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Les origines de la vie sur la Terre : un problème historique

The Origins of Life on Earth: A Historical Problem
Stéphane Tirard
p. 35-48

Résumés

L’histoire des travaux sur les origines de la vie, depuis l’issue du débat entre Louis Pasteur et Félix Pouchet dans les années 1860, peut être divisée en deux périodes principales : jusqu’au milieu du xxe siècle l’essentiel des travaux consiste en la formulation d’hypothèses, la deuxième partie du xxe siècle est marquée par le développement de l’expérimentation dans des conditions prébiotiques. Cette présentation de l’évolution des recherches dans ce domaine permettra de révéler l’identité épistémologique du problème des origines de la vie en analysant particulièrement les conséquences de l’historicité de ce thème.

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XXe siècle

Index thématique :

biologie et sciences de la vie
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Texte intégral

1L’idée d’une origine de la vie fondée sur une évolution progressive de la matière s’est activement développée depuis un peu moins d’un siècle et demi. De la fin du débat entre Pasteur et Pouchet, dans les années 1860, jusqu’au milieu du XXe siècle, les recherches sur les origines de la vie sont dans une phase très spéculative caractérisée par l’édification d’hypothèses, dont les plus emblématiques sont celles de Oparine et Haldane, durant les années 1920 et 1930. A partir des années 1950, la chimie prébiotique prend son essor et l’expérimentation participe dès lors à la construction des modèles.

2Après avoir précisé ces grandes lignes de l’histoire des recherches sur les origines de la vie, nous montrerons que ce domaine possède une nature historique dont l’analyse révèle plusieurs particularités épistémologiques.

1. Le temps des hypothèses

1.1. La formulation de la question des origines de la vie après le débat entre Pasteur et Pouchet

3À partir des années 1860, à l’issue du débat sur la génération spontanée, entre Louis Pasteur et Félix Pouchet, la question des origines de la vie trouve une nouvelle formulation. En effet, les conclusions de Pasteur interdisent le passage du minéral au vivant dans la nature actuelle. Ceci rend donc inutile, en principe, toute investigation expérimentale sur la question des origines et pose de nouvelles contraintes à la réflexion théorique. Simultanément, l’essor de l’évolutionnisme impose le concept d’ancêtre simple et unique pour l’ensemble des êtres vivants. Une difficulté remarquable émerge donc de ces deux acquis de la science. En effet, comment penser les origines de la vie, phénomène passé, dont le déroulement inconnu ne peut être reproduit dans la nature actuelle ?

  • 1 Charlton Bastian (1872), The beginning of life, (London: Watts and Co).
  • 2 Stéphane Leduc (1910), Théorie physico-chimique de la vie et des générations spontanées, (Paris : A (...)

4Malgré tout l’intérêt que représente l’histoire de leurs travaux, nous laisserons de côté des personnages, comme le britannique Charlton Bastian1 ou le français Stéphane Leduc2, qui se mirent au ban de la science en transgressant le principe posé par Pasteur et en poursuivant leurs expérimentations avec la conviction d’assister en laboratoire à la formation d’êtres vivants.

  • 3 Harmke Kamminga (1991), “The origin of life on earth: theory, history and method”, Uroboros, 1, 1, (...)

5Hormis ces cas marginaux, devant cette nouvelle formulation du problème des origines de la vie, la communauté scientifique n’est cependant pas en reste de solutions. Rapidement, deux conceptions principales et opposées se développent. Il s’agit, d’une part, de la panspermie et, d’autre part, de l’abiogenèse évolutive3. Ces deux théories constituent une alternative entre, respectivement, une approche permanentiste de la vie qui considère que la vie est éternelle, et une approche émergentiste selon laquelle la vie est apparue à partir de la matière minérale.

1.1.1. La panspermie

  • 4 William Thomson (Lord Kelvin) (1871), “Address of Sir William Thomson (President)”, British Associa (...)
  • 5 Svante Arrhenius (1910), L’évolution des mondes, (Paris : Ch. Béranger).
  • 6 Gaston Bonnier (1910), Le monde végétal, (Paris : Flammarion).

6La théorie de la panspermie soutient que la Terre aurait été, en des temps lointains, ensemencée par des germes de vie venant du cosmos. En cette fin de XIXe siècle, des personnages aussi illustres que Lord Kelvin, c’est-à-dire William Thomson4, Hermann von Helmholtz ou Svante Arrhenius5 défendent ce point de vue. En France, le botaniste Gaston Bonnier6 sera l’un des plus ardents partisans de cette théorie.

