Navigation – Plan du site

AccueilNumérosIII-13DossierCe que les mathématiciens font au...

Dossier

Ce que les mathématiciens font aux assurances : le conseil des mathématiciens de la Compagnie d’assurances générales sur la vie des hommes (1818-1823)

What mathematicians do to insurance: the council of mathematicians of the Compagnie d’assurances générales sur la vie des hommes (1818-1823)
Caroline Ehrhardt
p. 151-186

Résumés

En examinant le travail du conseil des mathématiciens formé au sein de la Compagnie d’assurances générales sur la vie des hommes à sa création en 1819, cet article aborde la dimension professionnelle que revêtent les applications des statistiques et des probabilités pour les questions d’assurance et de prévoyance. Ce domaine, que l’on appellera l’actuariat plus tard au xixe siècle, constitue un objet privilégié pour étudier la pratique des mathématiques comme technique nécessaire à la conduite d’activités économiques, mais aussi les dispositifs sur lesquels repose une telle pratique, les actions concrètes de travail intellectuel qu’elle induit, ou encore les interactions qu’elle suppose entre des acteurs « mathématiciens » et des acteurs appartenant au champ politique ou économique.

Haut de page

Texte intégral

  • 1 Pour un bilan historiographique de cette approche ouverte par Alain Desrosières (1993) voir (Bruno, (...)
  • 2 Voir ici notamment (Miller, 2001 ; Miller & Napier, 1993). Ce constat est également fait dans (Cahe (...)

1Les effets de l’application du calcul des probabilités et des statistiques au monde économique et social sur la légitimité des mathématiques comme outils de connaissance et d’argumentation ont fait l’objet depuis une trentaine d’années de nombreuses études relevant de l’histoire de la quantification et de celle de la pensée économique1. Pour autant, peu de travaux se sont penchés sur les rouages concrets, au sein des administrations, des institutions et des entreprises, de ce vaste processus de mathématisation de l’intelligence du monde contemporain2. La manière dont la pratique des mathématiques s’intègre aux dispositifs d’organisation et de décision, les actions concrètes de travail intellectuel qu’elle induit, ou encore les interactions qu’elle suppose entre des acteurs « mathématiciens » ou experts en mathématiques et des acteurs appartenant au champ politique, administratif ou économique restent de fait mal connus.

2L’étude des applications et des usages des statistiques et des probabilités pour les problèmes d’assurance et de prévoyance — soit ce que l’on commence à nommer l’actuariat au xixe siècle — constitue un objet privilégié pour aborder de telles questions. Si les relations entre actuariat et mathématiques ont bien été étudiées dans le contexte anglo-saxon, les historiens les ont en fait abordées essentiellement sous l’angle de la « probabilisation » de la pratique actuarielle. Ils se sont ainsi interrogés sur l’application au commerce des assurances de savoirs probabilistes théoriques issus de travaux savants, en cherchant notamment à comprendre la relativement faible porosité de deux domaines dont on penserait volontiers a priori qu’ils auraient pu davantage, ou plus tôt, s’enrichir l’un l’autre (Daston, 1988a, 1988b ; Bellhouse, 2017 ; Porter, 1995). Cette approche est riche d’enseignement en ce qui concerne l’histoire du calcul des probabilités et celle du statut du risque et du hasard dans les sociétés passées (Clark, 1999) mais elle échoue à prendre en compte la diversité des usages relatifs aux mathématiques en matière d’assurances, et notamment le caractère professionnel que leur pratique revêt ou les enjeux économiques qu’elle recouvre. L’histoire de l’actuariat en France, où le secteur des assurances s’est développé plus tardivement qu’en Grande-Bretagne et à une époque où les outils théoriques fournis par les mathématiques étaient plus affutés, demeure à l’inverse peu connue (Thuillier, 2004).

  • 3 Procès verbaux du conseil d’administration. Compagnie d’assurances générales sur la vie des hommes. (...)

3Or, si l’on a des traces de la présence d’acteurs prenant en charge des calculs nécessaires aux assurances sur la vie dès la mise en place de ce secteur d’activité, les sources permettant de lever le voile sur le rôle et le travail concret de ceux que l’on qualifie alors de « mathématiciens » demeurent rares, du moins en France. Cette enquête prend appui sur les éléments que livrent les procès-verbaux du conseil d’administration de la première compagnie d’assurances sur la vie fondée en France après la Révolution, pour la période 1818-1823 pour étudier les modalités de la collaboration de ces « mathématiciens » à la compagnie et pour montrer comment le travail effectué par ces acteurs participe, très concrètement, à l’organisation et aux choix stratégiques de l’entreprise3.

  • 4 La problématique de la frontière entre le travail actuariel et les mathématiques a été explorée, à (...)

4En se situant à la croisée de l’historiographie portant sur les calculateurs (Croarken, 1990 ; Grier, 2013 ; Boistel, 2017) et de celle du travail administratif (Gardey, 2008), elle invite à élargir le spectre des activités intellectuelles et matérielles que la pratique des mathématiques recouvre. Le travail des mathématiciens de la Compagnie d’assurances générales sur la vie des hommes, en effet, ne procède pas de la même logique que l’exercice des mathématiques dans un contexte académique ou enseignant. Il engage des formes de production de savoirs dont l’abstraction n’est pas la finalité, des modes de circulation où le fait d’expliquer ou de calculer s’avère aussi important que celui de formaliser, des usages au quotidien où la maitrise de techniques ou la production de discours constituent des compétences recherchées. Loin de prétendre épuiser le sujet de la pénétration de savoirs probabilistes savants dans le monde des assurances, cette étude de cas met ainsi en lumière la capacité des acteurs à jouer d’une large palette de pratiques et d’usages des mathématiques et à revêtir, selon les circonstances, l’habit du mathématicien ou celui du professionnel des assurances4.

1.  Un nouveau secteur économique et ses enjeux mathématiques

5Les années 1820 ne marquent pas à proprement parler le début de l’assurance sur la vie en France. Il s’agit plutôt d’une renaissance, puisque Louis xvi avait déjà autorisé une compagnie d’assurances sur la vie à la veille de la Révolution. La mise en regard de cette première société avec les projets menés trente ans plus tard permet de prendre la mesure des liens entre mathématiques et assurance sur la vie au cours de la période étudiée, des permanences ayant traversé le tumulte révolutionnaire et des évolutions qui se sont fait jour.

1.1.  L’assurance sur la vie et les mathématiques sous l’Ancien Régime

6Les mécanismes qui ont présidé à la mise en place de la Compagnie royale d’assurances sur la vie des hommes sous l’Ancien Régime sont bien connus (Thiveaud, 1989). Le projet, mené par un groupe de banquiers, obtint en 1787 un privilège royal. La compagnie ainsi formée détenait donc un monopole, en échange de quoi elle reversait une partie de ses bénéfices à l’État. Afin de maintenir une forme de contrôle et d’éviter la tentation d’opérations financières hasardeuses, la compagnie était par ailleurs placée sous la surveillance de la municipalité de Paris. Un prospectus publié en 1788 permet de connaître les principes et les fondements de l’entreprise (Compagnie royale d’assurances, 1788). L’objectif de l’assurance sur la vie était ainsi, selon ses fondateurs, de « faire servir l’inégale durée de la vie humaine, et l’intérêt de l’argent, à fonder des ressources pour un âge avancé ; ou après la mort, en faveur des survivants » (Compagnie royale d’assurances, 1788, p. 5). Et les clés du succès en étaient, dès le départ, en partie mathématiques : elles reposaient tout à la fois sur la « certitude » des tables de mortalité, résultant du grand nombre de données disponibles (Compagnie royale d’assurances, 1788, p. 11) et sur celle « des divers calculs sur lesquels reposent les assurances » (p. 14). Autrement dit, selon ce prospectus, le recours aux mathématiques transmutait le hasard des vies humaines en chance de succès commercial.

  • 5 Condorcet écrit à la même période plusieurs textes destinés à promouvoir les assurances et organise (...)

7La mise en avant des mathématiques pour ce type d’entreprise à la fin de la décennie 1780 ne saurait surprendre. Dans un contexte de développement de l’arithmétique politique (Martin, 2003 ; Brian, 1994), des sociétés telles que celle-ci s’affichaient clairement comme une forme de réalisation concrète de la mathématique sociale que Nicolas de Condorcet appelait alors de ses vœux5. Le prospectus de la Compagnie royale rappelle ainsi les propos de l’académicien, qui expliquait qu’en « opposant le hasard à lui-même », l’assurance permettait de « détruire en grande partie » les causes d’inégalités que sont la naissance et la fortune grâce à « l’application du calcul aux probabilités de la vie et aux placements d’argent » (Condorcet, 1795, p 274-275). De ce point de vue, la Compagnie royale rejoignait les multiples projets de tontines, loteries, emprunts, caisses d’épargne et assurances dont les Procès-verbaux des séances de l’Académie des sciences portent la trace à partir de 1786. En effet, si la Compagnie obtint un monopole sans passer par les fourches caudines des recommandations de l’Académie des sciences, le gouvernement n’hésita pas en cette fin de décennie 1780 à solliciter l’avis des spécialistes du calcul des probabilités qu’étaient Pierre-Simon Laplace et Condorcet sur d’autres projets (Condorcet, 1994, p. 637-645).

  • 6 Francia De Beaufleury est l’auteur de nombreux textes et ouvrages, dont plusieurs ont trait à des q (...)
  • 7 Si l’on en croit le témoignage de Beaufleury, ce dernier eut plusieurs « conférences » avec les deu (...)

