• 1 Gérard Emptoz (2003), “Un procédé de fabrication de la céruse issu de la ‘chimie moderne’ au début (...)
• 2 Voir notamment Fred Aftalion (1988) ; François Caron (1985) Le résistible déclin des sociétés indus (...)
• 3 Thèse de doctorat en histoire des sciences et des techniques, en préparation à l’Université de Nant (...)
• 4 Jean François Léonor Mérimée, voir plus loin.

1Dans le domaine de la fabrication des pigments et colorants au XIX^e siècle, l’importance croissante de la recherche en chimie pour l’amélioration des procédés de production ou la création de produits nouveaux, artificiels ou synthétiques, est bien connue. Les noms de Vauquelin (jaune de chrome), Thénard (rouge, bleu de cobalt “Thénard”, blanc de plomb1), Kuhlmann (sulfate de baryum, vert), etc., sont associés à la fabrication de différentes couleurs2. Mais en ce qui concerne la préparation des supports de peinture artistique, les interactions entre recherche scientifique et invention d’une part, et l’implication personnelle des scientifiques dans ce champ d’expérimentation d’autre part, sont au contraire méconnues. Dans le cadre d’un travail de doctorat, nous nous sommes intéressé à la problématique de l’invention et de l’innovation dans le domaine de la fabrication des toiles destinées à la peinture au cours du XIX^e siècle, dans le contexte parisien3, foyer dont le dynamisme s’explique par l’importance de sa colonie d’artistes-consommateurs. Le travail en cours permet de constater que des interrelations entre le monde des savants et celui des fabricants existaient bien aussi dans ce segment particulier de la fabrication du matériel artistique. Pour repérer le mouvement d’invention, nous avons fait appel à divers indicateurs, tels que les brevets d’invention, les publications de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, ou les rapports des Expositions des produits de l’industrie. Parmi le corpus des inventions concernant les produits et procédés relatifs à la toile à peindre, nous présenterons quelques cas significatifs, qui témoignent soit de réalisations ayant connu un succès commercial plus ou moins important, soit d’apparents échecs techniques, soit encore de projets avortés. Dans ces exemples, on verra se déployer l’éventail des modalités de l’implication des scientifiques dans le domaine concerné : expertise des savants pour le compte de l’État, assistance aux concepteurs de nouveaux produits, tests du produit à destination de la communauté des fabricants ou des consommateurs, caution scientifique épaulant la réussite commerciale. Ainsi, l’intervention du savant s’exerce en amont — recherches à l’origine de nouveaux matériaux adoptés dans ce domaine particulier, analyses de matériaux picturaux anciens permettant de redécouvrir un procédé ; pendant la phase de mise au point, en accompagnant le fabricant dans son laboratoire ; en aval, lors de la phase de commercialisation et de diffusion. On verra aussi émerger le profil du peintre-chimiste, fusionnant deux pôles du triangle science-art-technique, dont l’un des représentants4 joua un rôle clef dans les recherches des trois premières décennies du siècle.

• 5 Caroline Villers (1981), 81/2/1-1.
• 6 Roger De Piles (1684), Les Premiers Élemens de la Peinture Pratique (Paris : Nicolas Langlois), 63  (...)

2La toile à peindre, un des supports picturaux les plus utilisés en Europe depuis le XVI^e siècle5, est constituée d’un tissu généralement fixé sur un châssis de bois, recouvert de différents types d’enduits ou préparations appelés à recevoir une peinture. Produit livré prêt à l’emploi, au moins depuis la fin du XVII^e siècle6, dans un réseau commercial spécialisé, la toile est restée pour une part, de cette époque à nos jours, un support préparé et mis en œuvre dans l’atelier même du peintre, par ce dernier ou par ses aides. Nous ne nous intéresserons ici qu’à la toile préparée par des fabricants et propre à être directement utilisée par les artistes, en excluant ce qu’on peut appeler la filière d’autoconsommation.

• 7 La Commission des monuments, créée dès 1790, est une préfiguration de l’appareil juridique et techn (...)
• 8 François Caron (1985), op. cit., 73, en donne notamment un exemple avec l’explosion des nouvelles t (...)

4La toile à tableaux appartient au secteur beaucoup plus large des toiles enduites (toiles imperméables et cirées, emballages, bâches, tapis de sol, toitures, etc.), mais s’en distingue toutefois par des spécificités importantes. Loin d’être un matériau périssable et renouvelable par vocation, comme celles-là, elle prétend sinon à l’éternité, du moins à une durée indéfinie, en tout cas pour la catégorie noble de la production picturale. En fait, le support des peintures est destiné à faire corps avec des œuvres souvent appelées à devenir des objets patrimoniaux, dont les enjeux culturels n’ont pas besoin d’être explicités ; et le XIX^e siècle a donné à la question de la conservation et de la transmission des œuvres d’art une importance croissante7. Enfin, contrairement à d’autres produits à destination exclusivement utilitaire (emballages, bâches, etc.), la toile pour artistes est par essence tributaire des évolutions du goût et de la mode, qu’il s’agisse des préférences pour une technique particulière (pastel, encaustique,…), ou pour un genre particulier (peinture d’histoire, portrait, paysage) conditionnant des dimensions diverses. On sait par ailleurs que la mode est souvent un facteur d’innovation technologique8.

