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Une adoption à pas comptés : les femmes et l’automobile

A Slow Adoption: Women and the Car
Martine Cocaud
p. 73-84

Entrées d’index

Mots-clés :

histoire sociale, voiture

Index chronologique :

XXe siècle
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Texte intégral

1. Introduction

1“Une femme au volant !”... Il suffit d’être une femme... De conduire... pour entendre, de plus en plus rarement il est vrai, quelques réflexions goguenardes ou agacées. Cet article ne veut bien sûr pas vous emmener dans une polémique oiseuse, nous proposons seulement de réfléchir a la conduite automobile au début du XXe siècle en Bretagne en restant attentif aux rapports de sexe.

  • 1 Harismendy, Patrick, “La difficile histoire de la ‘révolution automobile’ dans l’Ouest (1897-1914)” (...)
  • 2 Roptin, Stéphanie, Les femmes et lautomobile en Ille-et-Vilaine 1908-1928, mémoire de maîtrise, un (...)
  • 3 Par un texte du 10 mars 1899, le Ministère des travaux publics met en place un double certificat : (...)

2Cette étude démarre en 1909, première année pour laquelle les permis de conduire sont conservés en Ille-et-Vilaine. En Bretagne, automobile a alors conquis ses tout premiers amateurs puisqu’en 1911 une statistique officielle annonce 305 véhicules dans le Morbihan 403 dans les Côtes-du-Nord, 575 dans le Finistère et 591 dans l’llle-et-Vilaine. Ces chiffres ne doivent pas masquer la lenteur de l’adoption dont le vrai départ peut être daté de 19071. Ces pionniers sont des hommes car les femmes ont participé lentement à la diffusion de l’automobile. Une étude quantitative – réalisée dans le cadre d’un mémoire de maîtrise2 – basée sur les permis de conduire3 entre 1909 et 1928 et les demandes d’immatriculations des véhicules de 1909 à 1918 permet d’en apprécier les étapes. Ces deux sources nous aident – avec des imprécisions toutefois – à préciser le milieu social des nouvelles conductrices et à dessiner une géographie de la conduite automobile en Ille-et-Vilaine.

1.1. 1909-1914 : quelques pionnières

35 femmes, 1 462 hommes demandent le certificat de capacité à la conduite pendant cette période, la conduite féminine apparaît donc marginale. Elle ne progresse guère et seulement par à-coups – 4 femmes en 1909, 2 en 1910, 9 en 1911, 3 en 1912, 7 en 1913 – alors que le nombre des candidats masculins augmente de façon continue et exponentielle : 132 en 1908, 285 en 1911, 325 en 1913. Ces messieurs qui, au début du siècle, achetaient une voiture pour leurs loisirs le font de plus en plus souvent pour des raisons professionnelles : en 1910, ils sont médecins, vétérinaires, des épiciers... la profession de chauffeur demeure toutefois la plus fréquente (110 sur 333 en 1913). C’est pendant cette période que l’on remarque l’émergence des métiers de l’automobile : les réparateurs de vélo s’adjoignent une spécialité de mécanicien auto, la catégorie de “marchands d’automobiles” et de garagistes se constitue à Rennes, à Saint-Malo et à Fougères, les cochers deviennent chauffeurs. C’est souvent par l’intermédiaire de ces derniers que les femmes peuvent apprécier l’automobile : les femmes de la noblesse ou de la haute bourgeoisie immatriculent un véhicule qu’elles confient à un chauffeur ; ce ne sera qu’après cette première prise de contact avec l’automobile qu’elles oseront davantage ! Quelques-unes apprennent à conduire ou permettent à leurs filles de le faire : ainsi, en 1911 la comtesse de Boihue immatricule une Panhard-Levassor puis son cocher et ses deux filles passent leurs permis, de même Madame Oberthur immatricule une Lorraine-Diétrich, et laisse le soin à son frère et à sa fille de la piloter.

  • 4 Les Anglaises automobilistes sont également peu nombreuses (400 en 1909) mais elles s’organisent tr (...)
  • 5 22 femmes mariées se présentent à la capacité de conduire : 5 d’entre elles souhaitent conduire un (...)

