• 1  John Dewey (1967/1993), Logique. La théorie de l’enquête, Paris, Presses universitaires de France.
• 2  Gaston Bachelard (1940/2005), La philosophie du non, Paris, Presses universitaires de France, Quad (...)
• 3  Georges Canguilhem (1988/2000), Idéologie et rationalité dans l'histoire des sciences de la vie. N (...)

1Cet article a comme objectif de montrer comment nous avons engagé une véritable enquête historique, dans une logique de découverte au sens de J. Dewey1 où l’enquête scientifique prend tout son sens dans le développement du problème scientifique tout en interférant avec le sens commun. Nous allons reconstruire le cheminement de la recherche en quête d’une vérité scientifique du siècle des Lumières à propos des fossiles : depuis la découverte d’un manuscrit inédit d’un académicien Jean-Étienne Guettard (1715-1786), en passant par la méthode critique de cette archive jusqu’à son analyse épistémologique qui a permis la mise en réseau d’une communauté scientifique et la mise en raisons du problème de l’origine des coquilles fossiles dans les montagnes. Par complémentarité à Dewey, la recherche menée en histoire des sciences a permis de développer une enquête scientifique en géologie bousculée par l’opinion commune qui la rejette, révélant ainsi des obstacles épistémologiques en référence à Bachelard2. Découvrons ce texte historique original que nous offrons à la communauté des historiens de sciences puisque selon Canguilhem « à l’heure actuelle on dispose, en cette matière, de plus de manifestes ou de programmes que d’échantillons »3.

• 4  Patricia Crépin-Obert (2010), Construction de problèmes et obstacles épistémologiques à propos du (...)
• 5  Jean Gaudant (2005), « Des jeux de la nature aux médailles de la création », Cahiers François Vièt (...)
• 6  René-Antoine Ferchault de Réaumur (1720/1722), « Sur les Coquilles Fossiles de quelques cantons de (...)

2La recherche que nous avons menée dans le cadre d’une thèse en sciences de l’éducation4 s’est intéressée à la naissance de la paléontologie en revisitant les problèmes et les obstacles épistémologiques autour des coquilles fossiles. Leur origine et leur nature furent un problème scientifique récurrent en histoire des sciences depuis l’Antiquité jusqu’au siècle des Lumières5. Source de questionnement renouvelé, l’origine naturelle organique, essentiellement marine, fut admise par la communauté scientifique européenne finalement dans la première moitié du XVIII^e siècle. Réaumur (1683-1757) nous révèle combien cette acceptation fut difficile par les Physiciens : « Les Coquilles mêlées parmi ces fragments [de falun] ne permettent pas de douter s’ils sont venus de Coquilles de Mer. […] On doit donc admettre, & à présent on n’en est pas effrayé, que la Mer a eu autrefois son lit dans des plaines éloignées »6. Quels obstacles à la pensée scientifique suggèrent ces réticences marquées de la part de l’académicien ?

• 7  Bernard Palissy (1580), Discours admirables de la nature des eaux & fontaines, Paris, Martin le Je (...)
• 8  Gabriel Gohau (1990), Les sciences de la Terre aux XVII^e et XVIII^e siècles. Naissance de la géolog (...)
• 9  François-Marie Arouet dit Voltaire (1746/1830), « Dissertation sur les changements arrivés dans no (...)
• 10 Georges-Louis Leclerc Comte de Buffon (1749 et 1778/1839), Oeuvres complètes de Buffon, avec des (...)