  • 7 Paul Becquerel (1910), “L’action abiotique de l’ultraviolet et l’hypothèse de l’origine cosmique de (...)

7Finalement, après environ quarante ans d’opposition avec l’abiogenèse évolutive, la panspermie est mise à mal par les travaux expérimentaux du biologiste français Paul Becquerel, à la fin des années 1910. Celui-ci montre en effet que dans les conditions drastiques du milieu cosmique les formes de résistance actuelles, spores et graines, ne survivent pas. Ces résultats ont largement participé à affaiblir et à marginaliser la panspermie, cette théorie ne reparaîtra que de manière occasionnelle et marginale au cours du siècle7.

1.1.2. L’abiogenèse évolutive

8À l’opposé de cette première conception, qui envisage la vie comme un processus permanent, certains auteurs conçoivent une lente et progressive évolution de la matière, du minéral jusqu’au vivant. Cette approche parfois qualifiée d’abiogenèse évolutive a d’ailleurs trouvé un de ses premiers énoncés sous la plume de Charles Darwin en 1871. Celui-ci dans une lettre à Hooker écrit ces phrases souvent reprises :

« On dit souvent que les conditions nécessaires à l’apparition des premiers organismes vivants sont réunies à présent et qu’elles l’ont toujours été. Mais si (et quel grand si) on peut imaginer que dans quelques mares chaudes contenant toutes sortes de sels ammoniacaux et phosphoriques, en présence de chaleur de lumière et d’électricité, etc. il avait pu se former chimiquement un composé protéique capable de subir des modifications complexes, un tel composé serait de nos jours dévoré ou absorbé, ce qui n’a pu être le cas avant la formation des êtres vivants. »

9On voit donc ici comment Darwin admet la possibilité d’une évolution de la matière et explique l’absence d’un processus actuel d’apparition de la vie. Cette nouvelle apparition étant en fait rendue impossible par la présence de la vie actuelle.

  • 8 Ernst Haeckel (1889), The riddle of the universe, (London).
  • 9 W. Pflüger (1875), Arch ges. Physiol, 10, 251.

10Les synthèses de composés organiques devenant courantes en cette deuxième partie du dix-neuvième siècle, des voies pour l’évolution de la matière peuvent être conçues. Plusieurs auteurs, tels Ernst Haeckel8 ou Eduard Pflüger9 vont intégrer des propositions dans des écrits portant sur leurs spécialités respectives.

  • 10 T.C. Chamberlin, R.C. Chamberlin (1908), “Early Terrestrial conditions that may have favored organi (...)
  • 11 Ermanno Giglio Tos (1910), Les problèmes de la vie, 4e partie (Turin : chez l’auteur-Palais Carigna (...)
  • 12 José Rodriguez Carracido (1917), Filogénia quimica de la molécula albuminidea, (Madrid : Impreta cl (...)

11Enfin, des auteurs moins connus et souvent délaissés par l’historiographie, tels que les américains T.C. Chamberlain et R.T. Chamberlain10, l’italien Ermano Giglio-Tos11 et l’espagnol José Rogriguez Carracido12, ont un peu plus tard, au début du XXe siècle, mené des réflexions les conduisant à décrire les étapes d’une évolution de la matière vers le vivant.

1.2. Les années 1920 et les hypothèses de Oparine et Haldane

  • 13 Alexandre Ivanovitch Oparine (1924), “Proiskhozhdenie zhizny, Moscow”, Trad. Ann Synge (1967), “The (...)

12Le contexte n’est donc pas vide de références quand le soviétique Alexandre Ivanovitch Oparine13 intervient en 1924, cependant, la lecture de son texte mérite le plus grand intérêt. Il s’agit en fait de la reprise d’une conférence qu’il avait donnée l’année précédente devant la Société de Botanique de Moscou. Cet écrit consiste en une présentation d’un modèle d’évolution du globe dans lequel le jeune soviétique intègre les modalités d’une lente évolution de la matière vers le vivant. Après avoir décrit les conditions régnant sur la terre primitive, il envisage une synthèse spontanée de substances organiques à partir de la matière minérale. Dans la mer primitive, les molécules ainsi formées auraient pu constituer des gouttes de gel, structures évoquant les cellules primitives.

  • 14 John Burdon Sanderson Haldane (1929), “The origin of life”, Rationalist Annual, in (1991) On being (...)
  • 15 E.C.C. Baly, I.M. Heibron, W.F. Barker (1921), “Photocatalysis Part. I. The synthesis of formaldehy (...)

