurs, marché et politique, et autorise un discours sociétal délesté des dimensions techniques19. Ensuite, plus personnel, il reçoit la Légion d’honneur des mains du ministre de l’Industrie. C’est à cette période qu’il reprend son prénom de naissance, « Jean-Joseph », qui a l’avantage de l’élever en dignité tout en marquant sa filiation paternelle. Lors de son adoubement républicain, il mentionne les effets des conditionnements sociaux et se définit indirectement comme une élite méritocratique :

• 21 Par exemple, le SOAF ne se restreint plus au marché des petites stations d’épuration mais, par l’a (...)
• 22 J. Régent démet de ses fonctions l’ancien directeur de la CCI et place un directeur fortement doté (...)

25Enfin, il est élu président de la chambre de commerce et d’industrie de Nantes en 1976, intégrant ainsi le cercle social étroit du monde consulaire nantais après un passage rapide en tant que membre associé en 1970 puis vice-président en 1974. Plusieurs hypothèses, non exclusives les unes des autres, peuvent expliquer son abandon d’exister sur le plan national et ce qui peut apparaître comme un repli sur une stratégie locale. On peut considérer que compte-tenu de ses faibles ressources initiales, il a atteint un plafond de verre en dirigeant pendant vingt ans des organisations nationales spécialisées dans le béton manufacturé et qu’il ne peut poursuivre une ambition nationale. On peut également penser que ses mandats lui ont fait découvrir le potentiel d’une position consulaire d’une région industrielle, en faisant, ou pas, de nécessité vertu. Ce mandat, outre le fait qu’il ouvre de nouvelles perspectives de profitabilité pour son groupe21, lui permet de contribuer à une mission de service public, mais surtout d’infléchir le réel en agissant sur la politique économique régionale pour laquelle il a des idées. Dans les années 1970, présider une chambre de commerce d’une « ville de marché » (à l’opposé d’une « ville providence ») en s’appuyant en interne sur un directeur stratège22, offre des possibilités pour intervenir sur l’attractivité internationale, les infrastructures ou encore la recherche-développement en relation avec les élus (Jouve 2002).

• 23 André Bovar, La Chambre de Commerce et d’Industrie de Nantes (1700-1987), Nantes, Éditions CID, 19 (...)
• 24 Cf. Bernard Le Nail, Radiographies financières d’entreprises de Loire-Atlantique, CCI Nantes-CCI S (...)

La CCI de Nantes reste dans les années 1970 un lieu tenu par les patrons du sérail (du négoce, de l’industrie agro-alimentaire, de la métallurgie). L’implantation de la Chambre au Palais de la bourse, bâtiment néo-classique reconstruit fin xviii^e au cœur de la ville dont l’intérieur a été rénové avec faste en 195623 (avec une esthétique rappelant le passé colonial), marque le maintien symbolique de cette bourgeoisie économique traditionnelle, alors même que leur pouvoir économique réel s’est considérablement amenuisé (Fiérain 1977). D’une part, la création du port autonome Nantes-Saint-Nazaire en 1966 oblige les patrons nantais à dialoguer avec les autorités administratives et à partager la présidence avec les Nazairiens. D’autre part, le mouvement de concentration des grands groupes industriels les fragilise : beaucoup intègrent des grands groupes français ou étrangers ou ouvrent leur capital jusqu’à perdre la majorité. Dans les différentes instances de représentation patronale, ces propriétaires partagent le pouvoir avec les dirigeants salariés, notamment des chantiers navals et des grandes entreprises métallurgiques24.

• 25 ADLA 6ET4 CCI Élections 1976. Entretien avec Michel Decré, réalisé le 5 novembre 2013.

27Côté économique, une partie des représentants des lignées patronales a intégré le fait qu’elle devait faire une place aux outsiders. Ces « conservateurs reconvertis » ont réorienté leurs pratiques dans les années 1960 pour maintenir leur pouvoir économique et social (Bourdieu & Boltanski 1976 : 42) : en particulier Lionel Cossé (ingénieur civil des Ponts et Chaussées) en vendant le groupe familial Biscuiterie nantaise (BN) à un leader américain tout en conservant la direction ; Michel Decré (non diplômé), héritier des grands magasins éponymes, en se lançant dans l’industrie agro-alimentaire et les supermarchés ; Gilles Bouyer (ingénieur de l’École supérieure des travaux publics) en créant une antenne régionale du groupe de maisons préfabriquées Phénix. M. Decré et G. Bouyer, beaux-frères, se sont engagés au sein du Centre des jeunes dirigeants et ont contribué à rénover l’office patronal après le « choc » de 1968. En relation avec la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale, ils ont cherché à attirer de nouvelles entreprises sur le territoire en fondant l’association Ouest-Atlantique en 1970. Jean-Joseph Régent, étranger au sérail, constitue pour eux un allié pour renforcer cette politique de renouvellement industriel. L’autre pôle patronal dominant, les dirigeants salariés des groupes industriels, lui est également favorable25.