4Au début de la période étudiée, le modèle de la femme au volant se transmet par l’intermédiaire de quelques touristes - des Anglaises4, de plus rares Parisiennes — en vacances sur la Côte d’Émeraude qui conduisent ou qui passent leur permis pendant leur villégiature sur la côte. Il trouve écho dans la noblesse et dans la bourgeoisie commerçante de la côte (9), de Rennes (8) et des grandes villes (4 à Fougères, 2 à Vitré), les bourgs ruraux (3) restant à l’écart de cette nouveauté. Ces nouvelles automobilistes sont parfois mariées (22 cas sur 36), elles souhaitent fréquemment conduire une voiture qu’elles ont elles-mêmes immatriculée5. Toutefois dès les premières années, quelques rares exceptions à ce modèle élitiste se remarquent : en 1911, une jeune femme enregistrée comme couturière d’une maison de couture et domiciliée à Rennes dans un quartier populaire passe le permis de conduire ; en 1912 l’épouse d’un garagiste en fait également la demande.

1.2. 1914-1918 : Une sensible augmentation

  • 6 Un salaire inférieur à 200 F, permettait l’exemption du timbre fiscal.

5La guerre favorise l’accès – tout relatif – des femmes au volant puisqu’elles sont 73 à passer le permis entre 1914 et 1918 (pour 2 083 hommes). Ces nouvelles conductrices appartiennent le plus souvent à la noblesse ou à la bourgeoisie aisée, mais globalement le niveau social paraît moins élevé que pendant l’avant-guerre, c’est du moins ce que peuvent laisser supposer les photos et les lettres qui accompagnent la demande de permis : les bérets, les chapeaux sont moins luxueux, les fautes d’orthographe se font plus nombreuses. Elles sont le plus souvent citadines (45 % de Rennes) mais une évolution est perceptible : les conductrices domiciliées dans les petites villes et les gros bourgs ruraux — plus particulièrement Fougères, St-Georges de Reitembault, Vitré, la Guerche, c’est-à-dire ceux de l’est du département où le commerce est plus actif – sont plus nombreuses ; de plus, quelques conductrices apparaissent dans les petites communes rurales du pays de Rennes. Autre nouveauté : les femmes salariées sont mieux représentées, alors c’est parfois l’employeur qui est à l’initiative de la demande de permis : en 1915, 4 employées d’un grand garage rennais font une demande de permis en l’accompagnant d’un certificat de leur patron6. Les cas de ce type se multiplient entre 1914 et 1918 auxquels il faut rajouter les femmes qui reprennent l’activité de leur mari : ainsi Madame Chevet de Janzé précise qu’elle souhaite conduire afin “de continuer le commerce de son mari mobilisé au front”. En Ille-et-Vilaine quelques couples – encore très peu nombreux – considéraient probablement la voiture comme un outil indispensable mais aussi relativement familier et donc maîtrisable par qui que ce soit. Conformément à ce que S. O’Connel décrit pour l’Angleterre, la mobilisation des hommes, qui conduit les femmes à remplir de nouvelles tâches, a effectivement favorisé l’arrivée des femmes au volant.

1.3. 1919-1930 : L’appropriation

6C’est toutefois après la guerre que les femmes adoptent en plus grand nombre l’automobile. Cette progression nous laisse certes à un niveau bien faible en valeurs absolues mais le tableau ci-dessous montre que l’accroissement du nombre de permis est un peu plus rapide chez les femmes que chez les hommes.

