1Les goûts et le style de vie d’un individu s’inscrivent, pour Pierre Bourdieu, dans une unité relative du fait qu’ils proviennent des mêmes schèmes générateurs. Les dispositions esthétiques qui s’expriment dans un domaine culturel particulier sont transférables de ce domaine à un autre de telle sorte qu’« une structure typique des préférences et des savoirs en peinture a toutes les chances d’être liée à une structure de même type des connaissances et des goûts en musique, ou même en jazz ou en cinéma » (Bourdieu, Darbel & Schnapper 1969 : 101). Cette idée d’unité et de cohérence des goûts a présidé à la construction du questionnaire utilisé pour établir l’« anatomie du goût » (Bourdieu & Saint-Martin 1976) plus tard repris dans La Distinction (Bourdieu 1979). Dans cette perspective, l’espace hiérarchisé des goûts se situe dans une relation d’homologie avec l’espace des positions sociales : les choix de consommation d’un individu se porteront sur des biens et œuvres occupant le plus souvent une position homologue dans l’espace des goûts avec celle qu’il occupe dans celui des positions sociales.

2Dans le sillage de La Distinction, les débats en sociologie des pratiques culturelles se sont notamment focalisés sur la question de la montée de l’éclectisme culturel, soit le fait, pour les classes supérieures, de consommer et apprécier des biens symboliques et des œuvres éloignées, voire opposées dans les hiérarchies culturelles (Peterson & Kern 1996). Les travaux qui entendent reproduire les analyses de La Distinction dans un pays autre que la France et à une autre époque en restant le plus proche possible de la démarche de P. Bourdieu, notamment en combinant différents types d’indicateurs de goût, se montrent généralement critiques envers cette idée de montée de l’éclectisme (voir Prieur, Skjott-Larsen & Rosenlund 2008 et, pour une synthèse, Duval 2010). Au sein de cette littérature s’opposent des manières de mesurer et d’objectiver les goûts, des indicateurs construits à partir d’hypothèses différentes, de telle sorte que les divergences de résultats sont le produit de ces différences méthodologiques. Les travaux quantitatifs qui documentent une montée de l’éclectisme reposent le plus souvent sur des analyses statistiques utilisant des nomenclatures de genres esthétiques. Ces nomenclatures, dont l’usage comme la logique de constitution sont rarement discutés, sont ensuite distribuées dans l’analyse le long d’échelles de légitimité. Chaque genre se voit qualifier de légitime, moyen ou peu légitime. Ces échelles, lorsqu’elles ne sont pas construites a priori, le sont en inférant le degré de légitimité d’un genre ou d’une pratique à partir de la position sociale des pratiquants ou amateurs de cette pratique en vertu de l’hypothèse d’homologie entre hiérarchie des pratiques culturelles et hiérarchie des positions sociales (Robette & Roueff 2014).

3Le genre est donc considéré comme un indicateur fiable non seulement d’un goût – lui-même inobservable en tant que tel – mais d’un goût positionné, classé et classant dans l’espace des goûts et pratiques, ce qui permet de qualifier un individu déclarant à la fois un goût pour le jazz et un goût pour le rap comme étant « omnivore » ou éclectique. La critique des genres, qui les considère comme des « mots-valises » imprécis, est pourtant ancienne (voir DiMaggio 1987).

4Le genre occulte, derrière une catégorie générale, un champ ou sous-champ de production, structuré en pôles (public restreint versus grand public, reconnaissance symbolique versus commerciale, etc.), dans lequel les artistes occupent relativement les un·es aux autres des positions spécifiques (Bourdieu 1992 ; Duval 2016). Si l’usage des genres peut être pertinent et défendu lorsqu’il s’agit de constater et d’étudier une affinité entre un genre et un groupe social (soit deux ensembles agrégés, d’artistes et d’œuvres d’un côté, d’individus de l’autre), il apparaît beaucoup plus problématique pour l’étude des goûts ou profils culturels individuels. Il est possible de déclarer une préférence pour le rock ou la variété et la chanson française et d’aimer au sein de ces genres des œuvres ou des artistes très diversement consacré·es ou reconnu·es.

5À partir de l’analyse des réponses données par une population d’universitaires français·es à trois questions ouvertes sur leurs musicien·nes, auteur·es et peintres préféré·es, cet article souhaite interroger l’homogénéité relative du goût universitaire et la permanence de l’unité et de la cohérence relative des goûts à partir des co-citations et associations d’artistes de ces trois domaines, appréhendées par l’analyse de réseaux. La thèse de l’éclectisme ou de la dissonance résiste-t-elle dès lors que l’on met à distance une nomenclature de genres distribués entre légitimes, moyens et populaires par les auteur·es au profit de questions sur la préférence pour les artistes ? La place prépondérante accordée aux goûts musicaux dans la littérature sociologique n’entraîne-t-elle pas des généralisations abusives à partir d’un domaine culturel spécifique ? D’autres logiques que le genre organisent-elles les goûts, saisis par les co-citations de différents artistes ? Comment situer les un·es par rapport aux autres ces différents artistes au sein de l’espace des goûts et ainsi établir si unité relative des goûts il y a ? Quels sont les éventuels grands écarts culturels constatés ?

6Enquêter sur une population d’universitaires a un double intérêt. Le niveau de diplôme est le facteur le plus déterminant des goûts (Robette & Roueff 2017) : en étudiant une population restreinte dont tous les membres sont très diplômés, l’effet du diplôme est neutralisé et permet de mieux observer les autres principes de détermination et de différenciation des goûts. Profession à fort volume de capital culturel, les universitaires sont par ailleurs un foyer de la légitimité culturelle, ils et elles incarnent le pôle culturel de la classe dominante. Ils et elles constituent donc un point d’observation privilégié des transformations de la légitimité culturelle.