• 26 Le préfet Camous ayant été directeur de cabinet d’Olivier Guichard lorsque celui-ci était ministre (...)

28Côté administrativo-politique, les profils de Paul Camous à la préfecture (à partir de 1973) et d’Olivier Guichard au Conseil régional (à partir de 1974), chantres de l’aménagement du territoire, sont en phase avec celui du dirigeant de l’entreprise innovante. Le duo Camous-Guichard26 a besoin de relais fiables pour poursuivre l’impulsion étatique de la décentralisation et de la modernisation au sein de cette métropole d’équilibre particulièrement affectée par la crise économique. Il en est de même de Paul Delouvrier, que Régent a rencontré au sein du Comité du plan-construction : ce grand commis d’État devenu président d’Électricité de France (EDF) dirige le programme électronucléaire qui concerne l’estuaire de la Loire. J.-J. Régent, modelé par les schèmes modernisateurs, intellectuellement, économiquement et politiquement, constitue un soutien pour justifier, depuis Nantes et non depuis Paris, le renouvellement du tissu industriel de la Basse-Loire.

• 27 Archives régionales des Pays de La Loire (ARPDL) 36W275.
• 28 En 1973, le SOAF s’est allié avec AIR (Antipollution industrie recherche), du groupe Péchiney Ugin (...)

29La nomination en 1975 de J.-J. Régent en tant que Délégué régional pour la lutte contre la pollution est symptomatique du nouveau système d’interdépendance politico-économique27. Ce faisant, O. Guichard et P. Camous intègrent les thèses nationales de « l’environnement » en s’appuyant, non sur des associations mais sur un industriel « local » spécialiste de l’assainissement de l’eau et de « l’aménagement du cadre de vie », et préparent le terrain pour installer une centrale nucléaire à « énergie propre » dans la périphérie nantaise. Et Régent, personnifiant la politique régionale environnementale en tant que « M. Propre régional » anoblie sa fonction et son secteur auprès du grand public, et bénéficie d’un avantage clé pour se positionner sur le nouveau marché de la dépollution industrielle dans cet estuaire reconfiguré28.

• 29 Ce point s’appuie sur le croisement d’entretiens (Michel Bodiguel, Philippe Sourdille, Claude Mauf (...)
• 30 J.-J. Régent se dit volontiers radical-socialiste, soit un parti qui s’est droitisé durant la péri (...)

35Le club Kervégan, espace d’échanges informels centré sur l’avenir de la région nantaise jusqu’en 1979, donne l’opportunité au patron du SOAF de s’entourer d’acteurs locaux fortement dotés qui reconnaissent sa légitimité et la font rayonner29. Bénéficiant de l’absence de groupements dynamiques tels que les comités d’expansion – contrairement à Bordeaux (Lagroye 1973) ou à Rennes (Fournis 2010) – il peut fonder un club autour d’une cause politico-économique banale mais pertinente localement, « le développement de Nantes », et ainsi s’associer des individus intéressés (pour des raisons contrastées) et intéressants (aux atouts variés). Six personnes composent le groupe initial : ce sont des hommes (la présence de femmes semble totalement incongrue dans ce cercle consacré à l’avenir économique et politique local), de socialisation catholique (caractéristique de l’ouest de la France), occupant diverses positions professionnelles liées au monde économique : dirigeant local d’un groupe national de travaux publics, directeur de clinique, permanent des fédérations régionales du BTP, PDG d’une entreprise associant architectes et ingénieurs, journaliste économique local, directeur de la CCI de Nantes. Ils partagent certaines caractéristiques (hormis l’un d’eux qui s’exclura très vite) : ils sont beaucoup plus jeunes que J.-J. Régent, ce qui contribue à créer une asymétrie ; ils sont natifs de grandes villes du nord-ouest de la France mais ont été formés à Paris ou à Lyon ; leurs titres scolaires et universitaires sont élevés. Tous sont de jeunes adultes investis dans leur carrière professionnelle lorsqu’ils s’installent ou reviennent à Nantes. Alors qu’ils sont d’origines sociales contrastées et que leur positionnement politique va de la droite au centre-gauche30, tous se vivent comme étant « parties liées à l’avenir » en opposition à ceux qui sont « enchainés au passé » (Bourdieu & Boltanski 1976 : 52) et à ceux qui prônent le bouleversement de l’ordre établi. Le chef d’entreprise s’appuie en particulier sur Philippe Sourdille et Michel Bodiguel, deux nantais éloignés du BTP. Ils lui procurent les ressources qui lui manquent, d’autant qu’ils s’engagent intensivement et durablement dans cette entreprise symbolique.

