1. L’expérimentation dans le contexte antique

1L’expression de “méthode expérimentale” renvoie à la méthode qui fut progressivement élaborée au XIX^e siècle et à laquelle reste attaché chez nous le nom de Claude Bernard. Bien entendu, on ne peut soutenir que les Grecs ont forgé vingt siècles auparavant tout à la fois le savoir, les techniques et la démarche intellectuelle définis dans le maître ouvrage qu’est l’introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865). Pourtant, que les Grecs aient eu recours à des observations et même à des expérimentations est un fait incontestable. Il est inséparable de ce qu’on nomme le “miracle grec”, alliance de la rationalité et d’un intérêt nouveau pour les choses de la nature – alliance qui expliquerait la naissance de la science ou plutôt des sciences en Grèce ancienne : sciences fondamentales comme les mathématiques, d’observation ou de calcul comme l’astronomie, sciences appliquées comme l’acoustique, l’optique, la pneumatique, ou les sciences de la nature, zoologie, botanique, médecine – ces dernières impliquant toutes une forte valorisation des faits visibles, une capacité à les décrire et le désir de les expliquer rationnellement.

3Malgré son anachronisme, l’allusion à une “méthode expérimentale” nous est permise par les propos de Claude Bernard lui-même. Dans la préface de son ouvrage, il écrit que la notion d’expérience comme variation intentionnelle, notamment par destruction, remonte à Galien lui-même. Un peu plus loin, à propos de la vivisection, il le nomme comme le fondateur de la vivisection sur les animaux – ce qui n’est pas absolument exact car elle existait bien avant. Il doit ce jugement flatteur à son contemporain Charles Daremberg, qui avait consacré sa thèse à l’anatomie et à la pathologie du système nerveux chez Galien (1841). On comprend l’émotion de Daremberg. Elle vient après une période où la recherche de la vérité par l’expérimentation physiologique – le terme d’expérimentation lui-même est alors récent – était ignorée ou même refusée. Tout comme Vésale l’avait fait pour l’anatomie, il redécouvre les traités de Galien et leur éblouissante précision, leur exigence et surtout le sentiment de devoir expérimenter. Depuis, on a fait remonter la notion de méthode expérimentale à la période hellénistique, plus exactement au troisième siècle av. J.-C. dans le milieu des savants eux-mêmes imprégnés de l’apport aristotélicien.

5Néanmoins de tels exemples restent encore exceptionnels. Cette relative absence de curiosité tient en grande partie au fait que les questions que se posent alors les médecins ne réclament pas impérativement l’usage de la dissection. Les phénomènes pathologiques s’expliquent par des constituants du corps de nature plutôt liquide que solide ; en outre un champ très important est celui de la perception et de l’intellection, où la dissection n’apporte rien. En revanche, la base de l’expérimentation est déjà acquise, qui tient au raisonnement de type hypothético-déductif. À tout moment on retrouve la tournure syntaxique : “si tu fais (faisais) ceci et cela... alors tu verras” : association d’une forme éventuelle et un résultat annoncé au futur, qui doit se réaliser. Cela signifie qu’une observation a été répétée, que le lien est fermement établi, que la procédure envisagée est directement déterminée par le résultat que l’on attend.

6La période suivante pour l’expérimentation est issue de l’apport d’Aristote, complété par les techniques alexandrines. L’œuvre biologique d’Aristote est fondamentale, entre autres en raison de l’utilisation de la dissection comme preuve. Par exemple, pour réfuter la distinction des sexes par le chaud et le froid selon Empédocle, Aristote écrit : “il arrive que des jumeaux de sexe différent se forment en même temps dans l’utérus : nous avons observé suffisamment le fait par des dissections opérées sur tous les vivipares, aussi bien terrestres qu’aquatiques.” (Aristote, Génération des Animaux 746 a 19). Un peu plus loin : “ceux qui prétendent, dit-il, que les petits enfants se nourrissent dans l’utérus en tétant un bout de chair sont dans l’erreur. Car le même fait se produirait chez les autres animaux : or ce n’est pas le cas – et il est facile de s’en rendre compte par les dissections”. Située en deçà de l’expérimentation construite, l’observation appartient à la catégorie que M.D. Grmek nomme l’observation provoquée.