• 9 Dom Antoine-Joseph Pernety (1757), Dictionnaire portatif de Peinture, Sculpture et Gravure… (Paris  (...)
• 10 Joseph Fratrel (1770), La cire alliée avec l’huile ou la peinture à huile-cire… (Manheim : imp. de (...)
• 11 Le Pileur d’Apligny (1779), Traité des couleurs matérielles… (Paris : Saugrain & Lamy-Barrois aîné) (...)

6L’après-Révolution, phase inaugurale de la période que nous étudions ici, présente des facteurs de rupture qui ne doivent pas faire oublier les continuités : les témoignages d’une activité inventive et innovatrice dans le domaine de la toile à peindre sont déjà présents dans la dernière moitié du XVIII^e siècle. C’est le cas d’un châssis de conception nouvelle permettant de retendre les toiles à volonté9, d’un enduit à la cire pour la peinture dite à l’encaustique10, d’une toile enduite pour la peinture au pastel11. Néanmoins, au tournant du siècle, on perçoit une certaine cohérence entre les événements politiques, militaires et artistiques et les orientations à la fois vers des matériaux nouveaux ou redécouverts et vers de nouvelles méthodes de production en grand.

• 12 Philippe Bordes et Régis Michel dir. (1988), Aux armes & aux arts ! Les arts de la Révolution, 1789 (...)
• 13 Voir entre autres Édouard Pommier (1992), Jean-Baptiste-Pierre Lebrun. Réflexions sur le Muséum nat (...)
• 14 Sur le projet de concours en vue de sélectionner les restaurateurs et rentoileurs, voir notamment É (...)
• 15 Voir notamment Udolpho Van de Sandt (1988) in Philippe Bordes et Régis Michel (dir.), op. cit., 137 (...)
• 16 Bruno Foucart (1987), Le renouveau de la peinture religieuse en France (1800-1860) (Paris : Arthéna (...)
• 17 Enduits contenant notamment du caoutchouc. Voir Patrice Bret (2002), L’État, l’armée, la science. L(...)

7Un ensemble de faits semble avoir suscité ce mouvement. L’arrivée en France des chefs-d’œuvre provenant des prises de guerre sur le territoire européen, en particulier lors de la campagne d’Italie12, et le regain d’intérêt pour l’étude de la technique picturale auquel elle donna lieu ; l’ouverture au public, dès août 1793, du futur musée du Louvre13, qui accueillit l’afflux des tableaux, lui-même entraînant des campagnes de restauration effectuées à l’instigation de l’État14 ; amorcé par une politique d’encouragement sous l’administration du comte d’Angiviller, le renouveau de la peinture d’Histoire, genre qui annexa à partir de la Révolution la représentation des événements de l’“actualité”, entraîna une demande en tableaux devenant plus conséquente une fois la stabilité revenue, sous le Consulat et l’Empire15 ; l’aliénation des biens du clergé, en vidant les bâtiments de leurs tableaux, amplifia par contrecoup cette demande, surtout à partir de la Restauration, où s’amorça un effort de décoration des églises (anciennes ou nouvellement construites) qui persista jusqu’au Second Empire et constitua un des grands marchés parisiens16. Un climat culturel porteur, des incitations étatiques, en matière de commande, mais également à travers des relais entre pouvoir politique et milieu industriel, des échanges entre des savants et des fabricants ou restaurateurs de tableaux, tous ces facteurs ont concouru à créer les conditions d’un démarrage des recherches et des fabrications de toile à peindre. Parallèlement, l’effort de guerre, de la Révolution à l’Empire, a entraîné une activité de recherche importante dans le domaine de l’imperméabilisation des étoffes et des cuirs : il s’agissait de garantir de la pluie les vêtements et les chaussures des soldats, de fournir des tentes, des bâches étanches pour les chariots et des enveloppes pour les munitions. La construction navale a suscité des tentatives dans le même sens : étanchéité et doublage des coques, imperméabilisation des cordages et des voilures. De même, dans un autre domaine militaire, la mise au point d’enduits légers et imperméables pour l’aérostation a fait l’objet d’un véritable programme de recherche publique17. Ces efforts ont laissé des traces visibles dans les procédés de préparation des toiles artistiques.

• 18 Voir entre autres Édouard Pommier (1991), op. cit., 274-276.
• 19 Antoine Chrysostome Quatremère de Quincy (1791), Considérations sur les arts du dessin en France… ( (...)

9Dans cette période de redémarrage, la question du “progrès” national englobait de manière indissociable celui des arts picturaux et celui des techniques. Tout en ayant à répondre aux besoins vitaux de l’économie et du confort des populations, le progrès scientifique et technique devait être mis au service de l’art, et l’art lui-même au service de la cause nationale, comme facteur de rayonnement culturel, de propagande politique et d’édification des masses18. L’enjeu économique était également prépondérant dans l’encouragement des arts du dessin (peinture, sculpture, architecture). Le haut niveau de ces arts avait un rôle déterminant dans le dynamisme du commerce et de l’industrie, à cause de leur effet d’entraînement sur les arts décoratifs, créneau de luxe où la France devait continuer à se distinguer face à la concurrence étrangère19.

