1. La “volonté de technique” du XVII^e siècle

1Le XVII^e siècle scientifique n’utilise pas le terme de “technique”, mais ceux de métiers, d’arts, d’inventions mécaniques et de machines. Par le terme de “volonté de technique”, nous désignons avec Séris une “aspiration à faire les choses autrement et mieux” [23, p. 20]. Nous lisons et nous caractérisons une volonté de technique du XVII^e siècle en rapprochant des textes de scientifiques, comme Bacon, Galilée ou Descartes.

2Il s’agit d’abord d’une volonté d’inventer et de trouver du nouveau. L’idée d’invention associée à celle de technique signifie que l’invention ne vise plus de pures spéculations mais des fabrications. Galilée écrit dans le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde de 1632 : “Bien souvent, j’ai songé à ce que vous venez de dire, considérant à part moi combien grande est la pénétration du génie humain, Quand je vais ainsi parcourant en pensée toutes les merveilleuses inventions des hommes, dans les arts comme dans les lettres, et quand ensuite je fais retour sur mon propre savoir, quand je le vois si loin de pouvoir se promettre non seulement de trouver quelque chose de nouveau, mais même d’embrasser ce qui a déjà été trouvé, la stupeur me confond, un désespoir m’afflige et je ne suis plus guère à mes yeux qu’un misérable” [13, p, 219]. La volonté de faire du nouveau se manifeste avec l’idée de méthode, que le XVII^e siècle conçoit, non plus, comme au siècle précédent, comme un art de disposer les arguments, mais comme un art d’inventer [6].

3Il s’agit ensuite d’une volonté de progresser. L’idée de progrès pour les sciences et par les sciences est exprimée pour la première fois, et de manière forte, par Bacon au début du siècle. Il écrit dans ses Pensées et vues sur l’interprétation de la nature ou de la science opérative qu’il “serait légitime d’attendre de notre époque plus que des temps anciens, pourvu qu’elle connût ses forces [...] car elle est un âge du monde plus avancé, et elle est plus riche d’une infinité d’expériences et d’observations accumulées” [3, p. 199]. Dans le Novum Organum de 1620, il estime que l’état des sciences est stagnant, alors que “dans les arts mécaniques, nous voyons le contraire se produire ; ces arts, comme s’ils avaient en partage un certain souffle de vie, croissent et se perfectionnent chaque jour” [4, p. 66]. Pour lui, un progrès dans les sciences ne peut advenir que par une rupture avec les savoirs des Anciens, et il trouve dans les inventions techniques le motif d’espérer des sciences entièrement nouvelles : “Nous pourrions tirer un autre motif d’espérance de ce que plusieurs des inventions déjà faites sont telles qu’avant leur invention il ne serait venu facilement à l’esprit de personne d’en avoir le soupçon, mais qu’on les aurait bien plutôt méprisées, pour leur impossibilité. [...] C’est pourquoi, il y a tout lieu d’espérer que la nature recèle encore en son sein de nombreux secrets d’un usage excellent, qui n’ont aucune parenté ni analogie avec ce qui a été inventé” [4, pp. 164-166]. Bacon prend les canons, la soie et la boussole comme exemples de choses “incroyables” avant leur invention. Selon Séris, les techniques donnent l’image d’un progrès fait de ruptures, “les grandes solutions techniques sont aussi des surgissements brusques, des apparitions localisées ayant la soudaineté d’un événement, inscrivant de brusques discontinuités dans le cours de cette histoire uniforme” [23, p. 95].

4La volonté de technique est aussi celle de maîtriser la nature. Bacon l’exprime avec “les sortes de pensées qui peuvent venir à l’esprit aussi bien sur la vertu pure et simple des inventions que sur celle qui les rend utiles et bienfaisantes. Et celle-là ne lui paraissait nulle part ailleurs plus manifestement que dans ces trois inventions, qui en elles-mêmes étaient inconnues des anciens et dont les origines sont encore pour nous obscures et sans gloire ; ce sont, bien sûr, l’art de l’imprimerie, de la poudre à canon, et de la boussole. En effet, ces découvertes, qui sont trois, donc peu nombreuses, et qui n’étaient pas difficiles à faire, ont changé la face et l’état des choses sur la terre, premièrement dans le monde littéraire, deuxièmement dans l’art militaire, troisièmement dans la pratique de la navigation [...]. Il est inévitable que les arts, dans leur progrès, se montrent bien supérieurs à ceux qui sont aujourd’hui en notre possession, dans la mesure où ils pourront non pas infléchir légèrement la nature, mais la vaincre, la subjuguer, et l’ébranler au plus profond de ses fondements” [3, p. 195]. Pour Bacon, les sciences doivent poursuivre ce même but : “Puisse cette union [de l’Esprit et de l’Univers], engendrer des aides pour les hommes, et constituer une souche d’inventions capables de dompter et de maîtriser, en partie, les nécessités et les misères humaines” [4, p. 81]. Ces propos sont à rapprocher de ceux de Descartes dans le Discours de la méthode : “Il est possible de parvenir à des connaissances qui sont fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative, qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature” [12, p. 84].

5Les propos de Bacon, comme ceux de Galilée ou de Descartes, opposent une “science spéculative” où l’homme affronte l’homme pour le convaincre par des discours, à une “science opérative” où l’homme se confronte à la nature pour la vaincre par des inventions. Pour Bacon, l’instauration d’une nouvelle science demande d’abord de bien penser au but qu’elle doit poursuivre, “d’engager tous les hommes en général à penser les vrais fins de la science ; qu’ils ne la recherchent pas pour leur divertissement, ou en vue de la dispute, du mépris d’autrui, du profit, de la renommée, de la puissance, ou d’autres buts inférieurs ; mais en vue du service et de l’usage de la vie” [4, p. 73]. Le but qu’il attribue aux sciences est aussi celui des techniques : “le but véritable et légitime des sciences n’est autre que de doter la vie humaine d’inventions et de ressources nouvelles” [4, p. 141]. De la science, il est attendu des œuvres plus que des paroles, elle doit apporter des inventions plutôt que des disputes.