• 31 Cf. texte biographique écrit par P. Sourdille à l’occasion de la remise en 2015 d’un titre honorif (...)
• 32 Jacques Sourdille, résistant, médecin investi dans les organisations internationales, puis homme p (...)

Né en 1939, Philippe Sourdille apporte un fort capital social et une expérience politique au club de réflexion. À 38 ans, il est à la tête d’un établissement de soins reconnu. S’il a poursuivi la tradition familiale ophtalmologique, il s’est formé et a exercé d’abord au centre hospitalier de Lyon jusqu’à l’âge de 31 ans. En 1970, il revient à Nantes et rejoint la clinique Sourdille où il se consacre à sa carrière professionnelle, obtenant une reconnaissance nationale et internationale dans sa spécialité31. Pourtant, début 1977, il s’engage frontalement dans la vie locale en se présentant aux élections municipales, se rapprochant là d’un autre médecin de sa famille entré en politique32. Précisons qu’André Morice, maire de Nantes depuis deux mandats (1965 à 1977) est à la tête d’une coalition allant des indépendants à la section française de l’Internationale ouvrière unis par leur anti-gaullisme. Très conservateur dans la vie politique nationale (ministre et député pro-Algérie française), le maire reste perçu à Nantes comme un laïc de gauche. En 1977, il élargit la coalition à ses anciens adversaires giscardiens et gaullistes, tandis qu’à l’opposé, se présente Alain Chenard sous l’étiquette du Parti socialiste (PS), avec des radicaux et des communistes (Petaux 1982). Se réclamant du gaulliste de gauche Michel Jobert, le médecin entend proposer une alternative qui s’oppose tant à la bourgeoisie traditionnelle prête à tous les compromis pour se préserver, qu’à la coalition socialiste. Alors qu’il obtient un score de 12 % et qu’il ne donne aucune consigne de vote pour le deuxième tour, il est accusé d’avoir contribué à la victoire du maire PS. Dans son analyse, Jean Petaux (1982 : 118) insiste avec raison sur la continuité de son action avec celle d’un prédécesseur, issu d’une vieille famille de notaires, qui en 1965 avait également mené une troisième liste. Cet engagement soudain s’éclaire en outre par une profonde conviction gaulliste et par le caractère fondamental de la religion catholique dans son rapport au monde. L’altruisme, la spiritualité, l’engagement, la liberté et le devoir, le refus des extrêmes sont autant de valeurs aux fondements d’un « passage à l’acte » vers un parti politique centriste (Fretel 2004b). Le Dr. Sourdille constitue un allié de poids pour le projet de Régent, club distinctif et/ou organisation para-politique.

• 33 Cf. Duval 2004 ; entretien avec Jean Amyot d’Inville, réalisé le 6 juin 2013.
• 34 Henri-Jean Dutertre, Un parcours parmi tant d’autres, Nantes, Éditions Opéra, 1995.