• 20 Gérard Emptoz (2003), “Un procédé de fabrication de la céruse issu de la ‘chimie moderne’ au début (...)
• 21 BSEIN 1818, programme des prix, 9.
• 22 id., 6.
• 23 E. O. Lami (1885), Dictionnaire encyclopédique et bibliographique de l’industrie.,. (Paris : librai (...)
• 24 BSEIN 1818, programme des prix, 7-8.

11Des incitations à la créativité, émises par une structure scientifique relais du pouvoir, se sont manifestées clairement dans le domaine des matériaux utilisés dans les arts, comme en témoignent les concours de la Société d’encouragement : fabrication du blanc de plomb (de 1801 à 1809)20, de la colle de poisson (1818)21, d’un substitut de vert de Scheele (1818)22, d’un outremer artificiel (1826)23, broyage des couleurs (1818)24, etc. En ce qui concerne la toile enduite pour la peinture, de telles demandes explicites n’apparaissent pas, mais des signes laissent percevoir un climat diffus de recherche et d’émulation. C’est dans ce contexte favorable au développement des beaux-arts que seront examinés des cas dans lesquels de fortes relations entre science, art et technique ont pu être mises en lumière.

• 25 AN F¹² 2273, Procédés industriels divers…, Inventions diverses, liasse Jubert.
• 26 Dominique de Place (1994), notice Molard in Les professeurs du Conservatoire national des arts et m (...)
• 27 Le Maistre (1856) Notice biographique sur M. Roard de Clichy… (Auxerre : Perriquet et Rouillé).

12Le premier exemple est celui de la mise au point de toiles souples. Il est remarquable de noter qu’il s’agit d’une proposition apparemment spontanée, adressée directement à l’Empereur, en 1811 : Jubert, natif de Rennes, est un “peintre de portraits et inventeur de machines à filer la laine”, près de Stuttgart, qui rêve de regagner la France25. Il joint à son placet des échantillons d’une toile dite nouvelle, censée remédier aux défauts connus des toiles utilisées jusqu’alors : écaillage de la préparation, manque de flexibilité empêchant d’enrouler et transporter facilement les peintures. Son principal argument est d’assurer l’éternité aux portraits et aux représentations picturales de l’Empereur, en fournissant aux maîtres de la peinture un support à l’épreuve du temps. Jubert sollicite une aide financière pour venir à Paris, avec sa famille, établir et diriger une fabrique de ses toiles. Le dossier est transmis au Bureau consultatif des arts et manufactures, dépendant du ministère de l’intérieur : composé de savants et d’industriels, il donne ses avis au ministre sur les inventions et autres projets industriels. On y trouve notamment Louis-Jacques Thénard (voir supra) ; Claude-Pierre Molard (1759-1837), mécanicien, ingénieur-conseil, administrateur du Conservatoire des arts et métiers, futur membre de l’Institut26 ; Jean-Louis Roard dit de Clichy (1775-1853), chimiste et manufacturier, directeur des teintures de la manufacture des Gobelins (1803), propriétaire d’une manufacture de blanc de plomb à Clichy27. Thénard, Molard et Roard, parmi d’autres, examinent en séance l’invention de Jubert et statuent, après avoir vraisemblablement mené une enquête dans le milieu des fabricants : en fait, cette toile n’a rien de nouveau. Il s’agit simplement d’une enduction huileuse sans encollage, sur la face et le revers de la toile, le procédé sans encollage étant pratiqué depuis longtemps par les marchands parisiens. L’affaire n’eut pas de suite, mais révèle un climat d’émulation dans le domaine qui nous occupe, bien que cette impression soit contredite par un passage du rapport du bureau consultatif : “les peintres ne se plaignent pas de la préparation de leur toile”. La précision du rapport montre par ailleurs que les savants cités sont parfaitement au fait des qualités des toiles enduites existantes, qu’il s’agisse de toiles cirées ou de toiles à peindre, et des obstacles qui empêchent de rendre ces dernières plus souples selon les connaissances du moment. On pourrait, écrivent-ils, obtenir une préparation aussi souple que celle des toiles cirées, à base d’huile très visqueuse, mais la peinture des artistes ne pourrait adhérer sur cette surface.

• 28 On peut citer au moins deux indices de la notoriété acquise par cette spécialité : une notice est c (...)
• 29 Le prénom de ce marchand n’a pu être retrouvé que grâce à l’état civil reconstitué des Archives de (...)
• 30 Père de Prosper Mérimée, voir supra.
• 31 Paul Lacroix (s.d.) notice Mérimée in Biographie universelle (Michaud) ancienne et moderne… (Paris/ (...)
• 32 Jean François Léonor Mérimée (1830).
• 33 BSEIN 1816, 289.
• 34 Jean François Léonor Mérimée (1830), 244.
• 35 F…D (1834) article “Toiles à peindre” in Louis-Benjamin Francœur et Louis-Sébastien Lenormand (dir. (...)
• 36 F…D (1834), op. cit., 61-62.

