Le mot origine accepte au moins deux sens : ce qui est originel, le commencement et, ce qui est originaire, le fondement. Qu’est-ce que donner des origines à la vie sans qu’il y ait un dieu ou un plan aux fondements de ces origines ? Peut-on penser l’événement biologique comme artisan de son propre plan ?
« L’univers de propensions qui est le nôtre est intrinsèquement créatif. Ces tendances créatives ont conduit à l’émergence de la vie ».
Karl Popper
1Différents courants de pensée ont tenté, au cours des siècles, de répondre à la question des origines, qu’il s’agisse des origines de l’univers, de celle de l’homme et de l’humanité, ou des origines du vivant.
2Plutôt que d’attribuer « l’origine de toute chose » à une autorité divine, quelle qu’elle soit, ainsi que l’ont fait mystiques et créationnistes, le courant matérialiste s’est récemment détaché de cette interprétation du monde au profit d’une explication mécaniste et souvent déterministe des origines. Les tenants d’un autre courant, le courant spiritualiste, qualifiés de vitalistes, se sont particulièrement intéressés aux origines de la vie. Leurs thèses, souvent mal connues, furent la plupart du temps caricaturées, ce qui contribua et contribue encore à les rendre assez floues. Mécanisme et vitalisme sont souvent opposés et cette opposition structure encore aujourd’hui l’histoire de la pensée scientifique. Est-il possible de dépasser cette opposition, de trouver une autre voie, plus proche de la réalité biologique, matérielle et vivante ?
3La science démontre que les choses ne sont pas « en soi ». La notion d’origine, dont il est nécessaire de définir le terme1, mérite d’être analysée. L’étymologie du mot origine renvoie à « source » et par extension aux notions de commencement, de naissance, d’apparition. Trois possibilités d’analyse s’offrent à nous : soit une démarche historique, au cours de laquelle on remonte pas à pas vers la source, les commencements ; soit on vise à dévoiler T « essence » de l’objet étudié, ou mieux encore, le fondement (les fondations), en l’occurrence ici, de la vie ; soit enfin il s’agit de comprendre la conception, c’est-à-dire de comprendre comment un organisme vivant est produit2. L’intérêt de la question biologique des origines de la vie, réside dans le fait qu’elle se présente sous ce double aspect, à la fois historique et fondamental. D’une part nous sommes conduit à remonter le temps à travers chaque étape biologique et physico-chimique jusqu’aux origines, ce qui nécessite la prise en compte du processus historique de l’évolution qui est la caractéristique du vivant. D’autre part, et simultanément, on s’attache à la réalité de la plus petite entité vivante, la cellule, que l’on cherche à définir, à décrire, à comprendre. La re-construire permettrait de saisir ce qu’est la vie, son « essence ».
4La nature même de l’objet à étudier, objet qui a aujourd’hui disparu, nous contraint à l’étude d’une « construction » de laboratoire, d’un modèle plausible, et ceci constitue un élément de fragilité, qui participe du statut considéré comme non scientifique de la question des origines. Or, et cela n’est jamais assez souligné, une telle contrainte n’est pas propre à cet objet d’étude. Les épistémologues le savent bien, toute la science moderne est une fabrication humaine. Les techniques et les produits du travail en laboratoire créent leur objet propre. Tout comme Marcelin Berthelot3 déclarait en 1887 que la chimie « crée son objet », Canguilhem4 pouvait ajouter un siècle plus tard : « De la même manière que les chimistes avaient en quelque sorte dématérialisé la matière, les biologistes expliquent la vie en la dévitalisant ». Il y a création dans les laboratoires d’une nouvelle nature, d’une paranature. Les expériences qualifiées de prébiotiques sont plus précisément des expériences para-biotiques ; les mimes de processus vivant5.
5La plus petite unité du vivant est la cellule. On ne connaît pas de forme vivante qui ne sache se reproduire, se mouvoir, échanger, se transformer. Statique, elle serait comme installée dans une « vie éternelle ». La cellule vivante se caractérise aujourd’hui par l’accroissement, les contacts et les échanges entre un intérieur et un extérieur, entre un « soi » et « un non-soi », la transformation et la création de formes nouvelles, la reproduction, sexuée ou asexuée. Ce sont ces mêmes propriétés qui ont dû conduire à l’émergence de la vie. Le vivant s’exprime à travers des interactions avec le milieu dans lequel il se trouve. De ces interactions naissent les réponses adaptatives, qui favorisent l’émergence ou l’extinction d’espèces au terme d’un tri, d’une sélection. Autrement dit, la sélection suppose une production de diversité antérieure au filtre de l’expérience. La sélection naturelle n’opère que parmi ce qui est viable, c’est-à-dire tout ce qui, pour un temps au moins, entre en interaction avec le milieu. Ainsi, la vie est confrontée au problème de la survie à la seconde même ou elle commence.