8En particulier, les documents relatifs à un autre projet d’assurances sur la vie, soumis par Louis Francia de Beaufleury, donnent à voir le travail des académiciens6. Les deux savants furent chargés de vérifier les calculs, mais aussi de déterminer la valeur des primes à appliquer pour concilier les intérêts de la clientèle et ceux de la compagnie. La procédure qu’ils suivirent alors, décrite dans une lettre conservée dans la pochette de séance du 24 février 1790, combinait plusieurs registres de compétences mathématiques : une compétence calculatoire, pour ainsi dire technique, une compétence savante en probabilités, qui leur permettait par exemple de s’assurer de la justesse des formules utilisées, mais aussi une compétence « experte », liée à une connaissance des pratiques assurantielles, qui permettait de motiver le choix d’une table de mortalité plutôt qu’une autre, ou encore d’augmenter les primes de 10 % par rapport aux résultats des calculs « pour donner aux assureurs une probabilité très grande de ne pas perdre » (Condorcet, 1994, p. 642-643)7.

9Il est significatif, de ce point de vue, que la Compagnie royale, si elle n’a pas fait l’objet d’une expertise académique, se soit tout de même adjoint les services d’Emmanuel-Étienne Duvillard (1755-1832), l’homme qui, en dehors des académiciens, était alors sans doute le plus à même de faire s’entrecroiser ces trois registres qui fondent la pratique des mathématiques actuarielles (Thuillier, 1997). Né à Genève et installé à Paris pour travailler au Contrôle général des finances sous Turgot de 1775 à 1776, proche de Condorcet, Duvillard s’était fait remarquer pour des Recherches sur les rentes, les emprunts et les remboursements, publiées en 1787 après avoir été approuvées par l’Académie des sciences. Si l’on en croit son témoignage, son emploi à la Compagnie royale recouvrait une gamme d’activités très étendue, puisqu’il s’occupa de la rédaction du prospectus destiné à « expliquer la chose » (Thuillier 1988, p. 32), du choix de tables de mortalité, des calculs, ainsi que du choix du taux et de sa justification. Duvillard cessa toutefois ses activités pour la Compagnie en 1790. N’étant pas parvenu à convaincre les « banquiers trop avides » de suivre ses recommandations en matière de taux, il se retrouva forcé « pour [son] honneur » de critiquer les calculs utilisés finalement, qu’il considérait comme une « mutilation » de ceux qu’il avait effectués (p. 32-33).

10Le cas de la Compagnie royale d’assurances sur la vie montre ainsi tout à la fois la nécessité reconnue de l’intervention des mathématiciens dans les calculs assurantiels et le manque de crédit dont ils disposaient en cette fin d’Ancien Régime : le gouvernement se passa de Condorcet et de Laplace pour approuver la Compagnie royale, et prit même des dispositions inverses à celles qu’ils avaient recommandées pour le projet Beaufleury ; parallèlement, la Compagnie royale ne suivit pas davantage les recommandations de l’expert qu’elle avait elle-même engagé. En un mot, les rapports de forces pour les prises de décisions ne penchaient pas du côté des mathématiques.

  • 8 La mise en place des tontines sous l’Ancien Régime a été étudiée (Gallais-Hamonno & Berthon, 2008). (...)

11Accusée d’agiotage, la Compagnie royale fut finalement supprimée par la Convention en 1793. Le Code civil renoua ensuite avec la méfiance qui avait largement prévalu jusqu’alors en France à l’égard des contrats portant sur la vie des hommes. Ainsi, les jurisconsultes de l’époque napoléonienne demeurèrent majoritairement défavorables à l’assurance sur la vie, la jugeant contraire à la morale et dangereuse pour les mœurs (Vigneron, 2020, p. 52). Alors que fleurissaient les entreprises liées à la prévoyance — reposant sur le principe ancien de la tontine ou sur celui, plus nouveau, de la mutualité — il fallut attendre l’orée des années 1820 pour que des projets de compagnie d’assurances sur la vie voient à nouveau le jour en France8.

1.2.  L’assurance sur la vie légitimée par le calcul des probabilités sous la Restauration

  • 9 Avis du Conseil d’État du 28 mai 1818, dans Le Moniteur des assurances sur la vie, t. 1, 1868, p. 1 (...)

12À la Restauration, l’évolution favorable de l’économie et le développement des sociétés par actions, associés à l’influence des succès anglais en la matière, entrainèrent un nouvel intérêt des entrepreneurs pour l’assurance. Après la mise en place de sociétés d’assurance maritime, puis contre l’incendie, plusieurs projets d’assurances sur la vie des hommes furent soumis à l’approbation du gouvernement. Le 28 mai 1818, le Conseil d’État émit un avis favorable à la fondation de la Compagnie d’assurances générales sur la vie des hommes, première société anonyme d’assurances sur la vie en France depuis la Révolution. L’avis du Conseil d’État reposait sur deux arguments : l’assimilation des contrats d’assurance sur la vie aux contrats aléatoires permis par le Code civil (l’aléa résidant non pas dans la survenue du décès mais dans ses conséquences pécuniaires), et le fait que ces contrats, portés par « un sentiment généreux et bienveillant » de leurs souscripteurs, relevaient au fond de la prévoyance9.

13Mais si les arguments moraux et légaux étaient mis en avant, les mathématiques n’en étaient pas pour autant étrangères à la question. Le projet d’avis préparé par Georges Cuvier expliquait ainsi que l’autorisation des sociétés anonymes devait dépendre de l’examen de « la proportion de leurs moyens avec leurs buts » et que « toutes les fois que les chances [défavorables] sont sujettes à des lois de probabilités déterminées, la proportion se laisse assigner » (Thuillier, 1996, p. 177). Cuvier en concluait :

Une caisse d’épargnes ou une caisse d’assurances sur la vie peut établir, d’après les lois de la mortalité, quelles doivent être les rétributions pour parvenir aux engagemens. Si ses calculs sont bien faits, plus il y aura d’assurés plus la compagnie sera certaine de ne point éprouver de malheur imprévu. Elle n’aura besoin que d’un capital propre à subvenir aux accidents des premières années ; ensuite les primes fourniront à tous les besoins […]. Il n’y a donc aucune raison de limiter, pour ces sortes d’événemens ordinaires, et sujets à des lois connues, le nombre des affaires, ni de les interdire à des sociétés anonymes, pourvu que l’on connaisse par les statuts la marche générale qu’elles se proposent de suivre par rapport aux assurances […], les conditions des escomptes et les autres circonstances qui rendent à peu près certaine la bonté des opérations. (Thuillier, 1996, p. 177)

14Les mathématiques interviennent ainsi à deux niveaux pour justifier l’autorisation. D’une part, le calcul des probabilités garantit la sureté théorique de telles opérations : il assure que les événements en jeu, de par leur caractère ordinaire, obéissent à des lois, et donc que l’on peut obtenir par ce calcul la certitude de l’équilibre financier. C’est, en substance, ce que démontre la Théorie analytique des probabilités de Laplace (1812), publiée quelques années plus tôt. La loi des grands nombres, en convertissant les décès en événements indépendants, fournit la possibilité d’une mesure scientifique aux opérations de prévoyance. La maîtrise de la providence par la théorie des probabilités justifie ainsi la confiance que l’État, les actionnaires et les souscripteurs peuvent placer dans le dispositif d’assurances sur la vie, dans la mesure où « la proportion de leurs moyens avec leurs buts » (pour reprendre les termes de Cuvier) est calculable.

15D’autre part, l’usage des mathématiques est nécessaire, en pratique, pour effectuer ces opérations de calcul, dont les assureurs doivent fournir les résultats sous forme de tableaux dans leurs statuts et que l’État entend contrôler pour éviter les dérives spéculatives et les faillites préjudiciables aux souscripteurs. Il est question cette fois non d’un raisonnement théorique faisant appel aux équations du calcul différentiel, mais d’une opération concrète visant à convertir une table de mortalité en tableaux de tarifs et de primes. Et il faut pour cela disposer d’une table de mortalité, déterminer des paramètres, et effectuer de nombreux calculs. Le savoir théorique du mathématicien doit alors se muer en savoir-faire calculatoire.

1.3.  L’emploi de « mathématiciens » dans les premières compagnies d’assurances sur la vie

16C’est ainsi dans un contexte où le recours aux mathématiques apparaissait comme une nécessité tant théorique que pratique aux yeux du gouvernement que les premières compagnies postrévolutionnaires d’assurances sur la vie virent le jour. Conséquence de l’avis favorable du Conseil d’État, la Compagnie d’assurances générales sur la vie des hommes fut autorisée par une ordonnance du 22 décembre 1819, bientôt suivie par la Compagnie royale d’assurances sur la vie des hommes, autorisée par une ordonnance du 11 février 1820. Toutes deux étaient des sociétés anonymes, et, bien qu’indépendantes juridiquement, elles constituaient en fait une nouvelle branche de sociétés créées quelques années auparavant qui pratiquaient l’assurance maritime et celle contre l’incendie. Les deux compagnies fournirent des tables annexées à leurs statuts pour obtenir leur autorisation, et pour ce faire elles s’adjoignirent les services d’acteurs qualifiés de « mathématiciens ».

  • 10 Les procès-verbaux du conseil d’administration après 1830 sont en revanche conservés aux Archives n (...)
  • 11 PVCA du 26 février 1821.
  • 12 PVCA du 4 mai 1820. Rien n’indique notamment qu’il s’agisse du même Argand que celui connu en histo (...)
  • 13 Procès-verbaux du conseil d’administration, séance du 6 janvier 1831. Compagnie royale d’assurances (...)