7Dans un premier temps, l’article discute les différentes manières de mesurer les goûts et leur légitimité en usage dans la littérature sociologique et montre en quoi la méthode employée ici s’en démarque par le recours aux questions ouvertes sur les noms d’artistes et par l’analyse de réseaux d’occurrences. La seconde partie s’intéresse dans cette perspective aux artistes cité·es par cette population d’universitaires. Elle montre qu’au sein de cette profession disposant d’un niveau de diplôme à la fois élevé et identique, la « diversité culturelle » est toute relative. En effet, la liste des artistes cité·es témoigne de la place importante que continue d’y occuper la culture savante. Celle-ci n’est pour autant pas exclusive et s’accompagne d’artistes plus contemporain·es, occupant des positions intermédiaires dans leurs champs de production respectifs. Chaque domaine de goût dispose de sa propre organisation, les co-occurrences opérant entre auteur·es littéraires ne sont pas régies par les mêmes logiques que pour les musicien·nes ou les peintres, en raison de structures différentes de l’offre et de leur champ de production respectif. Il n’empêche, et cela fait l’objet de la troisième partie, qu’il est possible de croiser les goûts musicaux, littéraires et picturaux et d’obtenir des classes de goûts relativement cohérentes du point de vue de la position des différents artistes dans leur espace des goûts respectifs. On verra que ces classes de goûts sont liées aux caractéristiques sociales des répondant·es autres que le diplôme. Enfin, on observe que les « transgressions culturelles », c'est-à-dire le fait de citer parmi ses préférences des artistes de différents domaines éloignés les uns des autres sur leurs échelles de légitimité, passent principalement par les goûts musicaux. Ces transgressions consistent en l’expression d’un goût pour des musicien·nes peu légitimes en combinaison de goûts littéraires et picturaux très légitimes.

Encadré méthodologique

1. Questionner les goûts culturels

1. 1. Interroger les préférences sans les nomenclatures de genres

9Dans le cadre de l’étude de l’homogénéité relative du goût universitaire, utiliser des questions de préférences nous a semblé plus indiqué. Si la population étudiée – des universitaires non parisien·nes – partage une même profession et est homogène quant à son niveau de diplôme, les conditions matérielles d’existence de ses membres sont diverses (lieux d’habitation, situation familiale, âge, voir Gabrysiak 2021). Interroger les préférences plutôt que les pratiques permet également de relativiser les différences entre Paris et les autres agglomérations. En effet, les institutions les plus prestigieuses, qui représentent le haut du champ universitaire, sont historiquement concentrées à Paris (Bourdieu 1984). D’un point de vue culturel, les habitants de Paris intramuros bénéficient d’une offre culturelle plus vaste et ont des comportements culturels singuliers (qui ne s’expliquent pas simplement par leurs caractéristiques socio-économiques et la forte concentration de cadres et professions intellectuelles supérieures), particulièrement en ce qui concerne la fréquentation, plus élevée que la moyenne nationale, du spectacle vivant (Lombardo & Wolff 2020 : 22). Cette singularité des pratiques ne se retrouve pas dans les préférences. Encore faut-il déterminer quelles questions poser afin de saisir au mieux ces préférences.

10Le plus souvent dans les enquêtes, les préférences sont interrogées au moyen de questions portant sur les genres préférés, qu’il s’agisse des genres musicaux (les plus étudiés), littéraires ou cinématographiques. C’est particulièrement le cas dans les recherches portant sur les questions d’éclectisme, d’omnivorité ou de dissonance, depuis les travaux pionniers de R. Peterson (Peterson & Kern 1996 ; Peterson 2004), jusqu’à ceux, plus contemporains, de B. Lahire (2008), sur lesquels je vais revenir, ou encore ceux de W. Chan et J. Goldthrope (2007) et de T. Lindblom (2022). Les nomenclatures de genre paraissent pourtant problématiques à plusieurs titres, et certain·es chercheur·es ont pu émettre l’hypothèse que « l’émergence de la figure de l’omnivore pourrait tout bonnement camoufler la difficulté actuelle des chercheurs à tracer une frontière nette entre genres et la pertinence (ou l’effacement) de telles frontières » (Bellavance, Valex & de Verdalle 2006 :142).

11Au sein de cette littérature, le livre de B. Lahire intitulé La Culture des individus (2008) est le seul à prendre pour enjeu central l’étude empirique et détaillée du transfert ou du non-transfert des dispositions esthétiques d’un domaine culturel à un autre (Lahire 2013). Ce faisant, il offre une bonne illustration des problèmes posés par l’imprécision des nomenclatures de genre. La démonstration de B. Lahire s’appuie sur l’Enquête sur les pratiques culturelles des Français de 1997, ainsi que sur une série d’entretiens. Pour la partie quantitative de l’enquête, l’auteur catégorise certaines préférences et activités de loisirs selon une échelle de légitimité (très / moyen / peu légitime), en utilisant notamment les genres esthétiques comme indicateurs (le rap est par exemple « peu légitime »). Il retient sept domaines : musique, livres, films, émissions de télévision, visites culturelles (exposition, musée, galerie, parc d’attractions, etc.), sorties culturelles (théâtre, cinéma, concert, opéra, etc.) et « loisirs-divertissements ». Selon les modalités choisies, chaque répondant·e à l’enquête se voit attribuer un profil : « consonant peu légitime », « dissonant » (à dominante plus ou moins légitime) et « consonant légitime ». Les profils individuels sont ensuite agrégés et sont quantifiés sous forme de taux au sein de la population générale.