6Il existe des structures qui se reproduisent chimiquement ou physiquement (on pense bien sûr aux cristaux), ces structures peuvent-elles être qualifiées de vivantes ? Les structures cristallines ou minérales ne peuvent s’adapter à l’environnement, elles ne sont pas vivantes car elles n’ont pas la variabilité nécessaire pour y parvenir. Les cristaux n’ont aucun problème de propagation ou de survie à résoudre.
7Toute nouvelle molécule biochimique synthétisée crée des possibilités nouvelles qui, à leur tour, permettront la synthèse de nouvelles possibilités qui n’existaient pas précédemment. L’ensemble des possibles est infini et la plupart des étapes de l’évolution ont consisté à faire des choix exclusifs éliminant de nombreuses autres possibilités. L’évolution biochimique ressemble à un arbre en forme de buisson, beaucoup de ses branches se perdant mystérieusement… il y a des origines, des cassures et des ramifications, des transitions entre différentes voies. Beaucoup d’adaptations sont apparues plusieurs fois, ce qui est particulièrement clair au niveau physiologique. C’est le cas pour les yeux et pour certaines capacités de communication (radar des chauves-souris…).
8Avec les 4 bases de nos acides nucléiques, AUGC, ordonnées de manière aléatoire, on dispose d’un million d’arrangements différents lorsqu’elles composent un court segment de 10 monomères de long (soit 3. 10-6 mm)6, et de 1012 possibilités pour un fragment de 20 monomères ! On voit mal dans ces conditions et à l’aide de cet exemple comment déterminer rationnellement la possibilité, la ou les séquences fonctionnelles qui ont favorisé l’émergence de la vie. L’installation de la vie sur Terre ne peut résulter d’un déterminisme absolu et inéluctable de liaisons chimiques. La vie n’a pu apparaître qu’à la suite d’un processus comportant des essais et des erreurs, dans un espace où une combinatoire met en jeu un grand nombre d’espèces moléculaires capables d’interagir l’une avec l’autre dans un environnement donné, dans des conditions et des situations données. Enfin, l'idée d'une évolution et d'une interaction forte entre l'atmosphère, l’hydrosphère et la lithosphère est aujourd'hui admise et permet d'étudier avec de plus en plus de précision les paramètres et les environnements où a pu se développer une biosphère organisée. L’évolution est, dans ce contexte, l’optimisation de ces rencontres et des adaptations successives chaque fois sélectionnées parce que viables dans un environnement particulier.
9On peut donc dire que l’origine et l’évolution de la vie coïncident, ou comme le dit Popper « […] l’origine de la vie et l’origine des problèmes coïncident […] autrement dit, l’essence de la matière vivante est, (à mon avis), la résolution de problèmes » – par problèmes on peut entendre besoins.
10Il n’y a pas eu de point de départ, d’étincelle, de jour J.
11La vie est le produit de plusieurs tentatives, de plusieurs développements, de plusieurs associations qui ont eu lieu et qui se sont produites dans des milieux différents. Les origines de la vie sur Terre (et non pas l’origine) apparaissent alors comme résultant de l’adaptation produite par essais et erreurs, invention de nouveau. Chaque invention originelle fut une découverte majeure dont une bonne partie a été préservée, permettant l’installation d’une voie métabolique, d’une espèce, pendant qu’une autre partie continuait à évoluer. Si on observe les limites actuelles de la vie microbienne, on est frappé par l’étendue des possibilités. Cela nous autorise à penser, que dans des environnements encore différents, d’autres tentatives, d’autres vies se sont développées et… continuent à se développer.
12L’évolution de la vie est une évolution en réseau de voies biochimiques compatibles entre elles. Des greffes ont pu se produire sur des systèmes existants, ouvrant de nouvelles voies. Le grand biochimiste Florkin a fait remarquer, tout au long de son œuvre, qu’il n’est pas rare de trouver, dans le réseau métabolique cellulaire, les anciennes voies métaboliques, vieilles de plusieurs millions d’années, qui ont rendu possible les greffes ultérieures.