3Des fameux débats précurseurs avaient été mis en scène aux XVI^e et XVIII^e siècles. Rappelons ce célèbre dialogue écrit par Bernard Palissy (1510-1590 ?) entre deux personnages allégoriques, Théorique et Practique. L’auteur s’identifie à ce dernier et veut déjouer l’opinion de « monsieur Cardan », qu’il appelle irrespectueusement la « bavasse » : « Je demande maintenant à celuy qui tient l’opinion dudit Cardanus, par quelle porte entra la mer pour apporter lesdites coquilles au dedens des rochers les plus contigus ? »7 Comment expliquer la présence de coquilles fossiles dans la terre ? À l’origine diluvienne universelle et marine des coquilles fossiles, il oppose une formation locale et dulcicole. Rappelons aussi le non moins célèbre échange épistolaire entre Buffon (1707-1788) et Voltaire (1694-1778) à propos des coquilles fossiles analysé par Gabriel Gohau8. Nous constatons d’emblée dans ce débat le poids de l’autorité qu’a tenté de déjouer Voltaire par la stratégie de l’anonymat pour publier en 1746 sa Lettre italienne : « mais ne pourrait-on pas se souvenir que cette foule innombrable de pèlerins et de croisés, qui porta son argent dans la Terre-Sainte, en rapporta des coquilles ? et aimera-t-on mieux croire que la mer de Joppé et de Sidon est venue couvrir la Bourgogne et le Milanais ? […] mais quelque opinion ou quelque erreur qu’on embrasse, ces coquilles prouvent-elles que tout l’univers a été bouleversé de fond en comble ? »9 Ce qui lui a valu une réponse ironique plus qu’argumentée en 1749 par Buffon alors qu’une seconde réponse respectueuse et soutenue lui fut renvoyée en 1778 : « cela ne peut pas résoudre la question pourquoi ces coquilles sont dispersées dans tous les climats de la terre, & jusque dans l’intérieur des plus hautes montagnes, où elles sont posées par lit comme elles le sont dans le fond de la mer […] Pourquoi n’a-t-il pas ajoûté que ce sont les singes qui ont transporté les coquilles au sommet des hautes montagnes & dans tous les lieux où les hommes ne peuvent habiter. »10 Cet échange illustre la fermeture d’un problème, l’origine des fossiles, pour la communauté savante représentée par Buffon qui garantit leur origine marine. Mais ce problème de l’origine et de la nature des fossiles mêlé à celui de leur présence dans les montagnes loin des mers doit rester ouvert pour Voltaire, qui le met en doute d’une façon a priori fantaisiste. Les évidences du savant Buffon restent bien éloignées du mode de pensée naïve joué par le « candide » Voltaire. Le problème cerné peut être énoncé par un apparent paradoxe : comment expliquer la présence de restes organiques, des anciennes coquilles marines, loin des rivages marins actuels au cœur des montagnes ? De plus, quel temps est nécessaire d’imaginer pour rendre probable de tels bouleversements ? Et en parallèle surtout est-il acceptable d’envisager une cause unique, diluvienne et biblique ?

• 11 Jean-Étienne Guettard (n.d.), « Réponse à Voltaire au sujet de la formation des pierres et coquil (...)
• 12 Yves Laissus (1965), Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France (supp (...)

4L’examen de ces références permit la découverte du manuscrit de Jean-Étienne Guettard11, par une prospection exhaustive et méthodique des tables, index et catalogues des sources imprimées et manuscrites en croisant de nombreux mots-clés autour du concept de fossile. Référencé dans le Catalogue général des manuscrits12, le titre évocateur laissait espérer une corrélation avec nos questions de recherche sur les débats en paléontologie entre protagonistes contemporains : « Minéralogie 1, B. Notes diverses sur la minéralogie, son utilité, la façon de l'étudier - Réponse à Voltaire au sujet de la formation des pierres et des montagnes ». De plus la notoriété pérenne du philosophe des Lumières qu’est Voltaire éveilla notre curiosité.

• 13 Nous avons travaillé sur la nouvelle édition de 1879 des œuvres de Voltaire : François-Marie Arou (...)

6Ce fut la première étape nécessaire liée à l’écriture difficilement déchiffrable de Jean-Étienne Guettard (annexe) : certains mots scindés, plusieurs mots attachés, la ponctuation absente et l’orthographe non stabilisée à cette époque bouleversaient nos repères. Dans un premier temps, en regard des titres du manuscrit de Guettard – la formation des pierres et des coquilles, la formation des montagnes, sur le corail, sur les polypes – la source imprimée de Voltaire écrite en 1768, des Singularités de la nature13, fut un premier appui car sa table des matières présentait un plan et des titres de chapitre analogues. Plus particulièrement, les chapitres XI et XII intitulés respectivement « De la formation des montagnes », « Des coquilles et des systèmes bâtis sur des coquilles » purent être mis en miroir de la réponse manuscrite étudiée ici.