13Quelques années plus tard, en 1929, le britannique John Burdon Sanderson Haldane14 publie un article sur le même sujet et propose, à son tour, un scénario de l’apparition de la vie. En se référant aux travaux de son compatriote E.C.C. Baly15, réalisés dans le cadre d’études de physiologie végétale, il note que lorsque la lumière ultraviolette agit sur un mélange d’eau, de dioxyde de carbone et d’ammoniaque, une grande quantité de substances organiques est fabriquée. Haldane conçoit que ce type de réactions ait pu avoir lieu dans les conditions de la terre primitive.

14En outre, il suggère que l’atmosphère primitive ne devait pas contenir d’oxygène moléculaire, mais du dioxyde de carbone. Rappelons enfin que le savant britannique est le premier à utiliser la métaphore de « la soupe prébiotique » pour désigner la solution constituée par les molécules organiques nouvellement synthétisées et diluées dans la mer primitive.

15Il n’est pas inutile de souligner les points communs existants entre ces deux textes. Oparine et Haldane présentent les étapes successives du processus et fondent leur réflexion sur des résultats de travaux ou des données récoltées dans diverses disciplines en fonction de l’étape qu’ils décrivent. S’ils doivent être distingués de leurs prédécesseurs, c’est sans doute parce qu’ils ont prolongé la démarche déjà amorcée en ne se contentant ni d’une présentation globale du processus, ni, inversement, de faits isolés, privés d’un contexte leur donnant une signification précise dans l’évolution de la matière. Ils tentent au contraire d’articuler logiquement de multiples données connues, en les situant dans une suite continue d’états successifs concernant l’échelle de la planète autant que celle des molécules.

16Enfin, notons que leurs modèles sont présentés comme une succession d’étapes, dont chacune d’elles représente les conditions dont dépendent l’étape suivante. Ainsi, dans leurs démarches respectives, et c’est sans doute un point crucial, ils insistent avec force sur la nature des conditions initiales, à partir desquelles débute l’enchaînement des « réactions ».

1.3. Le développement de la théorie d’Oparine

17Si par la suite, la question des origines de la vie est restée relativement marginale parmi les divers centres d’intérêts qui ont marqué la carrière de Haldane, il en est tout autrement pour Oparine, puisque ce sont ses travaux et ses publications dans ce domaine qui lui ont valu une reconnaissance internationale.

  • 16 Alexandre Ivanovitch Oparine (1938), The Origin of Life, (New York: The Macmillan Company).

18En 1936, il publie un de ses ouvrages majeurs16 dans lequel il développe largement sa théorie. Dans son principe, ce texte reste comparable à l’écrit de 1924, mais il constitue un travail beaucoup plus abouti, riche de très nombreuses données, rassemblées dans plus de 300 pages. Ce livre, très largement diffusé, fut traduit en plusieurs langues, dont l’anglais en 1938, et a vivement contribué à forger la réputation d’Oparine en tant que spécialiste des origines de la vie.

  • 17 H.G. Bungemberg de Jong (1932), “Die Koacervation und ihre Bedetung fur die Biologie”, Protoplasma,(...)

19L’argumentation d’Oparine est alors notablement enrichie de nombreuses données modernes de planétologie, de chimie, de biochimie et de biologie. Le chercheur soviétique s’attache à démontrer comment l’apparition de la vie fait partie intégrante de l’évolution globale de la Terre. Il conçoit que les premières étapes, qui conduisent aux molécules organiques simples, puis aux polymères, se déroulent suivant des séries de réactions débutant dans des conditions chimiques réductrices, exemptes de dioxyde de carbone. La vie apparaît lorsque la matière organique, issue de la matière minérale, a atteint un degré d’organisation suffisant au sein du protoplasme pour qu’un métabolisme primitif puisse s’élaborer. Sa proposition s’appuie notamment sur les travaux du belge H. G. Bungenberg de Jong17 qui a expérimentalement réalisé des structures sphériques microscopiques, les coacervats, qui se différencient dans certaines solutions colloïdales.

1.4. Les théories de Dauvillier et Bernai

  • 18 Alexandre Dauvillier et Etienne Desguins (1942), La genèse de la vie, (Paris : Hermann).

20Les années trente et quarante sont par ailleurs marquées par quelques textes importants. Notons, par exemple, la réflexion active menée par le physicien et astronome français Alexandre Dauvillier18. Celui-ci envisage une origine photochimique de la vie et propose un modèle complet qui trouve en France un écho certain.

