1. Introduction : un « refusé », mais quel refusé ?

2Le récit est romanesque à souhait, réservant des coups fourrés, de grandes manœuvres, de l’initiative, des alliés qui n’en sont plus vraiment, de la jalousie, des pots de vin, etc. L’action va d’un front à l’autre, d’un renversement de situation au grand air de la calomnie, de l’ambition au mépris, de la gloire à la fortune, voire à la déchéance et aux larmes. Bref, nos héros sont des romantiques en action et, au final, le « refusé » n’est pas celui que l’on croit !

4L’épisode final est particulièrement net. D’un côté, le pont suspendu léger par câble de fil de fer, à Tournon-Tain sur le Rhône, est un succès technique et commercial dès son ouverture en août 1825. De l’autre, il est nécessaire de démonter en urgence le grand œuvre à chaînes forgées entrepris par Navier à Paris, sous les quolibets de la presse libérale. Les ancrages ont bougé car les forces de tension du pont sont trop importantes dans le sol alluvionnaire des rives de la Seine…

5Seguin, au triomphe finalement pas si modeste, laisse entendre au même moment que, pour lui, les ponts suspendus sont devenus des affaires trop petites et trop dispersées pour être vraiment à la hauteur des ambitions de son clan familial… Il se lance en effet, dès 1825, dans la navigation fluviale à la vapeur et l’année d’après dans le chemin de fer de Saint-Étienne à Lyon !

6De ce point de vue, l’analogie de la confrontation entre les artistes représentants de l’académisme des salons officiels et ceux qui, initialement « refusés », seront ensuite réhabilités par l’histoire, est totale. Les faits vont ici encore plus vite, ils suivent de près le temps même de la création technique. Le marché des techniques nouvelles réagit beaucoup plus vite que celui des marchands d’art !

7Il serait cependant trop réducteur de voir dans cette affaire une simple victoire du David, petit entrepreneur provincial, sur le Goliath, champion parisien des corps de l’État. D’abord la victoire serait ponctuelle, liée à des circonstances particulières, à des opportunités tant techniques que politiques. Elle serait sans lendemain et purement anecdotique. Nos acteurs illustrent un aspect frontal du choc entre deux mondes, entre deux cultures technologiques. Ils s’inscrivent dans une série d’événements parfois méconnus de l’histoire industrielle française, comme l’émergence des ingénieurs civils au sein de l’entreprise, sur un modèle directement venu de l’exemple britannique. La présence de ce type d’ingénieurs, au cœur du processus de la révolution industrielle en France, est un fait qui a longtemps été occulté par l’histoire institutionnelle des ingénieurs de l’État. La création de l’École centrale des arts et manufactures, en 1829, pour répondre à cette demande civile, est par contre plus connue.

8Il y a plus important au regard de notre controverse que les conditions de son déroulement. Si elle eut indéniablement un tour romanesque, elle ne s’aigrit vraiment que pendant un laps de temps relativement court. Il faut rendre justice aux deux camps qui, sur le fond, collaborèrent à l’un des plus riches débats technologiques de l’époque. Ce fut un débat productif entre des protagonistes de haute qualité intellectuelle ce qui, bien entendu, ne gomme pas la difficulté des rapports humains entre deux fortes personnalités.

10Au-delà d’une affaire de « refusés », il s’agit de la rencontre des plus fécondes entre un entrepreneur autodidacte sur le modèle anglais, parmi les plus brillants ingénieurs civils de son temps, et de l’un des plus fameux représentants de l’École française de physique théorique du début du XIX^e siècle.

2. Les hommes, les carrières

2.1. Navier, l’ingénieur et le professeur des Ponts et Chaussées

13En 1824, il est élu à l’Académie. En 1830, il est nommé professeur d’analyse à l’École polytechnique, poste qu’il cumule avec la chaire de mécanique appliquée de l’École des Ponts, dont il devient le titulaire en 1831. Il publie de nombreux mémoires scientifiques ainsi que divers cours et manuels, se cantonnant aux activités professorales après son échec dans la construction des ouvrages suspendus. Outre ses cours, il poursuit ses activités d’académicien et rédige divers articles dans les Annales des Ponts et Chaussées, revue du corps qui paraît à compter de 1831. Il décède à l’âge de 50 ans, considéré comme un savant de premier rang, notamment pour ses travaux sur l’élasticité des solides et pour avoir donné les bases de l’hydrodynamique des fluides à écoulement laminaire, via ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler l’équation de Navier - Stokes.