17La Compagnie royale d’assurances sur la vie ne démarra véritablement ses activités qu’en 1830, faute d’avoir réussi à rassembler les capitaux nécessaires. En l’absence de procès-verbaux du conseil d’administration, son fonctionnement pendant la période 1820-1830 nous échappe en grande partie10. S’il est avéré que des mathématiciens y furent employés (on sait qu’ils furent chargés de discuter avec ceux de la Compagnie d’assurances générales, pour laquelle les sources sont plus complètes), leurs noms et leurs activités ne nous sont pas connus11. De même, on apprend indirectement, toujours par les archives de la Compagnie d’assurances générales, que les tables de la Royale avaient été dressées par un certain Argand, mais sans qu’il soit possible de l’identifier ou de connaître la nature de ses activités pour la Compagnie12. À partir de 1831, les procès-verbaux du conseil d’administration de la Compagnie royale portent la trace de la présence de mathématiciens, Joseph Nicollet, déjà employé par la Compagnie d’assurances générales entre 1820 et 1823, et sur lequel nous reviendrons, et Philippe Pellis, auteur d’un mémoire sur une « Théorie des rentes viagères et les nouvelles applications qu’on peut en faire », accompagné d’une table de mortalité, et qui fut soumis à l’Académie des sciences en 1834 (Thuillier, 1992, 1993a)13. Toutefois, le rôle qu’ils ont pu jouer au sein de la Compagnie royale, la nature exacte de leurs activités et les tâches qui leur ont été confiées ne sont pas précisés dans les procès-verbaux du conseil d’administration — une source qui, de par sa nature, rend très peu compte de manière générale de ce que font les employés au sein de la Compagnie.

  • 14 Les procès-verbaux du conseil d’administration sont aux aussi conservés aux Archives nationales du (...)

18Il faut noter également que la présence d’une expertise mathématique est manifeste au sein de l’Union, troisième compagnie d’assurances créée en France en 1829 sous l’impulsion du banquier Benoît Fould (Revilliot, 1954). Son directeur, en effet, n’est autre que Myrtil Maas, qui avait jusqu’alors été employé comme mathématicien par la Compagnie d’assurances générales, et sur lequel nous reviendrons également14. Néanmoins, les procès-verbaux du conseil d’administration de cette troisième compagnie ne permettent pas, là encore, d’en savoir davantage.

19Ce bref état des lieux des archives et des acteurs met en lumière le double intérêt que revêt ici la Compagnie d’assurances générales sur la vie des hommes. D’une part, il s’agit, chronologiquement de la première compagnie de ce type et les hommes qui y ont travaillé comme mathématiciens ont ensuite fait bénéficier les compagnies concurrentes de leur savoir-faire. Les activités du conseil des mathématiciens ont ainsi une dimension matricielle relativement à la mise en place des assurances sur la vie en France. D’autre part, de manière remarquable, les sources rendent compte, au moins en partie, des activités de ce conseil, et permettent donc de lever le voile sur la nature du travail qui y fut accompli.

2.  Les mathématiciens de la Compagnie d’assurances générales sur la vie des hommes

  • 15 Ce groupe est constitué de Gourcuff, qui en est le directeur, Basterrèche (négociant à Bayonne), Va (...)
  • 16 Pendant la Révolution, Duvillard participe à plusieurs projets liant arithmétique sociale et prévoy (...)
  • 17 PVCA des 20 juillet 1818, du 22 janvier 1819 et du 11 août 1819.

20Issus du milieu des affaires et de la finance, les hommes à l’initiative de la Compagnie d’assurances générales sur la vie des hommes ne disposaient pas a priori d’une formation mathématique étendue15. Ils jugeaient cependant le lien entre mathématiques et assurances sur la vie suffisamment avéré pour munir leur société de solides compétences en la matière. Avant même l’autorisation royale officielle, dès juillet 1818, ils recrutèrent ainsi Joseph Nicolas Nicollet, membre adjoint du Bureau des longitudes. Après avoir cherché sans succès à lui adjoindre Duvillard — sans doute l’homme le plus reconnu sur ces questions en ce début de xixe siècle16 — les dirigeants engagèrent en janvier 1819 Myrtil Maas, ancien élève de la section des sciences de l’École normale, en qualité de « mathématicien ». Puis, sept mois plus tard, ils s’adjoignirent les services d’Olinde Rodrigues, titulaire d’une thèse de sciences sur l’attraction des sphéroïdes, qui fut quant à lui chargé de vérifier les calculs effectués par Maas. Avant même que la compagnie ne démarre effectivement, elle avait donc trois mathématiciens à son service, dont les profils et les trajectoires s’avèrent pour le moins variés17.

2.1.  Joseph Nicolas Nicollet (1786-1843), astronome au service des mathématiques actuarielles

  • 18 Procès-verbaux du Bureau des Longitudes, séances du 26 août 1812 et du 9 juillet 1817.
  • 19 « Séance du 7 septembre 1812 », Procès-verbaux des séances de l’Académie des sciences, t. V, p. 95  (...)
  • 20 C’est avec ce titre qu’il est mentionné lors de la séance du 7 juin 1813 (Procès-verbaux des séance (...)

21Au moment où il est entré au service de la Compagnie d’assurances générales, Joseph Nicolas Nicollet était une figure montante de la scène scientifique parisienne. Normalien de la promotion 1810, il contribuait par ses calculs et ses observations aux travaux du Bureau des longitudes depuis 1812, et en était devenu secrétaire-assistant en 181718. Il était également astronome attaché à l’Observatoire, où il collaborait notamment avec Laplace. Plusieurs de ses travaux d’astronomie avaient été présentés ou soumis à l’Académie des sciences, qui lui attribua le prix Lalande en 182019. Ce début de carrière prometteur se doublait de l’obtention de positions enseignantes qui marquaient, là encore, le crédit que lui accordaient les savants de son temps : après avoir été répétiteur à l’École normale à la fin de sa scolarité20, il était en 1818 professeur de mathématiques à Paris, au collège royal Louis-Le-Grand.

22Si Nicollet n’avait pas d’expérience en matière de calcul statistique en 1818, sa maîtrise du calcul astronomique suffisait sans doute à garantir ses compétences aux yeux des dirigeants de la Compagnie d’assurances générales. De fait, les deux domaines sont historiquement liés, et le savoir-faire nécessaire à l’un pouvant être mis au service de l’autre (Sheynin, 1973 ; Armatte, 2004). Plus encore, ce lien se matérialisait en France par le fait que le Bureau des longitudes était chargé de publier les données démographiques. Au-delà du bénéfice de son savoir-faire en matière de calcul, la présence de Nicollet offrait donc également l’avantage de mettre la Compagnie d’assurances générales en relation avec une institution primordiale pour ce secteur d’activité.

  • 21 Procès-verbaux du Bureau des Longitudes, séances du 19 juillet 1820, du 26 juillet 1820, et du 26 s (...)
  • 22 Nicollet y entreprit plusieurs expéditions et mena des travaux topographiques. Il est notamment con (...)

23Il est plus difficile de savoir, à l’inverse, quelles avaient pu être les motivations de Nicollet. On peut supposer que la question financière a joué un rôle, puisque la Compagnie d’assurances générales lui assurait un revenu de 4 000 francs, là où ses enseignements n’en rapportaient pas plus de 3 000 (Savoie, 2013, p. 106). On peut se demander également dans quelle mesure ses convictions quant au bien-fondé d’une telle entreprise, nourries par son expertise mathématique, contribuèrent à son implication. Sa Lettre à M. Outrequin, banquier, sur les assurances qui ont pour base les probabilités de la durée de la vie humaine (Nicollet, 1818) sur laquelle nous reviendrons, est peut-être un ouvrage de circonstance, mais elle n’en manifeste pas moins que Nicollet avait confiance dans de tels contrats et dans la capacité des mathématiques à les garantir. S’il n’est pas possible de se prononcer définitivement en l’état actuel des sources consultées, l’annonce que Nicollet fait dans ce livre d’un travail scientifique à venir sur le sujet des assurances, puis son implication, à partir de 1820, dans les travaux démographiques du Bureau des longitudes, nourrissent cette hypothèse21. L’évènement qui a mis fin à la carrière française de Nicollet va également dans ce sens, puisqu’il fut contraint de fuir Paris en 1831 pour se réfugier en Amérique, en raison de dettes contractées en bourse qu’il n’était pas en mesure de rembourser22.

2.2.  Myrtil Maas (1792-1865), future figure tutélaire de l’actuariat en France

  • 23 On ne le trouve pas dans la liste des agrégés, ni parmi les auteurs des Annales de mathématiques pu (...)

24Myrtil Maas faisait partie de la promotion de 1813 de la section des sciences de l’École normale, mais n’avait pas été autorisé à avoir un poste d’enseignant de mathématiques dans un collège royal à la fin de ses études car il était de religion juive. On ne trouve pas trace d’une activité marquant son appartenance au milieu mathématique dans les années qui suivirent sa scolarité23. Il aurait été employé dans une entreprise de porcelaine, avant de décider de vivre de leçons particulières de mathématiques. Ce serait ainsi parce qu’il aurait enseigné les mathématiques à son directeur Gourcuff qu’il aurait été recruté au sein de la Compagnie en 1818 (Cotelle, 1877). Il ne faut pas oublier non plus que Maas avait vraisemblablement côtoyé Joseph Nicollet quelques années auparavant, puisque ce dernier était répétiteur à l’École normale au moment où Maas y était étudiant.

  • 24 Les élèves de l’École normale apprenaient ainsi « l’algèbre supérieure, la discussion des équations (...)
  • 25 PVCA, séance du 10 avril 1819.

25Si Maas disposait d’un bagage mathématique relativement solide à sa sortie de l’École normale, il n’y avait cependant pas reçu d’enseignement de calcul des probabilités qui aurait pu lui servir par la suite24. Il n’avait pas davantage d’expérience de la pratique du calcul. C’est ainsi en raison des potentialités ouvertes par ses connaissances générales en mathématiques, et non de son savoir-faire sur des questions liées aux assurances, que la Compagnie d’assurances générales sur la vie des hommes s’attacha ses services. Recruté au départ pour « travailler sur les tables de mortalité », il fut rapidement envoyé à Londres pour collecter des renseignements sur le fonctionnement des compagnies anglaises d’assurances sur la vie25. Il s’y serait livré à des « études pratiques » (Cotelle, 1877, p. 192), et y aurait notamment rencontré Francis Baily, auteur d’une Théorie des annuités viagères (1813) qui exerçait alors comme actuaire consultant (Maas, 1875).