13On retrouve au cours de l’embryogenèse des vertébrés, les traces archaïques d’ancêtres vieux de quelques millions d’années. L'amphioxus, petit animal de 5 cm, sorte de vers qui vit dans le sable des côtes, se nourrissant de micro-organismes et de particules organiques, possède un plan d’organisation similaire à celui des vertébrés. C’est à partir de l’organisation de ce petit vers, que s’est développé, il y a environ sept cent millions d’années, ce qui deviendra notre cerveau et notre squelette. L’observation par imagerie microscopique du développement embryonnaire d’un petit poisson, le zebrafish, nous permet de suivre la naissance et le début de la vie des macrophages, ces cellules de défenses de l’organisme, qui apprennent à phagocyter des corps apoptotiques. Cette fonction n’est pas innée. On observe tout un travail d’approche, d’exploration, de contact avant que ces cellules n’acquièrent à maturité l’entièreté de leur rôle.
14De la même manière, les voies évolutives du métabolisme peuvent révéler une partie de leur histoire.
15Des bases et des nucléosides modifiés auraient servi d’échafaudage à la construction du matériel génétique et du matériel catalytique actuels. 93 nucléosides modifiés ont été identifiés à ce jour, ce qui étend considérablement la diversité des 4 nucléosides canoniques7. Certains nucléosides sont les coenzymes indispensables à l’activité de plus de 70 % de nos protéines, d’autres sont modifiés par addition d’acides aminés ou de groupements fonctionnels propres aux acides aminés. De courts acides nucléiques primitifs, sur lesquels se serait greffé un nucléoside modifié, auraient permis que s’établisse une correspondance entre acides nucléiques et protéines, autrement dit l’émergence du code génétique. Enfin, l’analyse phylogénétique des nucléosides modifiés montre leur extraordinaire conservation dans les trois domaines du vivant et leur possible présence dans un environnement prébiotique.
16Il est frappant de découvrir aujourd’hui que des cellules souches sont capables de se différencier là où on les greffe ; elles adoptent morphologie et fonction des cellules appartenant au milieu dans lequel elles sont placées. L’adaptation fonctionnelle est l’une des caractéristiques du vivant et l’étude des origines du vivant a autant à apprendre des lois physico-chimiques que des raisons qui font qu’une cellule souche est totipotente.
17Aujourd’hui, la plupart des théories sur les origines de la vie postule que des molécules organiques étaient présentes sur la Terre primitive et que c’est à partir de ces molécules que des systèmes biologiques organisés ont pu émerger. Puis les conditions sont décrites pour la synthèse de macromolécules à partir de monomères plus simples, c’est-à-dire pour l’apparition des premières étapes métaboliques. Finalement, un modèle est présenté pour le développement à partir de polymères aléatoires, de systèmes réplicatifs qui auraient pu évoluer à travers des mutations successives et par sélection.
18Les scénarios les plus connus s’appuient sur des observations issues de l’astrophysique, de l’astrochimie, et de la géochimie. D’autres éléments proviennent de spéculations et d’expériences de laboratoire.
19On connaît les hypothèses de « l’océan primitif, ou soupe prébiotique », du « monde des surfaces », du « monde du soufre » qui par certains aspects se rattache au monde des surfaces, du « monde de l’ARN » et du « monde des membranes » qui est le moins étudié, bien que le vivant ne puisse exister sans membranes.
20La thèse de « l’océan prébiotique » nous rappelle une donnée essentielle, à savoir qu’il n’y a pas de vie possible sans eau liquide. Des molécules organiques, produites par combinaisons chimiques de molécules carbonées présentes dans l’atmosphère primitive, se seraient déposées et assemblées dans l’océan primitif pour donner des organismes vivants apparus graduellement dans la soupe prébiotique. Ce modèle (décrit par Oparin8 et Haldane9) a donné lieu à un très grand nombre d’expériences, ces cinquante dernières années, avec souvent des résultats spectaculaires, tels que la production d’acides aminés par Stanley Miller10, des synthèses peptidiques et la synthèse des bases puriques de nos acides nucléiques par Juan Orò11, etc.