• 14  Felix-François Le Royer de La Sauvagère (1707-1781), antiquaire et ingénieur en chef des îles d’Ol (...)
• 15 Jean-Étienne Guettard (n.d. post. 1776), « Examen du système de M. de La Sauvagère sur la pierre (...)
• 16 Felix-François Le Royer de La Sauvagère (n.d./1763 en réf. à 1776, p. 127), Mémoire sur une pétri (...)
• 17  Extrait transcrit d’une lettre manuscrite J.-É. Guettard (n.d.), « Lettre de Guettard à Buffon », (...)
• 18  Souligné par Guettard ; terme du XVIII^e siècle, « orner de pompons, embellir » et au sens figuré « (...)
• 19  Ibid., folio 156 du manuscrit.

7Mais nombre de mots restaient indéchiffrables, dont une référence importante à un contemporain autre que « M. de Voltaire », La Sauvagère14, troisième savant de notre future triade. Le détour par d’autres sources fut donc indispensable selon deux cohérences d’ajustement permettant une correspondance graphologique. Certains manuscrits de Guettard avaient été publiés à son époque. Ce fut le cas d’une réponse manuscrite de Guettard15, non datée, à La Sauvagère sur le système de végétation en terre des coquilles fossiles. Il publie sa réponse en 1783 suite aux écrits répétés16 de ce dernier. Nous la retiendrons par la suite. D’autres ont été transcrits a posteriori permettant une validation du décryptage graphologique. Ce fut le cas d’un recoupement avec une lettre de Guettard à Buffon transcrit par J. Roger : « Encore de Buffonnades Mon cher comte, jusqu’à quand serés vous le Syrano de Bergerac. […] Votre esprit est donc porté au Romanesque. Et bien faites des Romans, mais qu’ils ne soient pas physiques »17. Ayant fait la transcription de cet autre manuscrit de Guettard avant la connaissance de celle-ci éditée, la confrontation a pu engager parfois des rectifications : « Vous suivés le gout du siecle. estes vous fait pour vous laissez entrener par le Torrent. vous rendés brillantes tout ce que vous dites. mais pour quoy ne pas donner ce brillant a la verite. est-ce qu’a vos yeux elle n’en est pas digne : mais y a-t-il rien dans ce monde qui le merite plus que la verité. elle plait toute nue, jugés quelle attirance l’on auroit pour elle, si vous l’aviès pomponnée18 a votre facon »19. D’où la relative fiabilité d’une transcription, avec les manuscrits difficilement lisibles de Guettard comme le fait remarquer J. Roger. Un ensemble d’échantillons fut déployé, que nous ne développerons pas ici : notes de traduction des écrits latins en minéralogie de J.-B. Du Hamel (1623-1706), premier secrétaire perpétuel de l’Académie royale des sciences de Paris ; échanges épistolaires avec le naturaliste britannique E. Mendes da Costa (1717-1791) ou avec le botaniste Malesherbes (1721-1794) d’Étampes.

• 20  Jean-Étienne Guettard (1746/1751), « Mémoire et carte minéralogique sur la nature & la situation d (...)
• 21  Jean-Étienne Guettard (1786), « Quartorzième mémoire sur les Pierres figurées, pour servir à l’his (...)

8Le second enjeu de l’enquête était de s’assurer que ce manuscrit n’avait aucun équivalent imprimé. En parallèle, une prospection méthodique de l’ensemble des publications de Guettard en minéralogie et de leur contenu fut effectuée. Très prolixe et laborieux, passionné très tôt par la minéralogie, Guettard fournit à la communauté scientifique nombre de mémoires à l’Académie royale des sciences de Paris. Ces lectures permirent de rendre conforme la transcription aux textes dactylographiés des Mémoires de l'Académie Royale de Paris de la même époque. Avec le suspens de savoir si cette archive était effectivement inédite. En effet, nous avions organisé cet axe de recherche historiquement, depuis son premier mémoire de 1746 en minéralogie20 jusqu’à sa dernière publication de 1786 sur les fossiles21, leurs artefacts minéralogiques et les opinions à leur propos. Ceci afin de mieux cerner l’évolution de la pensée du savant… sur quarante années de ses recherches !

• 22  Jean-Étienne Guettard (1783), « Premier mémoire. Sur plusieurs Corps marins fossiles de la classe (...)
• 23  Jean-Étienne Guettard (n.d. post. 1776), op. cit., note 15.
• 24  Jean-Étienne Guettard (1783), op. cit., note 22, 10.
• 25  François-Marie Arouet dit Voltaire (1704-1778/1977-1993), Correspondance, Édition Théodore de Best (...)