Michel Bodiguel, né en 1936 à Nantes, dispose d’un héritage moins légitime dans sa composition et sa filiation que P. Sourdille. Élevé par sa tante épicière et bénéficiant du soutien d’un père de substitution, industriel à Dakar, il devient ingénieur de la marine marchande. Durant son service militaire à Cherbourg, il crée un journal puis entre en 1962 dans un champ médiatique alors très ouvert, surtout dans le domaine économique33. Il devient journaliste à La Presse de la Manche puis obtient des piges au Monde et s’emploie à Europe 1. Souhaitant revenir en Loire-Atlantique, il est recruté en 1967 par le quotidien local Presse Océan où il valorise bien son titre d’ingénieur et ses dispositions conservatrices. Sa prise de position en mai 68 – il rejoint le Cercle d’action civique qui organise une contre-manifestation34 – lui procure la confiance des milieux économiques sans pour autant le couper d’une partie des militants de gauche avec qui il a partagé certaines expériences au sein de la Jeune chambre économique. Son engagement précoce dans le monde hippique l’intègre en outre dans l’entre-soi aristocratique. Inséré depuis dix ans dans les réseaux politico-économiques locaux, reconnu dans son journal, il aidera Régent à diffuser plus largement ses idées et à personnifier la troisième voie libérale et modernisatrice.

• 35 Jean-Joseph Régent et Virginie Frappart (dir.), Rue Kervégan, op. cit., p. 106.
• 36 Jean Breteau et Jean-Jacques Potiron, Nantes, le petit théâtre, op. cit.

36Parallèlement à l’activité, malheureusement sans traces, du club de réflexion pendant ses trois premières années d’existence – « des débats en groupe de travail ciblé selon les questions vives du développement économique et social de la région35 » –, J.-J. Régent a pu cultiver une audience plus étendue grâce au journaliste de Presse Océan. Alors que jusqu’au milieu des années 1970, le dirigeant apparaît dans la presse locale uniquement dans les rubriques économiques pour les activités liées au béton qu’il anime au niveau régional, pour son entreprise ou encore lors de son obtention de la Légion d’honneur, il bénéficie ensuite d’une couverture personnalisée. M. Bodiguel réalise un « portrait » au ton lyrique centré sur ses origines et ses passions, l’interviewe, le cite de plus en plus dans sa chronique de la vie économique et politique locale. Ce soutien n’a pu se faire qu’avec l’accord du PDG, ancien industriel venu à la presse par la résistance, qui lui offre la possibilité, rare, de signer des éditoriaux36. Dans ses écrits, Régent mobilise ce que l’on peut nommer la rhétorique des lieux neutres. Ce discours diffusé depuis l’après-guerre est destiné à orienter l’action au sein de la société. Il est à la fois informatif et performatif, exalte la compétence et la technique, la modernité et la science, la morale et l’économie et utilise un petit nombre de schèmes générateurs : passé/avenir, fermé/ouvert, bloqué/débloqué, clos/ouvert, immobile/mobile (Bourdieu & Boltanski 1976 : 39).

• 37 Archives privées de M. Bodiguel : documents préparatoires aux articles de Presse Océan, 21 juillet (...)

37En 1977, appelé dans Presse Océan à répondre à la question : « Nantes est-elle en mesure de jouer véritablement son rôle de capitale du développement régional ? », le chef d’entreprise développe un long texte préparé en amont grâce à des fiches et un canevas élaboré avec le journaliste. La réflexion (le terme est répété) s’appuie sur une « mise en perspective mondiale » et recourt au récent essai du journaliste économique Marc Ullmann. Une « prise de conscience [est] nécessaire » pour identifier « les atouts », « les projets porteurs » et « ne pas être continuellement contre tout changement ». Est également « nécessaire », un « changement d’attitude » : il faut « refuser le pessimisme », mobiliser « nos forces et nos moyens » et ne plus tout attendre de l’État. Science et croyance ne sont pas antinomiques : « L’économie nécessite lucidité et rigueur », une « approche rationnelle des problèmes » tout en se fondant sur « une foi pour conduire les projets ». La voie économique tracée « a besoin pour son épanouissement d’un consensus social qui ne semble pas exister pour l’instant »37. Cette prise de position détonne car, neuf ans après un Mai 68 particulièrement virulent à Nantes, les relations développées par les représentants patronaux avec les salariés restent paternalistes ou conflictuelles. Ils apparaissent peu dans la presse, ne communiquant qu’avec les autorités préfectorales, politiques voire ecclésiastiques.

• 38 Entre 1968 et 1982, les cadres et professions intellectuelles supérieures doublent passant en vale (...)

41À partir de 1979, le cercle Kervégan qui compte alors une cinquantaine de membres prend une forme mondaine en organisant trois ou quatre dîners-débats par an. Favorisant la circulation d’idées entre de multiples réseaux, alliant sociabilité et intelligence, recrutant par cooptation, et toujours orchestré par J.-J. Régent, le cercle Kervégan concentre différentes caractéristiques du lieu neutre. Alors que la bourgeoisie se transforme au fur et à mesure que Nantes devient une capitale régionale38, s’y rencontrent les autorités du monde économique, administratif et de l’enseignement supérieur et de la recherche, le pôle temporel se renforçant avec l’essor du centre hospitalier universitaire, des instituts de sciences appliquées, des écoles d’ingénieurs et de commerce.