7Ce genre d’expérimentation intervient d’une manière beaucoup plus systématique à l’époque hellénistique. Dans le domaine du vivant, la plus ancienne et la plus célèbre des expériences est celle de l’oiseau, rapportée par un document conservé sur papyrus, l’Anonyme de Londres. Elle concerne la théorie de l’existence d’émanations venues des corps, qu’il faut compenser par un apport de nourriture et de boissons. En voici le texte : “Erasistrate tente de prouver cette hypothèse de cette manière : si l’on prend un animal, par exemple un oiseau ou un animal proche, qu’on le place dans un récipient pendant quelques temps sans lui donner de nourriture et qu’on le pèse ensuite avec ses excréments, on trouvera que le poids total est nettement inférieur au poids de départ, sans aucun doute parce qu’il s’est produit une émanation visible seulement par la raison” (33, 45). Le trait le plus remarqué a été l’usage de la mesure, extrêmement rare dans les expériences où la question de la quantité est réglée par des expressions comme “plus ou moins”, “assez”, “moins que”, etc....Mais d’autres traits sont aussi remarquables, comme le caractère reproductible de l’expérience, le contrôle de sa réalisation, la présence sous-jacente d’une hypothèse, etc.

8Mais le plus décisif est alors, au moins dans certains milieux, l’usage systématique de la dissection : usage permis par les moyens exceptionnels offerts à Alexandrie par les souverains Lagides, en particulier la concentration des savants, et l’autorisation contestée mais probable d’avoir recours pendant un certain temps aux vivisections humaines sur des condamnés à mort. Cet usage correspond à une extension du programme de recherche, qui va toucher en particulier aux fonctions du système nerveux, et à une nouvelle formulation du soubassement théorique.

10Si l’on revient à l’expérimentation sur l’humain, on voit quel a été le recul ultérieur dans ce domaine. En vérité, il a touché surtout l’ouverture des corps. Dans le domaine pharmacologique, de nombreux témoignages montrent au contraire une persistance des expériences faites sur des êtres humains, sans danger ou avec danger.

11La position de Galien lui-même, opposé aux cruautés inutiles n’est pas sans nuance : il accepterait théoriquement qu’une expérience dangereuse ou même mortelle soit accomplie sur des criminels sur l’ordre d’un souverain pour le bénéfice de la collectivité. Quoi qu’il en soit, à son époque, toute tentative de ce genre étant interdite, il ne reste que les occasions offertes par les situations pathologiques, comme les opérations chirurgicales, et surtout l’expérimentation sur l’animal qui ne connaît aucune contrainte.

12Pratiquée déjà par ses maîtres, marqués par la tradition anatomique issue de l’école alexandrine, cette expérimentation conduite d’une manière systématique et logique, appuyée sur une technique sûre, permettra à Galien d’explorer les grandes fonctions. Elles lui permettront surtout de tester des hypothèses physiologiques fondamentales. Ainsi, les grandes expérimentations sur le cerveau, la moelle épinière, le système neuro-musculaire, d’autres sur la digestion, sur le système cardio-vasculaire, sur la fonction urinaire, d’autres sur la voix, etc. forment des démonstrations magistrales. L’abondance de son œuvre écrite et la minutie avec laquelle il expose ces expériences, dans le dessein d’apprendre à les reproduire, nous donnent le moyen de les juger. Une véritable “littérature d’expérimentation” s’épanouit sous la main de Galien.