  • 19 John Desmond Bernal (1951), The physical basis of life, (London: Routledge and Kegan Paul).

21Autres textes remarquables, ceux du physicien britannique John Desmond Bernai19, celui-ci expose ses conceptions dans une série de conférences données à la fin des années 1940 et reprend son propos dans un petit opuscule publié en 1951. Il s’agit une nouvelle fois d’une théorie présentant une évolution lente et progressive de la matière, mais des particularités importantes sont à relever ;

  • le milieu primitif conçu par Bernai n’est pas exempt de dioxyde de carbone ;

  • une de ses principales propositions est la suivante : la dispersion des molécules dans le milieu liquide primitif pouvant être un obstacle au bon déroulement des réactions chimiques, il suggère d’attribuer aux argiles le rôle de support et de catalyseur.

2. Le temps de l’expérimentation

2.1. La naissance de la chimie prébiotique

22Comme nous venons de le voir, la période qui s’étend de la fin du XIXe siècle jusqu’au milieu du XXe siècle est dominée par la formulation des hypothèses. En revanche, à partir des années cinquante, le domaine des origines de la vie est marqué par le développement des expérimentations.

  • 20 W.M. Garisson, D.C. Morrisson, J.G. Hamilton, A.A. Benson, Melvin Calvin (1951), “Reduction of Carb (...)

23Cette tendance est inaugurée, en 1951, aux États-Unis par Melvin Calvin20 et ses collaborateurs. Ils soumettent une solution aqueuse de dioxyde de carbone à des radiations ionisantes et observent qu’une partie du dioxyde de carbone est réduite en formaldéhyde. Cette expérience caractérise parfaitement la période qui s’ouvre. Dans le compte rendu publié dans Science, les auteurs annoncent clairement leur volonté d’expérimenter sur la question des origines de la vie. Ceci est un fait nouveau. La démarche ne consiste plus simplement en une compilation de données, applicables à la question des origines de la vie, mais bien en la mise en oeuvre d’expérimentations consistant en la réalisation de synthèses dans le contexte supposé des conditions primitives.

  • 21 Harold Urey (1952), The planets : Their origin and development (Yale: Yale University Press).

24Cependant, un an plus tard, en 1952, Harold Urey, Prix Nobel de chimie, rejette ce premier résultat. Il considère, en effet, que le mélange initial utilisé par Calvin n’est pas assez réducteur. En s’appuyant sur des données de planétologie comparée21, Urey, à la suite d’Oparine, affirme que le milieu primitif ne pouvait pas contenir de dioxyde de carbone.

25En confirmant le caractère réducteur de l’atmosphère primitive, Urey va déterminer fondamentalement le déroulement de la recherche dans le domaine des origines de la vie. Il lance lui-même le début des expérimentations dans les conditions qu’il préconise en affirmant :

  • 22 Harold Urey (1952), “On the early chemical history of the earth and the origin of life”, Proc. Natl (...)

« L’expérimentation sur la production de composés organiques à partir d’eau et de méthane en présence de lumière ultraviolette d’une distribution spectrale estimée approximativement à celle du soleil pourrait être des plus profitable. La recherche des possibles effets des décharges électriques sur les réactions pourrait aussi être tentée puisque des éclairs électriques peuvent être raisonnablement imaginés dans une atmosphère réductrice. »22

  • 23 Stanley L. Miller (1953), “A production of amino acids under possible primitive earth conditions”, (...)

26En 1953, c’est chose faite. Un jeune chimiste américain, Stanley Miller, élève de Urey, publie, dans la très prestigieuse revue américaine Science, un article intitulé : Une production d’acides aminés dans les conditions possibles de la Terre primitive23.Miller a exposé un mélange de méthane, d’ammoniac, d’hydrogène et d’eau à des décharges électriques durant une semaine et mis en évidence une synthèse d’acides aminés : de la glycine, de l’α-alanine et de la β-alanine.

2.2. Le développement des expérimentations en conditions prébiotiques

  • 24 Stanley W. Fox, Kaoru Harada (1958), “Thermal copolymerisation of amino acids to a product resembli (...)
  • 25 Sidney Fox (1965), “A theory of macromolecular and cellular origin”, Nature, 328-340.