  • 26 PVCA, séances du 13 janvier 1820 et du 29 juillet 1822.

26Maas, décrit comme « mathématicien » dans les procès-verbaux de la compagnie et par Nicollet (1824), n’a jamais été un géomètre au sens où on l’entendait alors, c’est-à-dire qu’il n’exerça jamais d’activité savante relevant des mathématiques. Il devint en revanche, au bénéfice de cette formation anglaise et de l’apprentissage qu’il fit au sein de la Compagnie, le premier mathématicien professionnel du secteur des assurances sur la vie en France. En 1822-1823, lorsque la Compagnie décida progressivement de se passer des services de Nicollet et de Rodrigues, Maas fut nommé « sous-chef », puis « chef de bureau »26. Il resta à la Compagnie d’assurances générales jusqu’en 1829, date à laquelle il fut débauché pour prendre la direction d’une nouvelle compagnie, l’Union (Cotelle, 1877). Maas fit ensuite une brillante carrière au sein des assurances. On lui doit notamment une Théorie élémentaire des annuités viagères et des assurances sur la vie (Maas, 1865), qui devint l’ouvrage de référence des mathématiques actuarielles de la deuxième moitié du xixe siècle.

  • 27 PVCA, séance du 11 août 1819.

27Pour autant, en 1819, Myrtil Maas devait encore faire ses preuves en matière de calcul actuariel. Après la présentation des tables de mortalité dressées par ce dernier de retour d’Angleterre, le conseil d’administration de la Compagnie d’assurances générales, « considérant que le succès […] dépendait essentiellement de l’exactitude des calculs de ces tables », décida « pour acquérir la certitude de leur régularité » de les faire vérifier par « un habile mathématicien », à savoir Olinde Rodrigues27.

2.3.  Olinde Rodrigues (1795-1851), géomètre saint-simonien

  • 28 On lit parfois qu’il était répétiteur à l’École polytechnique, mais cela ne semble pas avéré.
  • 29 (Grattan Guinness, 2005). Les travaux de Rodrigues de cette période ont été publiés dans le Bulleti (...)
  • 30 « Rodrigues, Benjamin Olinde », dans Louis-Gabriel Michaud, Biographie universelle ancienne et mode (...)

28Olinde Rodrigues, maître d’études de mathématiques au lycée Napoléon au début des années 1810, pouvait quant à lui être qualifié de géomètre au moment de son entrée dans la Compagnie28. On ne trouve pas trace de lui dans les Procès-verbaux des séances de l’Académie des sciences, mais il avait soutenu en 1815 une thèse de sciences reposant sur le calcul analytique et publié plusieurs travaux29. Étant comme Maas de religion juive, il ne pouvait espérer obtenir de poste de titulaire dans l’enseignement sous la Restauration. Après sa thèse, il « se mêla au monde des affaires »30 et devint courtier en bourse, suivant en cela la tradition familiale. Son père, Isaac Rodrigues-Henriques, issu d’une famille de banquiers bordelais s’était en effet établi à Paris au moment de la Révolution, et avait travaillé comme agent de change pour la banque Fould (Autin, 1984 ; Barbier, 1991). S’il est difficile de savoir précisément en quoi consistait le quotidien de Rodrigues en 1819, il est en revanche certain que le monde de la finance ne lui était pas étranger.

29Néanmoins, au moment où il entra à la Compagnie d’assurances générales, Rodrigues ne semblait pas lui non plus avoir de compétences particulières en matière de mathématiques actuarielles. Il ne s’était pas intéressé aux probabilités et ses travaux ne démontraient pas la maîtrise d’un savoir-faire calculatoire spécifique. Il avait cependant un profil assez inhabituel au début du xixe siècle. Alors que la formation mathématique de haut niveau destinait habituellement à des carrières d’ingénieur ou d’enseignant, les compétences de Rodrigues en matière de mathématiques théoriques se doublaient d’une bonne connaissance du fonctionnement des milieux de la banque et de la finance. Ceci en faisait sans doute un bon candidat pour remplir des fonctions de mathématicien au sein de la Compagnie d’assurances générales. Parallèlement à son travail d’expertise dans l’assurance-vie, Rodrigues s’intéressa par ailleurs aux mathématiques financières et publia avec Maas une Théorie de la caisse hypothécaire (Maas & Rodrigues, 1820).

  • 31  Rodrigues participe ainsi à la fondation du journal Le Producteur en 1825 puis œuvre à la diffusio (...)
  • 32 On trouvera une présentation de ses contributions dans les chapitres 6 à 9 de (Altmann & Ortiz, 200 (...)

30La rencontre de Rodrigues avec le comte de Saint-Simon en 1823 marqua un infléchissement de son parcours. À la mort de ce dernier, deux ans plus tard, Rodrigues devint l’un des chefs de file du mouvement saint-simonien31. Il prit cette même année la direction de la Caisse hypothécaire. La trajectoire de Rodrigues quitta alors le monde des assurances pour retourner à celui de la finance (Gille, 1970, p. 105-124). Mais s’il en devint un acteur influent, il ne s’y intéressa pas en tant que mathématicien : la Théorie des banques (1848) relève de la réflexion économique et politique et non des mathématiques financières — et ce alors même qu’il continua dans les années 1830-1840 à mener des travaux de recherche en mathématiques pures32.

3.  Les tâches du conseil des mathématiciens : mettre les mathématiques au service de la compagnie

31Le recrutement de Nicollet, Maas et Rodrigues ayant précédé la mise en route effective de la Compagnie, leur rôle fut institutionnalisé juste après le lancement officiel de l’entreprise lorsque Jacques Vassal, inspecteur de la Compagnie, proposa que soit créé « un conseil des mathématiciens » :

  • 33 PVCA, séance du 10 février 1820.

Il faut que notre marche soit certaine et déjà à mesure que nous avançons de nouvelles questions s’élèvent, se compliquent, se multiplient sous des formes essentiellement différentes. Nos décisions en pareille matière ne peuvent être improvisées, elles ont besoin d’être justifiées par des calculs mathématiques et longtemps muries sous les rapports administratifs et financiers. Il me parait donc indispensable que nous établissions à côté de nous un conseil de mathématiciens qui serait chargé de l’examen et de la solution mathématique des questions que nous serons dans le cas de lui présenter. […] Ce conseil des mathématiciens serait chargé en outre de présider à la rédaction des tables qui restent à faire, de vérifier les calculs, de les comparer à ceux des autres compagnies et d’en soutenir une discussion publique et raisonnée s’il y avait lieu33.

32Ces propos attestent que la confrontation à la pratique venait heurter la « certitude des lois de probabilités » qu’évoquait Cuvier dans le projet d’avis cité précédemment (Thuillier, 1996, p. 177). Il ne suffisait pas que les mathématiques garantissent théoriquement la faisabilité, encore fallait-il déterminer de manière effective les tables sur lesquelles les tarifs étaient calculés, les données à prendre en compte, les valeurs permettant d’atteindre l’équilibre — autant de paramètres que ne fournit pas la Théorie analytique des probabilités (Laplace, 1812). Ces freins pratiques à l’optimisme probabiliste rendirent l’activité du conseil des mathématiciens assez intense de 1820 à 1822, et sa tâche d’autant plus sensible que la Compagnie royale d’assurances sur la vie venait d’obtenir elle aussi une autorisation. Un examen des procès-verbaux du conseil d’administration de la Compagnie d’assurances générales au cours de cette période permet ici de prendre la mesure du travail effectué par Nicollet, Maas et Rodrigues.

3.1.  Résoudre des questions techniques

  • 34 Un registre spécifique sur lequel le conseil des mathématiciens était supposé consigner ses travaux (...)

33Comme indiqué au moment de l’établissement du conseil, une des premières tâches des mathématiciens consista à préciser les conditions pratiques nécessaires à l’établissement des contrats. Il s’agissait dans un premier temps de déterminer les tables de mortalité à utiliser, puis d’en déduire la table des tarifs à payer pour recevoir une somme fixée en cas de décès. Le détail des arbitrages et des calculs effectués à cet effet ne figure pas dans les archives de la compagnie mais d’autres sources apportent ici des éléments d’informations34.

  • 35 Le travail de Deparcieux a fait l’objet d’une édition critique (Deparcieux, 2003). Outre les travau (...)
  • 36 PVCA, séance du 11 août 1819.
  • 37 (Nicollet, 1824) et ordonnance 22 décembre 1819. Selon (Maas, 1872), le Conseil d’État aurait criti (...)
  • 38 Ordonnance du 6 octobre1820 modifiant celle du 22 décembre 1819. Les sources ne rendent pas explici (...)

34Il existait alors en France deux tables de mortalité : celle d’Antoine Deparcieux, publiée au milieu du xviiie siècle et qui portait sur une population de rentiers et celle de Duvillard, publiée au début du xixe et élaborée à partir de sources statistiques plus diverses35. Si l’on en croit le témoignage du fils de Maas, le choix initial de la Compagnie de prendre pour base les tables de Duvillard fut critiqué par le Conseil d’État (Maas, 1875). Il n’est donc pas exclu qu’il y ait eu alors une tentative pour combiner les deux tables pour obtenir un « ordre de mortalité moyen », selon une méthode par ailleurs signalée par Nicollet (1824) dans l’article « Assurances » qu’il rédigea quelques années plus tard pour l’Encyclopédie moderne. Ceci expliquerait la mention de tables de mortalité « dressées »36 par Maas et que Rodrigues devait « vérifier », mention qui laisse entendre que la Compagnie ne s’était pas contentée d’utiliser directement les tables existantes. Quoi qu’il en soit, le choix définitif et validé par le gouvernement fut finalement de faire les calculs à partir des tables de Duvillard pour les assurances en cas de décès37 et des tables de Deparcieux pour les rentes viagères38. Le gros du travail consista donc vraisemblablement à calculer non les tables, mais les tarifs — « des calculs toujours longs et compliqués » néanmoins et qui, selon Nicollet (1824), furent faits deux fois, d’abord par lui-même puis par Maas.