2. Fondements de l’expérimentation

14Une fois l’argument d’ensemble réfuté, il reste que, pour qu’une démonstration soit efficace, il faut que la dissection ou la vivisection réponde à des exigences rigoureuses. Une dissection mal faite, dans l’ignorance des structures pertinentes, comme celle entre veines et artères ou la distinction des filets nerveux, n’a aucune capacité démonstrative. Vésale s’en souviendra, qui se lamente de la “boucherie” effectuée par des ignares, alors que le savant, seul capable d’effectuer une dissection, reste perché sur sa chaire (Sur la fabrique du corps humain). Pour qu’une démonstration puisse avoir force de preuve, il faut connaître parfaitement l’anatomie, savoir dégager les structures, et surtout avoir une idée de leur fonction. Si même, dit Galien, on avait la chance de tomber sur un cadavre humain que l’on puisse disséquer – comme les médecins accompagnant l’empereur en Germanie en avaient eu une fois l’opportunité – on ne verrait rien, parce que dans ce domaine il faut très longtemps lire et voir faire des dissections pour “voir” soi-même quelque chose.

15La deuxième condition d’une expérimentation est de savoir quelle est la nature du raisonnement à utiliser. Cela commence exactement par la définition précise du problème à examiner. S’agissant d’une recherche sur l’origine de l’émission de la voix, Galien explique que “le point principal était qu’il fallait découvrir à partir de l’essence même de l’objet sur lequel nous enquêtons les prémisses qui conviennent et qui sont appropriées... Il faut s’en servir comme règle et cible pour tous les points particuliers (De Placitis II, 3, 3)”. Une fois résolu ce problème, il faut choisir les éléments de raisonnement, ou prémisses, adaptées. Suivant les Seconds analytiques d’Aristote, Galien exige des “prémisses scientifiques” et non pas n’importe quelle proposition. Les faits tirés des observations sont les meilleurs éléments à faire entrer dans ce cadre.

16Ainsi, il faut savoir à l’avance que les fonctions ne découlent pas directement des structures – il n’est pas un adepte de la déduction anatomique. Ce n’est pas parce que l’œil a plusieurs tuniques qu’est expliquée la vision, ce ne sont pas les fibres du cœur qui expliquent la faculté de puiser, l’origine de la voix ne s’explique pas par la topographie des organes, etc. L’usage de l’expérimentation est au contraire lié à des hypothèses sur les fonctions de l’être humain. La recherche de leurs “causes” passe par une représentation générale de ces fonctions.

17Comme ses prédécesseurs philosophes, Galien adopte une vision générale du fonctionnement de l’être humain qui englobe ses principales fonctions et les rattache à des centres organiques : le cerveau, le cœur et sa région, le foie.

18Comme les théories touchant à l’attribution des fonctions particulières à tel ou tel organe varient, il en cherche la preuve par l’expérimentation, qui allie la certitude des phénomènes et celle du raisonnement. C’est l’objet des recherches du grand traité “Sur les opinions d’Hippocrate et de Platon” (De Placitis Hippocratis et Platonis), dont les questions sont traitées d’une manière plus technique dans le “Manuel des dissections” (De anatomicis administrationibus). Prouver la part du cerveau dans les fonctions sensorielles, c’est démontrer par exemple que ces dernières sont lésées lorsque l’organe subit un dommage, comme une compression sélective des hémisphères cérébraux. Prouver la part de la moelle, c’est suivre le trajet des nerfs et montrer les dommages qui résultent de leur section.