27Les travaux de Calvin et Miller marquent donc l’avènement d’une nouvelle discipline expérimentale : la chimie prébiotique. Dans ce champ expérimental nouveau, il s’agit de réaliser des synthèses chimiques en utilisant des milieux initiaux respectant les conditions primitives établies par Urey. Les expériences réalisées dans les années cinquante et soixante se comptent par dizaines, sinon par centaines. Rapidement les travaux ne se limitent pas aux synthèses d’acides aminés ou de sucres : certains, par exemple, s’attaquent à des synthèses moléculaires de plus en plus complexes, afin d’étudier le franchissement des étapes d’une évolution de la matière vers les protéines et les acides nucléiques, ainsi que vers des structures évoquant les cellules primitives. C’est ainsi que Fox et Harada24 réalisent, en 1958, la polymérisation thermique des acides aminés, nommant protéinoïdes les structures obtenues, et qu’en 1965, Fox25, de nouveau, obtient des microsphères constituées protéinoïdes.

28S’ils ont constitué le cœur de l’approche expérimentale, les apports dus aux synthèses prébiotiques ont été complétés par des études variées permettant ainsi la formulation de modèles relativement complets. Il faudrait, pour n’en citer que certaines, évoquer, par exemple, les recherches portant sur la thermodynamique des systèmes vivants ou encore les travaux sur le métabolisme primitif et les notions d’hétérotrophie et d’autotrophie.

2.3. La remise en question de l’atmosphère réductrice

29Retenons finalement que durant pratiquement trois décennies le dogme imposé par Urey a prévalu. Partant du milieu initial que le savant américain avait imposé, des expériences ont permis de proposer des enchaînements possibles de réactions chimiques et de transformations de l’organisation de la matière organique.

30Cependant, la remise en question des conditions primitives, au début des années 1980, a bouleversé le modèle patiemment construit, dit de « la soupe prébiotique ». Des arguments géochimiques ont montré la présence de dioxyde de carbone dans des proportions qui auraient été proscrites précédemment. Ce n’est donc pas la méthode de la chimie prébiotique qui fut alors remise en question, mais les résultats que celle-ci avait produits, car ils dépendaient des conditions initiales. La chimie prébiotique devait donc redéfinir un nouveau cadre de validité et se remettre à l’œuvre, pour explorer de nouveaux possibles dans le respect de nouvelles conditions expérimentales.

31Avant de conclure cette présentation historique, il convient de souligner que les deux dernières décennies n’ont pas seulement été marquées par la redéfinition des conditions primitives, mais également par le développement d’un ensemble d’hypothèses plus générales qui ont, sans aucun doute, stimulé un renouvellement des débats. La proposition d’un monde primordial fondé sur l’ARN en est une des plus remarquables.

32Il convient maintenant de révéler certaines particularités épistémologiques des recherches sur les origines de la vie et notamment les conséquences de l’historicité du problème des origines de la vie.

3. Les origines au risque de l’histoire

3.1. Les sciences historiques

33Avant d’analyser le cas de l’étude des origines de la vie, il est nécessaire de préciser cette notion de science historique, en l’éprouvant dans le cas de deux disciplines qui « encadrent » les recherches sur les origines de la vie, c’est à dire la géologie, d’une part, et la paléontologie, d’autre part.

34Il est utile néanmoins de formuler un avertissement. En effet, il ne s’agit nullement d’assimiler de façon simpliste ces sciences à de l’histoire, chacun connaît les limites épistémologiques de la discipline pratiquée par les historiens, cependant la temporalité antérieure des objets étudiés nous pousse à rechercher une analogie entre les méthodes mises en oeuvre par les historiens traditionnels et celles des scientifiques qui cherchent à reconstituer différents aspects des époques révolues de la nature.

  • 26 William Whewell (1837), History of the inductive sciences the earliest to the present time, 2nd ed. (...)
  • 27 Gabriel Gohau (1990), Les sciences de la Terre aux XVIIe et XVIIIe siècles, Naissance de la Géologi (...)

35Gabriel Gohau, en tant qu’épistémologue et historien de la géologie, a étudié l’appartenance de cette discipline au champ des sciences historiques. Comme il l’a rappelé, ce caractère historique de la géologie a été souligné par le géologue et logicien anglais William Whewell (1794 – 1866)26 qui, en 1837, a qualifié la géologie de science « palétiologique ». Le philosophe britannique classait ainsi la géologie parmi les sciences historiques, au même titre que la cosmologie, l’étude des langues et l’histoire des hommes, thème qu’il qualifiait de palétiologie morale.27

  • 28 Gabriel Gohau (1987), Une histoire de la géologie, (Paris : La Découverte).