9En définitive, cette réponse de Guettard à Voltaire semble n’avoir jamais été intégrée dans l’œuvre, pourtant immense, publiée par Guettard. Nous avons repéré juste une allusion dans l’introduction de son troisième et dernier mémoire sur les coraux fossiles, en 1783, pour démontrer « que les preuves de M. de Voltaire sont des plaisanteries »22. Il ne développe aucunement, comme il l’a fait dans ce manuscrit, les erreurs scientifiques de Voltaire. Alors que – dans cette même introduction de quarante pages ! – la réponse à la Sauvagère est conforme à l’autre manuscrit repéré le concernant23 et en le traitant de « charlatan de sciences »24. Guettard y rappelle aussi sa visite à Voltaire dans la propriété de Ferney qu’il conserva jusqu’à sa mort en 1778. Peut-être, a-t-il envoyé uniquement cette réponse à Voltaire dans une correspondance strictement privée ? Mais la Correspondance de Voltaire25 ne révèle aucun échange épistolaire entre les deux hommes. Peut-être, ne désirait-il plus la publier dans son ouvrage datant de 1783, cinq ans donc après le décès de Voltaire au vu de leurs relations courtoises ? La renommée de celui-ci et le respect qu’il pouvait lui porter par ailleurs, pour ses autres écrits philosophiques et ses convictions humanistes, ont pu être un frein à une publication sévère et ironique à son encontre.

• 26 Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet (1786/1788), « Éloge de M. Guettard » (...)

10Dans son éloge à Guettard à l’Académie Royale des Sciences en 1786, Condorcet (1743-1794) le décrit comme un personnage franc mais sévère, intransigeant, ayant un souci permanent de justice et de vérité. Cette intolérance vis-à-vis des erreurs scientifiques fit de lui donc un homme de dispute : « Peu d’hommes ont eu plus de querelles, se sont brouillés plus souvent d’une manière ouverte ; mais il n’a jamais fait le moindre mal à personne, ni porté la moindre atteinte à la réputation même littéraire de ses prétendus ennemis »26. Rien d’étonnant alors, à ce qu’il ait écrit cette lettre manuscrite qui nous intéresse, suite à la parution du livre de Voltaire en 1768 pour dénoncer les erreurs grossières de son point de vue. Nous nous appuyons sur quatre indices pour dater approximativement le manuscrit.

• 27 Voltaire (1768/1879), op. cit., note 13.

11Le premier tient dans le statut d’une réponse adressée à Voltaire qui reprend certains chapitres du livre de Voltaire paru en 1768, Des Singularités de la nature27. Par déduction, le manuscrit est postérieur à ces écrits sur lequel il construit son argumentaire en s’approchant du plan et des titres, comme nous l’avons vu précédemment dans l’analyse graphologique.

• 28 Jean-Étienne Guettard (1783), op. cit., note 22.
• 29 Ibid., p.11.
• 30 Jean-Étienne Guettard (n.d.), op. cit., note 11, pp. 57-58.
• 31 Ceci est une allusion directe au chapitre des Singularités de la nature sur le corail où il menti (...)

12Le second s’appuie sur le renvoi aux idées erronées de Voltaire dans un des derniers ouvrages publiés par Guettard28 en 1783 sur le sujet des coraux fossiles. Les deux premiers mémoires à ce propos datent de 1768 ; il est peu probable que le temps ait été suffisant pour les échanges. Quinze années plus tard, nous avons donc repéré juste une réfutation à la limite de la courtoisie puisqu’il traite tout de même Voltaire de « chef d’opinion » et d’« Amateurs se disant Naturalistes »29. Le ton est différent de celui du manuscrit dont voici un des extraits30 les plus truculents : « Quand on veut badiner les découvertes des hommes savants, il faut être savant soy même M. de Voltaire au moins dans le genre dont on parle. [...] Mais M ! les sens sont bien trompeurs, vous l'avés dit sans doute bien des fois, mais ici vous donnés tout aux sens, ou bien vous badinés, mais vous saviés que les railleries ne sont pas des convictions. C'est un de vos axiomes. […] Dans bien des occasions, il (Voltaire) n'auroit pas tant débité d'absurdités et de faussetés. Ses ouvrages en fourmillent comme le vieux fromage fourmille de mites31. […] M. de Voltaire a réellement été dans presque tout ce qu'il a vu un vray Don Quichotte qui voyoit toujours le contraire de ce que les hommes sensés voyoient. […] il faut avouer que M. de Voltaire a l'imagination plus vive qu'il n'a de bons yeux ». Le ton moqueur et acerbe que Guettard prit à l’encontre de Voltaire, tout en plagiant son style, pouvait ternir leurs postérités, préoccupation possible en fin de vie des deux savants – 1778 pour Voltaire et 1786 pour Guettard.