1. 2. Comment traiter statistiquement des questions ouvertes sur le goût ?

14Si le recours aux questions ouvertes sur les préférences d’artistes comme indicateur du goût nous a paru judicieux, il suppose cependant de savoir quelles méthodes statistiques appliquer à ces co-citations d’artistes et comment situer les artistes mentionné·es les un·es par rapport aux autres.

15Plusieurs travaux récents reposent sur l’analyse de réponses données à une ou plusieurs question(s) ouverte(s) ou semi-ouverte(s). Celles-ci concernent les trois derniers films vus par un échantillon de jeunes de 18-20 ans (Boyadjian 2021), les musicien·nes ou groupes de musique préférés au sein d’une liste de genres pré-codée (Vlegels & Lievens 2017), ou encore des morceaux de musique écoutés et appréciés récemment par une population de 15-25 ans (Azam et al. 2018). Ces recherches traitent et ordonnent différemment les réponses obtenues à ces questions ouvertes, selon leur problématique et hypothèses de départ. S’interrogeant sur la persistance du concept de capital culturel dans l’explication de la structuration des goûts, J. Boyadjian requalifie les films cités selon qu’ils ont obtenu de l’Association française des cinémas d’Art et d’Essai un label « art et essai », « découverte et recherche » ou aucun label. Plutôt que d’utiliser la position sociale des répondant·es comme fondement de son échelle de légitimité, il se base sur une association professionnelle reconnue dans le domaine culturel étudié. Il établit ensuite des corrélations entre ces différentes catégories de films vus et les propriétés sociales des enquêté·es.

16De leur côté, M. Azam et al. utilisent des analyses de réseaux afin d’établir des clusters de répondant·es (des « profils musicaux » mêlant propriétés sociales et modes d’écoute et de découverte de la musique) et d’artistes (les artistes les plus cités ensemble). La mise en rapport de ces clusters leur permet d’établir une typologie des « univers musicaux ». J. Vlegels et L. Lievens, enfin, utilisent également des analyses de réseaux afin de réunir et mettre en rapport des clusters de groupes de musique et des clusters d’auditeur·rices. Ils s’intéressent aux associations entre clusters afin d’établir différents pattern d’omnivorité.

17À la lecture de ces travaux, le recours aux analyses de réseaux nous a paru particulièrement adapté pour traiter les questions sur les noms d’artistes préféré·es. Elles permettent une approche « à partir du terrain » (« from the ground-up » [Lamont 2010]), ne nécessitant ni recodage ni catégories préconstruites. On peut faire apparaître les noms principaux et leurs associations afin de caractériser a posteriori le style, le principe unificateur des goûts, sans postuler que le genre est un principe unificateur. Se passer des nomenclatures de genre ne revient pas pour autant à renoncer à des analyses en termes de légitimité culturelle et de transférabilité des dispositions. La limite des articles de J. Vlegels et J. Lievens et de M. Azam et al. est qu’en se passant du genre, les auteur·es évacuent également la question des échelles de légitimité et, avec elle, l’hypothèse d’homologie entre l’espace des consommations et celui des positions sociales qui les sous-tendent.

18L’approche de la légitimité culturelle des artistes par l’intermédiaire des formes de reconnaissance propres au champ de production considéré, telle que mise en œuvre par J. Boyadjian, pourrait être une solution pour situer les artistes les un·es par rapport aux autres. Il faudrait alors, à partir des noms d’auteur·es, de musicien·nes et de peintres, déterminer pour chacun·e son degré de légitimité puis observer dans quelle mesure les auteur·es légitimes sont cité·es avec des musicien·es légitimes, etc. En pratique, on se heurte cependant à une triple limite : il est difficile de trouver un équivalent à ces labels du champ cinématographique pour d’autres domaines comme la musique ou la littérature, qui ne reposent pas comme le cinéma sur un réseau de salles structuré. Il faudrait probablement combiner plusieurs indicateurs, différents prix ou récompenses, pour plusieurs centaines d’artistes, ce qui semble insurmontable. La conversion de ce type d’indicateurs en degrés de légitimité n’a, en outre, rien d’évident. Se pose également le problème de la temporalité. Dans le cas de l’enquête de J. Boyadjian, la classification par les labels fonctionne parce que les films sont sortis relativement peu de temps avant l’enquête. Or le degré de reconnaissance et de légitimité des œuvres est susceptible de varier, au gré des reconfigurations de leurs champs culturels respectifs.

19Face à de nombreux noms d’artistes, de différents domaines (musique, littérature et peinture) et sur des temporalités étendues, il apparaît impossible de trouver des critères simples et uniques par domaine permettant de les situer précisément sur une échelle de légitimité. Afin d’étudier les logiques de co-citations, différents critères de différenciations des artistes ont, dans un premier temps, été pris en compte : années d’exercice, nationalité et langue, genre ou courant, les maisons d’édition pour les écrivain·es, les musées et lieux d’exposition pour les peintres, les principaux prix reçus et la littérature sociologique sur les champs de production et de consommation de ces différents domaines.

20Après avoir passé en revue la liste de l’ensemble des artistes cité·es et constaté la faible place accordée aux artistes « populaires » comme d’avant-garde, je rendrai compte dans la partie suivante des logiques d’associations entre artistes d’un même domaine. L’offre littéraire et l’espace des goûts qui lui est lié est différent de l’espace des goûts musicaux, lui-même différent de celui des goûts picturaux. J’examinerai ensuite les transferts et associations entre ces différents domaines, et les rapporterai aux propriétés sociales des répondant·es, avant, dans une dernière partie, de descendre au niveau de l’individu afin d’étudier la façon dont se concrétisent les transgressions culturelles.