2.2. Marc Seguin (1786-1875), un entrepreneur provincial

14Issu d’une famille de négociants drapiers d’Annonay (Ardèche), Marc Seguin commence des études secondaires à Paris, pendant la Révolution. Il fréquente son grand-oncle Joseph de Montgolfier, l’inventeur de l’aérostation par air chaud, alors démonstrateur au Conservatoire des arts et métiers. Son parcours scolaire est précocement interrompu en 1803, car son père le réclame à Annonay pour l’aider dans son négoce. Il travaille et voyage pour les affaires de sa famille, tout en poursuivant, pendant plus de dix ans, un programme d’autoformation scientifique et technique qui l’amène notamment à créer, en 1814, un laboratoire de chimie qui deviendra ensuite une composante à part entière des ateliers de Seguin et Cie. Ses travaux le conduisent à publier des articles en France et en Grande-Bretagne, au début des années 1820, notamment sur l’idée d’équivalence des énergies.

15Outre des études techniques sur l’énergie hydraulique au profit de manufactures de sa région, il supervise la construction de l’usine familiale de draperie, à Annonay, en 1815-1816, et d’un atelier de fabrication de machines drapières. Dans les années qui suivent, il se fait remarquer comme ingénieur conseil en hydraulique et en mécanique, puis comme innovateur au sein de son entreprise, réussissant par exemple à mécaniser la production des feutres de papeterie et à concurrencer les Anglais.

16Au début des années 1820, Seguin et Cie choisit d’orienter ses activités vers des secteurs pionniers, en lien avec le rapide décollage économique de la région de Lyon - Saint-Étienne et du Rhône moyen. C’est dans ce cadre que les frères déposent un premier projet de pont suspendu auprès des Ponts et Chaussées, en mars 1822.

18En 1826, les Seguin obtiennent l’adjudication de la ligne de chemin de fer de Saint-Étienne à Lyon, dans le cadre de l’une des premières sociétés anonymes de transport en France. Celle-ci représentera au moment de son achèvement, en février 1833, la seconde capitalisation boursière en France. Sur le plan technique, cette ligne est construite à peu près en même temps que le Liverpool - Manchester et en collaboration assez étroite avec les entreprises anglaises qui y sont impliquées, les Stephenson en particulier. Le Saint-Étienne - Lyon définit le standard du chemin de fer de moyenne montagne par traction locomotive, en réalisant systématiquement de grands rayons de courbure et de longues pentes régulières. Dans ce cadre, les Seguin adaptent pour la première fois la chaudière tubulaire sur une machine locomotive issue des ateliers des Stephenson à Newcastle, en 1828. Ils créent également la première industrie de machines locomotives en dehors de l’Angleterre, dans la presqu’île lyonnaise de Perrache où se termine leur ligne ferroviaire.

19Alors que la famille s’est hissée parmi les premiers groupes industriels en France, Marc dirige la ligne du Lyon - Saint-Étienne pendant que ses cadets regroupent les autres activités de la famille dans Seguin frères, une entreprise de travaux publics qui reprend la construction des ponts suspendus et qui effectue diverses études ou travaux de sous-traitance ferroviaire.

3. La chronologie des événements et la controverse

3.1. Des projets indépendants mais destinés à se croiser (1821-1822)

21Nous avons vu le directeur des Ponts et Chaussées, Becquey, envoyer Navier en mission pour étudier les ponts suspendus anglais, à l’automne 1821 et, à travers eux, les réalisations américaines antérieures qu’ils reprennent et développent. C’est une période où l’on découvre en France, via quelques publications, les premiers ouvrages de ce type, complètement novateurs. C’est par les revues que les Seguin en ont eu connaissance et ils ont rapidement compris qu’ils pouvaient représenter la solution pour franchir le Rhône. Ce fleuve était particulièrement difficile à équiper en ponts permanents en raison de ses courants très importants, de son niveau variable et imprévisible résultant d’un régime hydrographique complexe. Depuis la fin du Moyen âge, et les fameux ponts d’Avignon, de Saint-Esprit et de la Guillotière à Lyon, aucun ouvrage en dur n’avait été construit sur ce fleuve !