• 32 Jean-Étienne Guettard (n.d.), op. cit., note 11, pp. 51-52.

13Ceci peut être confirmé par le troisième indice. Il réside dans la rhétorique pittoresque de cette réponse qui manifeste que Voltaire est à la fin de sa vie alors que Guettard semble s’adresser à lui de son vivant en l’accusant implicitement de radoter suite à sa vieillesse : « Si M. de voltaire parle du caillou il fait un nombre de pourquoi. Pourquoi des campagnes en sont garnies, d'autres n'en engrangent point, pourquoi les uns sont gros et grands, les autres étant petits, pourquoi &c. […] Si il voyoit M. de Voltaire il demanderoit pourquoi il est plus grand que luy pourquoi il est si décharné, pourquoi il n'a plus que la peau et les os pourquoi &c. »32

• 33 Voltaire (1768/1879), op. cit., note 13, p. 155.
• 34 Jean-Étienne Guettard (1751/1755), « Présente à l’Académie un gros os fossile trouvé aux environs (...)
• 35  Voltaire, ibid., note 13, p. 157.

14Le quatrième indice peut être dans la résistance manifeste de Voltaire à l’égard des nombreux systèmes de la Terre construits par les Physiciens. En effet, il multiplie ses écrits les mettant en doute sur l’origine et la diversité des pierres, sur l’origine des montagnes, sur les coquilles fossiles, sur la formation de la Terre, l’édition originale de 1768 puis suivirent les éditions de 1771 et 1774. De plus, Voltaire met en doute la démonstration de Réaumur, maître de Guettard, à propos des faluns de Touraine qu’il réduit à quelques coquilles33. Et doutant de tout, il interpelle aussi Guettard sur ces écrits à propos des gros ossements fossiles de renne et d’hippopotame trouvés dans sa région d’Étampes34 en ne prenant pas au sérieux ses explications de changements possibles de climat. Nous pouvons imaginer combien Guettard a été éperonné. D’autant plus que Voltaire termine d’une façon provocatrice les chapitres sur les pierres, les coquilles fossiles et les systèmes de la Terre en minimisant les « prétentieuses » révolutions à la surface du globe : « La mer, qui laisse des coquilles sur un rivage qu’elle abandonne, est une goutte d’eau qui s’évapore au bord d’une petite tasse […] Toutes nos énormes révolutions sont un grain de sable à peine dérangé de sa place […] Que de systèmes, que de charlatanisme pour rendre compte de ces légères variations, si terribles à nos yeux ! »35

• 36  Georges-Louis Leclerc Comte de Buffon (1749 et 1778/1839), op. cit., note 10.
• 37  Jean-Étienne Guettard (1783), op. cit., note 22, pp. 11-12.
• 38  Jean-Étienne Guettard (n.d.), op. cit., note 11, pp. 53-54.
• 39  Marguerite Carozzi (1979), « Les pèlerins et les fossiles de Voltaire », Gesnerus, volume 36, fasc (...)
• 40 Voltaire (1768/1879), op. cit., note 13, pp. 146-147 et 155.
• 41 Gabriel Gohau, op. cit., note 8, pp. 152-153.
• 42 Charles Lyell (1843), Principes de géologie, Paris, Langlois & Leclercq, volume 1, p. 155.
• 43 Marguerite Carozzi (1979), op. cit., note 39, p. 92.
• 44 Patricia Crépin-Obert (2011), « La construction du concept de fossile, une étude comparée histori (...)