21La théorie du « monde des surfaces » a été initialement développée par Bernal12, puis par Cairns-Smith13, en opposition à l’hypothèse de la soupe prébiotique. Ce scénario fait intervenir des surfaces minérales, des argiles ou des pyrites de fer. Selon Caims-Smith, le tout premier système de réplication devait être de nature minérale ou géochimique, il pouvait s’agir de cristaux d’argiles sur lesquels et grâce auxquels le système moléculaire actuel se serait développé et aurait « appris » à se répliquer. Cette « relève génétique » ou « take over » occupe une place clé dans le processus de l’évolution. Il est aujourd’hui possible de réaliser en laboratoire la réplication simple d’une matrice, sur laquelle s’assemblent des monomères appartenant à un autre type de système moléculaire, pourvu que des appariements faibles puissent s’établir entre les deux catégories de molécules. On observe alors, à l’appui de cette hypothèse de la relève génétique, le transfert d’information, à partir d’un système moléculaire vers un autre système totalement différent, et ceci sans perte d’informations génétiques.
22Les argiles ont montré leur efficacité comme catalyseurs au cours de la synthèse peptidique et au cours de l’élongation d’acides nucléiques. Capables d’emmagasiner, de positionner et de concentrer des substrats, les argiles qui facilitent les réactions de polymérisation peuvent être considérées comme des enzymes primitives.
23Enfin, Wächtershäuser14 développe depuis quelques années, l’idée selon laquelle des surfaces minérales de pyrite peuvent fixer des substrats minéraux comme le dioxyde de carbone permettant ainsi à un métabolisme autotrophe de surface de se développer. Un milieu minéral riche en monoxyde de carbone, soufre, fer… simulant la composition des alentours des sources chaudes sous-marines, favorise expérimentalement la synthèse de composés d’intérêt biologique obtenus dans des conditions abiotiques.
24L’hypothèse d’un « monde de l’ARN » qui aurait précédé le monde actuel basé sur l’ADN et les protéines permet d’envisager qu’une seule classe de molécules, les acides ribonucléiques, aurait été capable d’accomplir les performances actuelles du vivant : stocker et transmettre l’information génétique et catalyser les réactions métaboliques. Cette hypothèse possède un pouvoir explicatif très fort pour la majorité des biochimistes et des biologistes moléculaires15. Grâce à ce scénario évolutif, qui postule l’existence d’un ancêtre moléculaire commun à toutes les formes de vie actuelles, on obtient en laboratoire de nombreux résultats expérimentaux. Il est possible de fabriquer, à l’aide de méthodes quasi-automatiques, des automates chimiques sélectionnés pour accomplir telle ou telle fonction auto-catalytique, auto-réplicative, auto-reproductrice… ; on construit des analogues, on mime des auto-assemblages. Il devient facile de mimer, d’optimiser (et d’automatiser) la plupart des fonctionnalités qui caractérisent le vivant ; ainsi, on fabrique des polymères qui cicatrisent. Par exemple, des matières plastiques sont maintenant auto-réparables, à condition d’y avoir introduit préalablement un composé chimique polymérisable16. La fabrication de robots chimiques de plus en plus sophistiqués est en marche17, et l’on oublie souvent de remarquer que ce qui caractérise un robot, c’est sa spécialité. Un robot qui assemble des pièces de montage n’est pas le même que celui qui passe l’aspirateur. Un robot ne serait généraliste, c’est-à-dire ne s’approcherait réellement des performances du vivant, que s’il comprenait les problèmes posés par son environnement. Or, on ne sait pas programmer cette compréhension.18
25Le problème des origines du vivant se pose à nous dans les mêmes termes. Comment est-on passé de réactions chimiques spécialisées, efficaces et autonomes dans un environnement donné, à un ensemble de nouvelles réactions biochimiques dépendantes les unes des autres et capables d’interpréter les problèmes nouveaux posés par un environnement changeant ? Comment sont apparus les premiers réseaux biochimiques, les premiers compartiments, les premières cellules viables ? Cette sorte de nouaison,19 douée immédiatement d’adaptabilité, s’inscrit dès l’origine dans l’histoire, c’est-à-dire dans l’évolution biologique. L’apprentissage20, irréductible à la logique, à la physique, et même à la chimie, devient la propriété même du vivant.