2. Les goûts littéraires, musicaux et picturaux des universitaires

21Au total, 183 universitaires en lettres, SHS et sciences ont répondu de façon complète au questionnaire diffusé. La distribution des réponses n’est pas la même selon le domaine artistique considéré : si 44 % des enquêté·es ont cité cinq musiciens ou groupes de musique, ils ne sont que 22 % à avoir cité cinq peintres (Tableau 1). Le simple fait d’exprimer un goût pictural est donc plus rare (et plus classant) que l’expression d’un goût musical. Les artistes cité·es, pour chaque domaine, auraient été 915 dans l’hypothèse où tous les répondants auraient cité cinq artistes uniques. Bien que ce maximum théorique soit loin d’être atteint, la majorité des artistes cité·es dans l’ensemble des questionnaires ne le sont qu’une seule fois (Tableau 2). Le nombre de répondant·es ayant cité cinq artistes uniques pour n’importe quel domaine est néanmoins marginal (moins de 2 %), et la quasi-totalité des répondant·es a cité au moins un·e artiste cité·e deux fois ou plus. C’est en peinture qu’on a à la fois le moins d’artistes uniques cités, le moins d’individus ayant cité au moins un artiste et au moins cinq artistes, et les artistes ayant le plus d’occurrences. En effet, l’artiste le plus cité, tous domaines confondus, est Claude Monet (36 occurrences), suivi par Pablo Picasso (28 occurrences) et Vincent Van Gogh (25 occurrences).

Tableau 1. Répartition du nombre d’artistes cités par chaque répondant selon le domaine

Lecture : 25 (soit 14 %) des répondant·es n’ont cité aucun auteur·e, 61 (soit 33 %) en ont cité 5.

 

 

 

 

 

Tableau 2. Effectifs totaux d’artistes par domaine artistique

Nombre d’artistes cités par domaine	Effectifs	Dont cités une seule fois	% artistes avec 1 seule occurrence
Auteurs	288	198	69 %
Musiciens	325	214	69 %
Peintres	122	71	58 %

Lecture : 288 noms d’auteur·es ont été cités, et parmi ceux-ci 198 (soit 69 %) ne l’ont été qu’une seule fois.

2. 1. Une diversité culturelle toute relative

23La liste des nombreux artistes cité·es témoigne d’une certaine diversité, qu’il s’agisse de la génération des artistes, de leur nationalité ou de leur présence ou non dans les programmes scolaires. Toutefois, cette diversité reste limitée, et la liste d’artistes s’illustre aussi par ses absences, ses vides, par des régions et des champs non représentés dans les goûts des universitaires interrogé·es. Des pans entiers sont absents : on ne trouve pratiquement pas de rap ni de metal, encore moins dit « extrême », ce qui tend à confirmer la persistance du rejet de la part des catégories supérieures de ces genres musicaux (Bryson 1996). On ne trouve pas plus d’auteur·es de « littérature jeunesse », dont la consommation a fortement augmenté ces dernières années, même chez les adultes (Donnat 2011). Du côté du pôle plus commercial, beaucoup des plus gros vendeurs sont absents. Sur les vingt artistes musicaux les plus cité·es au sein de l’enquête de Azam et al. (2018 : 348), trois seulement apparaissent et ce de façon marginale (Stromae, Daft Punk et Bob Marley). Maître Gims, Avicii et Beyoncé ne sont pas cité·es du tout. La plupart des habituels plus gros vendeurs en littérature n’apparaissent pas non plus : Guillaume Musso est cité – deux fois seulement – mais pas Marc Lévy ni Katherine Pancol. Seule auteure corrélée aux classes populaires dans l’enquête sur l’espace social d’Aalborg (Danemark), Danielle Steel n’apparaît pas non plus (Prieur et al. 2008). Enfin, on constate également une faible présence des artistes d’avant-garde. Des mouvements artistiques contemporains en peinture à la musique plus expérimentale et à l’exception de quelques auteur·es du « nouveau roman » (Claude Simon), ces goûts restent dans l’ensemble plutôt conservateurs en ce qu’ils sont orientés vers des œuvres depuis longtemps consacrées.

24On observe donc une diversité relative des préférences exprimées en termes de genre, de périodes et de positions dans les hiérarchies culturelles : les œuvres les plus populaires, au sens où elles sont associées dans leur consommation aux classes populaires, ont une présence marginale, tout comme les artistes d’avant-garde. Reste à savoir comment s’organise précisément cette diversité relative, par l’étude des associations entre artistes au sein de chaque domaine culturel étudié, puis en réunissant ces trois domaines afin de constater ou non la cohérence des différents univers de goûts ainsi créés.

2. 2. Des goûts très structurés

25Comment traiter cet ensemble de réponses au sein duquel des répondant·es ont indiqué quinze noms d’artistes, d’autres seulement deux, et où les faibles effectifs associés à chaque artiste rendent difficile l’usage de la plupart des méthodes statistiques habituelles ? Et ensuite, comment analyser sociologiquement les liens entre différents artistes ?