13C’est cette gageure que tente de résoudre, à la même période, un fabricant. En 1816, en effet, est publié le résultat d’une autre expérience, qui a reçu le soutien de quelques savants influents proches du terrain industriel, et débouche sur une production semblant avoir connu le succès commercial28. L’inventeur n’est plus, comme dans le cas précédent, un artiste isolé, mais un commerçant renommé et prospère : il s’agit du marchand de couleurs et restaurateur de tableaux Étienne Rey (1761-183- ?)29. Il met au point deux procédés, l’un est un enduit dit pour toile absorbante et souple, composé d’une couche en détrempe recouverte d’huile “visqueuse”, l’autre un enduit de bitume passé au dos des toiles pour les rendre hydrofuges. Jean-François-Léonor Mérimée (1757-1836)30, peintre et chimiste, professeur de dessin à l’École polytechnique, secrétaire perpétuel de l’École des beaux-arts depuis 180731, futur auteur d’un ouvrage qui connut une audience importante et très durable32, est le rapporteur pour la Société d’encouragement pour l’industrie nationale. Cette société, sorte d’académie des techniques et de l’industrie en France, donne des avis au gouvernement et diffuse l’information scientifique et technologique. Le rapport élogieux qui y est remis assure une large publicité à la découverte, et Rey devient membre de la Société d’encouragement33. Contrairement aux usages de la Société, qui accorde la publicité des travaux en contrepartie de leur communication précise, la composition exacte de l’enduit souple et absorbant n’a pas été divulguée. Les éléments fournis dans le rapport de Mérimée et dans son traité, indiquent que la clef de la souplesse de l’enduit et de la toile est leur imprégnation par une couche d’huile “visqueuse”, comparable à celle des toiles cirées34. Cependant, une source plus tardive, peut-être bien informée, affirme que Rey couvrait la toile de deux couches de détrempe superposées, puis y appliquait “une couche de blanc broyé à l’huile et liquide”35. Une partie de cette huile — “visqueuse” aux dires de Mérimée — étant absorbée par le fond maigre (peut-être à base de plâtre), la peinture pouvait adhérer au support, ce qui n’aurait pas été le cas avec un enduit de type toile cirée (voir supra). Ses avantages sur un enduit à la céruse étaient nombreux : rapidité de fabrication et de séchage, le délai étant ramené de plusieurs mois à quelques jours, économie, non-toxicité et surtout légèreté grâce à l’absence de plomb. D’après les chiffres du fabricant, on peut évaluer le poids de 20 m² de toile à la céruse à environ 50 kg, contre environ 12 kg pour les nouvelles toiles absorbantes. Si ces toiles ont connu le succès, leur usage semble cependant avoir été très vite abandonné, dès avant 1834, selon la seule source critique que nous connaissons : un recul d’une vingtaine d’années à peine avait permis de constater que les enduits perdaient rapidement leur souplesse et s’écaillaient, du fait de la trop grande épaisseur de la double couche de détrempe36.

• 37 André Félibien des Avaux (1676), Des principes de l’architecture, de la sculpture, de la peinture… (...)
• 38 Jean François Léonor Mérimée (1830), 241 ; Joyce Plesters (1968), 261 : confirmant le résultat de M (...)
• 39 Leslie Carlyle (2001), 166-168, mentionne la publication de recettes de préparations vénitiennes dè (...)

14Il faut peut-être voir l’influence de Mérimée dans la mise au point de cet enduit absorbant, même si jusqu’ici des relations entre celui-ci et Rey n’ont pas pu être mises en évidence avant le rapport de 1816 à la Société d’encouragement. Fidèle à une tradition française vieille de plus d’un siècle dans la littérature technique37, Mérimée était un chantre des préparations absorbantes à détrempe des peintres vénitiens du XVI^e siècle, Titien, Véronèse, Tintoret, et fit notamment pratiquer (mais à une période que nous ignorons) des analyses chimiques sur l’enduit d’un Titien38. Il se pourrait que l’analyse chimique ait ici servi à la redécouverte supposée d’un procédé ancien, paré des vertus de la modernité. Mais on ne peut pas isoler le cas français du contexte européen : la résurrection des toiles dites absorbantes ou vénitiennes, aux propriétés voisines, était dans l’air depuis plus de vingt ans, en Italie et en Angleterre39.

• 40 Anselme Payen (1824), Mémoire sur les bitumes, leur exploitation, et leurs emplois utiles… (Paris : (...)
• 41 Anselme Payen fut lui-même fabricant de mastics et produits bitumineux et de peintures, vers les an (...)
• 42 Rey (1819), Observations et recherches sur l’impression des fonds propres à recevoir la peinture, s (...)
• 43 L. Héricart de Thury (1819), Rapport du jury d’admission des produits de l’industrie… à l’expositio (...)