Évolution du nombre de permis de conduire

Années

Femmes

 %

Hommes

 %

Total

1919

12

2 %

658

98 %

670

1920

12

1 %

800

99 %

812

1921

35

3 %

1 276

97 %

1 311

1922

47

3 %

1 302

97 %

1 349

1923

66

4 %

1 732

96 %

1 798

1924

113

7 %

1 512

93 %

1 625

1925

148

7 %

2 074

93 %

2 074

1926

196

8 %

2 259

92 %

2 455

1927

170

7 %

2 401

93 %

2 571

1928

221

9 %

2 378

91 %

2 599

7Au retour de guerre, de nombreux hommes souhaitent avoir le permis, un grand nombre demandant d’ailleurs la transformation de leur permis militaire en permis civil : le pourcentage de femmes conductrices se trouve alors au plus bas et il faut attendre 1924 pour remarquer un véritable décollage. L’âge moyen des conductrices augmente avec leur nombre : il est de 28 ans jusqu’en 1924, 30 ans par la suite rejoignant pour un temps la moyenne masculine, qui elle tend à s’abaisser lorsque des étudiants de plus en plus nombreux accèdent à l’automobile. Le permis devient alors un rite de passage dans l’âge adulte pour les hommes ce qu’il n’est pas pour les jeunes femmes dans les années vingt. Au contraire, si au début du siècle la conduite apparaît comme “une folie” partagée à égalité entre de jeunes célibataires et de jeunes femmes fortunées, après la première guerre mondiale, l’automobile convainc des femmes d’âge mûr, le plus souvent mariées (52 % de femmes mariées ou veuves entre 1908 et 1918, 61 % entre 1918 et 1928). L’automobile devient une option raisonnable pour qui en a les moyens.

8La prise en main des automobiles par les femmes a certainement été favorisée par les progrès techniques : les voitures sont plus légères, moins puissantes, elles sont dotées d’un démarreur électrique qui met au placard la manivelle, les boîtes de vitesses deviennent plus performantes et les voitures sont même plus jolies depuis qu’elles sont recouvertes de vernis à la cellulose ! Mais d’autres paramètres ont été influents. L’augmentation du nombre de conducteurs apparaît comme un fait favorable à la conduite féminine et de nombreux époux ont convaincu, par leur exemple, leur femme. Le permis de conduire n’est pas un acte isolé, au contraire il fait boule-de-neige dans la parenté voire dans le quartier ou la paroisse. Par conséquent, un double constat apparaît : d’une part ce sont les mêmes communes qui connaissent le plus grand nombre de permis masculins et féminins, et d’autre part un permis féminin en appelle d’autres ! C’est ainsi que des séries se forment lorsque l’on classe les permis selon les domiciles : en 1913, 5 femmes de Fougères font une demande de permis, elles sont 5 à la Guerche en 1914, puis encore 5 en 1916 ; ces séries sont souvent le fait de jeunes femmes célibataires... des amies peut-être sur lesquelles souffle le vent de la modernité.

2. Une géographie de l’automobile

9À travers cette lente appropriation se dessine une répartition spatiale de l’automobile féminine : la tendance générale est bien sûr la diffusion du phénomène puisque dès 1928, 50 % des communes d’Ille-et- Vilaine sont concernés par la conduite féminine, mais les pôles de concentration se déplacent. Le poids de Rennes apparaît prépondérant au début de la période et lorsqu’il tend à s’affaiblir dans les années vingt (1908-1918 : 31 %, 1924 : 15 % de rennaises) il est compensé en partie par l’augmentation du nombre de permis dans la couronne rennaise. Celui de la côte augmente (38 % au lieu de 20 %) grâce entre autres au prestige de la région de Dinard qui s’accroît dans les années vingt et qui incite de nombreuses étrangères à passer leur permis pendant leur séjour. Celui de l’est du département se maintient. D’autres communes, absentes avant 1920 apparaissent : Redon par exemple, où 17 femmes conduisent en 1928, toutefois il faudra attendre encore quelques années pour que les femmes rurales des communes environnantes conquièrent la voiture. Des zones rurales semblent en effet plus favorables que d’autres à l’adoption par les hommes et par les femmes – de la voiture. Il nous semble que cette capacité à intégrer la voiture dépend plus de la richesse de la région que du type d’habitat qui est fondamentalement dispersé : dans tous les cantons, l’automobile ne peut qu’apparaître comme le moyen idéal de relier les multiples fermes et hameaux. L’est du département, où l’on trouve plusieurs châteaux mais aussi des négociants et de riches agriculteurs apparaît nettement plus précoce que l’ouest, plus enclavé, plus profondément rural et plus pauvre. Par contre, pour l’ensemble du département, le désir d’apprendre à conduire vient de la ville – qu’elle soit centre administratif comme Rennes ou station balnéaire comme Dinard – elle provient plus précisément des quartiers chics, puis se propage lentement, de façon concentrique en passant d’abord par les quartiers de la couronne urbaine, puis des communes périphériques, pour atteindre ensuite les campagnes. Cette diffusion de l’automobile se produit de façon identique pour les deux sexes, elle se fait seulement plus rapidement en ce qui concerne la conduite masculine.