18Selon les moqueries de Buffon36 puis celles de Guettard à l’encontre de l’hypothèse tant décriée sur les pèlerins transportant et abandonnant des coquilles à l’origine de la présence de fossiles marins loin des mers, celle-ci est répétée et mise en avant ridiculisant la démarche du philosophe : « On ne peut regarder de semblables assertions, que comme celles d’un homme qui s’amuse […] A-t-il eu d’autre intention que de divertir ses lecteurs ? Pourroit-on croire sérieusement qu’il ait voulut les instruire ? »37 Cette hypothèse semble apparaître ainsi comme la seule nécessité dans le raisonnement de Voltaire : « Il conteste de ce qu'on trouve des coquilles ou d'autres corps marins dans le sein des montagnes, que ces montagnes au moins, ont été élevées par des déposts successifs de la mer. Cette conclusion est plus juste que d'en conclure que ces corps fossiles sont dus à des pèlerins, ou des restes de haltes de soldats ou qu'ils se sont formés dans la terre »38. Or loin d’être une assertion ou une conclusion, son argumentation est beaucoup plus ouverte et représente la voix du peuple incrédule sur ces nouvelles idées savantes de déplacement des mers. À cette fantaisie rendue publique, nous préférons envisager la perspective heuristique du philosophe des Lumières : des singes, des pèlerins, des germes, des lacs desséchés, un retrait des bords côtiers sont autant d’idées pour expliquer la présence des coquilles fossiles au sein des montagnes, idées principalement développées pour lutter contre celle d’un déluge biblique. Marguerite Carozzi est revenue aux sources de cette hypothèse voltairienne39 et en révèle plusieurs variantes qui expliquent bien les détours et l’évolution de la pensée de Voltaire qui n’est pas aussi innocent. Les coquilles auraient été soit transportées, comme les poissons, par les pèlerins venant de la Terre Sainte de Syrie, soit déposées en Europe lors d’une transgression de la mer de Syrie ou dans un ancien golfe ; soit elles se formeraient en germes dans la terre ; soit enfin elles vivaient dans des lacs intérieurs aux montagnes qui se seraient desséchés. Les trois premières hypothèses nécessitent une origine lointaine, les deux suivantes sont possibles in situ. Ce qui plaît mieux à Voltaire qui refuse de concevoir un bouleversement majeur à la surface de notre globe : » une huître près du mont Cenis ne prouve pas que l’océan Indien ait enveloppé toutes les terres de notre hémisphère […] Pourquoi donc imaginer que des coquillages des Indes sont venus s’amonceler dans nos climats quand nous en avons chez nous par millions ? […] A-t-on besoin de toutes ces suppositions pour prouver les révolutions que notre globe a essuyées dans des temps prodigieusement reculés ? »40 Il éprouve aussi une résistance à accepter une conséquence principale de ce nouveau système, la nécessité d’un temps long, sur lequel pourtant il tente différentes estimations oscillant entre deux millions d’années à 25920 ans qui s’affranchissent des six mille ans bibliques41. Lyell lui-même accusait Voltaire de manquer de sincérité et de renforcer les préjugés sur les coquilles fossiles, considérés comme des jeux de la nature aux siècles précédents, en désirant discréditer surtout les Saintes-Écritures42. Croyait-il réellement à l’hypothèse des pèlerins qu’il retravaille pour la rendre plus probable au fil de ses écrits ou au système de germes des coquilles ? Même si Voltaire trouve étonnante cette dernière, il ne la conteste pas et l’utilise plutôt comme tremplin pour revenir sur sa question persistante de l’origine marine des fossiles, assurée d’une façon prématurée selon lui par la communauté scientifique du XVIII^e siècle. Il s’efforce plus à une pensée divergente laissant libre cours à son imagination car il juge les arguments scientifiques insuffisants. L’hypothèse lacustre reste sa préférée, la plus crédible selon lui, nous dit M. Carozzi43. Et les études géologiques récentes confirment des terrains molassiques marins ou dulçaquicoles dans les Alpes44.

• 45 Jean-Étienne Guettard (n.d.), op. cit., note 11, pp. 51-52.
• 46 Jean-Étienne Guettard (n.d.), op. cit., note 17, p. 157 verso.