15L’autre partie de l’invention de Rey concerne l’application de bitume au dos des toiles : après la souplesse et la légèreté, ce procédé remplit la suite du cahier des charges tacite : l’imperméabilisation. Il semble que Rey ait été un des premiers à appliquer le bitume à l’imperméabilisation des toiles à peindre, mais également à celle d’autres objets : bâches, stores, bois, murs, couverture des toits et des terrasses. Rey s’est d’abord fourni dans des mines de bitume nouvellement exploitées, et a semble-t-il reçu le concours d’Anselme Payen, qui le cite abondamment dans une publication40. Anselme Payen (1795-1871), autre élève de Vauquelin, puis de Jean-Baptiste Dumas et de Thénard, est chimiste et praticien, membre de la Société d’encouragement, futur professeur de chimie appliquée à l’industrie au Conservatoire des arts et métiers, professeur à l’École centrale des arts et manufactures, membre de l’Académie des sciences41. Ces premiers travaux de Rey nous sont connus par deux autres sources, un opuscule écrit et édité par Rey lui-même42, en 1819, et sa participation à l’exposition industrielle de Paris la même année43.

• 44 Jean Baptiste Dumas (1828), Traité de chimie appliquée aux arts (Paris : Béchet jeune), liv. 2, cha (...)
• 45 M. Prévost (1939) notice D’Arcet in Balteau et al. (dir.). Dictionnaire de biographie française (Pa (...)
• 46 Nous nous réservons d’aborder ailleurs la question du bitume dans la peinture à cette période.

16Par la suite, au début des années 1820, il a fait des recherches sur un bitume dit “factice” préparé, à l’Hôpital Saint-Louis44, avec un goudron retiré de la distillation du charbon de terre servant à obtenir du gaz d’éclairage. Rey s’est alors trouvé aux côtés de Jean-Pierre-Joseph d’Arcet (1777-1844), chimiste, essayeur puis inspecteur à la Monnaie45, qui s’occupait de la fabrication du gaz d’éclairage. Le goudron obtenu par Rey a eu diverses applications, comme enduit hydrofuge, mais également pour le vernis ou la peinture, soit comme colorant soit comme produit de remplacement de l’huile. Si l’on pense à la vogue des couleurs brunes et noires dans l’école romantique, dont plusieurs représentants furent clients de Rey, la mode apparaît également comme un moteur de ces recherches46. On voit dans cet exemple que le concours de chimistes, d’un peintre-chimiste et d’un fabricant ont abouti à des innovations, profitant elles-mêmes de celles du nouveau système technique de l’époque, représenté ici par l’éclairage au gaz. Le goudron de houille, résidu d’une industrie naissante, encore sans débouché, est introduit très tôt dans le domaine traditionnel des arts.

• 47 BSEIN (1842), 383-385.
• 48 Brevet d’invention de 5 ans, 10 décembre 1839, par P. A. Vallé et P. Ch. Bourniche, et de 10 ans, 1(...)
• 49 Joyce Zucker (1999), 6, a déjà mentionné l’existence du brevet de Vallé et Bourniche.
• 50 Les Belot, marchands de couleurs et restaurateurs de tableaux, tenaient une boutique au 3, rue de l (...)
• 51 Étienne Roth (1994), notice Peligot in Les professeurs du Conservatoire national des arts et métier (...)

17Encore liée à Léonor Mérimée, qui a participé directement aux recherches47, une autre invention réussie et exploitée apparaît une vingtaine d’années plus tard. Pierre-Auguste Vallé (?-1845), fabricant et marchand de couleurs, restaurateur de tableaux, dépose deux brevets, en 1839 (en commun avec Pierre-Charlemagne Bourniche, alors son associé) et 184248, pour une toile d’abord appelée anhygrométrique, puis hydrofuge49. Vallé, successeur de la famille Belot50, est à la tête d’une maison renommée et florissante, concurrente de l’enseigne de Rey. Il met au point plusieurs types de toiles, dont une à l’enduit très adhérent, élastique et imperméable. La thématique et les débouchés sont les mêmes que précédemment. La nouveauté est l’introduction dans l’enduit de caoutchouc en dissolution, dit alors “caoutchouc liquéfié”. La formulation des brevets, où le dosage des ingrédients est donné avec une précision au centigramme, montrent que la rigueur et les moyens d’un laboratoire de chimie ont été nécessaires. En 1842, la Société d’encouragement assure la promotion de la nouvelle technique par un rapport élogieux d’Eugène Melchior Péligot (1811-1890). Ce dernier, chimiste, successeur de Jean-Baptiste Dumas dans sa chaire de chimie à l’Ecole centrale, est alors professeur de chimie appliquée aux arts au Conservatoire des arts et métiers51.

• 52 Fred Aftalion (1988), 37 et (1996), Dictionnaire des inventeurs et inventions (Paris : Larousse, co (...)