19S’appuyant sur le principe suivant lequel une fonction est révélée négativement par la lésion qui l’affecte – principe de l’expérimentation perturbatrice par excellence – l’expérimentateur produira cet effet par n’importe quelle technique : ligature, section, etc. En fait on s’aperçoit vite que les expériences ont deux fonctions : une fonction heuristique, qui est de trouver le rôle des structures anatomiques, une autre qui consiste à réfuter une théorie jugée fausse. Un exemple de la première recherche est fourni par les remarquables observations sur la section étagée de la moelle chez le singe – expérience cruelle s’il en fut : “Commence par l’espace entre l’os dit très grand ou large (le sacrum) et la dernière vertèbre, là où naissent les nerfs enchevêtrés qui se répartissent dans la jambe. Monte ensuite vers la première vertèbre suivante, puis vers celle qui est encore plus haut. Tu verras que... Arrivé aux vertèbres dorsales tu t’aperçois immédiatement que...” (Adm. Anat. IX,3). L’expérience est ici répétée, mais le premier but était bien d’explorer la fonction de chaque paire de nerfs.

20Un autre type d’expérimentation, qui peut être très sophistiqué, était plutôt destiné à prouver ou à réfuter. Dans ce cas, il s’agissait de la reprise d’une expérience antérieure, destinée à prouver que les résultats allégués étaient faux. Un exemple fameux est l’expérience effectuée sur l’artère fémorale d’un chien, consistant dans l’insertion d’un tube rigide dans l’artère comprimée contre lui. Erasistrate avait prétendu que de l’autre côté de la ligature, le pouls continuait à battre, car d’après lui le pouls était provoqué par le passage du sang artériel. De son côté Galien montre que le pouls est arrêté, ce qui prouve que celui-ci est un mouvement propre des artères, et qu’il peut donc être entravé. Ces expériences, plusieurs fois refaites depuis, étaient sûrement beaucoup trop difficiles à réaliser. Mais on saisit par cet exemple et par bien d’autres le lien étroit entre la théorie physiologie et la démonstration expérimentale.

22Quelles sont les limites de cette activité ? Elles sont moins d’ordre technique qu’épistémologique. Tout d’abord l’absence quasi totale de mesure : ni volume, ni même temps. On est loin du moment où Harvey, qui utilisera tout le système de Galien, aura l’idée de mesurer la quantité de sang propulsé par le cœur, et de la comparer à la quantité totale du sang d’un organisme. Seul terrain où il est quelque peu question de volume : celui de l’urine émise en comparaison de la boisson absorbée. Pour le temps, il est toujours approximatif, comme la durée de la course effectuée par un animal dont on avait ligaturé la carotide. La deuxième limite est, comme on l’a vu, l’utilisation de l’expérimentation dans le cadre d’hypothèses déjà formulées pour les prouver ou surtout les réfuter. Mais il est vrai que le style polémique des écrits médicaux n’était pas fait pour ouvrir les voies d’une recherche sans résultats clairs et encore moins leur remise en question.

23Ceci étant, le bilan de l’expérimentation antique, et surtout sur le vivant, est exceptionnel. La technique, la sûreté, mais aussi les réserves sont exemplaires. Outre les difficultés matérielles, qui sont parfois mentionnées, les auteurs sont conscients de leurs erreurs, de l’importance de la répétition pour fournir une preuve (“j’ai montré cela non pas une fois mais un nombre incalculable de fois”), surtout de ce qui n’est pas expérimentable. La question définitivement inaccessible aux yeux de Galien concerne l’âme, c’est-à-dire l’origine même de ce qui autorise sensation et mouvement. La formation des organes embryonnaires par exemple, si difficile à suivre dans ses extrêmes débuts, ne fournit pas d’indication sur ce qui est à l’origine du développement de l’embryon. Comme il n’y a pas encore d’hypothèse matérielle satisfaisante pour cela, et il n’y en aura pas pendant des siècles, il renonce à le prouver parce que la méthode de la démonstration expérimentale n’est pas pertinente dans ce cas. Autant donc l’assurance méthodologique a gagné dans certains champs, autant la prudence épistémologique nous semble significative de cette période de remarquable maturité dans la recherche des faits démontrables. C’est la leçon, longtemps oubliée, de ces grands expérimentateurs que furent certains savants Grecs de l’époque hellénistique et romaine (III^e s. av. J.-C. - II^e s. ap. J.-C.).