19En réponse à Voltaire, Guettard préfère rester sur le registre empirique en le reprenant sur des confusions entre fossile et dendrite, les différents modes de fossilisation, et la différence entre volcan et dépôts marins des montagnes. Il accepte que la science momentanément ne puisse répondre à toutes les questions qu’elle soulève. Mais en définitive, il répond à côté des préoccupations de Voltaire qui met en avant un paradoxe qui le rebute, à savoir qu’un même agent peut provoquer deux effets différents : la mer peut-elle à la fois produire les montagnes en s’avançant sur les continents et se retirer des plaines en laissant les dépôts coquilliers ? Les quelques réponses fermées de Guettard sur les objets géologiques s’opposent donc au questionnement ouvert et très divergent de Voltaire, à la recherche d’explications. Nous pouvons comprendre en définitive que Voltaire ne soit pas satisfait de ces réponses ponctuelles et des questions détournées par Guettard qui le corrige comme un enfant ignorant qui ne tarit pas de pourquoi pour terminer sur une sentence : « Enfin M. de Voltaire, commet presqu'autant de fautes, qu’il fait de phrases »45. Alors que Voltaire désirait philosopher sur le système de la Terre fondé sur les coquilles fossiles, raisonnement théorique dans lequel ne veut absolument pas s’engager le naturaliste. Dans ce sens, Guettard s’oppose vraiment à son contemporain Buffon qui n’hésite pas à ébaucher des théories, démarche que Guettard récuse : « vous commencés par réfuter tous les systèmes qui avoient été faits sur la formation de la terre. On s’imaginoit que vous donneriés que des faits et des faits vrays et point du tout, vous vous jettés à corps perdu dans la mer obscure des idées hypothétiques, et vous y mourrés noyé pour toujours »46. Guettard reste définitivement pragmatique et positiviste, et se refuse à tout système général. Le factuel de Guettard est dérangeant car il entre en conflit avec la nature même d’un savoir scientifique, son pouvoir explicatif en articulation ou en tension avec des faits. Comment faire vivre la science sans une touche d’imagination dans les modèles explicatifs ?

• 47 Bernard Le Bouyer de Fontenelle (1720/1722), « Sur des coquilles fossiles de Touraine », Histoire (...)
• 48 Voltaire (1704-1778/1977-1993), op. cit., note 25, tome 13, pp. 23-24.

20Si nous reprenons la logique du raisonnement des protagonistes, envisageons les relations entre les possibles et les nécessités de leur argumentation. Voltaire s’oppose aux « faiseurs de fables ou de rêveries » et marque son aversion pour la vraisemblance des révolutions du globe et le rôle principal accordé au Déluge universel. Si l’origine organique marine des coquilles fossiles est acceptée, alors cela nécessite une « rêverie » encore plus fantasque, le déplacement de la mer des Indes d’après les écrits de Fontenelle47. Et si la mer des Indes s’est déplacée puis retirée, alors un temps infiniment long est nécessaire. Il se refuse donc à croire à un tel bouleversement du globe qui lui apparaît comme impensable. Dans la triade Guettard / Voltaire / La Sauvagère de ce siècle des Lumières, il tient volontairement le rôle de questionner la communauté scientifique sur la généralisation avancée d’une origine organique marine des coquilles fossiles en plein cœur des montagnes. Délibérément il multiplie les autres modèles explicatifs : léger déplacement des rivages actuels ou transport par les pèlerins si les fossiles ont une origine marine, assèchement d’anciens lacs si les fossiles ont une origine dulçaquicole, et pourquoi pas admettre une végétation spontanée de germes coquilliers comme le soutient La Sauvagère ou une création par un « jeu de hasard » pour les fossiles n’ayant pas d’analogues actuels. Ces deux dernières hypothèses reviendraient alors à remettre en cause même leur origine organique. Son cheminement intellectuel le mène finalement à une évolution régressive éludant la question scientifique malgré les nouvelles connaissances en géologie. C’est ainsi qu’il l’exprime dans une lettre à La Sauvagère en 1777 : « Un jour viendra, Monsieur que vos découvertes détruiront toutes les ridicules charlataneries dont on nous berce. On rougira d'avoir dit que les Alpes et les Pyrénées ont été formées par les mers […] Notre siècle se vante d’étudier l’histoire naturelle, hélas ! Il n’étudie que des fables contre nature »48. Et en conséquence de ces impossibilités théoriques et de ses observations principalement dans la région de Ferney, tout en admettant l’origine aquatique des coquilles fossiles, il arrive à soutenir la conjecture d’anciens lacs asséchés.

• 49 Voltaire (1768/1879), op. cit., note 13, p. 138.
• 50 Ibid., p. 153.