6Les inventions font preuve de la fécondité des sciences qui les produisent, mais plus, elles en garantissent la vérité, car “les choses prises dans leur être même sont vérité et utilité : et il faut faire plus de crédit aux œuvres d’apporter les gages de la vérité, que de servir les avantages de ia vie” [4, p. 178]. Le discours de vérité de la science doit donc changer. Chez ies Anciens, la “transmission et succession des savoirs met en scène les personnages du maître et de l’auditeur, mais non les personnages de l’inventeur et de celui qui ajoute aux inventions acquises quelque nouveauté marquante” [4, p. 166]. Le discours du maître, qui veut expliquer et convaincre, est le discours implacable du “donc”, celui de ia logique aristotélicienne qui emprisonne le lecteur comme dans des toiles d’araignées. Il doit être remplacé par le discours de l’inventeur, qui veut éclairer et faire comprendre, le discours de la méthode qui indique au lecteur le chemin de l’invention.

2. Une volonté de comprendre et non d’expliquer les phénomènes

7L’intérêt du XVII^e siècle pour les techniques correspond à une rupture dans l’appréhension des phénomènes, vis-à-vis de la physique aristotélicienne. Elle concerne le questionnement sur les phénomènes : il s’agit de répondre à la question “comment ?”, c’est-à-dire de comprendre les phénomènes par leurs effets, et non plus de répondre à la question “pourquoi ?”, c’est-à-dire d’expliquer les phénomènes par leurs causes. Si comme l’écrit Simondon aujourd’hui, “la pensée technique est le paradigme du comment et non du pourquoi de chacun des phénomènes” [24, p. 176], alors la rupture instaurée par le XVII^e siècle s’inscrit dans le prolongement de la “volonté de technique” de ce siècle. Cette rupture du questionnement conduit à ne plus distinguer les phénomènes naturels et les phénomènes artificiels.

8Parce qu’il faut trouver des causes, expliquer demande de relier des assertions dans un exposé logique. En revanche, pour comprendre, il faut relier des effets par des relations entre leurs quantités dans un calcul mathématique. Ainsi, le discours mathématique remplace le discours logique [21]. Il est intéressant de lire, dans les Préparatifs vers une Histoire Naturelle et Expérimentale de Bacon, l’expression de cette mathématisation des phénomènes : “un autre précepte est, que tout ce qui concerne à la fois les corps et les vertus de la nature doit être désormais (autant que cela se peut) numérisé, pesé, mesuré, défini. Pour que cela se fasse, nous ne sommes pas à la recherche de spéculations ; et une avancée pratique viendra de la combinaison des physiques et des mathématiques” [28, p. 30].

9Dans Du progrès et de la promotion des savoirs, Bacon appelle cette combinaison les “mathématiques mixtes” et explique qu’elles permettent de répondent aux fins de l’invention et de l’utilité des sciences. “Les mathématiques mixtes ont pour objet quelques axiomes ou parties de la philosophie naturelle, et elles s’occupent de la quantité déterminée en tant que celle-ci leur est annexe et secondaire. Car nombreuses sont les parties de la nature qui ne peuvent être découvertes de manière suffisamment fine, ni adaptées à l’utilité d’une manière suffisamment adroite, sans l’aide et l’intervention des mathématiques. De cette espèce sont l’optique, la musique, l’astronomie, la géographie, l’architecture, la science des machines et quelques autres” [2, p. 130]. De la sorte, le remplacement de la logique par les mathématiques dans l’étude des phénomènes modifie les mathématiques elles-mêmes, car les “mathématiques mixtes” conduisent à de “nouvelles mathématiques”.

10Examinons le processus général qui conduit du problème technique aux mathématiques mixtes, puis à de nouvelles mathématiques, à propos des trois problèmes de courbes que nous examinerons en détail dans la suite. Comme nous l’avons dit, il s’agit à chaque fois de trouver une courbe. Ces trois problèmes sont respectivement étudiés par Galilée, Descartes et Huygens. Le premier problème est un problème d’artillerie : trouver la trajectoire d’un boulet de canon afin de relier deux effets, qui sont l’angle et la portée du tir. Le second problème est un problème de lunetterie : trouver la forme d’un dioptre afin qu’il réalise certains phénomènes, comme de réfracter des rayons parallèles en rayons convergents. Le troisième problème est un problème d’horlogerie : trouver la forme des lames de métal entre lesquelles oscille un pendule isochrone destiné à réguler l’horloge.

11Ces problèmes exigent de répondre à la question “comment ?”. Par exemple, “comment la vitesse augmente-t-elle dans la chute ?” ou “comment un rayon lumineux se réfracte-t-il ?”. Ils donnent lieu à des “mathématiques mixtes”, mélanges de physique et de mathématiques, nécessaires pour l’invention et futilité, selon Bacon. Du côté de l’utilité, cela signifie qu’il faut pouvoir relier des données numériques. Par exemple, il faut calculer la portée du canon en fonction de l’angle de tir, et donc connaître mathématiquement la trajectoire du boulet en reliant des distances parcourues à des temps de parcours, La loi physique de la chute des graves répond à cette demande. De même, pour fabriquer un dioptre qui réalise un certain phénomène optique, il faut connaître mathématiquement la déviation d’un rayon à travers un corps diaphane, et la loi physique de réfraction répond à cette demande. Du côté de l’invention, d’une certaine façon, ce genre de problème est nouveau, car la courbe inconnue ne répond pas à un problème géométrique. Dans les mathématiques grecques, un problème de recherche de courbe est typiquement un problème de lieu, où les points de la courbe doivent vérifier une certaine propriété géométrique. De surcroît, si la courbe cherchée n’est pas reconnue comme une droite, un cercle ou une conique, les moyens de la caractériser n’existent pas. Enfin, si la géométrie grecque contient des propositions qui donnent les tangentes de certaines courbes, il n’existe pas de propositions qui, à l’inverse, donne une courbe connaissant une propriété de ses tangentes.

12C’est bien autour des relations entre une courbe et ses tangentes, que se construisent ici de nouvelles mathématiques. Dans les traités de la géométrie grecque que connaît le XVII^e siècle, par exemple ceux d’Apollonius ou d’Archimède, il y a des études de courbes. Les courbes y sont définies a priori par des constructions ou par des rapports géométriques, et les propositions énoncent des propriétés géométriques de ces courbes, dont des propriétés des tangentes. Les tangentes sont également conçues géométriquement, comme droites qui touchent localement la courbe en un point. Dans les problèmes qui intéressent le XVII^e siècle, le processus est inversé, et les tangentes interviennent d’abord comme instruments de compréhension du phénomène étudié. Les tangentes indiquent des directions de mouvements, elles permettent de mesurer des vitesses ou des réfractions.