• 39 Jean-Joseph Régent et Virginie Frappart (dir.), Rue Kervégan, op. cit., p. 118.
• 40 Ce projet prévu au Pellerin (à une vingtaine de kilomètres de Nantes) date de 1971 et a été abrogé (...)

42Par la variété de leurs domaines respectifs et de leurs opinions politiques, les conférenciers invités contribuent à faire de ce club un lieu neutre (Bourdieu & Boltanski 1976). La vingtaine de conférenciers invités entre 1979 et 198339, membres ou non du club, proviennent pour un tiers du monde économique. Tous ne sont pas directeurs locaux de grands groupes installés entre Nantes et Saint-Nazaire comme Jean Garnier, formé au génie maritime après Polytechnique, directeur de chantier naval très proche de Régent, qui intervient sur « la reconversion industrielle ». On compte également le PDG du Groupe Lafarge-Coppée, côtoyé par Régent à la fédération du béton ou encore un ingénieur EDF qui réalise une conférence sur le projet local de centrale nucléaire fortement contesté40. Le président de la CCI convie enfin son alter ego Henri Baron, représentant hétérodoxe de la chambre d’agriculture de Loire-Atlantique et militant PS.

• 41 Christiane Mercier, Denise Grail et Christian Galant, « Christiane Mercier : témoignage », Archora (...)

43Près d’un tiers des conférenciers occupent une position au sein des diverses fractions du pôle temporel de l’enseignement supérieur et de la recherche, excepté un spécialiste d’embryologie. Christine Mercier, spécialiste de l’amidon, est l’unique femme conviée en près de vingt ans au club Kervégan. Elle est alors responsable scientifique du Centre de recherches agro-alimentaires de Nantes qui vise à développer de nouveaux produits pour l’alimentation humaine41. Ont été invités l’ancien directeur de l’École nationale supérieure de mécanique, proche de Régent et devenu président de l’université de Nantes, accompagné de son vice-président, chimiste de formation actif dans le rapprochement université-entreprise. Le pôle administratif est également bien représenté avec les deux recteurs nommés avant et après l’alternance politique de 1981.

• 42 « Ne leur dites pas qu’ils sont de droite », La Tribune, 166, 30 mai au 5 juin 1985, dans Jean-Jos (...)

45Les dimensions élitiste et moderniste du club s’opèrent essentiellement par le recrutement, les intentions intellectuelles affichées et la mise en forme du discours. Devenir membre de ce club nécessite de se penser comme aussi éloigné du monde ouvrier et de son intelligentsia marxiste que de la bourgeoisie traditionnelle conservatrice et de ses institutions. Cela conduit à se voir comme une élite réflexive qui construit l’avenir et vilipende les extrêmes et les collectifs « réducteurs » voire destructeurs. Un membre ingénieur centralien, interviewé par la Tribune en 1985, exprime son sentiment de supériorité : « J’y participe pour approfondir ma réflexion et caler mes idées. Ça demande un certain niveau de culture générale. Un ouvrier de Dubigeon qui viendrait là ne disposerait peut-être pas des outils intellectuels nécessaires42 »

• 43 Entretien avec Jean et Jeannette Branchet, réalisé le 14 janvier 2014.
• 44 Entretien avec Roland Rousseau, réalisé le 16 septembre 2016.

46Kervégan constitue un entre-soi plus distinctif que ne le sont le Club Rotary ou le Lions Club. Organisés par quartiers, ceux-ci sont décrits comme des cercles traditionnels de sociabilité bourgeoise à l’opposé du nouveau cercle perçu comme exigeant intellectuellement et ouvert culturellement. Un couple nouvellement arrivé à Nantes, diplômé et passionné d’art contemporain, précise en entretien y participer avec beaucoup plus d’enthousiasme qu’au Lions club qu’ils quitteront très vite43. A contrario, le directeur autodidacte d’une entreprise de BTP délaisse rapidement le groupe Kervégan qu’il avait pourtant contribué à initier et investit un nouveau club Rotary qui se monte à Nantes. Il disqualifie l’ambition de Régent qui « brassait de grandes idées » tel « un moulin à vent44 ». Sa place n’était ni dans les clubs Rotary historiques tenus par les vieilles familles, ni dans le nouveau cercle de Régent. Comme l’analysent Cousin et Chauvin (2010 : 133) : « Une bonne partie de l’efficacité du capital social [des cercles] découle de la valeur distinctive de la forme sous laquelle il se présente et se représente, c’est-à-dire de la position de cette forme dans un espace de formes possibles ».