21Le système de pensée de Voltaire révèle nombre d’obstacles épistémologiques. Tout d’abord une pensée finaliste qui accorde aux montagnes de nombreuses utilités : elles « assemblent les nuages et les neiges » ; elles « forment tous les fleuves et les fontaines » ; « elles affermissent la terre ; elles servent à l’arroser ; elles renferment à leurs bases tous les métaux, tous les minéraux »49. Puis une pensée « artificialiste » qui envisage le transport par l’Homme des coquilles et poissons fossiles. Mais au-delà de cet anthropocentrisme, deux difficultés conceptuelles majeures rendent inacceptable leur origine marine : par rapport à l’espace la permanence des paysages actuels, les montagnes sont pérennes car ce sont les « squelettes » de la Terre créés à l’origine du Monde par Dieu ; et par rapport au temps une durée incommensurable qui l’effraie « des temps reculés qui épouvantent l’imagination »50. Nous pourrions nommer cet obstacle principal, le « permanentiste » qui tend vers une conception anhistorique du monde alors que le temps long est inhérent à la géologie.

• 51 Jean-Étienne Guettard (n.d.), op. cit., note 11, p. 52.

22Quel poids peut avoir l’argumentation de Guettard face à ces obstacles et au statut attendu de la science de devoir tout expliquer ? L’argument principal de Guettard est l’analogie indiscutable entre les coquilles fossiles trouvées dans maints endroits et les coquillages actuels marins. Puisque les coquilles fossiles sont analogues aux coquilles marines, mise à part leur couleur, puisqu’elles sont en association avec d’autres corps marins, dont des dents de requins, et qu’elles sont contenues dans de nombreuses roches en plaine comme en montagne, il est nécessaire de penser qu’une ancienne mer a formé ces reliefs. Mais il ignore complètement le développement principal de Voltaire sur une origine lacustre des coquilles déterrées dans les montagnes. Et pourtant, il est conscient par ailleurs, de la difficulté des classifications des êtres vivants et fossiles, et de leurs analogies délicates. Et la rhétorique moqueuse gagne le dessus par rapport à l’argumentation scientifique en focalisant sur l’hypothèse des pèlerins : « Il l'étudie autant qu'il peut mais il est comme ces soldats qui décochent en fuyant leurs flèches qui ne font aucun mal étant mal limées »51. Finalement les nécessités des naturalistes, sous conditions d’explications à venir, sont devenues les impossibilités de Voltaire. C’est une véritable rupture épistémologique qui se joue entre un nouveau cadre épistémique mobiliste et naturaliste et un ancien cadre épistémique permanentiste et créationniste.

• 52 Jean-Étienne Guettard (1783), op. cit., note 22, p. 5.

23Rétrospectivement la découverte en 2005 de ce manuscrit datant du milieu du XVIII^e est due à l’intérêt que nous portions aux errements d’une pensée préscientifique dans l’histoire de la géologie. L’erreur en sciences bien souvent est dévalorisée, cachée puis oubliée. Or son intérêt réside dans le sens commun en interférence avec l’enquête scientifique. Guettard lui aussi avait déjà constaté les multiples réapparitions « des systèmes sur la formation des coquilles, qui n’ont pas plus de solidité, que plusieurs autres qui ont été mille fois péremptoirement réfutés & renversés, & qui, comme les têtes de l’hydre de Lerne, reparoissent de temps en temps, mais avec quelques changements. Quand l’erreur remonte à sa tête, il ne faut pas craindre de la combattre quelques soient ceux qui la font renaître. »52. Quelle belle métaphore pour expliciter la ténacité d’un obstacle épistémologique !

• 53 Georges Canguilhem (1965/2009), La connaissance de la vie, Paris, Vrin, p. 47.

24Réhabilitons la démarche heuristique de Voltaire que les naturalistes de l’époque n’ont pas entendue, forts de leur démonstration d’une origine marine, consensuelle par la communauté scientifique des Physiciens à laquelle le philosophe Voltaire n’appartenait pas. Alors que cette démarche d’un doute raisonné illustre parfaitement la pensée de Canguilhem : « Connaître, c’est moins buter contre un réel, que valider un possible en le rendant nécessaire. Dès lors la genèse du possible importe autant que la démonstration du nécessaire. […] L’illusion aurait pu être une vérité. La vérité se révèlera quelque jour une illusion. »53 L’entrée en raison en sciences ne peut s’établir que par un jeu d’interactions fort entre des arguments de nécessité et des arguments de possibilité, eux-mêmes en interaction avec un registre empirique. Cette architecture est bien l’enjeu d’un système d’enquête scientifique qui fonde la richesse d’une philosophie de la nature.