22Dès le départ, les Seguin associent les Ponts et Chaussées de leur département à leur projet, par l’aide que leur apporte l’ingénieur Plagniol, issu de l’ancien corps des ingénieurs de la province du Languedoc. Ils ont tout de suite l’idée originale de remplacer les chaînes forgées anglaises par des faisceaux de fil de fer fin. Ils comprennent en particulier que les ateliers français ne sont pas capables de produire les longues « barres à œil » forgées des Britanniques. Une solution qu’ils jugent à la fois peu sûre et trop chère dans le contexte français, alors que le fil de fer, produit notamment en Franche-Comté voisine, paraît offrir une solution bien plus simple à mettre en œuvre et capable de diviser le risque en autant de brins indépendants. C’est l’idée du câble de fil de fer fin, émise clairement pour la première fois.

24Becquey désigne Navier pour expertiser le dossier des Seguin. C’est le seul ingénieur au sein du corps à avoir étudié cette question, et il est en train de rédiger son propre rapport sur les ouvrages anglais. Il apparaît en effet idéalement placé pour donner un avis comparatif fondé.

3.2. Le premier projet des Seguin et le rapport de Navier (1822)

25Le premier rapport de Navier sur le pont de Tournon-Tain est, d’une part, un beau document technique manuscrit, uniquement conservé dans les archives Seguin, d’autre part, un travail approfondi qui reprend point par point les propositions des entrepreneurs ardéchois. Ceux-ci s’inquiètent surtout pour deux aspects de leur dossier : les fondations et les maçonneries pour lesquelles l’expérience de l’ingénieur Plagniol leur a été précieuse, et les calculs prévisionnels de longueur et de tension des suspensions. Ils pensent par contre tenir une idée à la fois économique et simple avec l’invention du câble et la démonstration de leur passerelle sur la Cance.

26Le rapport initial de Navier est rédigé sans délai. Les résultats sont finalement assez positifs pour l’ensemble des points abordés, sauf un. Tout en gardant le ton neutre du savant, Navier montre qu’il a apprécié ce travail, qu’il l’a vérifié notamment pour les calculs, mais par une autre méthode, à ses yeux plus rigoureuse : l’analyse. Il donne en outre des conseils et des suggestions pratiques, parfois assortis de croquis explicatifs. Son avis est donc favorable et encourageant pour les entrepreneurs, sauf sur un point : il demande d’abandonner la suspension en fil de fer au profit des chaînes de fer, comme les ont déjà utilisées les Anglais avec succès. À la suite de ce rapport, les instances dirigeantes des Ponts et Chaussées paraissent des plus satisfaites, et Becquey propose même aux Seguin de faire un ouvrage plus ambitieux en le transformant en un véritable pont ouvert au roulage des pondéreux. Il fait nul doute pour l’administration que l’entrepreneur va être ravi d’un tel jugement, à vrai dire très rarement aussi favorable aux projets nés hors du corps, et qu’il va se conformer sans délai à ces recommandations.

27Les Ponts et Chaussées attendent maintenant un second projet amendé pour instruire la décision finale. Becquey a le sentiment d’une excellente affaire. Alors que les caisses de l’État sont vides, un entrepreneur se charge, à ses frais, de la construction d’un ouvrage majeur, sur un fleuve particulièrement difficile, et il assume les risques liés à une technique encore inconnue en France… Il suffit de bien l’encadrer, notamment par des essais particulièrement sévères au moment de la livraison, s’il y parvient ! S’il y a échec par excès de témérité, le corps ne sera pas concerné.