  • 39 PVCA, séances du 9 mars 1820, 27 avril 1820 et 11 janvier 1821 respectivement.

35Par la suite, les mathématiciens furent consultés plusieurs fois sur des points techniques particuliers. On leur demanda de réfléchir à la possibilité de modifier la table des annuités différées, à l'éventualité d'une résolution anticipée et aux clauses à mettre en place dans ce cas, ainsi qu'à la limitation des sommes qui pourraient être souscrites en fonction de l’âge du souscripteur39. De telles questions ne relevaient pas du calcul ordinaire. Elles consistaient plutôt à établir les bases du fonctionnement de la Compagnie. Y répondre nécessitait de mobiliser les données adéquates, d’en extraire une information à partir des formules du calcul analytique des probabilités, puis de traduire cette information en un conseil ou en un avis à destination des directeurs, afin de les aider à prendre une décision. De ce point de vue, on le voit, les mathématiciens n’étaient pas des exécutants qui auraient un statut similaire à celui d’employés de bureau, puisque leur rôle ne se limitait pas à faire et à vérifier des calculs. Ils intervenaient plutôt en tant qu’experts, en quelque sorte des ingénieurs en assurances, et prirent d’ailleurs parfois part aux réunions du conseil d’administration. Or, l’examen des autres tâches qui leur furent attribuées montre que cette fonction d’expertise et de conseil dépassait en fait le cadre strict de l’exercice des mathématiques.

3.2.  Discuter de la diversification des activités

36Une fois adoptés les statuts et mises au point les bases des assurances en cas de décès, les dirigeants de la Compagnie d’assurances générales envisagèrent d’élargir la gamme des contrats proposés, ce pour quoi ils firent là encore appel au conseil des mathématiciens. L’examen des discussions relatives à deux de ces projets de contrats permet de prendre la mesure de la variété des activités qui incombèrent aux mathématiciens et du rôle qu’ils jouèrent au sein de la Compagnie.

  • 40 Plusieurs facteurs expliquent cet intérêt. Les rentes viagères reposent sur un mécanisme inverse de (...)
  • 41 PVCA, séance du 23 mars 1820.
  • 42 PVCA, séances du 30 mars et du 18 mai 1820.
  • 43 PVCA, séance du 30 mars 1820.

37Un premier projet concernait les rentes viagères40. La première tâche des mathématiciens consista à informer le conseil d’administration sur les modalités concrètes sur lesquelles reposaient de tels contrats. Sans surprise, ces derniers préconisèrent l’usage des tables de mortalité de Deparcieux, qui concernent spécifiquement des populations de rentiers (Thuillier, 1993b ; Deparcieux, 2003). Ils donnèrent également un certain nombre de recommandations pratiques, relatives au taux à appliquer, à la limite d’âge, ou encore à la périodicité des versements — recommandations dont les procès-verbaux ne permettent pas de savoir si elles relevaient d’un calcul original à partir de la table de Deparcieux, d’une vérification de calculs existants, ou simplement d’une reprise d’informations déjà publiées auparavant. Mais les mathématiciens ne se limitèrent pas à examiner les conditions pratiques de la mise en œuvre. Ils précisèrent également que les bénéfices procurés par les rentes viagères permettraient d’équilibrer les pertes subies par la compagnie « si des événements extraordinaires venaient à changer accidentellement l’ordre naturel de la mortalité »41, et formulèrent des arguments destinés à contrer les objections que l’on pourrait faire au projet en matière de « moralité »42. Enfin, leur dernière tâche consista à rédiger le projet de demande d’autorisation au gouvernement puis à préparer le prospectus à fournir au public le cas échéant43.

  • 44 PVCA, séance du 31 août 1820.
  • 45 PVCA, séance du 19 octobre 1820. Ce projet sera cependant refusé par ce dernier, non pour des raiso (...)

38Un second projet, né à l’initiative du conseil des mathématiciens, concernait « une nouvelle espèce d’assurance différée avec tirages de primes »44. Le principe, qui n’est pas sans rappeler celui des tontines, consistait à regrouper les assurés par séries de cent, et à tirer au sort l’attribution des primes parmi les survivants au bout de 5, 10 ou 20 ans. L’idée reçut au départ un accueil mitigé. Le conseil d’administration, « sans contredire les calculs » sur lesquels reposait le projet, objecta d’une part que ses résultats paraissaient trop incertains et trop peu importants pour contrebalancer l’inconvénient qui en résultait en termes d’image — le tirage au sort étant assimilé à une « loterie ordinaire », et donc entaché d’immoralité — et d’autre part que, pour cette raison, le gouvernement n’y serait vraisemblablement pas favorable. Les calculs et les conditions précises de ce projet n’étant pas reproduits dans les procès-verbaux, les bases mathématiques sur lesquelles il reposait n’ont pas laissé de traces dans les archives. Elles semblent toutefois avoir été présentées de manière assez détaillée au conseil d’administration, et ne pas avoir fait l’objet de discussions ou de remises en cause. Signe de la confiance qu’ils accordaient à l’expertise des mathématiciens, les dirigeants les chargèrent, en dépit des réserves émises, de rédiger un projet d’organisation détaillé, destiné à être soumis au ministère de l’Intérieur45.

  • 46 Une demande fut ainsi faite à Rodrigues de préparer un rapport sur les établissements autorisés par (...)

39Dans un cas comme dans l’autre, le conseil des mathématiciens joua donc un rôle majeur dans les décisions de la Compagnie en matière de stratégie commerciale. Au-delà des calculs, leurs compétences théoriques s’accompagnaient d’une capacité à assimiler l’« état de l’art » sur les différents sujets traités et à en rendre compte46. Les mathématiciens étaient ainsi en mesure de sélectionner les sources adéquates, de les lire et d’en saisir les enjeux, puis de les reformuler à destination des dirigeants de la Compagnie et d’émettre un avis sur la question. Mais, plus encore, le second exemple montre que le travail de ces professionnels des mathématiques ne se réduisait pas non plus à un exercice de synthèse. Le conseil des mathématiciens mettait aussi ses compétences à profit pour proposer d’innover dans le domaine des assurances. Il ne s’agit pas ici d’innovation mathématique théorique, puisque l’assurance différée avec tirage de primes repose sur les mêmes bases de calcul des probabilités que les autres contrats assurantiels. Néanmoins, en mêlant le modèle de la tontine à celui de l’assurance sur la vie, les mathématiciens de la Compagnie d’assurances générales adaptaient les outils théoriques existants pour définir un nouveau modèle. Ils proposaient donc, de fait, une mise en œuvre pratique inédite, et qui constituait une innovation relevant sinon de l’analyse mathématique du moins de l’arithmétique politique.

  • 47  Signalons tout de même quelques demandes à l’Académie émanant du ministère de l’Intérieur en 1819- (...)

40L’autre nouveauté que donne à voir ce conseil des mathématiciens, et non des moindres, est précisément que la validation recherchée pour ce type d’innovation ne se situait justement pas dans le cadre de l’Académie des sciences, ni plus généralement dans celui de l’espace scientifique. Alors que l’Académie des sciences était régulièrement consultée à la veille de la Révolution, elle ne tint plus que rarement ce rôle d’arbitrage et de contrôle sous la Restauration47. Ni les mathématiciens, ni les dirigeants de la compagnie, ni même le gouvernement ne sollicitèrent l’avis de cette institution sur la question des assurances différées. Le conseil des mathématiciens, avant d’être au service du progrès des sciences mathématiques, était au service de la Compagnie d’assurances générales. Les innovations qu’il proposa furent à ce titre jugées à l’aune de leur intérêt dans l’espace économique privé, et non de leur intérêt mathématique.

3.3.  Armer la compagnie contre la concurrence

41Cette forme de privatisation des compétences des mathématiciens ne réduisait en rien la confiance placée dans les mathématiques. Au contraire, c’est parce qu’elles fournissaient à la Compagnie des résultats objectivables que les mathématiques constituaient une garantie de succès pour les assurances sur la vie — à condition, toutefois d’en faire bon usage. L’examen de la stratégie mise en œuvre par la Compagnie d’assurances générales au moment où émerge une compagnie concurrente montre ici qu’une partie du travail du conseil des mathématiciens consiste, précisément, à définir ce en quoi ce « bon usage » consiste.

  • 48  PVCA, séance du 10 février 1820. Les tables annexées à l’ordonnance du 11 février 1820 (Bulletin d (...)

42Au début de l’année 1820, en effet, la principale préoccupation des dirigeants de la Compagnie générale est la création de la Compagnie royale d’assurances, qui « offre au public des avantages en apparence plus considérables ». Les tarifs publiés par cette nouvelle compagnie font ainsi l’objet d’un examen attentif des mathématiciens, l’objectif étant d’être en mesure « de défendre soit auprès du Conseil d’État soit auprès du public les bases sur lesquelles les tables [de la Compagnie d’assurances générales] sont constituées »48. Dès le mois de mars, Myrtil Maas lit un rapport à ce sujet,

  • 49 PVCA, séance 2 mars 1820.

contenant ses réflexions sur les statuts de la Compagnie royale d’assurances sur la vie, des observations critiques et motivées sur les imperfections des tables qu’elle a adoptées ainsi qu’une démonstration claire et précise des avantages qui résultent du système suivi par la Compagnie générale d’assurances sur la vie49.

43Le rôle du mathématicien consiste donc à vérifier les calculs effectués par la compagnie concurrente, mais, plus que de traquer l’erreur ponctuelle, il s’agit surtout de comprendre les paramètres et les hypothèses sur lesquels reposent ces calculs, avec pour objectif de fonder scientifiquement les critiques que l’on peut faire au système mis en place par cette dernière.