26Le vivant ne peut pas être réduit à l’efficacité d’un automate chimique, ni même à l’auto-organisation des structures ou des fonctions. L’auto-organisation, ainsi que les structures dites dissipatives, résultat de rencontres au hasard entre molécules, qui orientent de façon irréversible les effets des lois physico-chimiques, fournissent une explication de l’évolution des structures et permettent de comprendre pourquoi la créativité de la vie ne contredit pas les lois de la physique et de la logique. On constate que la vie est possible, mais ça ne répond toujours pas à la question de savoir comment elle est possible.
27L’auto-organisation est, selon la définition donnée par ses concepteurs21, l’organisation à finalité interne. Auto, c’est ce qui se suffit à soi-même, or le vivant est par nature en relation étroite avec ce qui l’entoure, avec l’environnement et doit résoudre, à la seconde même où il se constitue, les problèmes liés à sa survie. La notion d’auto-organisation reste liée à celle de l’automate mécanique et renvoie à la Monadologie de Leibniz pour qui, « […] chaque corps organique d’un vivant est une espèce de machine divine ou d’automate naturel qui surpasse infiniment tous les automates artificiels ». Avec le préfixe auto, on reste dans l’ordre d’une conception physique d’une matière inerte. Or, les diverses pièces qui constituent l’organisation du vivant et sur lesquelles repose la complexité, interagissent les unes avec les autres. C’est un principe d’interaction entre A et B. La relation est une relation d’adaptation de A à B ou vice-versa, et non une relation de transformation et de création qui caractérise l’émergence du vivant et qui se produit par exemple lors de la relation symbiotique. La symbiose transforme l’organisme ou la matière ; de l’hétérogénéité est introduite dans le système, alors que l’interaction de pièces détachées est un processus de construction qui peut être entièrement automatique. La symbiose est un processus de combinaison créatif qui ne se produit pas seulement au niveau cellulaire ; par exemple, dans le domaine physicochimique, c'est le cas lorsque deux atomes d’hydrogène et un atome d’oxygène forment une molécule d’eau.
28Le bricolage de l’évolution dont parle François Jacob me semble plus proche de « l’habileté artificieuse » du vivant que du déterminisme, même teinté de probabilisme, à l’œuvre dans les automates logiques, que ceux-ci soient édifiés par construction d’ordre « par le bruit » ou par exportation d’entropie dans l’environnement.
29On dispose donc, dans le domaine des origines de la vie, d’une série d’explications et d’expériences partielles22 concernant les synthèses dites prébiotiques, les phénomènes d’auto-assemblages, de réplications dirigées, de catalyses primitives etc., à partir desquelles on peut tirer quelques principes généraux d’ordre épistémologique. On peut appliquer deux types de raisonnement aux problèmes expérimentaux des origines de la vie, tels que je viens de les présenter. L’un suppose une évolution du prébiotique au biotique, grâce à un perfectionnement des détails, chaque stade se développant graduellement à partir d’un stade antérieur. C’est la logique qui préside à la théorie de l’apparition de la vie dans l’océan primitif.
30On peut opposer à ce principe gradualiste, celui de l’usurpation évolutive, le take-over de Cairns-Smith, grâce auquel on ne peut comprendre le présent qu’à partir d’un passé très différent. La reconstitution des périodes passées ne peut être dans ce cas qu’indirecte.
31Un autre exemple nous est fourni par la symbiose grâce à laquelle sont apparues les cellules eucaryotes. Les organismes symbiotiques ne proviennent pas de l’évolution progressive d’organismes antérieurs (ce qui ne cadre pas avec le schéma gradualiste strictement darwinien, mais correspond bien à une logique de type take-over).
32Dans un autre champ, le paléontologue Stephen Jay Gould, conteste également la vision gradualiste de l’évolution. Il montre à l’aide de documents fossiles comment l’évolution procède par à-coups. Le rythme de l’évolution n’est pas régulier, on observe de très longues périodes suivies de brutales variations, et pour les partisans de cette théorie dite des équilibres ponctués, les êtres vivants évoluent en basculant d’un équilibre à un autre en raison des contraintes qui limitent le champ des variations possibles.
33L’opportunisme du vivant à l’œuvre dans la symbiose, dans la relève génétique, se manifeste donc comme une des propriétés fondamentales du vivant, faisant émerger de nouvelles propriétés inhérentes à une situation, à la manière des propensions de Popper.
