Ariégeois, il aimait à rappeler qu’il était né à Laroque-d’Olmes, peut-être pour excuser une certaine rudesse d’abord. Fils d’émigrés espagnols originaires de Bocairente, il était fier de sa connaissance du valencien, qu’il ne manquait jamais de pratiquer lorsqu’il était sur place. Issu d’un milieu modeste, il fit une carrière « républicaine », au mérite. C’est à la force du poignet qu’il devint ce qu’on appelait jadis un grand universitaire. Il avait été à bonne école. Noël Salomon fut pour lui plus qu’un directeur de thèse. Il contait volontiers comment il l’initia aux stratégies et aux codes de la corporation. Lui-même était fort attaché à ces rites. Lorsqu’il accueillit à Bordeaux l’auteur de ces lignes, à la fin du repas de bienvenue, il entonna les chants de la Khâgne de Toulouse, à charge pour le bizut de poursuivre là où il laissait le texte en suspens. Celui-ci passa l’épreuve avec succès. Il l’en félicita.

Il eut une carrière d’apparence classique. Etudes primaires et secondaires – dont une partie au Petit séminaire de Pamiers –, classes préparatoires, École Normale Supérieure de Saint-Cloud. Est-ce là qu’il acquit le sens du concret et la rigueur morale qui le caractérisait ou, déjà pourvu par son éducation antérieure, se trouva-t-il en accord avec l’esprit de la Maison, toujours est-il qu’il incarnait assez bien ce que l’on imagine être un Cloutard. Après l’agrégation d’espagnol en 1955, et une parenthèse militaire en Algérie – comme interprète, faisant la chasse aux contrebandiers espagnols qui ravitaillaient en armes le FLN, il entreprit une thèse d’État sur les Comunidades. Nous y reviendrons. Chargé de cours à l’ENS Saint-Cloud, maitre-assistant d’espagnol à l’Université de Pau, appelé par Noël Salomon comme maître de conférence à la Faculté des Lettres de l’Université de Bordeaux, il devint professeur à l’Université de Bordeaux III. Entre temps il avait soutenu sa thèse principale, publiée en 1970. Il reçut pour elle le Prix Saintour, le premier d’une longue liste d’honneurs qui allaient s’accumuler tout au long de sa carrière. L’ouvrage acquit rapidement un statut d’icône. Les universitaires étrangers en visite à Bordeaux dans les années 1990 insistaient pour qu’on fouille les placards les plus obscurs afin de leur procurer l’un des rares exemplaires égarés qui nous restaient d’un ouvrage épuisé. Sa thèse complémentaire sur les mouvements précurseurs de l’indépendance sud-américaine lui valut, à sa grande surprise affirmait-il, un statut de spécialiste tout-terrain de l’Amérique Latine et plusieurs missions pour le compte d’organisations internationales. Il s’en amusait fort.

De 1978 à 1983 il présida l’Université de Bordeaux III. Il y créa la Maison des Pays Ibériques, à laquelle il donna, en quelques années, un intense rayonnement international. La décision de création fut prise en 1979. L’ouverture effective eut lieu en 1984. Il la dirigea personnellement jusqu’en 1989, date à laquelle il devint directeur de la Casa de Velázquez, dont il n’avait pas été membre. Il occupa ce poste jusqu’en 1996. Il partit à la retraite peu après son retour. Il avait, dans les années 1990, présidé le jury de l’Agrégation d’espagnol.

Il a toujours assumé, même dans ses années de pleine activité, la fonction d’auteur de manuels et plus encore d’ouvrages de «haute divulgation», un genre alors en pleine vogue en France. Son Histoire de l’Espagne (1997), son Espagne des Rois Catholiques (1971) furent considérés comme des références. En retraite, ils se consacra pleinement à ces travaux. De L’Espagne de Philippe II (1999) à L’Andalousie - Vérités et Légendes (2018), il publia une grosse douzaine d’ouvrages, souvent simultanément en français et en espagnol. Il y abordait des thèmes polémiques, en se donnant pour objet d’agir directement sur la mémoire collective, la française comme l’espagnole, plus que sur la recherche universitaire. Sur l’inquisition, sur Thérèse d’Avila, sur Isabelle la Catholique, il a produit des textes décapants, qui mettent en question bien des certitudes acquises.