• 45 Michel Bodiguel, « Pays de la Loire : le parvenu de Nantes », L’Express, 4 janvier 1980.
• 46 « Au revoir Jean-Jo. La droite perd un candidat », APL, mars 1981.

48Le club Kervégan accompagne par deux fois, en 1983 et 1989, la tentative de conquête du pouvoir municipal de J.-J. Régent. La création du club, on l’a dit, est contemporaine de l’accès à la Mairie du socialiste Alain Chénard. À partir de 1979, le cercle développe son activité et gagne en visibilité en étant dirigé par le chef de la CCI de Nantes devenu également président du port autonome Nantes-Saint-Nazaire ; ce poste est crucial alors que de nouvelles industries s’installent dans l’estuaire de Loire et que le chantier naval de Saint-Nazaire est prépondérant. La stratégie médiatique menée par Bodiguel s’intensifie à cette période. « JJR », comme on le nomme parfois dans l’échotier, à la manière de Jean-Jacques Servan-Schreiber, critique à maintes reprises « l’ankylose idéologique » du maire socialiste. Il esquisse une orientation politique pour Nantes dans ses « Propos d’action » devenus bimensuels en 1979 et 1980 : pour des investissements stratégiques (pont de Cheviré, centrale nucléaire du Pellerin…), contre le maintien coûte que coûte du chantier naval de Nantes, pour « une mentalité de pionnier à l’opposé de celle d’assisté social ». En janvier 1980, il fait sa première apparition dans la presse nationale généraliste, sélectionné parmi « les 22 régionaux qui comptent ». M. Bodiguel, correspondant à l’hebdomadaire L’Express, se fait prophétique : « Déjà l’establishment nantais, prêt à oublier les incartades du “parvenu”, rêve de voir cet homme de fer bouter hors de l’hôtel de ville la coalition socialo-communiste45 ». Il aurait effectivement réussi à se faire admettre comme candidat de la droite pour les élections de mars 198346.

• 47 Cette version est rapportée par des sources proches de l’intéressé (entretiens avec J.-M. Jolivel, (...)

49Pourtant, le dirigeant du club ne se présente pas aux élections, affaibli par le dépôt de bilan de son entreprise début 1981, fomenté par ses adversaires « conservateurs ». La notoriété grandissante de J.-J. Régent, qui accepte résolument de partager la gestion du port avec les Nazairiens et qui affiche ses conceptions sociétales et morales, agace une partie influente de la bourgeoisie économique. C’est Bernard Mallet, président du Tribunal de commerce de Nantes, assureur et militant royaliste, qui aurait précipité sa chute. En 1980, alors que le SOAF rencontre des difficultés, banquiers et financeurs publics qui jusque-là l’ont toujours soutenue lui refusent les crédits47. Il se démet de ses mandats et réinvestit sa fonction de chef d’entreprise qu’il avait délaissée au profit de ses multiples activités publiques. Cette mésaventure, qui met en scène l’intensité des luttes dans le système décisionnel local, montre que la conversion de capital économique en capital symbolique n’est pas sans risque et peut s’avérer contre-productive pour un dirigeant d’entreprise manquant de capital social. Après cette tentative avortée, M. Régent n’abandonne pas le club Kervégan, bien au contraire. Il dynamise sa base arrière et multiplie les dîners-débats : les velléités politiques sont mises en veilleuse jusqu’au milieu des années 1980.

• 48 Cahiers du groupe Kervégan, 1984, 1, p. 12.
• 49 Ibid., p. 64-70.