26Comme on l’a vu plus haut, les analyses de réseaux sont un bon moyen de traiter ce type de données. J’ai d’abord mis les noms et co-occurrences d’artistes sous forme de matrice d’adjacence avant d’en faire des graphes avec le logiciel Gephi. Chaque artiste représente un cercle (un « nœud »), dont la taille est proportionnelle à son nombre total de citations. Lorsque deux artistes sont cités ensemble (par le même répondant), un lien apparaît entre eux, et plus ils sont souvent cités ensemble, plus ce lien est épais. Ces réseaux ont ensuite été spatialisés. Le principe est simple : les nœuds se repoussent et les liens les rapprochent. Ainsi, deux nœuds non connectés sont éloignés alors que ceux unis par de nombreux liens sont proches. Les artistes sont réunis au sein de différentes classes obtenues par la méthode de Louvain (Blondel et al. 2008). Il s’agit d’une méthode de partitionnement des nœuds : faire en sorte qu’il y ait le maximum de liens au sein de chaque classe et le minimum entre différentes classes. La musique, la littérature et la peinture ont été traitées séparément, parce qu’il apparaît que chaque domaine possède une logique d’organisation des goûts spécifique. J’ai conservé un seuil de 2 pour les artistes : ainsi, pour qu’un·e artiste soit présent, il ou elle doit être cité·e au moins deux fois (donc par deux individus différents).

27La visualisation et la spatialisation sous forme d’analyses de réseaux des goûts littéraires (figure 1), musicaux (figure 2) et picturaux (figure 3) des universitaires donnent à voir des logiques d’associations différentes d’un domaine à l’autre. En effet, les goûts s’organisent différemment et suivent des offres elles-mêmes différenciées dans leurs structures. L’offre littéraire n’est pas l’offre musicale ni picturale, les modes de découverte comme de consommation des œuvres ne sont pas les mêmes.

28L’espace des goûts littéraires ici construit (figure 1) fait apparaître des principes d’agrégations et d’oppositions à l’œuvre au sein du champ de production littéraire en France et de ses particularités. L’une de ses caractéristiques est son lien historique avec l’institution scolaire. Plus que pour tout autre domaine artistique, l’ensemble de la population scolarisée en France se voit inculquer par l’institution scolaire les normes de la légitimité littéraire, bâtie autour d’une langue nationale. Cette proximité se voit dans l’importance de la classe 4 et ses liens avec les classes 3, 5 et 1, qui réunissent des auteur·es classiques et scolaires ainsi que des auteur·es plus contemporain·es, mais consacré·es – et très majoritairement des auteur·es français·es. On trouve un nombre important de prix Nobel parmi ces écrivain·es – français avec Sartre, Camus, Simon, Modiano, étrangers avec Faulkner, Garcia Marquez, Hemingway. Une autre caractéristique du champ littéraire français tient à la place qu’y occupent les maisons d’édition, et parmi celles-ci quelques éditeurs dominants. Les auteur·es les plus classiques tout comme les auteur·es plus contemporain·es mais reconnu·es sont ou ont été publié·es par Gallimard. Soit une maison ancienne, bien installée dans le champ éditorial et qui cumule un volume important de capital symbolique et financier (Bourdieu 1999).

30La production, la diffusion et la consécration musicale sont moins institutionnalisées que la littérature, on ne peut facilement se référer à un champ de production aux pôles bien établis. Contrairement aux goûts littéraires faisant apparaître une opposition entre littérature générale et littérature de genre, le graphe des goûts musicaux situe en son centre des compositeurs de musique classique et savante (figure 2). La centralité de ces compositeurs est en partie en trompe-l’œil, elle vient surtout de la force de rayonnement de Mozart qui, comme avec le questionnaire diffusé en Flandre analysé par Vlegels et Lievens (2017), est le compositeur le plus cité. Cette classe « classique » et savante entretient des liens forts avec des chanteur·ses français de la fin des années 1950 aux années 1970 (J. Brel, Barbara…), dit·es « à texte ».

31Outre ces compositeurs et chanteur·ses, plusieurs classes sont organisées en fonction du genre et de la génération des artistes qu’elles regroupent. On observe un continuum temporel en bas du graphe, des groupes de rock des années 1960-1970 (The Rolling Stones, The Beatles, Neil Young, Led Zeppelin…) vers des groupes plus récents sur la droite du graphique, en passant par les années 1980 et 1990 (Bob Marley, Nirvana, Noir Désir), jusqu’aux années 2000 (Muse, Coldplay, Linkin Park…). Ce continuum est fait de rapprochements entre artistes de même génération (ou ayant connu un succès important à la même époque), mais aussi de porosité. Ce passage d’une génération à l’autre est marqué par l’affaiblissement progressif des liens entre artistes : aucun des groupes de rock des années 1960-1970 du bas du graphique n’a été cité avec ceux des années 2000. Le temps peut être facteur de légitimité et d’accumulation de capital. Le rock le plus ancien a progressivement été patrimonialisé (Le Guern 2012), non seulement par sa muséification, mais également grâce à la reconnaissance parfois posthume que permettent les rééditions. Le vieillissement et le déplacement dans les hiérarchies culturelles des groupes est aussi celui du public qui continue à écouter tout en occupant des positions différentes et plus élevées dans l’espace social.

32Les peintres ne sont pas assez nombreux à avoir été cités un nombre suffisant de fois pour pouvoir établir des classes valides (figure 3). La peinture ne doit pas à l’institution scolaire sa diffusion ni la consécration des artistes (Moulin 1976). Contrairement à la musique, elle ne fait probablement pas partie de la vie quotidienne de la majorité des enquêté·es. On observe alors un goût pictural très concentré dans quelques artistes, principalement Monet, Van Gogh et Picasso. La « révolution symbolique » opérée par Manet dans la seconde moitié du xix^e siècle a rendu obsolètes les peintres liés à l’Académie du xix^e et a entraîné l’avènement d’un nouveau goût. Claude Monet, probablement plus immédiatement qu’Edouard Manet, s’est imposé comme le goût moyen et sûr en peinture, après avoir, de son vivant, déclenché l’ire des critiques artistiques (ibid. : 403). Outre Monet, on trouve parmi les peintres qui lui sont liés des impressionnistes et leurs successeurs (Gauguin), ceux qui, lorsque les impressionnistes eux-mêmes devinrent quasiment un nouvel académisme, sont venus les remplacer (Bourdieu & Charle 2013 : 573). Ces goûts picturaux correspondent aux fonds du Musée d’Orsay, ouvert en 1986 afin d’exposer les œuvres de la seconde moitié du xix^e siècle et possédant aujourd’hui une importante collection de peintres impressionnistes et postimpressionnistes.