3.3. La controverse s’enflamme, l’expert devient un rival (fin 1822-été 1823)

29Le 30 novembre 1822, les Seguin renvoient à l’administration un dossier conforme à ses vœux, sauf sur le point des suspensions pour lesquelles ils maintiennent leur projet initial par câble de fil de fer, changeant seulement le diamètre des fils comme nous venons de le voir ! La controverse est ouverte. Elle mettra un an à trouver un épilogue officiel. Un peu plus au regard des hommes.

30Le second rapport de Navier est immédiat, et cinglant, début janvier 1823. Il n’a aucune raison de se déjuger devant le Conseil des Ponts et chaussées et il tend même à s’emporter dans son refus : le fil de fer est moins solide que le fer forgé, à l’évidence, il rouille plus facilement, et puis pourquoi faudrait-il faire différemment des Anglais ? La situation devient passablement confuse. Manifestement Becquey et son principal collaborateur Brisson ne partagent pas le point de vue tranché de leur expert, et ils laissent entendre qu’il pourrait y avoir deux voies techniques. Mais l’on ne déjuge pas un collègue, qui plus est l’un des meilleurs espoirs scientifiques du corps.

33Guidé par la perfection apparente de ses solutions analytiques, Navier se sent autorisé à optimiser plusieurs paramètres de construction afin de limiter les oscillations : flèche basse pour les suspensions, poids linéique du tablier élevé notamment. Il démontre en quelque sorte théoriquement l’intérêt du pont suspendu lourd et de grande portée, tel que Telford est en train de le réaliser à Menai Bridge, au Pays de Galles, mais sur des bases empiriques et expérimentales.

34Les Seguin paraissent à ses yeux condamnés et sans avenir : il ne décrit pas leur projet sur le Rhône ni leur passerelle expérimentale dans son livre, qui pourtant s’attarde sur des ouvrages parfois bien plus modestes.

36Par ailleurs, les résultats de l’étude systématique des fils de fer vont au-delà de leurs espoirs. Ils sont réellement très supérieurs aux fers forgés, même aux meilleurs d’Angleterre, au point qu’un phénomène physico-chimique de traitement de surface dans le tirage à la filière des fils est maintenant clairement perçu par Marc Seguin. Les frères sont informés, par une indiscrétion, de la préparation de l’ouvrage imprimé de Navier qui, intentionnellement, ne parlerait pas d’eux.

3.4. Troisième phase et conclusion officielle de l’affaire (automne 1823)

38Cette stratégie est bien la seule capable de contourner la décision négative de l’expertise de Navier, à la condition d’être entendu par l’assemblée savante et d’obtenir un rapport favorable, sans la moindre restriction, sur la résistance supérieure des fils de fer. Parallèlement, la grande exposition du Louvre offre une l’occasion unique de présenter au public de la capitale une maquette de l’ouvrage suspendu prévu sur le Rhône. Toute la stratégie familiale converge sur Paris en septembre-octobre. Les frères sont à pied d’œuvre, fin août, pour l’exposition industrielle du Louvre. Ils prennent de nombreux contacts dans les milieux scientifiques, auprès de membres importants des Ponts et Chaussées, ou encore auprès de grands aristocrates favorables à l’innovation et à l’industrie, comme le duc d’Orléans, le futur roi Louis-Philippe.

39La présentation de Marc Seguin devant l’Académie a lieu le 15 septembre. Sa communication est bien reçue, confirmée un peu tardivement mais élogieusement par le rapport écrit, signé des noms prestigieux de Prony, Fresnel, Molard et Girard. Le lendemain, la première rencontre directe entre Marc Seguin et Navier est orageuse, et elle semble se terminer en une véritable altercation. Le professeur est hors de lui à l’idée que les Seguin ont maintenant une chance de construire avant lui un grand pont suspendu, le premier sur le continent européen. Seguin l’accuse en retour de se comporter en propriétaire exclusif d’une idée qui n’est pas de lui.

40Dans les jours qui suivent, les frères reçoivent plusieurs propositions pour étudier des ouvrages d’art en France. Le thème des ponts suspendus et la rivalité Navier - Seguin font l’objet de nombreuses conversations parisiennes. Les salons sont remplis des rumeurs du conflit et ils penchent en faveur de l’audace des entrepreneurs provinciaux face à la toute-puissance de l’administration des Ponts et Chaussées, par ailleurs critiquée pour son vaste programme de canaux qui tarde à se concrétiser et qui semble devoir coûter bien plus cher que prévu !