3. La banalisation de l’automobile ?

  • 7 Michel Lagrée rappelle que jusqu’en 1950 l’automobile demeure un marqueur social de premier plan da (...)
  • 8 Dupuy, Gabriel, Les territoires de l’automobile, Paris, Anthropos, 1995.

10Les variations de la géographie automobile que nous avons remarquées ne se sont pas faites sans une évolution concomitante des usagers. Evolution de l’âge, nous l’avons déjà signalé, évolution de l’apparence : les chignons et les chapeaux disparaissent sur les photos qui accompagnent la demande de permis remplacés par la coupe au carré (20 femmes sur 29 en 1923) et les vêtements de couleur, mais le changement le plus remarquable, est celui de l’adoption de l’automobile par des femmes qui travaillent. Ce phénomène apparaît d’abord sur la côte quand, au début des années vingt, des commerçantes, ou des femmes de commerçants (boucher, tailleur) précisent sur leur demande de permis qu’elles “transporteront des marchandises”. Là encore, il semble que la proximité des conductrices fortunées, a permis de dédramatiser la conduite et a facilité l’intégration de l’automobile par d’autres classes sociales, qui en imaginent l’aspect utilitaire. Avec quelques années de retard, à partir de 1926- 1927, des femmes des bourgs ruraux passent également le permis à l’exemple de Mademoiselle Pellouais qui en 1927 précise qu elle veut aider ses parents qui ont un commerce d’épicerie. Les épouses ou filles de commerçants sont les plus nombreuses (en 1928, elles sont 48 sur 220 femmes passant le permis) et particulièrement les boulangères, les épouses de négociants en œufs et en beurre et les marchandes de tissus. L’automobile leur permet d’assurer le portage qui se faisait traditionnellement en voiture à cheval : en étaient-elles responsables auparavant ou est-ce l’acquisition de l’automobile qui leur ouvre de nouvelles perspectives avec la possibilité d’économiser sur la main d’œuvre ? Quelques témoignages oraux nous laissent croire à cette dernière hypothèse. L’automobile ouvre aussi de nouvelles perspectives pour des professions féminines récentes : à partir de 1924, les sages-femmes, les femmes-médecins et infirmières, les institutrices entendent en profiter. Puis, quelques cultivatrices (4 % des demandes en 1928) dont le mari met en valeur soit une grande exploitation dans le Vitréen soit une exploitation maraîchère dans la région rennaise ou sur la côte innovent également. Est-ce vraiment par nécessité ou pour marquer un choix de vie en s’inscrivant dans la modernité, la voiture devenant alors un marqueur social pour le milieu rural7 ? les sources restent muettes mais les propos de quelques témoins rappellent que, pour ces femmes rurales, une certaine aisance devait aller de pair avec un caractère hors du commun ; un témoin rappelle que l’une de ces conductrices “était quelqu’un ! elle était entreprenante, il est vrai qu’elle avait été première du canton au certificat d’études”. Ces femmes, perçues dans d’autres propos comme “des garçons manqués” demeurent encore inscrites dans la mémoire collective de certaines communes... surtout lorsqu’elles n’hésitaient pas à piloter de vieux camions brinquebalants ! Toutefois, il nous semble qu’après 1918, les fonctions utilitaires de l’automobile ont permis sa diffusion parmi les femmes des classes moyennes des campagnes, qui l’adoptent somme toute aussi vite sinon plus, que celles de la petite bourgeoisie urbaine. Cette réflexion rejoint celle de Gabriel Dupuy8 qui constate - sans différencier les sexes - qu’aux USA l’automobile rompt l’isolement des ruraux et apporte des changements positifs dans les campagnes. Le facteur sexe ne crée pas dans ce domaine des comportements particuliers : les conductrices rurales demeurent peu nombreuses mais celles qui le pouvaient ont perçu - comme les hommes - que l’automobile était un atout important.