3. La courbe comme trajectoire d’un boulet de canon

13Nous lisons la rupture du questionnement et la mathématisation qui s’en suit dans les Dialogues sur deux grands systèmes du monde de 1632, quand Galilée écrit : “Les Philosophes s’occupent essentiellement d’objets universels ; ils donnent des définitions et des règles générales. Ils abandonnent aux Mathématiciens l’étude de certaines subtilités ou de certains détails. Aristote lui-même a défini de façon remarquable le mouvement de l’univers, et les attributs essentiels du mouvement local, en distinguant le mouvement naturel du mouvement violent, le mouvement simple du mouvement composé, le mouvement uniforme du mouvement accéléré, il s’est borné à donner la raison de cette accélération, et quant à la recherche des proportions précises de cette accélération et de tous les autres accidents particuliers, il l’a abandonnée au mécanicien, c’est-à-dire à un artisan mineur”[13].

14Dans la Physique, Aristote “donne les raisons” des mouvements et il les classe selon leurs causes. Il y a deux sortes de mouvements, naturel ou violent. Dans les mouvements naturels, il y a encore deux sortes de mouvements, céleste ou sublunaire. Les mouvements célestes sont infinis et circulaires, leurs causes sont les divinités. Les mouvements naturels sublunaires sont finis et rectilignes, vers le haut ou vers le bas. La raison pour laquelle une pierre tombe ou une fumée monte est que chacune rejoint son “Heu naturel”. Les mouvements violents sont rectilignes et finis. La cause du mouvement violent peut être la main qui jette une pierre, alors la question est “pourquoi la pierre continue son trajet après avoir quitté la main ?”. La réponse est que l’air poussé par la pierre tourne de sorte à pousser la pierre, et donc le mouvement violent suppose une résistance de l’air. Cette classification des mouvements selon leurs causes interdit qu’elles puissent se composer entre elles.

15“Donner les raisons” de l’accélération de la chute des graves ne peut servir à la résolution du problème technique des artilleurs, celui de pointer le canon pour obtenir une portée, Il faut savoir comment se fait cette accélération, “rechercher des proportions précises” comme l’écrit Galilée, établir une loi entre les effets quantitativement mesurables, que sont les distances parcourues et les temps de parcours. Pour appréhender l’éloignement entre les préoccupations aristotéliciennes et celle des artilleurs, il est intéressant de lire, dans la Nova Scientia de Tartaglia de 1537, cette impossible rencontre entre le questionnement nouveau des artilleurs et le traitement ancien des mouvements.

16Tartaglia est fidèle aux conceptions aristotéliciennes, en écrivant que “aucun corps également grave ne peut pendant aucun espace de temps ni de lieu marcher d’un mouvement composé à la fois de mouvement violent et de mouvement naturel”. La trajectoire d’un grave lancé par une machine devrait donc être constituée en deux parties rectilignes, qui correspondent successivement au mouvement violent puis au mouvement naturel. Mais Tartaglia propose une trajectoire tripartite, où les deux parties rectilignes sont séparées par un arc de cercle (fig. 1). Elle est plus conforme à l’observation commune, celle du graveur qui a représenté sur la couverture de l’ouvrage de Tartaglia des trajectoires de boulets à Failure parabolique. L’observation permet peut-être aussi à Tartaglia d’énoncer que la portée la plus grande du canon est obtenue pour un angle de 45° [17].

17La trajectoire tripartite de Tartaglia se trouve dans le Tratado de Artilleria du Capitaine d’artillerie Diego Ufano de 1613, mais cet ouvrage contient aussi des trajectoires à Failure parabolique. La figure qui accompagne les explications pour l’utilisation du quadrant de Tartaglia, comporte des données numériques (fig. 2). Ces données sont calculées à l’aide d’une règle qui donne la portée du canon selon l’inclinaison de la machine : “La règle commune par laquelle l’artilleur connaîtra quelle sera la portée de la pièce et de degré à degré de l’élévation d’icelle : qu’il regarde de combien de pas elle sera selon la mire commune. Lesquels il divisera par 50, et multipliera le quotient par 11, qui sera ie nombre de la plus grande digression, lequel il divisera derechef par 44, dont le quotient sera justement le nombre de pas ; que la balle perdra les autres digressions, degré à degré” [27, p. 117]. La règle donne par récurrence la portée selon l’angle d’inclinaison, et permet d’obtenir des tables de tir.

18Dans les Quesiti et inventioni diverse de 1546, Tartaglia démontre, par un raisonnement dichotomique, que la trajectoire n’est nulle part rectiligne. Il énonce que “plus il y a de la vitesse dans le boulet tiré violemment, moins il y a de la gravité, et inversement, moins il y a de la vitesse, plus il y a de la gravité ”, ce qui traduit l’idée de composition des mouvements. Il conclut que “plus le boulet va vite, plus il s’approche du mouvement rectiligne, mais cependant il ne peut arriver à ce point” [26]. Mais la qualité courbe de la trajectoire ne résout en rien le besoin de la déterminer quantitativement.

19Dans les Discours concernant deux sciences nouvelles de 1638, Galilée suppose que les mouvements étudiés sont effectués dans le vide. Il admet, en particulier pour les tirs puissants de l’artillerie, que les trajectoires qu’il obtient soient déformées par la résistance de l’air. Mais le souci de déterminer mathématiquement des trajectoires est premier. Il part de la supposition qu’un mouvement de chute est uniformément accéléré. Autrement dit, il s’intéresse au “comment” et délaisse le “pourquoi” de l’accélération, il écrit que “ l’occasion ne me semble pas favorable pour rechercher la cause de l’accélération du mouvement naturel sur lequel différents philosophes ont formulé différentes opinions ; [...] il nous faudrait examiner toutes ces imaginations, avec bien d’autres, et sans grand profit” [14, p. 135]. Galilée relie la vitesse de chute au temps de chute, en énonçant que : “ si un mobile, partant du repos, tombe avec un mouvement uniformément accéléré, les espaces parcourus en des temps quelconques par ce même mobile sont entre eux en raison double des temps La démonstration est mathématique. Puis Galilée démontre que la trajectoire d’un grave soumis à la fois à un mouvement horizontal uniforme et à un mouvement de chute est parabolique. Il écrit : “Si nous supposons qu’un mobile entraîné d’un mouvement uniforme de b vers c subit en même temps une descente perpendiculaire égale à ci, à la fin de l’intervalle de temps bc, il se trouvera en i [...]” [14, p. 209].