42Le 23 décembre, ils obtiennent la concession de l’ouvrage sur le Rhône dans des conditions particulièrement favorables. Camille Seguin envoie alors de Tain cent bouteilles de vin d’Hermitage qu’il demande à ses frères de faire porter à Navier, en « hommage des habitants » de la petite cité rhodanienne, au célèbre vignoble, pour les ponts suspendus. Ce « pot de vin », après la bataille, a des allures un brin railleuses, surtout quand on connaît l’esprit caustique de Camille ! Livré le 6 janvier, le cadeau est finalement accepté par le professeur parisien qui ne semble pas insensible au présent d’un vin prestigieux servi alors jusque sur la table des tsars… Navier et la Compagnie des trois ponts n’obtiennent finalement la concession de leur projet aux Invalides qu’en mai 1824, mais les travaux des deux ouvrages commencent en même temps, durant l’été 1824. On sait ce qui ensuite est advenu pour chacun d’eux.

4. Les éléments explicites du débat Seguin - Navier

4.1. La forme géométrique et la longueur de la suspension

43Les approches sur ces deux points sont totalement différentes. Pour Seguin la forme de la suspension suivrait une courbe chaînette, pas analogie avec l’ancien problème de Bernoulli du même nom, mais ce dernier correspond à une autre réalité physique : la chaînette du Bâlois ne supporte que son propre poids, la suspension du pont supporte le poids du tablier et des charges qui l’empruntent ! Son approche théorique reste compliquée et un peu confuse, mais il procède par approximation géométrique pour revenir ensuite à des calculs simples, pour la longueur des câbles notamment.

44Navier démontre analytiquement la nature parabolique de la courbe de suspension pour un tablier de masse linéaire uniforme. La longueur des chaînes de suspension comme des suspentes verticales se déduisent assez simplement des propriétés de la parabole.

45Il y a donc un désaccord de principe et les méthodes de traitement sont différentes, mais sans conséquence pratique car les approximations de Seguin le ramènent de fait aux calculs sur la parabole. Pour résoudre les écarts sur la longueur des suspensions qui pourraient résulter de ses approximations de calcul, mais plus encore pour réduire les imprécisions de fabrication ou encore une déformation par l’usage, Seguin a prévu un dispositif de réglage mécanique : le cadre de tension. Les déformations d’usage ou de vieillissement du câble sont a priori bien plus à craindre pour lui qu’un petit écart théorique, de toute façon noyé dans l’imprécision technique de la réalisation et sans conséquence tangible. En pratique, le cadre de tension ne sera quasiment pas utilisé comme instrument de réglage des câbles et il sera très rapidement abandonné.

4.2. Le calcul des forces de tension sur les suspensions

46Navier propose une formule analytique rigoureuse pour cette force, calculée à partir de son modèle statique théorique. Seguin procède par un raisonnement géométrique de décomposition des forces, utilisant les approximations faites sur la chaînette à propos de la forme réelle et de la longueur du câble. Il en déduit une valeur théorique de la force rigoureusement équivalente au terme principal et au premier terme de la formule de Navier, qui a la forme d’un développement. L’écart des résultats calculés par l’un et par l’autre dans le cas de Tournon est de l’ordre de 1 %.

47Afin de simplifier encore les calculs, Seguin proposera ensuite à ses clients de se contenter du terme principal de la formule, ce qui revient à une approximation plus grossière, de l’ordre de 7 à 8 %. Mais le coefficient de sécurité envisagé est largement supérieur, puisqu’il prévoit une tension de rupture triple de la charge maximum théorique que peut porter le pont (une foule compacte de trois adultes au m²). Il faut souligner que Navier et Seguin sont d’accord sur ce point qui donnera à partir du pont de Tournon la règle d’usage en France.

48Navier ne commente pas ce point du dossier de Seguin et il n’émet aucune critique sur son raisonnement, ce qui revient à une approbation. C’est un succès pour l’entrepreneur ardéchois, car il redoutait le jugement des experts, comme sur la longueur prévisionnelle du câble.