33Des peintres plus anciens sont présents néanmoins, en général des représentants de la peinture religieuse ou historique, les « grands genres » des siècles passés (De Vinci), mais pas uniquement (Bosch). La peinture laisse également un peu plus de place aux artistes contemporains, avec la présence entre autres d’Andy Warhol, Pierre Soulages, Jean-Michel Basquiat ou encore Gerhard Richter.

34Il reste maintenant à voir comment ces différents goûts se superposent, se recoupent ou ne coïncident pas une fois traités ensemble. Les auditeurs de Bach sont-ils également les lecteurs de Musso ?

3. Cohérence et transgressions

35Afin d’analyser au mieux cette question de la cohérence des goûts et d’obtenir des éléments quant à la transférabilité ou non des dispositions esthétiques, j’ai réalisé un réseau two-mode à l’aide du logiciel Pajek. Il ne s’agit cette fois plus de lier des artistes entre eux, mais de lier des individus à des artistes, puis de regrouper dans une même classe des individus ayant tendanciellement cité les mêmes associations d’artistes. L’intérêt est de pouvoir observer la composition sociale des différents clusters, de lier les propriétés sociodémographiques des répondant·es aux classes d’artistes cité·es. La démarche possède un point commun avec l’usage des analyses des correspondances (ACM), souvent utilisées en sociologie des pratiques culturelles : les propriétés sociodémographiques des individus n’interviennent pas dans la construction de ces clusters de goûts. Mais contrairement à ces ACM, elle réunit des individus plus qu’elle ne donne à voir des relations entre différentes positions relatives les unes aux autres au sein d’un espace théorique (Duval 2012).

3. 1. Les goûts et les clusters

36L’analyse de réseaux fait apparaître neuf clusters, regroupant un nombre variable d’individus comme d’artistes (Tableau 3). Les effectifs étant faibles, n’apparaissent que les caractéristiques sociales les plus saillantes. Ces clusters ont été nommés en prenant en compte à la fois les logiques d’associations détaillées dans la partie précédente et les caractéristiques sociales des individus qui leur sont associés. À une classe de goûts littéraires ne correspond pas toujours strictement une classe de goûts musicaux ou picturaux et réciproquement. Les structurations différentes des offres et des consommations empêchent la superposition exacte des goûts. Certaines classes se définissent également plus par un ou deux domaine(s) que par un autre : la classe 7, celle des « succès contemporains » se définit en premier lieu par la musique puis par la présence de Monet. Des affinités se font tout de même jour et, comme la diversité des artistes, le mélange des classes est relatif.

 

 

 

 

 

 

Tableau 3. Clusters réunissant artistes et individus

Classes	Nbre artistes	Nbre individus	Artistes principaux	Caractéristiques sociales saillantes	Clusters en affinité
Classe 1 Imaginaires	35	26	J.R.R. Tolkien, Klimt, S. King, Bosch, Pink Floyd, Asimov, Boticelli, Lovecraft, Magritte, Metallica, Linkin Park, Iron Maiden, AC/DC…	Masculine (88,5 % d'hommes), Hommes de 45-54 ans (50 % de la classe, et 50 % des H de 45-54 ans), disciplines scientifiques.	Classe 4, Classe 2, Classe 7
Classe 2 La légitimité classique	23	23	Van Gogh, Mozart, E. Zola, Bach, F. Dostoïevski, J. Brel, G. Brassens, Klee, Barbara, Cezanne, G. de Maupassant, Brueghel, Beethoven…	Socialement peu différenciée. Concentration de « Mère : inactive ».	Classe 4, Classe 5, Classe 7, Classe 3
Classe 3 Nouvellement ennoblis	30	20	Miro, A. Camus, D. Bowie, Turner, Renaud, Caravage, Noir désir, Soulages, Chopin, M. Yourcenar, J. Kerouac, J.-P. Sartre…	Jeune (80,5 % de moins de 45 ans)	Classe 2 et 4
Classe 4 Le goût moyen	31	20	Picasso, Queen, Matisse, A. Bashung, F. Vargas, K. Follett, H. Mankell, Gauguin, H. Murakami, A. Indridason, Christine and the Queens, Friant, O. Adam, A. Gavalda, A. Souchon…	Plutôt féminine. Aucun des plus jeunes (25-34). Parents de classes moyennes / populaires.	Classe 2
Classe 5 Le sens de la Distinction	31	15	Chagall, M. Kundera, Modigliani, Vermeer, G. Garcia Marquez, Schubert, G. Flaubert, Bacon, Bonnard, C. Simon… Ici aussi l’on trouve des auteurs « consacrés » de l’étranger : Buzzati, Fante, Mishima, Zweig… Un seul groupe de rock : Led Zeppelin.	60 % de la classe « a au moins 1 parent enseignant ». 0 % de père OU mère classe populaire.	Classe 2, Classe 9, Classe 7
Classe 6 Classiques rock/jazz et romans noirs	17	11	Kandinsky, The Rolling Stones, H. Coben, J. Irving, D. Simmon, L. Armstrong, N. Simone, Dali, A. Christie, B. Werber, Rothko, The Beatles…	Disciplines scientifiques.	Classe 2, Classe 4
Classe 7 Succès contemporain	24	19	Monet, Muse, Manet, U2, J.-J. Goldman, Coldplay, Calogero, de la Tour, A. Nothomb, P. Lemaitre, C. Lackberg, D. Pennac, J. Dicker…	Plutôt féminine. Disciplines « récentes » : Staps, sciences de l’éducation, info-com.	Classe 4, Classe 2, Classe 1
Classe 8 Artistes anti-conformistes	26	11	Radiohead, Renoir, The Doors, B. Vian, Neil Young, L. Tolstoï, M. Duras, Nirvana, Philip K. Dick, R. Gary, The Cure, Arthur H, Basquiat…	Parents de classes supérieures.	La plus fermée sur elle-même.
Classe 9 Historique/Patrimoniale	20	10	H. de Balzac, U. Eco, De Vinci, Courbet, V. Hugo, Delacroix, J. Austen, S. Gainsbourg…		La moins fermée sur elle-même : Classes 2, 1, 4, 7…