20Sur la figure (fig. 3), cb, dc, ed, etc. sont égaux, ci est quelconque, df est égal à 4 ci, eh est égal à 9 ci, etc. donc le rapport du carré de hl au carré de fg est égal à celui de bl à bg, le rapport du carré de fg au carré de io est égal à celui de bl à bg, etc., donc les points i, f, h, etc. sont sur une parabole. Galilée reconnaît une parabole en se reportant à une propriété de la courbe énoncée par Apollonius [1, pp. 42-43]. Mais, l’objet parabole est transformé par l’étude galiléenne. Elle n’est plus un objet statique et géométrique, à savoir l’intersection d’un cône avec un plan. Elle devient un objet cinématique, dont les points sont repérés par des segments représentant des parcours. Galilée explique plus loin comment “calculer et disposer sous formes de tables les amplitudes de toutes les demi-paraboles que décrivent les projectiles lancés avec un même impeto”. Pour cela, il compose des vitesses dans des directions qui correspondent à celles des mouvements.

21La fécondité d’une approche cinématique des courbes est manifeste dans les méthodes d’invention des tangentes proposées par Torricelli et Roberval. Ce dernier produit sa méthode pour étudier une trajectoire, celle d’un point d’un cercle qui roule sans glisser ni frotter sur une droite. Il cherche à déterminer la tangente en un point de la courbe décrite, dite roulette ou cycloïde. Pour cela, les démonstrations sur les tangentes des Anciens sont inutiles, car elles procèdent par l’absurde et supposent que le résultat démontré est connu a priori [6]. La méthode de Roberval repose sur une conception générale du courbe comme trajectoire d’un point en mouvement. Elle se fonde sur un “principe d’invention” : “la direction du mouvement d’un point qui décrit une ligne courbe, est la touchante de la ligne courbe en chaque position de ce point là” [22]. Elle consiste à examiner tous les mouvements auxquels est soumis un point de la courbe et à les composer en un seul. Les conceptions de la courbe, de la tangente et de la méthode appartiennent donc à un même domaine d’interprétation, celui de la cinématique.

4. La courbe comme forme d’un dioptre

22Le premier problème optique auquel s’intéresse Descartes est celui de l’anaclastique, c’est-à-dire de trouver la forme d’un dioptre qui réfracte des rayons lumineux parallèles en rayons qui convergent en un point. L’ingénieur rouennais Cornier a soumis ce problème à Mersenne, et il lui écrit en mars 1626, à propos de Descartes : “Je ne crois pas que quelque habile homme qu’il soit, il puisse bien donner des raisons des réfractions jusqu’à ce qu’il ait enseigné à faire des lunettes de Hollande par raison et règlement en telle longueur qu’il voudra” [20, t. I, p. 420]. Pour résoudre le problème, il faut connaître les “raisons” des réfractions, c’est-à-dire la proportion mathématique selon laquelle les rayons se réfractent. Kepler, qui s’est intéressé au problème, écrit dans les Paralipomènes à Vitellion de 1604 que chercher la cause de la réfraction est inutile car “comme elles [les raisons de la réfraction] avaient été réfutées par la recherche et l’expérience, il fallut renoncer à la recherche à partir de la cause, je continuai donc en direction de la mesure” [16, pp. 218-219].

23Dans la règle VIII des Règles pour la direction de l’esprit, écrites vers 1628, Descartes explique que le problème de l’anaclastique demande d’être à la fois physicien, pour trouver la “mesure des réfractions”, et mathématicien, pour déterminer la forme du dioptre. Le physicien ne doit pas chercher à expliquer la nature de l’action de la lumière mais à comprendre ses effets : “s’il ne peut découvrir la nature de l’action de la lumière, il énumérera [...] toutes les autres puissances naturelles, afin que la connaissance de quelque autre de ces puissances lui fasse comprendre cette action, du moins par analogie” [11, p. 49]. En effet, c’est par analogie que Descartes expose, dans La Dioptrique de 1637, la loi des réfractions, car “ il n’est pas besoin que j’entreprenne de dire au vrai qu’elle est sa nature [de la lumière], et je crois qu’il suffira que je me serve de deux ou trois comparaisons, qui aident à la concevoir en la façon qui me semble le plus commode pour expliquer toutes celles de ces propriétés, que l’expérience nous fait connaître, et pour en déduire en suite toutes les autres qui ne peuvent pas aisément être remarquées” [12, pp. 72-73].

24Un fragment du journal de Beeckman [10, t. X, pp. 335-337], daté du 8 octobre 1628, indique que Descartes a exploré les réfractions à l’aide d’un triangle de verre dont la paroi 1m était couverte d’un écran percé en un point o (fig. 4).

25Il a alors annoncé que l’on peut connaître toutes les réfractions en connaissant une réfraction pour un seul point o, grâce à une règle exprimée par l’égalité des rapports de quatre segments :

\[\frac{\text{ab}}{\text{hg}}=\frac{\text{cd}}{\text{if}}\]

où ae et ce sont deux rayons incidents égaux, eg et ef sont leurs rayons réfractés égaux, ab, cd, if et hg sont des parallèles à la paroi st du verre (fig. 5). Ainsi, la réfraction ne dépend que du milieu où elle se fait. Descartes annonce aussitôt que l’hyperbole est une courbe anaclastique, mais il ne fournit pas de démonstration et il charge Beeckman d’en trouver une. Celle-ci, approuvée par son ami, figure dans son journal [10, t. X, p. 341-342] à la date du 1^er février 1629.

26Dans sa lettre du 13 novembre 1629 au lunetier Ferrier, Descartes explique précisément comment tailler un verre anaclastique. Il considère un triangle de verre GHF sur lequel arrive un rayon ID perpendiculaire à GH qui doit sortir en passant par un point A. Il prend C, K, L et B les points de AD tels que l’angle CDF égale l’angle FDA, CK = CD, AL = AD et BL = BK (fig. 6). Il écrit que le rapport de AB à BC est constant : “ayant les trois points A B C, qui vous donnent la proportion qui est entre les lignes AB et BC, vous n’avez plus que faire de tout le reste. Or cette proportion viendra toujours semblable, quelque triangle que vous preniez, pourvu qu’ils soient tous d’un même diaphane”. Cette propriété découle de la règle de la mesure des réfractions, bien qu’ii ne la mentionne pas. L’égalité AD – CD = AB – CB indique que le point D est sur l’hyperbole de foyers A et C et de sommet B, et Descartes peut donner une construction point par point de l’anaclastique à Ferrier. La conclusion mathématique est relativement aisée, car la solution est une courbe géométrique connue des Anciens. II en est de même pour l’ellipse dont Descartes annonce à Beeckman [10, t. I, p. 163] qu’elle est aussi une courbe anaclastique dans une lettre du 17 octobre 1630.