49Il faut noter que Navier donne au sujet des forces appliquées au sommet des structures maçonnées d’utiles commentaires et remarques aux Seguin, qui sauront en tirer parti : moment de renversement des portes de culées, renforcement et homogénéité du sommet des portiques maçonnés.

4.3. Le câble de suspension en fil de fer

51Pour Navier, le câble de fil de fer est dangereux et inutile, car non testé par les Britanniques et a priori moins résistant. Sur un point, Navier a cependant raison : le risque d’oxydation du câble est important, notamment par sa perméabilité structurelle possible à l’humidité. C’est en partie pour cette raison que les Anglais, confrontés à des atmosphères beaucoup plus humides et souvent salines, n’y auront pas recours, au XIX^e siècle. De leur côté, les Seguin répondent à cet argument par le vernissage des fils avant la mise en faisceau, puis par l’application de pâtes de goudron sur les câbles installés, un peu plus tard par le revêtement d’une toile imperméable.

5. Les aspects plus implicites de la controverse

5.1. L’architecture générale de la suspension, le rapport de flèche

53Navier, dans son projet des Invalides, choisit un rapport de flèche très bas (1/15) pour deux raisons : il fait comme les Anglais et cela diminue l’ampleur des oscillations d’après ses calculs analytiques.

54De son côté, Seguin possède à la fois le sens du compromis entre les solutions existantes qu’il connaît et une intuition physique assez sûre du rôle de ce rapport. Il n’explicite toutefois qu’assez peu cet aspect de son choix, mais l’on doit constater sa justesse après-coup. Il tend vers un compromis de construction, souhaitant d’une part des superstructures raisonnables, c'est-à-dire moyennement hautes, et il cherche d’autre part à ne pas avoir des câbles trop gros. Par ses passerelles d’essais, son modèle de décomposition des forces et ses expériences, il a compris que la tension augmentait considérablement pour un rapport de flèche choisi trop bas. Il se cale sur une valeur de 1/10 environ, ce qui sera en effet un bon compromis entre tension sur les câbles, portée du pont et hauteur des superstructures. Nous sommes là au cœur du raisonnement de Marc Seguin : l’optimisation des performances techniques est envisagée en étroite association des coûts. Le compromis est donc d’une double nature : technique et économique. Si les deux approches sont convergentes, alors il faut y aller : c’est une bonne idée. Sinon, l’entreprise s’abstient : trop cher ou pas assez sûr.

55De son côté, Navier se laisse manifestement abuser par l’efficacité de ses calculs et la clarté apparente des solutions de sa mise en équation de la structure. Il perçoit théoriquement le risque d’oscillation, et il suit ses solutions mathématiques pour tendre à les ralentir (fréquence) et à les minimiser (amplitude). Elles lui indiquent le choix d’une masse linéique élevée et d’un rapport de flèche le plus bas possible. La démarche est mathématiquement correcte, mais les effets technologiques de ces deux choix sont cumulatifs et dangereux.

56Les suspensions de Navier doivent supporter des forces considérables ; elles deviennent elles-mêmes très lourdes, entraînant un monumentalisme difficile à maîtriser. En terrain alluvial meuble et humide, les massifs d’ancrage des Invalides vont bouger, compromettant définitivement l’ouvrage et entraînant son démontage en urgence, en 1826, alors qu’il n’était pas encore achevé. Navier avait oublié que Telford, dont il s’était abondamment inspiré, construisait Menai Bridge et ses ancrages sur et dans le solide granit gallois… Erreur fatale !

57Si l’on aime les paradoxes, on peut dire ici que l’entrepreneur provincial a construit un pont technologiquement juste à partir d’un modèle mathématiquement faux et que son prestigieux rival a fait exactement l’inverse…

5.2. Les oscillations du pont suspendu, premières esquisses sur la résonance

58C’est un débat indirect, car le problème n’est pas encore perçu dans toutes ses dimensions scientifiques, même si Navier, le premier, calcule les fréquences propres d’oscillations grâce à sa modélisation analytique.