Maurel Marie-Christine, Les origines de la vie, Éditions Syros, Paris, 1994.
Maurel Marie-Christine, La naissance de la vie. De l’évolution prébiotique à l’évolution biologique, Diderot Éditeur, Paris, 1997. Nouvelle édition revue et augmentée, 1999.
Maurel Marie-Christine, August Weismann et la génération spontanée de la vie. Éditions Kimé, Paris, 1999.
Maurel Marie-Christine et Miquel Paul-Antoine, Programme génétique : Concept biologique ou métaphore ?, Éditions Kimé, Paris, 2001.
1 C’est une règle générale qui garantit la rigueur de pensée.
2 Conception, d’où est issue la notion de concept : représentation mentale, abstraite et générale.
3 Marcelin Berthelot (1887), La synthèse chimique, (Paris : Felix Alcan, Editeur) sixième édition, p. 275.
4 Georges Canguilhem (1988), Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie, (Paris : Vrin), p. 119.
5 Et il en est de même pour tous les objets biologiques étudiés en laboratoire : « Le cristal d’ADN, […] le métabolite intermédiaire, […] sont les nouveaux objets surréels c’est-à-dire non-naturels de la biologie. La vie est étudiée au plus près de la non-vie, à l’état maximum de dénuement de ses attributs traditionnels » ; op. cit., p. 114.
6 1 nucléotide mesure 3 angströms, soit 3.10-4 microns. L’ADN entièrement déplié d’une petite cellule procaryote très simple, mesure 1 mm de long !
7 Obtenus dans la cellule vivante à partir des bases puriques A, G, et pyrimidiques T (ou U) et C.
8 Alexandre I. Oparin (1938), The Origin of Life, (NY: MacMillan).
9 John Burdon Sanderson Haldane (1929), The Origin of Life, Rationalist Annual, 3; (Reprinted in Bernal, 1967), 148.
10 Stanley L. Miller (1953), “A production of amino acids under possible primitive earth conditions”, Science, 117, 528-529.
11 Joan Orò. and A.P Kimball (1961), “Synthesis of purines under possible primitive earth conditions, I. Adenine from hydrogen cyanide”, Arch. Biochem. Biophys., 94:217-227.
12 John Desmond Bernal (1951), The Physical Basis of Life, (London: Routledge and Kegan Paul; John Desmond Bernal (1967), The origin of Life, (London: Weidenfeld and Nicolson).
13 Graham Cairns-Smith (1982), Genetic takeover and the mineral origin of life, (Cambridge: Cambridge University Press).
14 Gunter Wächterhäuser (1988), “Before enzymes and templates: theory of surface metabolism”, Microbiol. Rev., 52:452-484.
15 R.F. Gesteland, T.R. Cech and J.F.Atkins (1999), The RNA world, (NY: Cold Spring Harbor Laboratory Press).
16 S.R. White, N.R. Sottos, H. Geubelle, J.S. Moore, M.R. Kessler, S.R. Siram, E.N. Brown, and S. Viswanathan (2001), “Autonomic healing of polymers composites”, Nature, 409, 794.
17 On annonce l’apparition prochaine du « Robot Sapiens ».
18 La fabrication d’hybrides, la combinaison de tissus biologiques (par exemple la greffe de rétines animales), et de microprocesseurs pour fabriquer des biorobots, révèle que l’on pourra bientôt doter les robots de capacités que l’on ne sait pas programmer. Cependant, la construction d’un mécanisme suppose toujours la pré-existence ou l’assistance d’un original vivant.
19 Terme qui signifie en arboriculture et en agriculture, la transformation de l’ovaire de la fleur en fruit.
20 Apprehendere existe en ancien français au sens d’« allumer », qui correspond à « faire prendre le feu » (XIIIe s.) d’après le Robert historique.
21 Henri Atlan (1992), L’organisation biologique et la théorie de l’information, (Paris : Hermann éditeurs), nouvelle édition augmentée.
22 Numéro spécial (2002), “Aux Origines de la vie”, Biofutur, 219,26-44.
Haut de pageMarie-Christine Maurel, « Notion d’Origines », Cahiers François Viète, I-4 | 2003, 23-34.
Marie-Christine Maurel, « Notion d’Origines », Cahiers François Viète [En ligne], I-4 | 2003, mis en ligne le 01 juillet 2017, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/cahierscfv/2119 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cahierscfv.2119
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