27Dans La dioptrique, Descartes montre par un traitement identique que l’ellipse et l’hyperbole sont des courbes anaclastiques. Pour “mieux comprendre la nature” de l’ellipse, Descartes donne le tracé des jardiniers [12, p. 151] qui consiste à faire tourner une corde entre deux points fixes H et I (fig. 7). De la même façon, Pour “mieux faire concevoir” l’hyperbole, il donne la manière des jardiniers pour la dessiner : il faut une règle qui passe par un point fixe I et une corde plus courte que la règle attachée à l’une des extrémités de la règle et à un point fixe H [12, pp. 160-161]. Dans la position initiale la règle passe par H et la corde longe la règle, quand la règle va tourner de part et d’autre de I, alors le point B de la corde qui longe toujours la règle va décrire une partie d’hyperbole (fig. 8). En échangeant les rôles de 1 et H, B décrit l’autre partie d’hyperbole.

28L’ellipse et l’hyperboie sont décrites à l’aide d’une construction par mouvement continu qui permet d’exhiber des relations simples : tous les points B de l’ellipse sont tels que BI + BH est constant et égal à la longueur de la corde, tandis que tous les points B de l’hyperbole sont tels que BI – BH est constant et égal à la longueur de la règle moins celle de la corde. Ce faisant, Descartes ne donne pas seulement une version “populaire” de chaque courbe, il déconstruit la courbe, objet “composé” défini dans la géométrie grecque comme intersection d’un cône et d’un plan, en prenant pour définition de la courbe ce qui était pour les Anciens une propriété, à savoir une relation arithmétique “simple” entre objets “simples” qui sont des segments de droites [6].

29Un fragment des opuscules posthumes de Descartes édités en 1701 est intitulé “Ovales Opticœ quatuor” [10, t. X, p. 310-313], il est daté par Paul Tannery de 1629. Il concerne la recherche de courbes optiques que Descartes appelle ovales, il s’agit de trouver la forme d’un dioptre tel que des rayons partant d’un même point se réfractent en rayons qui convergent en un même point [6]. Dans la première partie du fragment, Descartes part d’une définition algébrique de la courbe dépendant d’un paramètre qui laisse supposer, qu’à ce moment de la recherche de l’ovale, il la pense apparentée à l’ellipse. Il écrit la règle de la mesure des réfractions, puis il mène un calcul identique à celui de la méthode des cercles tangents de La géométrie. Ceci indique qu’il aurait forgé cette méthode avec la recherche des ovales [25]. Mais, la courbe n’étant pas déterminée, le calcul ne peut pas aboutir. Dans la deuxième partie du fragment, Descartes donne une construction de la courbe par mouvement : il faut une règle qui passe par un point fixe R et une corde attachée en un point fixe C, passant de C à E, puis à B, et de B revenant à E, et se prolongeant ensuite vers H, de telle sorte que le point E décrit la courbe selon que s’ouvre davantage l’angle ERC (fig. 9).

30Comment Descartes a-t-il obtenu cette construction ? Elle semble composée des deux constructions de jardiniers, celle de l’ellipse et celle de l’hyperbole. En effet, pour une ellipse de foyers C et B, la corde irait directement de C à B en passant par E, tandis que pour une hyperbole de foyers B et C, la corde irait directement de B à H en passant par E. Ainsi, les deux constructions s’engrènent en laissant la corde libre de tourner autour de E et de B, de sorte qu’au cours du mouvement les ellipse et hyperbole en jeu varient, tout en gardant les mêmes foyers, dont un commun. On peut rapprocher cette composition des constructions de l’assemblage de verres exposé dans La dioptrique. En effet, Descartes montre qu’en accolant deux verres hyperboliques ou elliptiques, ou l’un elliptique et l’autre hyperbolique, on obtient un système optique qui réfracte un faisceau incident venant d’un point i en un faisceau convergent en un point I (fig. 10).

31Bien des problèmes auxquels s’est intéressé Descartes avant la publication de sa Géométrie consistent en la recherche de courbes inconnues, mais celle des courbes optiques joue un rôle majeur dans l’invention de la méthode des cercles tangents exposée dans le livre II [7]. Cette méthode permet de trouver les tangentes à une courbe, mais obtenir un cercle tangent à une courbe n’est pas identique à trouver une tangente. Pourquoi Descartes intersecte-t-il une courbe avec un cercle alors qu’il serait plus simple d’intersecter une courbe avec une droite ? On peut répondre en disant que l’intérêt cartésien pour les normales est lié au problème de réfraction [25]. Mais, de manière plus précise, on doit répondre que le problème de la taille des verres conduit Descartes à introduire l’idée et le terme de courbure [8]. Dès la lettre à Ferrier du 13 novembre 1639, alors qu’il s’agit de donner des indications techniques pour la taille des verres, Descartes est amené à comparer des courbures. La machine qu’il décrit consiste d’abord à fabriquer une roue Q à profil hyperbolique, c’est-à-dire telle que tous les plans passant par le centre de la roue rencontrent le profil de la roue selon une même hyperbole PNO (fig. 11). Cette roue servira ensuite à tailler les verres.

32La manière de se servir de la roue n’est pas trop délicate lorsqu’il faut tailler un verre convexe, mais elle l’est beaucoup plus lorsque le verre est concave puisqu’il ne faut pas que la roue entame trop le verre. Descartes écrit à Ferrier : “Vous devez savoir que la roue qui taille le verre concave ne le doit toucher que d’une seule ligne, non plus que celle qui taille le verre convexe, laquelle vous avez fort bien comprise, sans que je vous en eusse rien écrit. Or c’est pour cette raison que la roue Q ne doit pas excéder certaine grandeur ; car vous savez que la circonférence des petits cercles est plus courbe que celle des grands, comme vous voyez au point F ; et si la circonférence était moins courbe que la ligne PNO, ce serait elle qui donnerait la figure au verre, et non pas PNO ; et ainsi le verre serait sphérique ; mais il faut qu’elle soit plus courbe que PNO, sans qu’il importe de combien” (fig. 12) [10, t. I, pp. 58-59]. Ainsi Descartes compare la courbure d’un cercle avec celle d’une hyperbole. À la suite, il précise, de manière quantifiée, que le demi-diamètre de la roue Q ne doit pas excéder la hauteur entre les deux planches de la machine entre lesquelles se trouve le verre à tailler.