18L’utilisation et la maîtrise du caoutchouc en dissolution sont le fruit des progrès scientifiques récents en Angleterre. Mac Intosh, en 1823, trouvait dans le benzol un dissolvant meilleur que l’essence de térébenthine alors utilisée et fabriquait des tissus imperméables en s’associant avec Hancock52. Après le bitume, et l’huile grasse, c’est un nouvel indice d’un couplage des méthodes d’imperméabilisation des tissus et des procédés d’enduction de toile artistique.

• 53 Leslie Carlyle (2001), 170 : l’idée est lancée puis réalisée entre deux publications de 1835 et 183 (...)
• 54 Des cachets du fabricant au dos de toiles l’attestent. Source : Conservation des œuvres d’art relig (...)
• 55 Joyce Zucker (1999), 6, mentionne une esquisse de John Vanderlyn, The Landing of Columbus, 1839, 20 (...)
• 56 Leslie Carlyle (2001), 170-171.

19À nouveau, la recherche parisienne doit être corrélée aux travaux anglais ; on sait que, dès 1835, l’idée d’utiliser pour la toile à peindre le caoutchouc était suggérée, et qu’elle était réalisée avant le dépôt du premier brevet de Vallé53. La commercialisation des toiles à base de caoutchouc est en tout cas attestée : les églises parisiennes, principal marché visé sans doute par Vallé, furent décorées de tableaux peints sur ces toiles54 ; il se peut même, selon un indice pour l’instant unique, que ce fabricant soit parti à la conquête des marchés étrangers, notamment américain55. A la même période, la maison anglaise Winsor & Newton proposa des ‘India Rubber Canvass’ dans ses catalogues des années 1840 à 184656.

• 57 Anselme Payen (1867), Précis de chimie industrielle… (Paris : L. Hachette et C^ie, 5^e éd.), 2, 881.

20De même que dans le cas du bitume dit “factice”, des technologies à la pointe de la modernité furent appliquées presque immédiatement au domaine de la toile à peindre. On notera d’ailleurs que les deux exemples précédents ont une autre corrélation : la “benzine”, nouveau dissolvant du caoutchouc, provient aussi de la distillation des goudrons de houille issus de la fabrication du gaz d’éclairage57. Enfin, il faut souligner le rôle de Mérimée, comme trait d’union entre tous les acteurs ; ce peintre, passionné de chimie, en charge de fonctions officielles stratégiques tant dans l’enseignement artistique que dans la propagation des techniques nouvelles, était au cœur d’un réseau d’artistes, de scientifiques et de fabricants.

• 58 Marie Pessiot, “Garneray et Rouen 1832-1837”, dans Laurent Manœuvre (1997), 124-131.
• 59 Brevet d’invention n° 8678 de 15 ans, 6 juin 1849, par J. A. Bourlet de la Vallée et A. L. Garneray (...)
• 60 Au musée de Rouen, voir L’observateur, à l’exposition du musée de Rouen de 1838 (Rouen ; L. C. Alle (...)
• 61 II ne semble pas que le terme “équivalent” se rapporte à celui utilisé par les chimistes de la prem (...)

21Un second exemple, plus tardif, de l’usage du caoutchouc peut prouver dans une certaine mesure que la mise au point d’un enduit de ce genre ne peut réussir sans de bonnes connaissances en chimie et une expérience de praticien. Ambroise Louis Garneray (1783-1857), peintre de marines et ancien marin, conservateur du musée de Rouen de 1832 à 1837, employé par la manufacture de Sèvres des années 1840 à 184958, a lui aussi inventé une toile ultra-souple, imperméable, imputrescible et dite “indessicable”. Il dépose un brevet en 184959, pour un enduit contenant lui aussi du caoutchouc en dissolution. Son partenaire, Bourlet de la Vallée, est étranger au domaine de la chimie et de l’industrie : il est avocat (il est probablement lié à une artiste du même nom qui figura aux côtés de Garneray dans des expositions60). Le mémoire descriptif du brevet frappe par la pléthore des constituants, qui peuvent d’ailleurs presque tous être remplacés par des équivalents,61 et l’imprécision des dosages. Le caoutchouc lui-même peut être réduit en proportion voire supprimé si l’on souhaite laisser une certaine perméabilité à l’enduit.

• 62 Gérard Emptoz (1997) “Aperçu des recherches chimiques de Chevreul sur la teinture” in Georges Roque (...)
• 63 BSEIN (1851), 449.
• 64 Chantal Gastinel-Coural (1997) in Georges Roque et al. (coord.), op. cit., 67-80.

22Pour faire connaître son produit, Garneray utilise toutes les instances d’homologation et de diffusion à sa portée. Du côté des scientifiques : la Société d’encouragement, et l’Académie des beaux-arts ; du côté des artistes : la Société libre des beaux-arts, l’Athénée des arts, le comité central des artistes, etc. Partout les témoignages sont favorables. Les savants, appelés à examiner le produit, le soumettent à un protocole de tests s’apparentant à une simulation de vieillissement accéléré. Pour la section de peinture de l’Académie des beaux-arts, c’est Chevreul lui-même qui fait subir des épreuves aux toiles. Michel-Eugène Chevreul (1786-1889), chimiste, directeur de la teinture à la manufacture des Gobelins, professeur de chimie au Muséum d’histoire naturelle, président de l’Académie des sciences, est alors déjà un grand notable de la science62. Pendant sept mois, il expose les toiles, couvertes de peinture, aux effets de la lumière, et les compare avec des témoins maintenus dans l’obscurité63 ; il constate que la lumière directe n’altère ni la souplesse de l’enduit, ni la couleur de la peinture des échantillons. Chevreul réutilise un protocole qu’il avait mis au point pour les colorants des teintures de la Manufacture des Gobelins64.