Source : base de données de l’auteur.

38Outre leurs artistes, ces clusters se définissent et se distinguent par les caractéristiques sociales des enquêté·es qui en font partie. La structure des goûts des universitaires étudié·es est déterminée par la combinaison de leur origine sociale, de leur genre, de leur âge et génération. Certaines classes de goûts semblent construites avant tout autour du genre des répondant·es (1,7), d’autres de l’âge (3), parfois des deux (4), ainsi que l’origine sociale (5, 8) et la discipline universitaire (1,6,7). D’autres sont indifférenciées en termes d’âge ou de sexe. L’entrée au sein d’une fraction de classe spécifique, celle des universitaires, n’a pas exercé un effet unique et uniforme sur l’ensemble des membres. Les socialisations professionnelles viendront modifier ou renforcer des socialisations culturelles préalables, selon les goûts qui sont valorisés au sein du sous-espace universitaire occupé : la classe 1 est majoritairement masculine et composée d’universitaires dans des disciplines scientifiques (où la part de femmes est faible). Ces universitaires évoluent donc au quotidien dans un entre-soi masculin au sein duquel la culture lettrée classique n’occupe probablement aucune place. La classe 2, celle de la légitimité classique, est socialement peu marquée. On peut penser qu’elle est assez typique du groupe des universitaires comme fraction de classe à fort capital culturel institutionnalisé. La classe 5, « le sens de la distinction » se démarque à la fois par la forte concentration d’universitaires ayant eux et elles-mêmes au moins un parent enseignant et par l’absence complète d’universitaires issu·es de milieux populaires. La plus grande ancienneté du capital culturel fait porter ses choix vers des œuvres moins évidentes d’accès ou moins connues que les plus classiques, des auteur·es pour certains moins lié·es au système scolaire que les « nouvellement ennoblis », relevant d’une forme de « culture libre » (Bourdieu & Passeron 1964).

39Ces clusters ne sont pas fermés sur eux-mêmes et les artistes qui se trouvent dans des clusters séparés sont malgré tout régulièrement cité·es ensemble. L’affinité entre clusters a été calculée en croisant le cluster des individus et celui des artistes qu’ils et elles ont cité·es. Il s’agissait d’établir combien d’individus d’un cluster donné ont cité d’artistes d’un autre cluster afin d’établir quels clusters possédaient le plus de liens entre eux. De fait, deux clusters ont des liens avec presque tous les autres : celui de la « légitimité classique » et celui du « goût moyen ». La culture classique rayonne dans l’ensemble des goûts, principalement par ses trois nœuds principaux : Mozart, Van Gogh, Zola.

40Différents clusters de goûts, diversement poreux, coexistent donc au sein de la population universitaire. Ces clusters présentent une certaine cohérence, à la fois dans les agrégations d’artistes (dont les positions, une fois rapportées à leurs champs respectifs structurés différemment, peuvent être considérées comme quasi-analogues) et d’individus (l’origine sociale, le sexe, l’âge et la discipline exercent une action conjointe dans la détermination de ces goûts). Ce groupe professionnel a connu, ces dernières décennies, des transformations morphologiques majeures : de 8 131 membres en 1960, soit 0,03 % de la population active, il est passé à 89 400 en 2005-2006, soit 0,4 % de la population active (Musselin 2008 : 3). Un fort afflux de nouveaux membres qui a permis, comme au niveau plus général des « cadres et professions intellectuelles supérieures », l’importation de nouveaux goûts (Coulangeon 2010). Dans le même temps, les équilibres internes et les rapports de force entre les disciplines ont évolué. Le déclin relatif des lettres et des humanités a pu contribuer à faire reculer une forme d’exclusivisme classique, favorisant l’importation au sein du goût classique d’artistes d’autres genres comme le rock. On voit cependant que si importation il y a, dans la classe 5, « le sens de la distinction », elle se fait par les classiques des genres en question (Led Zeppelin est le seul groupe de rock associé à cette classe). Ce qui indique une forme d’« éclectisme éclairé » à l’œuvre au sein d’une fraction des universitaires non parisien·nes étudiés·es, associant à cette culture classique des artistes à la frontière de la culture savante ou en voie de la franchir (Coulangeon 2003). Celui-ci s’accorde avec le maintien de frontières de classe, visible dans l’absence d’artistes associé·es aux classes populaires, et l’on rejoint en cela des constats établis dans d’autres aspects des styles de vie des classes supérieures que les goûts esthétiques (sur les dégoûts culinaires des élites progressistes américaines, voir par exemple Tissot 2013).