33Le terme de courbure apparaît deux fois dans La dioptrique quand il s’agit de fabriquer un verre, par assemblage de superficies elliptiques ou hyperboliques, qui transforme un faisceau lumineux conique issu d’un point A en un faisceau conique convergent vers un point B, c’est-à-dire un verre qui ait le même effet que les ovales. Descartes cherche un verre qui pourrait réaliser cet effet pour divers points A de sorte que les points B correspondants donnent une image rigoureusement exacte. Il écrit que “c’est la seule inégalité de la courbure des lignes dont sont composées les figures de ces verres [hyperboliques et elliptiques] qui empêche qu’ils ne changent aussi exactement la disposition des rayons qui se rapportent à plusieurs divers points” [12, p. 170]. Il raisonne alors sur des verres plats et sphériques pour conclure que les assemblages de verres hyperboliques sont meilleurs, car il faut prendre les superficies “les moins courbes et les moins inégalement courbées”. Ainsi, les problèmes de taille de verres conduisent à l’idée de courbure, et plus précisément à la comparaison de la courbure d’un cercle, dont Descartes sait qu’elle dépend de son rayon, à celle d’autres courbes. Or, la recherche des cercles tangents est plus féconde quand il s’agit, non seulement de trouver une normale en un point d’une courbe, mais de comparer la courbure en ce point de la courbe à la courbure d’un cercle. Les problèmes de taille de verres ont donc conduit Descartes à s’intéresser non pas aux tangentes, ni même aux normales, mais aux cercles tangents à une courbe.

34Le problème des ovales est traité dans le livre II de La géométrie, intitulé “De la nature des lignes courbes”. Au début de ce livre, Descartes donne une double conception des courbes géométriques, à partir d’une construction par mouvements “bien réglés” et à partir d’une équation. Puis il énonce la méthode pour trouver les cercles tangents à une courbe, dont il donne trois applications de cette méthode. Ensuite il écrit : “Au reste afin que vous sachiez que la considération des lignes courbes ici proposée n’est pas sans usage, et qu’elles ont diverses propriétés, qui ne cèdent en rien à celles des sections coniques, je veux encore ajouter ici l’explication de certaines Ovales, que vous verrez être très utiles pour la Théorie de la Catoptrique, et de la Dioptrique” [12, p. 379]. Le problème des ovales occupe toute la fin du livre II, il ne s’agit pas simplement de donner un exemple de la méthode des cercles tangents mais de montrer au lecteur la pertinence et la fécondité de la conception du courbe proposée dans ce livre,

5. La courbe comme forme de platines pour réguler les horloges

35Au XVII^e siècle, la fondation des premiers empires coloniaux et la création des comptoirs commerciaux conduit à une expansion du commerce maritime. La navigation en haute mer demande que l’on sache bien faire le point, en trouvant latitude et longitude du bateau. La latitude s’obtient en calculant, avec un astrolabe par exemple, la hauteur du soleil au-dessus de l’horizon. Mais trouver la longitude est beaucoup plus difficile. Dans son Art de naviguer dans la plus haute perfection de 1673, Denys écrit que “si la nature nous avait donné des moyens de trouver la longitude aussi assurés, que nous avons pour trouver la latitude, l’Art de naviguer serait dans toute sa perfection, et jamais sinon par des tempêtes furieuses, ii ne se perdrait de navires” [9, p. 21]. Les pouvoirs ont conscience de la puissance que confère la navigation, et de l’importance du problème de la détermination des longitudes. Ainsi, la correspondance de Huygens nous apprend que le cardinal de Richelieu avait “promis une notable récompense à quiconque trouverait le secret des longitudes” [5].

36Le principe pour déterminer la longitude est de comparer l’heure locale, à bord du bateau, à celle du méridien d’origine, celle du port d’attache. Pour cela il y a deux procédés, soit transporter cette heure sur le bateau à l’aide d’une horloge, soit observer les phénomènes célestes. Parmi les phénomènes célestes que le navigateur peut observer il y a la hauteur de la lune ou la distance d’une étoile à la lune, ce qui nécessite de bonnes tables astronomiques et des instruments d’observation précis. Devant ces difficultés, les navigateurs fondent de grandes espérances dans l’horlogerie. L’idée de réguler les horloges à l’aide d’un pendule est ancienne. Elle est reprise par Galilée, qui écrit dans les Discours concernant deux sciences nouvelles qu’un pendule “accomplit vraiment et avec exactitude toutes les oscillations grandes, moyennes et petites en des temps parfaitement égaux”. Mais les contemporains s’aperçoivent rapidement que l’isochronisme du pendule n’est qu’approximatif.

37À partir de 1656, Huygens s’intéresse au pendule et à la régulation des horloges avec un pendule. En juin 1658, il écrit qu’il est possible de déterminer les longitudes en mer au moyen d’horloges. Pour obtenir un isochronisme parfait, Huygens a l’idée technique de munir le pendule de deux platines courbes entre lesquelles ont lieu les oscillations. Il écrit à Petit en novembre 1658 que “je suspendais au commencement le pendule entre deux platines courbes AB, CD (fig. 13) que l’expérience m’apprit de quelle manière et combien je devais plier, pour égaler entre eux les corps les plus larges jusqu’aux plus menus. Et je me souviens d’avoir si bien ajusté deux horloges de cette façon qu’en trois jours il n’y eut jamais entre elles la différence de secondes quoique cependant j’en changeasse souvent les poids les rendant plus ou moins pesants” [15, t. Il, p. 271]. Le problème de trouver la forme exacte des platines courbes est résolu par Huygens fin 1659, elles doivent avoir la forme de deux demi-cycloïdes dont la longueur égale celle du pendule.