  • 50 PVCA, séance du 18 mai 1820. Il n’est pas certain, cependant, que ces rapports aient finalement été (...)
  • 51 PVCA, séance du 12 mai 1820.
  • 52 PVCA, séance du 26 février 1821. Nous n’avons pas trouvé d’information sur les mathématiciens emplo (...)

44La finalité d’un tel rapport n’est pas de conseiller les dirigeants de la Compagnie d’assurances générales sur les choix qu’ils peuvent être amenés à faire. Elle consiste à défendre auprès du public et du gouvernement l’idée selon laquelle il y aurait une bonne façon de procéder, qui conduit aux tarifs équitables mis en place par la Compagnie d’assurances générales, et que les tarifs en apparence plus avantageux mis en place par la Compagnie royale ne peuvent en conséquence résulter que de combinaisons fallacieuses. Selon la même logique, le conseil des mathématiciens fut chargé, deux mois plus tard, de la rédaction d’un mémoire destiné à convaincre le ministère de l’Intérieur de contraindre à l’avenir toutes les compagnies à adopter des tables identiques50. Et, devant les réticences de la Compagnie royale, les mathématiciens se trouvèrent encore en première ligne l’année suivante, d’abord pour « fournir des renseignements pour la confection d’un projet de rectification des bases des tables adoptées »51 à l’un des administrateurs de la Compagnie royale, puis pour prendre part à une « discussion » avec les mathématiciens de la concurrence en vue de parvenir à un accord52.

  • 53 PVCA, séance du 22 juin 1820.
  • 54 Cette expression est employée pour critiquer des tables calculées par Argand, au motif qu’elles ne (...)

45Toutes ces actions reposaient, de fait, sur la même idée, selon laquelle il y aurait une façon de faire qui serait exacte et légitime, associant « rigueur des principes mathématiques »53 et « calculs algébriques »54, et qui devrait donc s’imposer à la concurrence, de gré ou de force. En déplaçant le débat du cadre de la concurrence commerciale portant sur des enjeux économiques vers celui de l’objectivité scientifique résultant de la confrontation des calculs, le conseil des mathématiciens jouait donc un rôle central dans la stratégie que mettait en œuvre la Compagnie d’assurances générales pour aboutir à l’uniformisation qu’elle souhaitait. En conférant une forme de scientificité à l’assurance sur la vie, les outils objectivables fournis par le travail des mathématiciens semblaient conduire à une nécessaire unicité des résultats produits.

46Mais si les mathématiques avaient pour fonction d’assurer le bon fonctionnement de l’entreprise, la mise en avant du conseil des mathématiciens sur ces questions revenait aussi, pour la Compagnie d’assurances générales, à revendiquer le monopole de cette bonne façon de faire. La certitude des lois de probabilités ne pouvant pas être double, l’absence de concordance ne pouvait venir que d’un défaut dans l’usage de ces lois. Or la Compagnie d’assurances générales n’envisagea jamais que ce soit ses propres tables qui soient fautives : la confiance placée dans le conseil des mathématiciens, qu’elle ait été effective ou affichée par calcul aux yeux du gouvernement, revenait à affirmer que l’erreur ne pouvait venir que de la concurrence.

  • 55 PVCA, séance du 9 avril 1821.

47La Compagnie royale, finalement, refusa toute conciliation55, mais ne put pas pour autant démarrer ses activités, faute d’avoir réussi à rassembler les capitaux nécessaires. Ce fut donc seule que la Compagnie d’assurances générales dût livrer ce qui était sans doute, dans les années 1820, la bataille la plus difficile pour l’assurance sur la vie : celle de l’opinion.

3.4.  Les mathématiques et la confiance du public

48Les mathématiques, nous l’avons vu, jouèrent un rôle majeur dans l’avis favorable donné par le Conseil d’État sur les assurances sur la vie. Dans un contexte où le secteur était alors méconnu en France, il s’avérait tout aussi important pour assurer le succès de l’entreprise de persuader largement à la fois de l’intérêt de l’assurance-vie et de l’honnêteté et de la moralité de ses procédés.

49Le premier public à convaincre était sans nul doute celui des actionnaires. Alors que la rentabilité de la Compagnie resta modeste, voire nulle, pendant plusieurs années, les premiers rapports annuels aux actionnaires reprenaient, comme un leitmotiv, que le recours aux mathématiques devait assurer le succès de l’entreprise. Comme l’expliquait par exemple l’inspecteur de la Compagnie Vassal en 1825 :

  • 56 Compte rendu à l’assemblée générale des actionnaires, 1825. Compagnie d’assurances générales sur la (...)

Les avantages que présente la branche des assurances sur la vie des hommes […] reposent sur des probabilités tellement confirmées par l’expérience qu’appliquées à un nombre suffisant de souscriptions elles équivalent, en quelque sorte, à des certitudes. Ainsi il y a toute sécurité pour la compagnie […]. Dans cette branche les risques sont connus, les calculs sont certains ; la concurrence ne peut les altérer, car quel est l’assureur qui oserait adopter une autre base que celle de la loi de mortalité confirmée chaque année par les vérifications des savants et celles de l’administration ?56

50La légitimation de l’entreprise reposait donc ici sur la mise en avant de la scientificité des mathématiques, qui garantissait d’une part aux investisseurs la sauvegarde de leur réputation (puisqu’ils n’associaient pas leur nom à une entreprise douteuse sur le plan de la morale), et d’autre part celui de leurs intérêts financiers (puisque le recours au calcul était synonyme d’absence de risque). Dans ce contexte, la présence du conseil des mathématiciens rassurait, et les rapports qu’il fournissait attestaient du sérieux de la méthode — avec pour effet escompté de convaincre les actionnaires de rester malgré l’absence de bénéfices.

  • 57 Sur la question du rapport au risque que pouvaient avoir les sociétés par le passé, voir (Niget & P (...)
  • 58 PVCA, séance du 2 mars 1820.

51Mais ce discours montre aussi que le recours aux mathématiques était de nature à convaincre un public non expert57. Il manifeste que dans le contexte des progrès du calcul analytique des probabilités, et de leur relative popularisation par l’intermédiaire notamment de l’Essai philosophique sur les probabilités de Laplace (1814), la publicité donnée aux applications de ce calcul à la question de la durée de la vie humaine était perçue comme un enjeu important pour l’essor des assurances sur la vie. De ce point de vue, la publicisation des travaux des mathématiciens, mais aussi tout simplement la mise en avant de leur compétence, constituaient des atouts dont la Compagnie ne manqua pas de tirer parti. Ainsi, le rapport présenté par Maas contenant « une démonstration claire et précise des avantages qui résultent du système suivi par la Compagnie » fut envoyé à l’agence de Bordeaux, qui avait fait remonter des « objections » entendues relativement aux assurances différées58. De même, lorsque des comités d’encouragements locaux furent mis en place, ce fut encore le « comité composé de mathématiciens distingués, chargés de vérifier les formules de tous les calculs » qui fut présenté comme le garant du caractère certain des opérations, puisque ces dernières suivaient « les méthodes rigoureuses que fournit l’analyse mathématique » (Compagnie d’assurances générales, 1822, p. 11).

  • 59 Bibliographie de la France, ou, Journal général de l'imprimerie et de la librairie, vol. 7, 1818, p (...)
  • 60 Nous n’avons trouvé aucune trace de ce traité, qui vraisemblablement n’a pas été publié.

52Et, surtout, ce n’est sans doute pas un hasard dans un tel contexte si l’un des premiers livres publiés en France pour expliquer ce qu’était l’assurance sur la vie ait été celui de Joseph Nicollet, au mois d’août 1818, alors que celui-ci venait de prendre ses fonctions au sein de la Compagnie d’assurances générales59. Si l’on en croit l’existence d’une deuxième édition l’année même de sa publication et les comptes rendus élogieux que l’on peut lire dans la presse périodique de l’époque, cette Lettre à M. Outrequin, banquier, sur les assurances qui ont pour base la durée de la vie humaine connut un certain succès. Afin sans doute de toucher un large public, le livre ne contenait à proprement parler aucun développement mathématique. Les mathématiques, pourtant, y étaient bien présentes, et de façon essentielle, mais sous d’autres formes. À la manière d’un argument d’autorité, d’abord, puisque l’auteur en est présenté comme « astronome attaché à l’Observatoire et professeur de mathématiques à Louis Le Grand » et qu’il annonce que cette lettre est extraite d’un traité mathématique inédit portant sur le sujet60. Par un argument de nature rhétorique et sémantique, ensuite. La mention de l’existence de résultats mathématiques, de celle de tables de mortalité fiables, l’affirmation des progrès de la théorie des probabilités, ou encore la mise en avant de noms comme ceux de Laplace et de Duvillard ont ici pour effet d’afficher la scientificité du procédé. Enfin, par un argument d’expertise. Nicollet, bon connaisseur de la littérature et des initiatives existantes outre-Manche, propose en effet dans ce livre un commentaire critique qui tient davantage de la présentation des conclusions qu’il a tirées de son analyse de ces éléments que d’une explication des ressorts mathématiques sur lesquels une telle analyse repose.

  • 61 Le système préconisé par Nicollet dans cet ouvrage est notamment celui de la mutuelle, et non de la (...)

53Si l’auteur conserve une certaine indépendance relativement au système mis en place au sein de la Compagnie d’assurances générales61, le fait qu’il s’affiche ici comme l’un des seuls mathématiciens français compétents en la matière et qu’il soit par ailleurs au service de cette compagnie ne peut que renforcer la légitimité de cette dernière. La certitude que fabrique un tel livre relativement aux compétences du mathématicien a vocation à se transformer en confiance relativement à la compagnie — ce qui représente un avantage significatif dans le secteur des assurances.

4.  Épilogue : vers une division sociale du travail mathématique

  • 62 PVCA, séance du 26 décembre 1822.
  • 63 PVCA, séance du 27 novembre 1823.
  • 64 La Compagnie, qui peinait à dégager des bénéfices, avait déjà réduit les salaires de Rodrigues et d (...)

