2De la juxtaposition des propos des uns et des autres sur le passé et sur le présent de l’exobiologie, une question lancinante tracasse le lecteur de la première à la dernière page. Sommes-nous avec l’« exobiologie » ou « astrobiologie » devant la n-ième version de thèmes aussi vieux que la science même, voire la philosophie et le mythe ? Comme le rappellent Florence Raulin Cerceau et Stéphane Tirard, ce n’est pas d’aujourd’hui que les philosophes et les savants se sont mis à spéculer sur la pluralité des mondes, sur la banalité ou l’exceptionnalité de la vie dans le cosmos, sur l’alternative entre panspermie et génération spontanée. Il semble bien que l’on ait ici affaire à des items transculturels qui se situent à une échelle historique qui n’est pas celle de la science contemporaine, ni même celle de la culture issue de la Révolution scientifique du 17^e siècle, mais va bien au-delà. Sous des formes indéfiniment renouvelées, les mêmes questions reviennent, les mêmes schèmes de pensée agissent depuis des millénaires : depuis les philosophes présocratiques, et peut-être au-delà. Néanmoins, l’on ne peut pas ne pas être sensible à l’autre versant de cette histoire, tout aussi évident, et peut-être plus important. L’on observe en effet un mouvement inexorable d’empiricisation des questions. C’est une chose que de concevoir une pluralité de mondes habités, c’en est une autre que de désigner certains candidats qualifiés, tels que Titan, satellite de Saturne, ou Europe, satellite de Jupiter, et d’expliquer pourquoi. Il fut des temps, pas si éloignés, où l’existence même de ces astres était ignorée ; il fut un temps, plus proche encore, où la science n’avait rien à dire de leur état physique, de leur chimie, de leur température, de leur atmosphère. C’est une chose que d’imaginer le transport de germes de vie dans le ciel, c’en est une autre que de savoir avec une certaine précision qu’il existe des molécules organiques élémentaires (des composés carbonés) dans les espaces interplanétaires et dans les espaces interstellaires, d’en avoir une liste (fut-elle incomplète), et une estimation de leur fréquence. Il n’est pas anodin non plus, comme le souligne André Brack, de disposer de preuves empiriques de la capacité des spores d’une bactérie comme Bacillus subtilis d’être préservée à des températures de l’ordre de 4 degrés Kelvin et dans le vide, mais en état protégé du rayonnement ultra-violet, pendant six mois, et vraisemblablement beaucoup plus longtemps. Une telle preuve ne nous dit rien de la présence effective et du transport de bactéries dans l’espace, mais donne à réfléchir. La vie extra-terrestre est manifestement aujourd’hui devenue objet de science empirique. La question des motivations ultimes que nous avons d’imaginer une telle vie devient secondaire par rapport à celle de la connaissance phénoménale effective que nous en avons.

3Remarquons en second lieu la force avec laquelle l’exobiologie ramène au devant de la scène théorique la question de la définition de la vie. Michel Morange rappelle justement que la biologie du vingtième siècle a été marquée par l’abandon des spéculations générales sur « la vie ». « L’on n’interroge plus la vie dans les laboratoires », a écrit François Jacob. Or les exobiologistes ont dramatiquement besoin de se poser cette question, faute de quoi leurs investigations expérimentales seraient aveugles, et ne pourraient même pas d’ailleurs être qualifiées comme de l’exobiologie. André Brack a l’audace de formuler des critères de détection de la vie à distance, jusque dans des systèmes stellaires suffisamment éloignés pour que nous ne puissions espérer en recueillir jamais aucun échantillon matériel. L’enrichissement en carbone 12 et l’homochiralité seraient de tels critères. Ceux-ci ne constituent pas une définition, mais ils nous en rapprochent. D’un point de vue plus abstrait, les exobiologistes semblent se satisfaire de la définition suivante de la vie. Pour qu’il y ait vie, il faut qu’existent des assemblages moléculaires capables de réplication imparfaite, et capables d’échanges avec leur milieu. Par de telles questions, la science d’aujourd’hui se réapproprie incontestablement le concept de vie. Elle le décentralise en quelque sorte, en le projetant hors du nid théorique douillet de la Terre.

4L’exobiologie est enfin amenée à se poser la question du genre méthodologique auquel elle appartient. Depuis le milieu du 19^e siècle, il est classique d’opposer les sciences qui disent « ce qui est toujours et partout » (sciences nomothétiques, celles qui découvrent des lois de la nature), et les sciences qui disent ce qui n’a été qu’une fois (sciences idiographiques ou historiques). Les premières expliquent les phénomènes sur arrière-fond du possible ; les secondes n’ont affaire qu’à des événements, qu’elles situent dans des enchaînements uniques de causes et d’effets. L’exobiologie, si elle aboutissait un jour à trouver des traces de vie passées ou présentes, constituerait un test idéal pour ceux qui pensent que la biologie est une science irréductiblement historique. Les savants ou philosophes qui soutiennent cette thèse tiennent un argument du genre suivant : tous les caractères des êtres vivants sont le produit d’une évolution par sélection naturelle, qui a en quelque sorte enregistré la marche éminemment contingente des rapports entre des populations d’organismes et leur milieu. L’un des moyens les plus francs de tester une telle conception consisterait à rejouer la loterie de la vie, et à voir si certains numéros tendent à sortir plus souvent que d’autres. L’exobiologie, par son objet même, est manifestement un laboratoire idéal pour une telle question.

5Les textes réunis par Florence Raulin Cerceau et Stéphane Tirard constituent une image exceptionnellement claire, informée, et vivante de l’exobiologie. Il est rare de lire un livre de science qui renseigne avec autant d’efficacité et donne autant à penser. Sans doute faut-il attribuer cette fraîcheur à la jeunesse d’une science nouvelle. Les historiens des sciences le savent bien : c’est dans les moments de fondation méthodologique, qui sont aussi les moments de plus grande incertitude, que les sciences exhibent avec le plus de force la structure de leurs débats théoriques.