38Pour résoudre ce problème, il faut des “mathématiques mixtes” dirait Bacon, ou il faut être à la fois physicien et mathématicien dirait Descartes. La solution est le résultat d’une invention technique, et d’une connaissance de la physique et de la géométrie de la cycloïde, dite aussi roulette, car elle conjugue deux propriétés. La première propriété est physique, à savoir que la descente de chute le long d’une cycloïde est isochrone, la seconde est géométrique, à savoir qu’un pendule oscillant entre deux platines cycloïdales décrit une cycloïde. Huygens explique sa double démarche dans une lettre à Estienne de 1668 : “J’ai premièrement découvert et démontré cette propriété, que si dans un creux ou canal qui ait cette forme de roulette [...], l’on laisse rouler une petite boule depuis le point G pris en quelque part que l’on voudra, elle arrivera toujours en même temps au point D, le plus bas et l’ayant passé, et retournant, continuera à faire des allées et venues toutes isochrones. L’autre propriété que j’ai trouvée est que joignant ensemble deux platines HKA, HLB qui aurait chacune la figure des demi-cycloïdes [...], la boule attachée au fil HD, en se pliant contre les platines HKA, HLB, parcourra avec son centre de gravité la roulette ADB, d’où il est aisé de voir que les vibrations d’un tel pendule doivent être isochrones” [15, t. VI, p. 292].

39Comment Huygens a-t-il pensé à la cycloïde ? Pour répondre, il faut remarquer qu’il trouve la solution l’année suivant le concours de Monsieur Dettonville, pseudonyme de Pascal, qui a remis cette courbe à l’honneur parmi les “géomètres de l’Europe”. La cycloïde, dite aussi roulette, est étudiée à la fin des années 1630, à l’instigation de Mersenne, par Roberval, Descartes et Fermât qui déterminent les tangentes et la quadrature de la courbe [6]. En 1646, Torricelli met en relation les solides obtenus par rotation de la cycloïde autour de ses axes avec les cylindres de même hauteur, et Huygens est informé de ces résultats par Mersenne. Les questions du concours de Dettonville, lancé en juin 1658, concernent les centres de gravité de l’aire sous la cycloïde et des solides de révolution. Aucun géomètre ne parvient aux solutions, mais, parmi les réponses hors sujet reçues par Pascal, celle de Wren attire l’attention. En effet, en août 1658, le géomètre anglais donne la rectification de la cycloïde, c’est-à-dire qu’il montre que sa longueur est égale à quatre fois le diamètre du cercle générateur. Dans une lettre du 16 janvier 1659, Huygens écrit à M. de Carcavi, huissier du concours, qu’il a travaillé sur cette question en vain, mais “maintenant j’y suis retourné à cause de l’invention de Mr. Wren, qui rendra la courbe illustre, excellente, parce qu’elle est la première courbe et peut-être la seule qui puisse être rectifiée” [15, t. II, p. 315]. Il demande à Pascal de lui fournir la démonstration de la rectification, ce que fait le français en février 1659 en sommant des arcs de courbes. Or cette rectification sera obtenue par Huygens comme corollaire de la seconde propriété de la cycloïde qui permet de résoudre le problème de la forme des platines.

40En 1673 paraît l’Horologium oscillatorium, que Huygens dédie à Louis XIV le Grand en écrivant : “quant à l’utilité de mon invention, il n’est pas nécessaire, Puissant Roi, que je me serve de beaucoup de paroles pour la faire voir [...]. Tu n’ignores pas les usages plus spéciaux auxquels je la destinais dès le commencement. Je veux parler des services qu’elle peut rendre tant dans les observations célestes que dans la mesure des longitudes des différents lieux pour les navigateurs ” [15, t. XVIII, p. 76]. La première propriété de la cycloïde est démontrée dans la deuxième partie de l’ouvrage, intitulée “De la chute et des mouvements des graves sur une cycloïde”. La seconde propriété est démontrée dans la troisième partie, intitulée “De l’évolution et de la dimension des lignes courbes”.

41Dans cette troisième partie, Huygens présente une théorie très générale qui relie des courbes entre elles, celle des développantes et des développées. Il écrit : “si l’on considère un fil, ou une ligne flexible, enroulé sur une ligne courbée vers un seul côté, et que, une extrémité du fil demeurant attachée à la courbe, l’autre en est écartée de telle manière que la partie libre du fil reste toujours tendue, il est manifeste qu’une certaine courbe est décrite par cette extrémité du fil. Donnons lui le nom de Développante. Et que celle sur laquelle le fil est enroulé porte le nom de Développée” [15, t. XVIII, p. 188]. Sur la figure, ADE est la développante et ABC est la développée (fig. 14). La proposition I caractérise le lien entre les deux courbes : toute tangente à la développée rencontre la développante à angle droit.

42La proposition V énonce que la développante d’une cycloïde est une cycloïde : “lorsqu’une droite touche une cycloïde en son sommet et qu’on construit sur cette droite prise pour base une autre cycloïde, semblable et égale à la première, à partir du point coïncidant avec le sommet nommé, une tangente quelconque à la cycloïde inférieure sera normale à l’arc cycloïdal supérieur” [15, t. XVIII, p. 198]. Les arcs AC et CN sont des demi-cycloïdes engendrées par le cercle de diamètre AD, il faut montrer que la développante AFN est une cycloïde de hauteur FG égale à AD (fig. 15).

43Pour cela, il faut considérer BE tangente à la cycioïde AC et HB parallèle à AK. Une propriété de la tangente à la cycloïde, démontrée en particulier par Descartes, est que BK est parallèle à AH. Par conséquent, AK est égal à HB. La “propriété spécifique” de la cycloïde est que HB est égal à l’arc de cercle AH. L’arc de cercle AH est égal à l’arc de cercle EK, car l’angle KAH est égal à l’angle AKE. On en conclut que AK est égal à l’arc EK, et que E décrit une cycloïde égale à la première. Il résulte de cette proposition que la longueur de la développée, c’est-à-dire de la demi-cycloïde AC, est égale à FC, ce qui fournit donc la rectification de la cycioïde. Ce raisonnement, en liant développée et développante de façon symétrique, établit une réciprocité entre courbe et tangente, puisque les tangentes de la développée engendrent la développante.

44Dans le problème de l’horloge à pendule de Huygens, comme dans les problèmes de courbes optiques de Descartes, il y a, à la fois, de nouvelles façons d’engendrer des courbes, de relier des courbes entre elles et de concevoir les cercles ou les droites tangentes. À la fin du siècle, Leibniz souligne les traits communs de ces nouveaux problèmes et leur intérêt pour l’édification d’une théorie des courbes.