54À la fin du mois de décembre 1822, les dirigeants de la Compagnie d’assurances générales sur la vie des hommes décidèrent de mettre fin à la rémunération fixe que recevaient Nicollet et Rodrigues à partir du 1er juillet 1823 et de ne plus leur attribuer d’honoraires que s’ils étaient appelés à mener d’autres travaux pour le compte de la Compagnie62. Maas resta comme chef de bureau, fonction qu’il cumula à partir de novembre 1823 avec celle de chef de bureau de la Compagnie d’assurances générales contre l’incendie63. Le conseil des mathématiciens cessa ainsi de fait ses activités. Si la cause en était sans doute pour partie économique, cette suppression tenait aussi au fait que les activités de ce dernier avaient fortement diminué à partir du deuxième semestre 182164.

55Le travail de conversion des probabilités savantes en probabilités utilisables passait alors pour achevé. L’analyse mathématique avait fourni les méthodes, la littérature existante avait montré des exemples, et les trois mathématiciens avaient fait de ce matériau des tables, des statuts, des rapports, des textes explicatifs qui avaient permis de construire des fondements pour la Compagnie que les dirigeants (et le gouvernement) jugeaient suffisamment solides. Les calculs algébriques ayant livré leurs secrets, le travail quotidien d’établissement des polices ou de tenue des comptes ne relevait plus que de l’arithmétique plus ou moins élémentaire.

56Après 1823, la compagnie n’avaient ainsi plus besoin que de « calculateurs et [d’]un mathématicien en tête pour les diriger » (Nicollet, 1824). Ce mathématicien fut Myrtil Maas, qui conserva ses fonctions d’expertise auprès du conseil d’administration. Les calculateurs placés sous ses ordres, vraisemblablement formés aux mathématiques, avaient le statut d’employés de bureau et non celui d’experts. Une nouvelle division sociale du travail mathématique, beaucoup plus hiérarchisée, se mit donc en place. Son histoire reste à écrire pour comprendre quelles furent l’organisation des bureaux et les pratiques de ces cols blancs mathématiciens.

Haut de page

Bibliographie

Sources manuscrites

Archives nationales, Pierrefitte-sur-Seine

Commerce et industrie

Administration du commerce et de l’industrie, sans titre, F/12/798/C.

Instruction publique

École normale instituée par le décret du 17 mars 1808 et supprimée par l’ordonnance du 6 septembre 1822, F/17/4160.

Archives nationales du monde du travail, Roubaix

Compagnie d’assurances générales sur la vie des hommes

Procès-verbaux du conseil d’administration, 20 juillet 1818-25 juin 1831, 1996 96 M1(Abrégé en PVCA).

Rapports imprimés aux Assemblées générales des actionnaires, 1819-1832, 47 AQ 51.

Compagnie royale d’assurances sur la vie des hommes

Procès-verbaux du conseil d’administration, 7 juin 1830-18 janvier 1853, 1996 89 M1.

Bureau des Longitudes, Paris

Procès-verbaux du Bureau des Longitudes, 1795-1932.

Documents consultés le 9 juin 2021 en version numérisée sur le site : http://bdl.ahp-numerique.fr

Sources imprimées

Baily Francis (1813), The Doctrine of Life-Annuities and Assurances, Analytically Investigated and Practically Explained, 2 volumes, Londres, Richardson.

Compagnie royale d’assurances (1788), Prospectus de l’établissement des assurances sur la vie, Paris, Imprimerie de Lottin l’aîné & Lottin de St Germain.

Compagnie d’assurances générales (1822), Comité d’encouragement pour les assurances sur la vie des hommes, Lyon, Ballanche.

Condorcet Jean-Antoine-Nicolas de Caritat (1795), Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, suivie de Réflexions sur l’esclavage des nègres, Paris, Masson et fils. Édition utilisée : 1822.

Condorcet Jean-Antoine-Nicolas de Caritat (1994), Arithmétique politique : textes rares ou inédits, 1767-1789. Édition critique commentée par Bernard Bru et Pierre Crépel, Paris, INED.

Cotelle Toussaint-Ange (1877), « Myrtil Maas », Mémorial de l’Association des anciens élèves de l’École normale 1846-1876, Versailles, Cerfs et fils, p. 188-194.

Deparcieux Antoine (2003), Essai sur les probabilités de la durée de la vie humaine (1746). Addition à l’essai (1760), réédition en fac-similé avec une introduction et des notes de Cem Behar, Paris, INED.

Duvillard de Durand Emmanuel-Étienne (2010), Principes et formules du calcul des probabilités pour assigner les limites des variations des évènements naturels (1813). Édition du manuscrit établie par Luca Dell’Aglio et Giorgio Israël, Paris, INED.

Laplace Pierre-Simon de (1812), Théorie analytique des probabilités, Paris, Courcier.

Laplace Pierre-Simon de (1814), Essai philosophique sur les probabilités, Paris, Courcier.

Maas Edmond (1872), « Du calcul des tarifs et des réserves des compagnies d’assurances sur la vie en Angleterre et en France », Journal des actuaires français, vol. 1, p. 97-119.

Maas Edmond (1875), « De l’actuaire et de l’avantage des études mathématiques pour l’aspirant actuaire », Journal des actuaires français, vol. 4, p. 211-214.

Maas Myrtil (1865), Théorie élémentaire des annuités viagères et des assurances sur la vie, Paris, P. Dupont.

Maas Myrtil & Rodrigues Olinde (1820), Théorie de la caisse hypothécaire, ou, Examen du sort des emprunteurs, des porteurs d’obligations et des actionnaires de cet établissement, Paris, Delaunay.

Nicollet Joseph Nicolas (1818), Lettre à M. Outrequin, banquier, sur les assurances qui ont pour base les probabilités de la durée de la vie humaine, Paris, Renouard.

Nicollet Joseph-Nicolas (1824), « Assurances », dans M. Courtin (dir.), Encyclopédie moderne, ou Dictionnaire abrégé des sciences, des lettres et des arts, Tome 3, Paris, Bureau de l’encyclopédie, p. 501-515.

Procès-verbaux des séances de l’Académie tenues depuis la fondation de l’Institut jusqu’au mois d’août 1835, Paris, Hendaye, Tomes 1-10.

Quiquet Albert (1901), « Notes pour une histoire de l’actuariat en France », Troisième congrès international d’actuaires tenu du 25 au 30 juin 1900 à Paris, Paris, Dulac, p. 994-1006.

Rodrigues Olinde (1848), Théorie des banques, Paris, Chaix.

Thuillier Guy (1997), Le premier actuaire de France : Duvillard (1755-1832), Paris, Comité d’histoire de la sécurité sociale.

Sources secondaires

Alborn Thimothy L. (1994), « A Calculating Profession: Victorian Actuaries among the Statisticians », Science in Context, vol. 7, n° 3, p. 433-468.

Altmann Simon & Ortiz Eduardo (éds.) (2005), Mathematics and Social Utopias in France: Olinde Rodrigues and His Times, Providence, American Mathematical Society.

Armatte Michel (2004), « La théorie des erreurs (1750-1820), enjeux, problématiques, résultats » dans Evelyne Barbin & Jean-Pierre Lamarche (éds.), Histoires de probabilités et de statistiques, Paris, IREM, Ellipses, p. 141-160.

Autin Jean (1984), Les Frères Pereire, le bonheur d’entreprendre, Paris, Perrin.

Barbier Frédéric (1991), La Dynastie des Fould xviiie-xxe siècle, Paris, Armand Colin.

Beck Ulrich (2001), La Société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Aubier.

Bellhouse David R. (2017), Leases for Lives. Life Contingent Contracts and the Emergence of Actuarial Science in Eighteenth-Century England, Cambridge, Cambridge University Press.

Breton Yves (1992), « L’économie politique et les mathématiques en France, 1800-1940 », Histoire & Mesure, vol. 7, n° 1-2, p. 25-52.

Brian Éric (1994), La Mesure de l’État. Administrateurs et géomètres au xviiie siècle, Paris, Albin Michel.

Boistel Guy (2017), « Profession calculateur du Bureau des longitudes et de la Connaissance des temps. Du (presque) bénévolat à la professionnalisation, 1795-1905 », dans Martina Schiavon & Laurent Rollet (éds.), Pour une histoire du Bureau des longitudes (1795-1932), Nancy, Presses universitaires de Nancy, p. 43-89.

Bouchary Jean (1942), Les Compagnies financières à Paris à la fin du xviiie siècle, Tome III, Paris, Rivière.

Bray Martha C. (1980), Joseph Nicollet and his Map, Philadelphia, American Philosophical Society.

Bruno Isabelle, Jany-Catrice Florence & Touchelay Béatrice (éds.) (2017), Social Sciences of Quantification: From Politics of Large Numbers to Target-Driven Politics, Berlin, Springer.

Cahen Fabrice (2018), « La raison statistique au service des travailleurs. Jacques Ferdinand-Dreyfus et les assurances sociales (1912-1940) », Histoire & Mesure, vol. 23, n° 2, p. 139-162.

Cavignac Jean (1986), « ‟Le projet de bienfaisance…” de Francia de Beaufleury (1783) », dans Comité d’histoire de la sécurité sociale, Colloque sur l’histoire de la sécurité sociale, p. 9-24.

Clark Geoffrey (1999), Betting on Lives. The Culture of Life Insurance in England 1695-1775, Manchester, Manchester University Press.

Crépel Pierre (1988), « Condorcet, la théorie des probabilités et les calculs financiers », dans Roshdi Rashed (éd.), Sciences à l’époque de la Révolution française. Recherches historiques, Paris, Blanchard, p. 267-325.

Croarken Mary (1990), Early Scientific Computing in Britain, Oxford, Clarendon Press.

Cuillieron Monique (1993), « Une institution hybride : la tontine », Revue historique de droit français et étranger, vol. 71, n° 2, p. 185-209.