36Ce terme, néologisme au XIXe, a fait long feu et n’est pas défini dans les dictionnaires actuels. Il pourrait pourtant nous être utile. En effet, son étymologie nous indique qu’il permettrait de désigner les sciences des causes passées. Son usage insisterait notamment sur le caractère historique de la géologie, qui comme l’a montré Gohau dans nombre de ses travaux, est continuellement marquée par une tension entre deux démarches : celle de la science qui recherche des régularités expliquées par des lois et celle de l’histoire qui se fonde sur des événements contingents dont témoignent les archives.28

37C’est précisément la nécessité de l’usage des archives qui est au cœur de notre problématique et qui, par ailleurs, fonde l’analogie avec la méthode des historiens. Pour le géologue, il s’agit des traces matérielles constituant autant d’indices du passé et qui ont été conservées dans la roche. Ces témoins, nature chimique des minéraux, types de cristallisation, taille des minéraux, mode de sédimentation, nature et états des fossiles... sont autant d’éléments qui renseignent les scientifiques sur l’état du globe et sur ses transformations lors des époques passées.

  • 29 Stephen Jay Gould (1991), La vie est belle, (Paris : Le Seuil).

38De son côté la paléontologie présente des caractéristiques analogues. Le statut de cette science a été très bien analysé par Stephen Jay Gould, notamment dans son ouvrage « La vie est belle »29, dont l’objet principal est la ré-interprétation de la faune fossile de Burgess. Cette tâche le conduit à une réflexion sur la nature des objets et méthodes de la paléontologie.

39C’est donc en tant que biologiste, paléontologue et historien des sciences qu’il décide de classer la paléontologie parmi les sciences historiques, aux côtés de la science de l’évolution, de la cosmologie et de la géologie. Comme il ne manquera pas de le répéter, ces sciences « ne peuvent pas toujours faire l’objet d’expériences en laboratoire, tentent d’expliquer ou de reconstruire des événements extrêmement complexes qui n’ont pu, en principe, se produire qu’une seule fois. »

  • 30 Stephen Jay Gould (1995), « La paléontologie : une fiction de nos origines » in Qu’est-ce qu’on ne (...)

40Ainsi, Gould considère que reconstruire l’histoire consiste à « assembler et expliquer des séquences d’événements contingents »30. Mais, la contingence historique entraîne deux conséquences, qui sont étudiées par le savant américain, et qui, c’est à souligner, le sont aussi systématiquement dans les travaux généraux d’épistémologie de l’histoire. La première est que l’explication d’un événement dans une séquence historique dépend des états antécédents, la seconde est qu’à partir d’un état donné de la séquence plusieurs voies sont possibles, d’où il découle que les séquences historiques sont explicables, mais qu’elles ne sont pas prévisibles.

3.2. Les origines de la vie : un problème historique

  • 31 Stéphane Tirard (2000), « Les origines de la vie », Les formes de la causalité dans les sciences de (...)

41La question des origines de la vie s’intéresse, par définition, à une étape passée de la Terre. Alors, si l’on admet le caractère historique de cette question31, il convient donc de prendre en compte les caractéristiques épistémologiques qui viennent d’être soulignées pour la géologie et la paléontologie

42Le premier problème est donc celui des archives. Si celles qui sont mobilisées dans l’étude de l’histoire de la vie sont les fossiles, qu’en est-il du cas particulier de l’étude des origines de la vie ?

43En effet, l’approche des origines de la vie souffre indéniablement d’un manque de traces. Non que les investigations micro-paléontologiques aient été négligées, bien au contraire, la recherche de fossiles dans les terrains les plus anciens a toujours été menée activement. Mais, si l’on admet l’idée d’une évolution de la matière vers le vivant, aucune trace ne peut, pour le moment, témoigner des mécanismes chimiques primordiaux et de l’apparition des structures vivantes les plus anciennes. De telles traces seraient des archives essentielles à l’établissement de l’histoire, car elles témoigneraient de la réalité passée, elles constitueraient les seuls éléments incontestables permettant d’édifier un récit de ce processus ancien.

44Les chercheurs qui s’interrogent sur les origines de la vie en sont cependant privés pour les périodes les plus primordiales et doivent donc fonder leurs investigations sur la seule expérimentation. Leur démarche, nous l’avons vu, consiste alors à tester en laboratoire les voies possibles de l’évolution chimique. Ce cas illustre remarquablement la tension qui selon Whewell caractérise les sciences historiques tributaires à la fois des archives, qui traitent de la réalité, et de l’expérimentation, qui traite des possibles.