4. La femme au volant

  • 9 Sian Reynolds fait remarquer le rôle de la presse qui s’intéresse vivement aux femmes aviatrices en (...)
  • 10 Ouest-Éclair, juin 1927. Sian Reynolds remarque que les femmes pilotes subissaient également la pre (...)
  • 11 Ouest-Éclair, 9 juillet 1925.

11Nos sources font émerger doucement des conductrices, on ne peut pourtant pas imaginer qu’elles n’aient pas été sujettes à l’opprobre de certains ! Ouest-Éclair, journal bien implanté dans le département et représentatif des mentalités peut servir d’indicateur de l’état d’esprit. Ouest-Éclair se montre sceptique face au nouvel engouement des femmes pour le sport automobile car celui-ci les éloigne du foyer, de leur rôle de mère et, de plus, les masculinise. Au contraire de certains journaux qui mettent en valeur les exploits de quelques femmes pilotes9, Ouest-Éclair les exhortent à plus de féminité : “Pourquoi jeunes sportives modernes vouloir à ce point vous masculiniser ? Admirez-vous tellement vos frères que vous vouliez à ce point leur ressembler ?”. En 1926 Mademoiselle Hellé-Nice qui participe à des courses automobiles doit rapidement prendre les devants et se défendre d’être un garçon manqué : “Conduire ne m’empêche pas du tout d’être une femme comme les autres !”10. Pour Ouest-Eclair, la course automobile appartient nettement à l’espace masculin, la force et le calme qu’elle requière n’étant pas des qualités féminines. Une course à laquelle une femme peut participer est a priori une supercherie, ainsi les commentaires de la journaliste (!) sur le Paris/La Baule de 1925 sont-ils ironiques : Paris/La Baule n’est pas une vraie course de vitesse. Il serait dommage d’abîmer de si jolis visages !”11. Toutefois, ces propos reflètent l’époque, rappelons que l’Automobile-Club n’est pas mixte et que la section féminine créée en 1926 est un “cercle réservé aux dames ferventes de l’automobile”.

  • 12 Ouest-Éclair est un journal d’obédience catholique, qui reflète le point de vue de la hiérarchie ca (...)

12Par contre, le quotidien n’émet pas d’opinions catégoriques sur la conduite touristique ou utilitaire, à l’exception de quelques journalistes qui glissent une perfidie facile dans des comptes rendus d’accidents : la femme semble particulièrement apte à confondre frein et accélérateur, et surtout elle ne connaît rien à la technique, la première panne renvoyant la femme à sa triste condition ! Le rapprochement entre les maladresses au volant et “les imperfections naturelles” – physiques mais surtout psychologiques de la femme ne tarde pas : un article affirmant que “le plus dur pour une femme est de maîtriser sa nervosité. Toutefois, l’adoption de la voiture par les femmes, si elle fait sourire ou douter de l’époque n’est pas un objet de scandale et le phénomène diffuse quasiment sans heurt : dès 1923, les publicités pour des leçons de conduite mixtes s’affichent, et en 1924, Ouest-Éclair compare la situation de l’agricultrice en France et aux USA et mentionne les bienfaits que les Françaises pourraient tirer de l’automobile12.