• 65 Alex Berman (1972) notice Gaultier de Claubry in Charles Coulston Gillispie (1970-1976), Dictionary (...)
• 66 BSEIN (1851), 448-452

23À la Société d’encouragement, c’est le comité des arts chimiques qui procède aux expériences. Henri-François Gaultier de Claubry (1792-1878), professeur à l’École polytechnique et à l’École de pharmacie65, est le rapporteur66. Pendant un mois, des cycles d’humidification et de séchage sont pratiqués sur deux échantillons, deux petits tableaux peints l’un sur toile Garneray, l’autre sur une toile du commerce. Après un séjour dans une cave humide, les échantillons sont placés dans une couche de jardin vitrée : la toile du commerce est déchirée, écaillée, détruite ; la toile Garneray est intacte.

• 67 ANF²¹ 516.
• 68 Cité par Laurent Manœuvre (1997), 161.
• 69 Charles Marionneau (1872), Brascassat, sa vie et son œuvre (Paris : Veuve Jules Renouard), 365. Réf (...)

24Garneray commercialisa sa toile, en la faisant fabriquer par un marchand de couleurs parisien, Ferrand, me Montgallet67. Des artistes de renom l’ont utilisée, parce qu’ils avaient été invités à l’essayer à son lancement, ou sur la foi de la notoriété acquise auprès des autorités scientifiques. Le produit valut à son inventeur une médaille d’argent à l’Exposition universelle de 185568. Mais un témoignage vient ternir la réputation des toiles Garneray. Le peintre Jacques-Raymond Brascassat, membre de l’Académie des beaux-arts, (qui détruisit par ailleurs une bonne partie de sa production dans les vingt dernières années de sa vie) brûla, en 1864, deux essais peints sur ces toiles, dont la préparation avait noirci69. Brascassat, qui tint un catalogue manuscrit de ses œuvres, annoté au fur et à mesure des destructions, indiquait avoir fait un test comparatif entre une toile Garneray et une toile ordinaire du commerce : cette dernière était restée blanche. Son commentaire est sans ambiguïté : “Toile Garneray, très souple mais noircissant. […] Noir et lourd. Au total, mauvaise préparation”.

• 70 AN F²¹ 516, Artistes, Dossiers individuels des indemnités annuelles… liasse M^me Garneray née Cavaro (...)
• 71 W. A. Smeaton (1973) notice Macquer in Charles Coulston Gillispie (1970-1976), op. cit., 8, 618-624
• 72 L’essence de térébenthine, selon le Dictionnaire des inventeurs, Larousse, 1996, p. 204, ainsi que (...)
• 73 Laurent Manœuvre (1997), 160-163.

25Par ailleurs, dans sa correspondance70, la veuve de Garneray mentionna qu’elle était la petite fille du chimiste Macquer, et possédait ses papiers décrivant ses expériences sur le caoutchouc. Pierre-Joseph Macquer (1718-1784), chimiste, membre de l’Académie des sciences71, qui était mort près de soixante-dix ans avant la publication de la découverte de Garneray, avait effectivement trouvé des dissolvants du caoutchouc72. La petite-fille du savant affirmait que c’est grâce à ces textes inédits que Garneray avait inventé sa toile élastique. Est-ce une mystification ? À un moment où des enduits à peindre à base de caoutchouc étaient déjà sur le marché depuis une décennie, l’invocation de l’héritagè de Macquer semble douteuse. Garneray n’a-t-il fait qu’accompagner avec opportunisme la vogue des toiles élastiques et imperméables au caoutchouc, ce à une période de sa vie où il était en quête de revenus, ayant perdu son emploi à Sèvres ? Les soutiens officiels évoqués plus haut tiennent sans doute en grande partie aux protections politiques dont il bénéficia dès l’avènement de Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence de la République. Ayant fait valoir son engagement occulte, pendant la Monarchie de Juillet, en faveur du parti bonapartiste, Garneray fut récompensé de diverses manières : attribution de la Légion d’honneur (27 janvier 1852), deux achats de tableaux par le gouvernement (1852 et 1853), nomination au comité d’organisation de la fête nationale du 15 août (1852 et 1853), puis attribution d’une pension au titre de l’invention de sa toile à peindre73.

• 74 Garneray, devenu matelot à l’âge de 13 ans, n’a pas même reçu de formation picturale, bien qu’appar (...)