45Nous pouvons préciser les modalités de cette complémentarité dans le cas des origines de la vie. La construction des modèles, privée de repères archivistiques pour les premières étapes du processus, est en fait le résultat d’une interaction complexe entre plusieurs disciplines.

46À titre d’exemple, la figure ci-dessous montre comment les travaux et résultats de plusieurs disciplines, la planétologie comparée, la géologie, la paléontologie, la biochimie, la biologie moléculaire et la chimie prébiotique, ont été rapprochés et se sont articulés dans la construction des modèles successifs de la soupe prébiotique :

  • Les sciences de la Terre et la planétologie comparée ont permis de définir des conditions initiales à respecter dans les expériences de chimie prébiotiques.

  • Les acquis de la biochimie et de la biologie moléculaire ont guidé les expérimentateurs de la chimie prébiotique vers des objectifs à atteindre : synthèse d’acides aminés, de bases azotées, polymérisations d’acides aminés...

  • Enfin, la paléontologie a elle-même posé des jalons en fournissant des microfossiles. Ils représentent le réel et témoignent de l’état du vivant à une date précise de l’histoire de la Terre.

La construction pluridisciplinaire des modèles des origines de la vie

La construction pluridisciplinaire des modèles des origines de la vie

47C’est donc au cœur de ce réseau interdisciplinaire complexe que les scénarios se sont forgés, mobilisant préférentiellement, suivant les époques, telle ou telle discipline. Les années cinquante se sont, par exemple, particulièrement illustrées par le rôle crucial qu’elles ont donné à la planétologie, sur laquelle se fonde l’hypothèse de Urey, et à la biologie moléculaire, qui pose les « jalons moléculaires » constituant autant d’objectifs pour les synthèses prébiotiques. Tout scénario proposé est donc un cheminement vraisemblable pour l’évolution de la matière, à partir de conditions initiales, primordiales, déterminées.

4. Conclusion

  • 32 Jean Gayon (1993), « La biologie entre loi et histoire », Philosophie, 38, pp. 30-58.

48Dans un très bel article de philosophie de la biologie, Jean Gayon32 a montré comment la biologie est dans l’impossibilité de fonctionner comme une science nomologique ordinaire, car elle est toujours soumise aux difficultés de l’explication historique.

49Pour les origines de la vie, l’absence de traces ne fait qu’amplifier ces difficultés. L’étude des recherches dans ce domaine nous montre que, face à ce questionnement, la science se fait historienne, mais qu’en l’absence d’archives elle a dû et, probablement, devra encore mobiliser un arsenal pluridisciplinaire pour formuler ses explications.

50L’expérimentation teste les possibles, quand diverses disciplines, observations spatiales, planétologie comparée, géologie, paléontologie, biologie cellulaire, biologie moléculaire, fournissent des jalons désignant les étapes obligées par lesquelles doivent passer les processus décrits dans les modèles proposés.

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Bibliographie

Tirard Stéphane, Les origines de la vie sur la Terre, entre science et histoire. Éditions des Archives Contemporaines, Paris, à paraître en 2003.

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Notes

1 Charlton Bastian (1872), The beginning of life, (London: Watts and Co).

2 Stéphane Leduc (1910), Théorie physico-chimique de la vie et des générations spontanées, (Paris : A. Poinat).

3 Harmke Kamminga (1991), “The origin of life on earth: theory, history and method”, Uroboros, 1, 1, pp. 95-110.

4 William Thomson (Lord Kelvin) (1871), “Address of Sir William Thomson (President)”, British Association for the Advancement of Sciences, Edinburgh, Report-1871.

5 Svante Arrhenius (1910), L’évolution des mondes, (Paris : Ch. Béranger).

6 Gaston Bonnier (1910), Le monde végétal, (Paris : Flammarion).

7 Paul Becquerel (1910), “L’action abiotique de l’ultraviolet et l’hypothèse de l’origine cosmique de la vie”, C. R. Acad. Sc., séance du 4 juillet 1910, 87-88.

8 Ernst Haeckel (1889), The riddle of the universe, (London).

9 W. Pflüger (1875), Arch ges. Physiol, 10, 251.

10 T.C. Chamberlin, R.C. Chamberlin (1908), “Early Terrestrial conditions that may have favored organic synthesis”, Science, 28, 897-911.