41Plus qu’une fraction de classe tout entière « éclectique », « omnivore » ou « dissonante », l’analyse conjointe des goûts et des propriétés sociales des répondant·es incite à considérer les universitaires comme une profession traversée par différents rapports de pouvoir (origine sociale, sexe, âge, discipline), à l’œuvre dans la population générale. Il faut alors prendre en compte les interactions entre ces différents rapports de pouvoir afin d’établir une échelle de légitimité des goûts (Noûs, Robette & Roueff 2021). Population universitaire oblige, les goûts les plus dominés de l’échelle construite par N. Robette et O. Roueff à partir d’une enquête en population générale (littérature romantique associée au féminin par exemple) sont absents des clusters présentés. La structure multidimensionnelle des goûts implique une échelle non linéaire, allant du cluster « le sens de la distinction », dont les membres disposent d’un fort capital culturel hérité, jusqu’à celui des « succès contemporains », dont les membres sont à la fois plutôt des femmes et dans des disciplines disposant d’une moindre ancienneté au sein du champ universitaire. On observe alors que la différenciation sexuelle des goûts s’estompe avec leur élévation sur l’« échelle de légitimité » (ibid. : 15), alors que les goûts moins légitimes sont situés du côté des goûts féminins.

3. 2. Grande culture et petites transgressions

42Une fois ces clusters établis, les logiques d’associations d’artistes et d’enquêté·es expliquées, la question de la cohérence et, par hypothèses, de la transposabilité des dispositions de goût, rencontre un dernier obstacle imposant de redescendre au niveau de l’individu. Les clusters de goûts n’étant pas fermés sur eux-mêmes, la majorité des répondant·es ont cité des artistes appartenant à plusieurs clusters. L’absence de clusters de goûts composés exclusivement d’artistes peu consacré·es ou populaires associée à la présence d’artistes légitimes dans de nombreux clusters rendrait artificielle toute opération voulant associer à un cluster un degré de légitimité et effectuer ensuite une série de comptages afin d’établir des « profils » individuels. Il est néanmoins possible de répondre à la question de la distribution, au niveau individuel, de ces citations multiclasses. Pour ce faire, j’ai procédé de deux manières : d’une part, j’ai relevé les artistes cité·es par les répondant·es qui associent des artistes des classes les plus légitimes (« la légitimité classique », « le sens de la distinction ») avec d’autres artistes des classes les moins légitimes, et d’autre part, j’ai observé les artistes qui ne sont jamais associé·es. Quels types d’artistes se voient associé·es ou au contraire ne sont jamais cité·es ensemble ? Quels grands écarts culturels se font jour au travers de ces observations ?

43On observe en effet des « transgressions » culturelles relatives, des co-citations d’artistes très légitimes et d’autres l’étant moins. Si ces transgressions ne sont que le fait des socialisations secondaires multiples de chaque individu, elles devraient être imprévisibles ou, a minima, désordonnées. Or ces transgressions obéissent à des règles : il y a les transgressions qui sont acceptables et celles qui, manifestement, ne le sont pas.

44La « transgression » ou les grands écarts culturels, en effet, se font par la musique. Autrement dit, si l’on trouve des groupes de la classe des « succès contemporains » dans le domaine musical associés à des auteur·es très légitimes, on ne trouve jamais de compositeurs autres que Mozart associés aux auteur·es de littérature « moyenne ». Par exemple, une répondante a associé U2 à Kundera et Garcia Marquez. David Guetta peut se voir cité avec Houellebecq et Dostoïevski, Linkin Park avec Sartre, et l’on trouve même une co-citation de Lady Gaga avec Flaubert. Les peintres des classes les plus légitimes sont également associés avec des groupes de musique à la légitimité moindre : Les Wampas avec Chagall ou Coldplay avec Soulages. Mais Bach, Chopin, Wagner, Schubert, Schumann, Rachmaninov, Mahler, Debussy, Bartok ou Dvorak ne sont jamais associés à des auteur·es autres que très légitimes. Seule exception avec les classiques de l’imaginaire : un enquêté a cité Bach et Mahler avec Lovecraft, un autre Bartok et Debussy avec Tolkien.

Conclusion

47La morphologie des goûts universitaires montre que « l’aristocratisme ascétique » – disposition s’exprimant le mieux pour P. Bourdieu dans cette fraction de classe dans les années 1960 – résiste plutôt bien aux transformations du groupe et des espaces de production. Le rapport sérieux à la culture qu’elle porte se matérialise dans des préférences pour des compositeurs, auteur·es et peintres ancien·nes. Ce corpus d’œuvres et d’artistes canoniques évolue avec prudence, par l’ajout d’artistes plus contemporain·es mais déjà fortement consacré·es. Si d’autres dispositions culturelles comme un goût pour l’altérité ou un goût moyen se manifestent désormais au sein du groupe, l’hybridation se fait de deux manières : par le mélange de « classiques » à des goûts plus grand public ou plus commerciaux (relativement aux autres goûts présents) pour les nouveaux entrants. Et par l’importation de goûts musicaux plus éloignés des canons de la légitimité classique et associés à des auteur·es ou peintres nobles pour les universitaires occupant des positions établies. La question qui demeure, face au recul de la distinction savante observée notamment au sein des classes supérieures (Coulangeon 2021) dont les universitaires semblent davantage épargné·es, est celle de l’influence symbolique de ces goûts universitaires au-delà des frontières du groupe. Si les goûts classiques rayonnent dans l’ensemble de cette fraction des classes supérieures, continuent-ils de s’imposer comme légitimes en dehors ? Face à des fractions supérieures concurrentes de plus en plus diplômées également, dont les « élites », même scolaires, se détournent des professions du public (Bataille & Falcon 2022), la question mérite d’être posée.