26De tout ce qui précède, on peut constater que pour réussir à mettre au point un produit fiable en utilisant des procédés nouveaux, il fallait de solides connaissances en chimie, l’assistance du monde scientifique et une vraie pratique de fabricant de couleurs. A contrario, les expériences semble-t-il menées en solitaire par un autodidacte74, peut-être fondées sur une chimie dépassée, étaient exposées à des échecs. Pour être fiables, les mélanges devaient être reproductibles, donc dosés précisément. La fabrication, en étant déléguée à un tiers, échappait au contrôle de l’inventeur ; ainsi, les produits commercialisés pouvaient ne pas correspondre à ceux qui avaient servi aux tests des scientifiques.

• 75 Sur ce sujet, voir notamment Marie-Sophie Corcy (1997), Techniques photographiques de prise de vue, (...)
• 76 Marie-Sophie Corcy (1997), op. cit., IV, 2, 1894-1907.

28À la fin du Second Empire, un autre aspect des recherches sur la toile à peindre se manifeste par un essai d’utilisation de la chimie photographique dans l’art de la peinture. En tant que nouvelle technologie, la photographie apparaît en effet comme un redoutable concurrent de la peinture, notamment dans l’art du portrait. L’articulation entre le monde des savants et les progrès de la photographie est une question complexe : si la recherche fut souvent empirique, ce sont les autorités scientifiques qui ont officialisé et promulgué cette technique, en percevant par ailleurs très tôt l’intérêt de ses applications à la science75. Quant aux applications de procédés photographiques à la réalisation de peintures, elles furent variées et donnèrent lieu à nombre de dépôts de brevets et de communications76. Cependant, la particularité du dernier exemple que nous présentons est l’utilisation directe d’un enduit à peindre comme couche sensible.

• 77 Brevet d’invention n° 77218 de 15 ans, le 22 juillet 1867, par René Marie Boutillier de Lisle (Arch (...)
• 78 Des toiles couvertes d’une émulsion photosensible existent encore de nos jours dans le commerce, no (...)
• 79 H. David dit Lenglet (1867), Nouvelle méthode de peinture à l’aquarelle et à l’huile appliquée aux (...)

29Il s’agit de toiles destinées aux peintres dits photogéniques. Le procédé, breveté en 1867 par René Marie Boutillier de Lisle77 consiste à enduire la toile d’une couche à base de céruse, lissée au rouleau puis poncée finement pour prendre un aspect glacé. Cette préparation assez traditionnelle est ensuite imprégnée de couches et de bains empruntant entièrement à la chimie de la photographie, dosés avec une grande précision. La toile, devenue photosensible, est ensuite exposée puis développée, et sert de fond à une peinture dite “photogénique”. Nous ne connaissons pas la fortune de ce procédé particulier, qui n’a peut-être pas donné lieu a un développement industriel à l’époque de sa découverte78. Il semble toutefois que la peinture sur photographie ait connu une certaine vogue, en tout cas pour le portrait, au moment où ce brevet a été délivré79.

• 80 Michel Chevreul (1850), Recherches expérimentales sur la peinture à l’huile (Paris : Firmin Didot f (...)
• 81 Oxyde de zinc : il est déjà présent dans le brevet Garneray de 1849.
• 82 Sulfate de baryum, introduit dans les années 1820-1830 selon Jean-Paul Rioux et Vincent Pomarède (1 (...)

32Si d’autres inventions se sont encore manifestées, avec notamment l’introduction du blanc de zinc, concurrent du blanc de plomb (et lui aussi testé par Chevreul en 1850)80, les centres d’intérêt se sont déplacés au cours de la seconde moitié du siècle, notamment vers d’autres types de toile, ou plus encore vers le perfectionnement des châssis. Cette évolution a accompagné une modification du volume de la demande et des goûts des consommateurs. D’autres marchés ont pris le relais, partagés entre clientèle privée et institutions, notamment la fourniture de toiles en très grande largeur, à destination des immeubles, des théâtres et autres lieux publics du Paris du Second Empire. Parallèlement, une production de toiles de petit et moyen format n’a cessé de s’amplifier, basée sur une clientèle d’artistes à laquelle s’est ajoutée une clientèle d’amateurs et peintres du dimanche. La faveur de la peinture de plein-air, avec son épanouissement dans le mouvement impressionniste, a sans doute été le principal moteur de cette mutation du marché. Pour cette production en série, la filière à laquelle nous nous intéressons semble s’être stabilisée, en intégrant certains acquis de la période d’expérimentation et en pérennisant les méthodes traditionnelles. Ainsi, on vit se perpétuer une gamme dont les deux pôles principaux étaient la préparation absorbante, et la préparation grasse, le plus souvent à base de céruse, parfois de blanc de zinc81, accompagnée de diverses matières de charge82. Diverses modifications ont pu être apportées aux formulations, parmi les assez nombreux fabricants, grands et petits, mais sans donner lieu à des dépôts de brevet. Un pan très important de la production est ainsi invisible dans les sources documentaires de l’invention. Pourtant, sans communiquer à ce sujet, toutes les entreprises enduisant des toiles ont bénéficié des informations publiées, du mouvement général de l’innovation et des acquis scientifiques.