11 Ermanno Giglio Tos (1910), Les problèmes de la vie, 4e partie (Turin : chez l’auteur-Palais Carignano).

12 José Rodriguez Carracido (1917), Filogénia quimica de la molécula albuminidea, (Madrid : Impreta clasica española).

13 Alexandre Ivanovitch Oparine (1924), “Proiskhozhdenie zhizny, Moscow”, Trad. Ann Synge (1967), “The Origin of Life” in: J.D. Bernal (1967), The Origin of Life, (London: Weidenfeld).

14 John Burdon Sanderson Haldane (1929), “The origin of life”, Rationalist Annual, in (1991) On being the Right Size and others Essays, (Oxford: Oxford University Press).

15 E.C.C. Baly, I.M. Heibron, W.F. Barker (1921), “Photocatalysis Part. I. The synthesis of formaldehyde and carbohydrates from carbon dioxyde and water”, J. Chem. Soc., 121-1, 1025.

16 Alexandre Ivanovitch Oparine (1938), The Origin of Life, (New York: The Macmillan Company).

17 H.G. Bungemberg de Jong (1932), “Die Koacervation und ihre Bedetung fur die Biologie”, Protoplasma, 15, 110-176.

18 Alexandre Dauvillier et Etienne Desguins (1942), La genèse de la vie, (Paris : Hermann).

19 John Desmond Bernal (1951), The physical basis of life, (London: Routledge and Kegan Paul).

20 W.M. Garisson, D.C. Morrisson, J.G. Hamilton, A.A. Benson, Melvin Calvin (1951), “Reduction of Carbon Dioxide in Aqueous Solutions by Ionizing Radiation”, Science, 114, 416-418.

21 Harold Urey (1952), The planets : Their origin and development (Yale: Yale University Press).

22 Harold Urey (1952), “On the early chemical history of the earth and the origin of life”, Proc. Natl. Acad. Sci., 38, 351-363.

23 Stanley L. Miller (1953), “A production of amino acids under possible primitive earth conditions”, Science, 117, 528-529.

24 Stanley W. Fox, Kaoru Harada (1958), “Thermal copolymerisation of amino acids to a product resembling protein”, Science, 128, 1214.

25 Sidney Fox (1965), “A theory of macromolecular and cellular origin”, Nature, 328-340.

26 William Whewell (1837), History of the inductive sciences the earliest to the present time, 2nd ed. 1847, vol 3, London J.W. Parker, p. 527.

27 Gabriel Gohau (1990), Les sciences de la Terre aux XVIIe et XVIIIe siècles, Naissance de la Géologie, (Paris : Albin Michel), p. 101.

28 Gabriel Gohau (1987), Une histoire de la géologie, (Paris : La Découverte).

29 Stephen Jay Gould (1991), La vie est belle, (Paris : Le Seuil).

30 Stephen Jay Gould (1995), « La paléontologie : une fiction de nos origines » in Qu’est-ce qu’on ne sait pas ?, (Actes des Rencontres Philosophiques de l’Unesco 1995), (Paris : Gallimard-Editions Unesco), pp. 62-64.

31 Stéphane Tirard (2000), « Les origines de la vie », Les formes de la causalité dans les sciences de la vie et de la Terre, Guy Rumelhard Dir. (Paris : INRP), pp. 107-123.

32 Jean Gayon (1993), « La biologie entre loi et histoire », Philosophie, 38, pp. 30-58.

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Table des illustrations

Titre La construction pluridisciplinaire des modèles des origines de la vie
URL http://journals.openedition.org/cahierscfv/docannexe/image/2125/img-1.png
Fichier image/png, 71k
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Pour citer cet article

Référence papier

Stéphane Tirard, « Les origines de la vie sur la Terre : un problème historique »Cahiers François Viète, I-4 | 2003, 35-48.

Référence électronique

Stéphane Tirard, « Les origines de la vie sur la Terre : un problème historique »Cahiers François Viète [En ligne], I-4 | 2003, mis en ligne le 01 juillet 2017, consulté le 18 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/cahierscfv/2125 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cahierscfv.2125

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Auteur

Stéphane Tirard

Maître de Conférences en épistémologie et histoire des sciences.
Membre du Centre François Viète d’histoire des sciences et des techniques, Faculté des sciences et de techniques de Nantes ; membre associé de l’équipe REHSEIS (Université Paris 7 – CNRS)

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont susceptibles d’être soumis à des autorisations d’usage spécifiques.

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