13À la veille des années trente, la société reconnaît aux femmes le droit de conduire, Caumery, le père de Bécassine s’en fait l’écho en publiant “l’automobile de Bécassine” en 1927. Il reprend dans cette bande dessinée les différentes étapes de l’appropriation de l’automobile par les femmes et transmet probablement la perception masculine du phénomène. L’automobile entre dans l’ouvrage grâce à la Marquise de Grand-Air qui possède une voiture conduite par son ancien cocher, elle l’utilise pour aller au parc où se croisent, au pas, quelques véhicules chargés d’enfants et de gouvernantes. Face à des difficultés financières, elle vend son véhicule, renvoie le chauffeur et s’initie avec difficultés aux transports en commun. La famille renoue avec l’automobile grâce à Bécassine qui gagne lors d’un jeu une nouvelle voiture — 12 chevaux vapeur — confortable aux couleurs gaies, bien éloignée des “bagnoles” noires du début du siècle. Cette nouvelle voiture convainc Bécassine de se présenter au permis, suite à quelques leçons de conduite données par son ami cocher. L’apprentissage est simple, il comporte quelques leçons de conduite, quelques lectures du Code de la route et un minimum de théorie mécanique, enseignement que Bécassine délaisse totalement en avouant son incapacité – toute féminine ? – à comprendre et retenir cette “machinerie compliquée”. Le permis regroupe une vingtaine de candidats dont quelques femmes – toutes en chapeaux et vêtues à la mode – et des hommes de milieux plus diversifiés. Cette nouvelle voiture, ouvre de nouveaux horizons : les voyages touristiques. Bécassine affronte une longue distance semée d’embûches : pas de stations essences, pas de signalisations routières, pour atteindre la Normandie, lieu de villégiature de madame la Marquise. Cette épreuve envoie Bécassine au pilori : paniquée, elle accélère au lieu de freiner, elle oublie de se ravitailler en essence ; elle finit par reconnaître l’échec de ce voyage qui — à cause de ses maladresses - a coûté cher et a pris beaucoup de temps, par conséquent elle abandonne sa voiture à un chauffeur. Certes, cet épisode a pour but de faire rire aux dépens de Bécassine, mais ne montre-t-il pas non plus les fantasmes de la bonne société lorsqu’une femme entreprenante quitte le cocon familial ? Son émotivité, son étourderie, sa méconnaissance de la mécanique ne peut que la mener à l’échec... le bon sens condamne l’utopie moderne qui veut rapprocher les femmes des machines.

5. Conclusion

14L’analyse du rapport femmes/automobiles dans la première moitié du XXe siècle est ambiguë. D’une part tout semble possible : aucun texte n’exclut ou même ne limite le droit des femmes à la conduite automobile ; de plus l’administration ne met aucun garde-fou, par exemple, aucune autorisation maritale ou parentale n’est demandée lorsqu’une femme mariée ou célibataire sollicite une immatriculation ou l’autorisation de passer le permis de conduire. D’autre part, nous avons remarqué que les femmes adoptent l’automobile beaucoup plus lentement que les hommes. Où se trouve le blocage ? Au tout début du siècle, il a pu être d’ordre pratique : la voiture, objet technique sale, dont le maniement exige de la force, s’impose dès sa création et en partie à cause de ses défauts comme un des domaines de l’affirmation virile. Mais dès la décennie suivante, les améliorations techniques vont rapidement rendre son utilisation plus facile pour tous les usagers, et le blocage est d’ordre culturel. Les jeux sont faits et les rôles sont distribués : l’homme au volant, la femme sur le siège passager, voire à l’arrière si deux hommes sont dans le véhicule. Il ne faut pas non plus oublier que par définition l’auto est mobile et tend donc à éloigner son ou sa propriétaire du foyer : ce qui est un avantage pour l’un devient un danger pour l’autre car il induit une remise en cause du rôle traditionnel féminin.

15Ce type de questionnement – sur le rapport que les femmes ont entretenu avec la technologie – est à étendre à d’autres domaines : à l’aviation, à la voile si l’on se cantonne aux moyens qui permettent de se déplacer “autrement” au début du XXe siècle, mais se limiter à ces thèmes serait réducteur. On peut envisager un éventail de recherches mettant en relation les rapports de sexe et l’innovation technique tout au long du XXe siècle : elles engloberaient également les transformations apportées dans les rapports de sexe face au travail. Qui utilise les machines ? Comment les rôles sont-ils distribués lorsqu’une technique nouvelle apparaît, tendent-ils à évoluer ? Ce questionnement n’est probablement pas à limiter aux premières décennies du XXe siècle : on déplore encore le manque d’intérêt des filles pour les carrières techniques si ce ne sont celles du tertiaire. La nature du blocage me semble proche de celui que nous venons de décrire : rien n’est interdit et pourtant rien ne bouge dans la distribution des rôles.