Il eut une carrière pleine, largement reconnue par une accumulation inusitée d’honneurs et de récompenses. Il les aimait bien et le confessait sans fausse pudeur. Membre correspondant de l’Académie d’histoire de Madrid, citoyen d’honneur de Bocairente, docteur honoris causa de l’Université de Valladolid, prix Nebrija (1991), chevalier de l’Ordre d’Alphonse X le Sage, commandeur de l’Ordre d’Isabelle la Catholique, chevalier de la Légion d’honneur, il reçut en 2014 le prix Prince des Asturies, la plus haute distinction scientifique espagnole. Cette dernière récompense en surprit plus d’un qui ne voyaient du personnage que la façade officielle, sans mesurer le rôle structurant essentiel qu’il avait joué dans l’hispanisme, tant en France qu’en Espagne, et l’ampleur des ponts qu’il avait établi entre les deux communautés scientifiques.

Sa thèse, tout d’abord. Les Comunidades étaient alors un point central de l’historiographie et de la mémoire espagnole. Le récit qui les organisait toutes deux reposait sur l’idée d’une divergence qui avait, à un moment donné, écarté durablement l’Espagne des voies de la modernité européenne ; divergence qui avait créé au sein même de la nation une fracture irréductible, faisant de son histoire celle d’un affrontement entre deux blocs qui s’accusaient réciproquement de trahison. Ce point était axiomatique. Toute la question était de savoir où se situait la rupture, soit pour créer les conditions de sa perpétuation, soit pour la réduire, selon les options politiques de chacun. Les Comunidades étaient l’un des points possibles de divergence. Leur histoire ne se concevait jusqu’alors qu’insérée dans ce macro-récit et faisait l’objet d’intenses débats. Joseph Pérez démontra, par une étude fine des sources, que l’événement avait une entité propre qui ne cadrait avec aucune des hypothèses admises. Cela revenait à mettre en cause le macro-récit. Son livre marqua un tournant. Il eut pour les jeunes historiens, dont j’étais, français et espagnols, une importance capitale: il n’ajoutait pas seulement une hypothèse à d’autres, il démontrait par les faits. Ce « civilisationniste » nous donnait, à nous autres historiens, une leçon de rigueur historique. On peut dire que toute son oeuvre scientifique, y compris ses ouvrages destinés à un public élargi, a gravité autour de ce thème: revisiter les points chauds de la mémoire pour y réintroduire les éléments factuels qu’elle gommait et procéder ainsi à des redressements parfois radicaux. Il acquit dans ce domaine une réputation internationale. Ainsi lorsqu’à la fin des années 1980 il fut question de canoniser Isabelle la Catholique, le Vatican le consulta-t-il sur l’opportunité de la démarche. Il en montra une fierté teintée d’ironie. Il répondit froidement qu’elle était arrivée au pouvoir par un coup d’état fondé sur un parjure. La cause était entendue.