59Les oscillations de résonance sont manifestement à l’origine des premiers accidents de ponts suspendus, aux USA. Toutefois, ni leur rôle ni leur danger ne sont encore compris. En raison de ces accidents peu prévisibles, les Américains abandonnent ce procédé qu’ils ont pourtant inventé, dès la fin des années 1810, pour y revenir bien plus tard, après de longues hésitations, dans les années 1840-50, par Charles Ellet et John Rœbling qui construira le mythique pont de Brooklyn à New York. Ellet avait été directement influencé par les ouvrages rhodaniens de Seguin.

60Pour les Anglais, la réponse est alors dans le monumentalisme et le surdimensionnement. Navier abonde dans ce sens car les solutions de ses équations différentielles indiquent que l’amplitude d’oscillation diminue avec la masse du tablier. Son concept du « pont lourd » est proche de celui de Thomas Telford à Menai Bridge, comme nous l’avons vu. Navier donne les modes propres d’oscillation du pont par son étude dynamique, mais il n’en perçoit pas la dimension résonnante et le danger physique de dégénérescence des amplitudes, car le transfert d’énergie entre une source extérieure accordée aux fréquences propres n’est pas abordé.

61Les Seguin ont une approche progressive et purement expérimentale du concept physique de résonance. Elle s’observe à travers une série de décisions : leur expérience personnelle des oscillations qui scande plusieurs de leurs choix (passerelle de la Cance, passerelle de Saint-Vallier…), l’évolution de leur pensée technique vers la rigidité de structure du tablier, la réglementation du pont de Tournon qui, dès janvier 1826, interdit la marche au pas.

6. Conclusion - Les enjeux de la controverse

62Une compétition entre le pont suspendu à « chaîne », à l’anglaise, et par « câbles » se développe en France à la fin des années 1820, à la suite du débat Seguin - Navier. Elle tourne rapidement à l’avantage du standard de construction des Seguin pour le pont suspendu léger, par câble de fil de fer et à tablier à rigidité de structure. Plusieurs ingénieurs des Ponts et Chaussées rallient très tôt cette solution, notamment Vicat et Chaley, le futur constructeur du pont de Fribourg en Suisse qui restera pendant près de quinze ans le record mondial de portée.

63L’échec personnel de Navier aux Invalides, comparé au rapide succès des Seguin et à la diffusion internationale de leur modèle, par eux-mêmes et par d’autres ingénieurs, est un coup très dur pour le professeur de mécanique de l’École. Il est admis à l’Académie pour ses travaux de théoricien de l’élasticité et de dynamique des fluides, en 1824, mais il est contraint d’abandonner l’expertise des ponts suspendus pour l’État, au profit de Vicat. Ses espoirs de constructeur, et aussi de fortune personnelle s’évanouissent au pont des Invalides. Plus personne ne lui confiera de chantier et il semble alors isolé au sein du corps des Ponts et Chaussées.

65L’étape française de la mise au point du pont suspendu par câble concrétise une forte avancée tant du standard technique, des performances intrinsèques du pont suspendu que de sa compréhension théorique. Il marque sa généralisation et sa rapide diffusion en Europe continentale puis son retour aux USA avec le triomphe du câble.

66L’État se désengage de la construction des ponts au profit de concessions à durées déterminées attribuées à des entreprises privées. Ces dernières sont alors largement soutenues par l’échelon politique, ravi de se désengager financièrement de l’aménagement du territoire, contre un droit de péage, mais aussi de faire supporter le risque de l’innovation à des particuliers. L’État se contente d’intervenir par le cahier des charges en amont, les essais de l’ouvrage et sa réglementation en aval, poussant les ingénieurs des corps vers de l’administration ou les entreprises, via le « pantouflage ». Plus globalement, l’État pilote les constructions par un programme d’adjudications et il pèse financièrement sur les choix privés par l’octroi d’un péage plus ou moins favorable ou par des subventions. Une répartition des rôles entre les corps et les entreprises se met en place, donnant une forme déjà élaborée à la fameuse « économie mixte » à la française, qui se développera ensuite pour les chemins de fer.