  • 13 Sian Reynolds, op. cit.

16Toutefois les obstacles qui limitent la conduite féminine ont sauté dans certaines occasions ou dans certains milieux. Quelques femmes des milieux aisés accèdent à l’automobile très tôt dans le siècle, c’est à mettre bien sûr en relation avec leur capacité financière mais pas seulement, puisque toutes les femmes riches ne franchissent pas le pas – les conductrices sont plutôt citadines, jeunes et sportives, elles fréquentent la Côte d Emeraude, portent des cheveux courts, et un certain nombre d’entre elles fait figure de “garçonne”. La voiture fait alors fonction de marqueur social et à ce titre, elle permet d’annuler momentanément la hiérarchie sexuée. La guerre a été un élément favorable, car elle a rendu parfois la conduite féminine indispensable, et c’est tout compte fait cet aspect utilitaire de l’automobile qui va permettre aux femmes des milieux moins huppés de se familiariser avec la conduite. Lorsque l’intérêt d’une profession, ou d’un couple ou encore mieux des deux – et c’est le cas pour les ménages d’épiciers, de boulangers, etc., entre en jeu, la femme obtient le volant et en devient même parfois la principale utilisatrice en faisant régulièrement la tournée des clients... activité particulièrement rémunératrice et indispensable dans le bocage breton. Qui conduit le matin pour porter le pain, conduit le dimanche après-midi pour les promenades, les témoignages nous le disent. L’aspect pratique a permis de faire vaciller les rôles sexués traditionnels, dans certaines limites toutefois..., car cette évolution ne doit pas entraîner des bouleversements plus profonds. Pour illustrer cette remarque, rappelons que les efforts réalisés après 1936 dans le cadre de “l’Aviation Populaire” pour former un grand nombre de pilotes d’avions n’ont pas permis d’ouvrir largement les portes de l’aviation aux femmes13. Ces dernières – peu nombreuses dans les décennies précédentes (10 en 1926, 40 en 1932) – restent encore marginales (150 en 1939) sur les aéroports, alors que l’aviation devient nettement plus accessible aux jeunes hommes. La formation de ces derniers devait permettre de nourrir un vivier de pilotes militaires. La logique militaire, domaine viril par excellence n’offrait aucune prise à l’évolution des rapports de sexe...

Répartition géographique des permis de conduire femmes

Répartition géographique des permis de conduire femmes

Stéphanie Roptin, Les femmes et l’automobile en Ille-et-Vilaine 1908-1928, mémoire de maîtrise.

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Notes

1 Harismendy, Patrick, “La difficile histoire de la ‘révolution automobile’ dans l’Ouest (1897-1914)”, in Garçon, A.-F., L’automobile, son monde et ses réseaux, PUR, 1998, pp. 68-77.

2 Roptin, Stéphanie, Les femmes et lautomobile en Ille-et-Vilaine 1908-1928, mémoire de maîtrise, université Rennes 2, 2000. Ce mémoire est consultable à la bibliothèque du CRHISCO, université de Rennes 2.

3 Par un texte du 10 mars 1899, le Ministère des travaux publics met en place un double certificat : un certificat de circulation des automobiles et un certificat de capacité à la conduite automobile. Ce dernier, ancêtre du permis de conduire doit permettre d’apprécier “la prudence, le sang-froid, la présence d’esprit du conducteur...” ; les candidats à la capacité devaient faire une demande écrite et fournir un certificat de naissance, un certificat de domicile, un certificat attestant que le droit de conduire n’a jamais été retiré (qui était souvent remplacé par un certificat de bonnes mœurs), et un timbre fiscal de 200 F. Les demandes de permis de conduire, et les registres d’immatriculations forment des séries bien conservées aux archives d’Ille-et-Vilaine (permis de conduire : série S, classée de juillet 1908 à 1924, non classée par la suite ; registres d’immatriculation, série 2 S 570, 1908-1928).