50Alors que la Mairie passe à droite en 1983, le club Kervégan crée deux outils stratégiques pour accompagner les ambitions politiques de son fondateur dont l’entreprise est rétablie. D’un côté, alors que la culture devient un enjeu politique et économique, le club crée une association censée préfigurée la « fondation Kervégan pour le développement des sciences, des arts et des technologies » et en fait un évènement local. Presse Océan s’en fait l’écho et couvre dès lors les conférences-débats du cercle – désormais désigné par abus de langage, Fondation Kervégan –, ainsi que le soutien financier du club à une maison d’édition littéraire. De l’autre côté, il se lance dans la diffusion des Cahiers du groupe Kervégan, avec trois numéros peu formatés. Dans une langue parfois lourde, sont affichées les ambitions du groupe depuis sa création, une capacité analytique et une prétention culturelle. Qu’ils prennent pour thèmes l’histoire et l’identité, l’économie ou la culture à Nantes, les porte-parole du club, décrivant un « sens de l’histoire », se présentent indirectement comme les catalyseurs des changements locaux nécessaires : « Aujourd’hui, la Cité s’est enrichie de nouvelles forces venues du renouvellement des cadres administratifs et économiques et de ses nouvelles activités. Elles fournissent, avec l’apport de leurs capacités, un très fort potentiel de changement. Cela modifie assez sensiblement l’équilibre social et les pouvoirs. Bien que l’évolution des mentalités et des dispositifs sociaux qui en résulte soit lente, une transformation importante est intervenue depuis ces vingt dernières années, dont toutes les conséquences ne sont pas visibles au travers des instances formelles48 » Ils indiquent les transformations politiques qui doivent advenir : consolider l’ensemble Recherche et Développement, maintenir une grande équipe de football, mieux communiquer, accélérer la réalisation des équipements routiers, créer un Centre Atlantique du Commerce International…49

• 50 Alain Besson, Jean-Marc Ayrault. Une ambition nantaise… Nantes, Coiffard, 2004.
• 51 « Le parti de Nantes ». La Lettre de Kervégan, 4, octobre 1988.

52Le brouillage idéologique est renforcé par les alternances politiques à contresens entre les niveaux local et national : ils s’opposaient à la coalition de gauche à la Mairie avant 1981 et s’opposent tout autant à la droite élue en 1983. Ainsi en 1985, le dernier numéro des Cahiers du groupe Kervégan multiplie les critiques de la politique culturelle municipale vilipendée au niveau local et national. Et c’est la période durant laquelle sont cooptés davantage de membres étiquetés à gauche. Trois ans plus tard, alors que J.-J. Régent a obtenu un atout politico-économique crucial (une Zone internationale atlantique libéralisant le commerce au-delà de la Communauté économique européenne), et que ces différentes activités tant économiques que culturelles sont particulièrement bien couvertes par Presse Océan, il prépare sa participation aux élections municipales avec le soutien d’O. Guichard et crée le « parti de Nantes50 ». Le nouvel opuscule La Lettre de Kervégan, le justifie51. Mais non inséré dans les logiques partisanes, il verra repousser sa demande de soutien à Pierre Méhaignerie, député Centre des démocrates sociaux d’Ille-et-Vilaine et barriste. Ces revirements créent inévitablement des tensions au sein du groupe initial mais ne bousculent pas le leadership de J.-J. Régent.

• 52 Ouest-France, 08 août 2009.

53À la Mairie de Nantes, est élu en 1989 Jean-Marc Ayrault, jeune député PS ancien maire de Saint-Herblain qui se recentre politiquement. Le chef d’entreprise abandonne alors définitivement tout projet politique et « Kervégan » s’autonomise comme cercle. La succession des prises de position partisanes se transforme, avec le temps et du fait de l’alternance locale, en neutralité politique, d’autant que le maire PS, lors de son deuxième mandat, offre à J.-J. Régent la présidence d’un espace de prospective régionale en accord avec ses ambitions intellectuelles. C’est à partir du début des années 2000 que le club, devenu « Institut », rayonne au-delà de Nantes et est qualifié de think tank. Nantes est devenue une capitale régionale qui tente d’exister en tant que métropole européenne et l’activité de ce cercle ne peut que contribuer à sa reconnaissance. En quelques décennies, le club de réflexion, signe à différents égards du « retard » nantais à sa création, apparaît désormais comme une avant-garde. Lorsque son fondateur décède en 2009, Ouest-France qui a très peu couvert les activités de l’ancien chef d’entreprise, titre « Décès de l’intellectuel Jean-Joseph Régent52 ». Le club Kervégan, est une « affaire » qui échoue pour prendre la Mairie, mais qui réussit en revanche à se métamorphoser en « institution respectable » (Hughes 1996).