L’apport essentiel de Joseph Pérez se situe cependant à un autre niveau : l’organisation de la recherche et de la formation. Il occupa des postes institutionnels centraux dans ce domaine. Il n’est nul besoin de rappeler l’importance du Département d’Études ibériques et ibéro-américaines de Bordeaux III dans le dispositif de l’enseignement, de la formation et de la recherche ; ni celle de la Casa de Velázquez dans la formation des futurs hispanistes d’origine scientifique diverse. Il dirigea les deux, seul directeur de la Casa, à ma connaissance, à avoir également présidé une université. Mais ce n’est là que la partie la plus visible de son oeuvre. Il créa aussi des organismes atypiques d’une grande efficacité. Dès le milieu des années 1970, avec, notamment, Bartolomé Bennassar, Albert Témime, Albert Broder et Didier Ozanam, il avait fondé le Greco 30, «Histoire de l’Espagne», une structure de travail fort légère, un groupe de travail plus qu’un laboratoire, financé par le CNRS, qui se réunissait deux fois par an, deux jours chaque fois, à Toulouse, à Aix ou à Bordeaux. C’était un lieu de rencontre informel. La demi-douzaine d’historiens français qui se consacraient spécifiquement à l’Espagne échangeaient leur expérience et s’informaient de leurs travaux réciproques. Chacun amenait ses doctorants. On y croisait, parmi ces derniers, Jean Pierre Amalric, Gérard Chastagnaret, Francis Brumont, Julián Montemayor, Paul Aubert, Bernard Vincent, et moi-même. La fluidité des échanges, hors toute hiérarchie, en faisait un lieu de formation extraordinaire. Le Greco savait également nous procurer les moyens de notre recherche. Il obtint ainsi que l’EHESS mît à notre disposition Michel Demonet, un informaticien et nous payât les heures de calcul nécessaires. Je préfère ignorer le coût de l’opération, si l’on prend en compte les centaines d’heures que Michel nous consacra. Ni la thèse de Gérard Chastagnaret, ni la mienne propre, n’eussent été possibles autrement, et je ne connais pas d’autre exemple où l’on ait fourni à des doctorants en sciences sociales des ressources de cette ampleur. Le Greco est à l’origine de ce qui est aujourd’hui l’UMR Framespa de Toulouse. La liste des noms cités dispense de tout commentaire sur le rôle qu’il eut pour l’avenir de l’hispanisme dans sa modalité historienne.

C’est au sein du Greco que prit forme le projet de la Maison des Pays Ibériques, alias MPI. Elle devait en quelque sorte le pérenniser. On hésita sur le lieu: Toulouse ou Bordeaux ? Le dynamisme de Joseph Pérez emporta la décision. Ce fut Bordeaux. Il mena le projet d’une main de fer. Il exigea la construction d’un bâtiment propre en imposant sa volonté à une administration réticente: quatre chambres pour loger des chercheurs de passage et une cuisine-popote. Ces deux éléments s’avérèrent décisifs dans le succès de l’entreprise. Ils facilitèrent singulièrement les échanges entre chercheurs affectés à la MPI et entre ceux-ci et leurs collègues étrangers, qu’ils pouvaient loger à des tarifs extrêmement raisonnables et conserver près d’eux pendant leur séjour. Il mena à la MPI une politique d’accueil de réunions scientifiques. Sa capacité à trouver des financements, les agréments de Bordeaux, et son propre carnet d’adresses, permirent à la Maison de se bâtir, en quelques années une réputation internationale flatteuse sur laquelle ses successeurs firent fond pour développer ce qui de fait devint dans les années 1990 un laboratoire international où chercheurs français, portugais, espagnols et sud-américains travaillaient ensemble à des recherches communes. Joseph Pérez avait amorcé le mouvement, en lançant deux entreprises collectives, véritablement collectives, couronnées de succès: un ouvrage sur Le premier âge de l’Etat moderne en Espagne (1989) et un autre sur Les révolutions dans le monde ibérique (1991), qui tous deux firent date.

La publication enfin de ses oeuvres de haute divulgation et l’esprit dans lequel il les mena, entretinrent autour des études hispaniques ce que l’on qualifierait aujourd’hui de «buzz». On parlait de l’Espagne en dehors du cercle étroit des spécialistes. La fréquence des questions portant explicitement sur la Péninsule à l’agrégation d’histoire autour des années 2000 est un indice de ce rayonnement. Cette visibilité était un point fort de l’hispanisme que lui enviaient les autres disciplines. Joseph Pérez fut, avec Pierre Chaunu, Bartolomé Bennassar, Bernard Vincent, notamment, l’un des puissants relais médiatiques qui créèrent cette bulle de sympathie à l’abri de laquelle nous pûmes librement poursuivre nos travaux. Ce ne fut pas le moindre des services qu’il nous rendit.

J’ai beaucoup fréquenté Joseph Pérez, de très près. Les souvenirs se bousculent, car il n’était pas de ceux que l’on oublie facilement. Parmi ces multiples images, j’y reviens, c’est avant tout sa capacité à structurer le champ de nos études qui s’impose avec le plus de force. Il a ainsi marqué bien des chercheurs qui ne l’ont pas personnellement connu, mais qui ont bénéficié de ce qu’il a bâti.

Au revoir, Monsieur !