6. De la technique à la nature des courbes en général

45À partir de 1686, Leibniz rassemble et généralise les problèmes de mathématiques mixtes que nous venons d’examiner. Dans ces problèmes, les tangentes d’une courbe ne sont plus seulement des objets géométriques dont les propriétés dépendent de la courbe, c’est au contraire, par une propriété des tangentes que le problème technique s’exprime et que la courbe s’obtient. La première généralisation consiste à s’intéresser de manière systématique aux cercles tangents à une courbe. La seconde consiste à voir la courbe, non plus enveloppée par des droites mais par d’autres courbes. Pour Leibniz, il s’agit par-là d’arriver à la connaissance de la nature des courbes en général, mais aussi de résoudre de nombreux problèmes utiles. Il écrit, comme en écho à Bacon, “toute science doit être recherchée non en vue d’une vaine curiosité ou de l’ostentation, mais en vue d’agir” [19, p. 7].

46Dans les recherches de trajectoires ou de dioptres, une courbe est connue par ses tangentes, dont la signification est liée au problème, puisque la tangente en un point est la direction du mouvement ou celle d’un rayon réfléchi. En 1686, Leibniz rassemble ces problèmes, pour proposer d’approximer un arc de courbe, non par une droite mais par un arc de cercle, et pour promettre de nombreuses applications utiles. Dans les “Réflexions originales sur les notions d’angles de contact et d’osculation et sur leur emploi en mathématique pratique, pour remplacer des figures compliquées par d’autres plus simples qui en tiennent lieu” [18, pp. 128-125], il définit la courbure comme variation de la direction d’une courbe, il explique qu’elle se mesure par “le cercle qui est non seulement tangent à la courbe, mais qui plus est, l’embrasse”, appelé cercle osculateur. Ce cercle est tel que “l’angle de contact” entre la courbe et le cercle, appelé angle osculateur, soit minimal.

47Dans ce court article, où les notions sont brièvement expliquées, Leibniz explicite longuement leur intérêt technique : “Tout ceci est d’une remarquable utilité pratique. En mécanique, en catoptrique, en dioptrique, de brillantes conséquences ont résulté de l’observation suivante : des courbes ont même angle, même pente ou direction, que leurs tangentes ; si un corps par exemple est entraîné par un mouvement composé, sa direction est celle de la tangente à la trajectoire [...] de même, un rayon incident fait avec la surface où il tombe le même angle qu’avec le plan tangent à celle-ci ; on peut de la même manière tirer de merveilleux procédés de l’étude des courbes osculatrices. A-t-on découvert par exemple telle courbe ou telle figure dotée d’une propriété importante et utile, mais que ni le tour, ni aucun autre appareil, ne permette de la matérialiser facilement, on pourra remplacer un arc de cette courbe [...] par l’arc, quasiment confondu avec le précédent, d’autre courbe plus facile à tracer, qui touche ou embrasse le plus parfaitement la première ; au premier chef, par un arc de cercle, de toutes les courbes, la plus facile à tracer. [...] Si on comprend ceci, on ne peut pas ne pas voir combien de tels résultats contribuent à faire passer dans la vie courante les finesses de la Géométrie”.

48En avril 1692, Leibniz rapproche et étend deux autres problèmes de mathématiques mixtes, les “développements” de Huygens et des “codéveloppements” de Tschirnhaus. Dans le Medicina mentis de 1686, ce dernier considère des rayons parallèles qui se réfléchissent sur une courbe AB, et la courbe AF, appelée courbe caustique, dont les rayons réfléchis sont les tangentes (fig. 16).

49La développée de Huygens est engendrée par une famille de droites, qui sont les perpendiculaires aux tangentes de la développante, et la caustique de Tschirnhaus est engendrée aussi par une famille de droites, qui sont les rayons réfléchis. Dans “Construction à partir d’une infinité de courbes ordonnées et concourantes, de la courbe tangente à chacune d’elles ; nouvelle application pour ce faire de l’analyse des infinis”, Leibniz cherche une courbe engendrée par une famille de courbes [18, pp. 210-221]. Il énonce le problème de l’enveloppe d’une famille de courbes, c’est-à-dire de trouver la “courbe des intersections” d’une famille de “courbes très voisines”, qui “a ceci de très remarquable d’être tangente à toutes les courbes ordonnées dont les intersections la constituent”.

50Dans l’article de 1686, Leibniz a commis une erreur à propos du cercle osculateur. Jacques Bernoulli la rectifie en mars 1692, en expliquant que le cercle osculateur s’exprime, dans l’intersection entre une courbe et un cercle, par l’égalité de trois racines, et que le lieu des centres des cercles osculateurs est une courbe, qui est la développée. En septembre 1692, dans ses “Indications générales sur les courbes, les angles de contact et d’osculation, les développées et autres notions qui s’y rattachent, ainsi que sur certaines de leurs applications” [18, pp. 222-235], Leibniz englobe cette fois les développées et les courbures, qui sont des notions “propres à éclairer la nature des courbes en général”. Il écrit : “Nous avons donc désormais fait progresser considérablement la théorie des courbes, d’une part grâce à l’explication de la notion de flexion [courbure], de l’autre par l’emploi du roulement et du développement pour les engendrer”. Il va “plus loin” : “J’ai moi-même proposé récemment un nouveau procédé de formation des courbes par intersections de courbes ordonnées, alors qu’auparavant on n’utilisait que des intersections de rayons, autrement dit de droites ; ce procédé m’est apparu d’une remarquable utilité pour résoudre quelques problèmes”.

51Le problème des enveloppes conduit à de nouvelles notions sur lesquelles se construit une “théorie des courbes”, car il nécessite de relier les courbes entre elles. Pour donner des indications générales sur la manière dont son “analyse des infinis” s’applique à ce problème, Leibniz introduit des notions comme celles de “coordonnées”, “constante”, “variable”, “paramètres” et “fonction”, c’est-à-dire qu’il met en place le dispositif général pour identifier une courbe dans un univers de courbes. Leibniz revient sur le problème deux ans plus tard dans “Nouvel emploi du calcul différentiel appliqué à différentes constructions possibles d’une courbe à partir d’une propriété de ses tangentes”, où il montre de manière explicite comment son calcul s’applique au problème des enveloppes [18, pp. 268-2281].

52De Descartes à Leibniz, les conceptions générales sur la nature du courbe se sont élaborées pour résoudre des problèmes qui sont d’abord techniques, avant de s’exprimer comme problèmes de mathématiques mixtes et pures. De la double conception cartésienne des courbes, entre mouvement et équation algébrique, à la conception leibnizienne, en termes d’enveloppe et de coordination, il s’échafaude une théorie du courbe organisée par un calcul spécifique. Alors qu’au début du XVII^e siècle, les mathématiciens disposent d’une douzaine de courbes héritées de la géométrie grecque, ceux de la fin du siècle travaillent dans un monde infini de courbes.