4 Les Anglaises automobilistes sont également peu nombreuses (400 en 1909) mais elles s’organisent très vite puisque le premier Automobile-Club est fondé en 1903, en réponse au refus d’admettre les femmes de la part du Club Automobile masculin. O’Connel, Sean, “The Car in British Society: Class, Gender and Motoring”, Studies in Popular culture, 1998.

5 22 femmes mariées se présentent à la capacité de conduire : 5 d’entre elles souhaitent conduire un véhicule immatriculé par leur mari, les 17 autres font elles-mêmes la demande d’immatriculation. Six célibataires sur 14 conduisent un véhicule immatriculé par leur père.

6 Un salaire inférieur à 200 F, permettait l’exemption du timbre fiscal.

7 Michel Lagrée rappelle que jusqu’en 1950 l’automobile demeure un marqueur social de premier plan dans les campagnes ; les agriculteurs préférant s’acheter une “conduite intérieure de 3 ou 400 000 F” que d’équiper leur maison. Lagrée, Michel, “Le clergé devant le développement de l’automobile (vers 1900–vers 1960)”, in Garçon, A.-F., L’automobile, op. cit., pp. 89-100.

8 Dupuy, Gabriel, Les territoires de l’automobile, Paris, Anthropos, 1995.

9 Sian Reynolds fait remarquer le rôle de la presse qui s’intéresse vivement aux femmes aviatrices entre les deux guerres en France et qui participe ainsi à la création de la “figure ambiguë de la femme libérée”. Sian Reynolds, France Between the Wars, Gender and Politics, chap. : “The False Promises of Aviation”, 1996

10 Ouest-Éclair, juin 1927. Sian Reynolds remarque que les femmes pilotes subissaient également la pression des médias et devaient faite attention a leur apparence qui était souvent évoquée dans les articles et les biographies. Un physique agréable semblait une nécessité pour obtenir des financements. Sian Reynolds, op. cit.

11 Ouest-Éclair, 9 juillet 1925.

12 Ouest-Éclair est un journal d’obédience catholique, qui reflète le point de vue de la hiérarchie catholique qui dans sa majorité voit dès le début du siècle que l’automobile est “un moyen de transport, rapide, industriel ou d’agrément” qui offre de plus le moyen de revigorer la petite industrie et l’artisanat. Lagrée, Michel, Le clergé catholique..., op. cit., pp. 95-97.

13 Sian Reynolds, op. cit.

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Table des illustrations

Titre Répartition géographique des permis de conduire femmes
Crédits Stéphanie Roptin, Les femmes et l’automobile en Ille-et-Vilaine 1908-1928, mémoire de maîtrise.
URL http://journals.openedition.org/cahierscfv/docannexe/image/2025/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 387k
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Pour citer cet article

Référence papier

Martine Cocaud, « Une adoption à pas comptés : les femmes et l’automobile »Cahiers François Viète, I-5 | 2003, 73-84.

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Martine Cocaud, « Une adoption à pas comptés : les femmes et l’automobile »Cahiers François Viète [En ligne], I-5 | 2003, mis en ligne le 01 juin 2018, consulté le 07 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/cahierscfv/2025 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cahierscfv.2025

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Auteur

Martine Cocaud

maître de conférences à l’université Rennes 2, ses recherches portent sur la modernisation du monde rural aux XIXe et XXe siècles : rénovation de l’habitat et des infrastructures, associations rurales, l’évolution des rapports de genre. Ses publications récentes : “Des cadres pour la Rénovation agricole : Les sociétés d’agriculture en Ille-et-Vilaine au XIXe siècle”, Colloque de Dijon, (janvier 1999), Les 150 ans de l’enseignement agricole, 2000 ; “Une approche de la modernisation agricole de l’Ouest au XIe-Xe siècle : des statistiques aux comptabilités d’exploitation”, Ruralia, 1999 ; “L’Avenir de Perrette. Les premiers établissements féminins d’agriculture : les écoles pratiques de laiterie”, Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 106, 1, 1999, pp. 121-135.

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