Daston Lorraine (1988a), « Fitting Numbers to the World: The Case of Probability Theory », dans William Aspray & Philip Kitcher (éds.), History and Philosophy of Modern Mathematics, Minneapolis, University of Minnesota Press, p. 221-237.

Daston Lorraine (1988b), Classical Probability in the Enlightenment, Princeton, Princeton University Press.

Desrosières Alain (1993), La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte.

Dreyfus Michel (2016), « Mutualité et coopération : une histoire par trop méconnue », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, vol. 133, p. 169-180.

Erdélyi Mátyás (2018), « Quantifying Mortality in Hungary. Actuaries and Statisticians (1860s-1910s) », Histoire & Mesure, vol. 23, n° 2, p. 115-138.

Gallais-Hamonno Georges & Berthon Jean (2008), Les emprunts tontiniers de l’Ancien Régime, un exemple d’ingénierie financière au xviiie siècle, Paris, Publications de la Sorbonne.

Gardey Delphine (2008), Écrire, calculer, classer : comment une révolution de papier a transformé les sociétés contemporaines, Paris, La Découverte.

Gille Bertrand (1970), La banque en France au xixe siècle. Recherches historiques, Paris, Librairie Droz.

Grattan-Guinness Ivor (2005), « Rodrigues’s Early Work in Mathematics, 1813-1816 », dans Simon Altmann & Eduardo Ortiz (éds.), Mathematics and Social Utopias in France: Olinde Rodrigues and His Times, Providence, American Mathematical Society, p. 95-104.

Grier David Alan (2013), When Computers Were Human, Princeton, Princeton University Press.

Gueslin André (1998), L’invention de l’économie sociale : idées, pratiques et imaginaires coopératifs et mutualistes dans la France du xixe siècle, Paris, Economica (2e édition revue et augmentée).

Harris Bernard & Bridgen Paul (2007), Charity and Mutual Aid in Europe and North America since 1800, Londres, Routledge.

Jonckheere Werner G. (1965), « La table de mortalité de Duvillard », Population, vol. 20, n° 5, p. 865-874.

Lamendour Eve & Lemarchand Yannick (éds.) (2015), La magie du chiffre, numéro spécial de la revue Entreprises et histoire, n° 79.

Martin Thierry (dir.) (2003), Arithmétique politique dans la France du xviiie siècle, Paris, INED.

Miller Peter (2001), « Governing by Numbers: Why Calculating Practices Matter », Social Research, vol. 68, n° 2, p. 379-396.

Miller Peter & Napier Christopher (1993), « Genealogies of Calculation », Accounting, Organisations and Society, vol. 18, n° 7/8, p. 631-647.

Musso Pierre (1999), Saint-Simon et le saint-simonisme, Paris, Presses universitaires de France.

Niget David & Petitclerc Martin (éds.) (2012), Pour une histoire du risque. Québec, France, Belgique, Rennes, Presses universitaires de Rennes.

Picon Antoine (2002), Les Saint-simoniens. Raison, imaginaire et utopie, Paris, Belin.

Porter Theodor (1995), Trust in Numbers. The Pursuit of Objectivity in Science and Public Life, Princeton, Princeton University Press.

Pradier Pierre-Charles (2003), « L’actuariat au siècle des Lumières. Risque et décision économiques et statistiques », Revue économique, vol. 54, n° 1, p. 139-156.

Ratcliffe Barrie M. (1972), « Some Jewish Problems in the Early Careers of Emile and Isaac Pereire », Jewish Social Studies, vol. 34, n° 3, p. 189-206.

Revilliot Maxime (1954), L’Union, incendie, accidents, risques divers, 1828-1953, Paris, 9 place Vendôme.

Rietsch Christian (2018), « La sélection naturelle : tontines et assurances sur la vie », 35th International symposium on Money, Banking and Finance, Science-Po Aix, 7-8 juillet 2018, https://gdre-scpo-aix.sciencesconf.org/195339/RIETSCH_Tontines_et_assurances_sur_la_vie_GDRE.pdf

Savoie Philippe (2013), La construction de l’enseignement secondaire (1802-1914). Aux origines d’un service public, Lyon, ENS Éditions.

Sheynin O.B. (1973), « Mathematical Treatment of Astronomical Observations (A Historical Essay) », Archive for History of Exact Sciences, vol. 11, n° 2/3, p. 97-126.

Supiot Alain (2015), La Gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014), Paris, Fayard.

Thiveaud Jean-Marie (1989), « Naissance de l’assurance-vie en France », Revue d’économie financière, vol. 11, p. 318-333.

Thiveaud Jean-Marie (1998), « Condorcet : prévoyance, finance et probabilités, entre raison et utopie », Revue d’économie financière, vol. 49, p. 51-77.

Thuillier Guy (1988), « Emmanuel Etienne Duvillard et les projets de caisse nationale d’épargne de 1793 à 1818 », Bulletin d’histoire de la sécurité sociale, vol. 18, p. 3-43.

Thuillier Guy (1992), « Le mémoire de Pellis de 1834 à l’Académie des sciences », Bulletin d’histoire de la sécurité sociale, vol. 26, p. 107-108.

Thuillier Guy (1993a), « Faut-il confier la gestion des retraites aux compagnies d’assurances ? Un mémoire de Pellis (1834) », Bulletin d’histoire de la sécurité sociale, vol. 28, p. 95-103.

Thuillier Guy (1993b), « Tables de mortalité et compagnies d’assurance au xixe siècle », Histoire économique et financière de la France. Études et documents, Tome V, p. 137-153.

Thuillier Guy (1996), « Cuvier et les sociétés d’assurances en mai 1818 », Bulletin d’histoire de la sécurité sociale, vol. 33, p. 173-186.

Thuillier Guy (1999), Une ténébreuse affaire : la Caisse Lafarge (1787-1892), Paris, Comité d’histoire de la sécurité sociale.

Thuillier Guy (2004), « Pour une histoire de l’actuariat en France », Bulletin d’histoire de la sécurité sociale, vol. 49, p. 210-221.

Turk Mickael H. (2012), « The Mathematical Turn in Economics: Walras, the French Mathematicians and the Road not Taken », Journal of the History of Economical Thought, vol. 34, n° 2, p. 149-167.

Vigneron Marine (2020), La réglementation des assurances sur la vie en France (1681-1938) : éléments de comparaison avec l’Angleterre, Thèse de doctorat, Université de Toulouse 1 Capitole.

Haut de page

Notes

1 Pour un bilan historiographique de cette approche ouverte par Alain Desrosières (1993) voir (Bruno, Jany-Catrice & Touchelay, 2017, p. 1-14). Voir par exemple, parmi d’autres travaux sur la quantification, les récents (Supiot, 2015 ; Lamendour & Lemarchand, 2015) et, pour l’histoire des liens entre mathématiques et économie au xviiie et xixe siècles, (Martin, 2003 ; Breton, 1992 ; Turk, 2012).

2 Voir ici notamment (Miller, 2001 ; Miller & Napier, 1993). Ce constat est également fait dans (Cahen, 2018), qui étudie l'action de Jacques Ferdinand-Dreyfus pour les caisses de retraite au début du xxe siècle selon une perspective proche de celle développée ici.

3 Procès verbaux du conseil d’administration. Compagnie d’assurances générales sur la vie des hommes. Archives nationales du monde du travail. 1996 96 M1. Les références à cette source seront abrégées ci-après en : PVCA du [date].

4 La problématique de la frontière entre le travail actuariel et les mathématiques a été explorée, à l’échelle de la profession et dans le cas anglais par (Alborn, 1994). Les différences entre les pratiques mathématiques à l’œuvre dans le travail des actuaires et dans celui des statisticiens sont mises en lumière dans (Erdélyi, 2018) dans le cas hongrois.

5 Condorcet écrit à la même période plusieurs textes destinés à promouvoir les assurances et organise un prix à l’Académie des sciences à ce sujet (Pradier, 2003). Voir aussi (Crépel, 1988) et les textes édités par Bernard Bru et Pierre Crépel rassemblés dans (Condorcet, 1994).

6 Francia De Beaufleury est l’auteur de nombreux textes et ouvrages, dont plusieurs ont trait à des questions de prévoyance (Cavignac, 1986).

7 Si l’on en croit le témoignage de Beaufleury, ce dernier eut plusieurs « conférences » avec les deux commissaires, qui conduisirent à l’établissement de nouveaux tableaux (« Mémoire à consulter et consultation pour le Sieur Beaufleury », Archives nationales, F/12/798c). Selon (Thiveaud, 1998), le projet de Beaufleury aurait été pour partie repris par les financiers à l’initiative de la Compagnie royale pour former les bases de cette dernière. Beaufleury intenta d’ailleurs un procès à leur encontre. Voir aussi sur cette compagnie (Bouchary, 1942).

8 La mise en place des tontines sous l’Ancien Régime a été étudiée (Gallais-Hamonno & Berthon, 2008). Malgré les scandales, les tontines ont perduré au xixe siècle (Cuilleron, 1993 ; Rietsch, 2018), la plus connue étant la caisse Lafarge (Thuillier, 1999). Quant à l’histoire de la mutualité au xixe siècle, voir notamment (Gueslin, 1998 ; Dreyfus, 2016) pour un bilan historiographique. Voir également pour une perspective plus large (Harris & Bridgen, 2007).

9 Avis du Conseil d’État du 28 mai 1818, dans Le Moniteur des assurances sur la vie, t. 1, 1868, p. 13.

10 Les procès-verbaux du conseil d’administration après 1830 sont en revanche conservés aux Archives nationales du monde du travail.

11 PVCA du 26 février 1821.

12 PVCA du 4 mai 1820. Rien n’indique notamment qu’il s’agisse du même Argand que celui connu en histoire des mathématiques pour la représentation géométrique des nombres complexes.

13 Procès-verbaux du conseil d’administration, séance du 6 janvier 1831. Compagnie royale d’assurances sur la vie des hommes. Archives nationales du monde du travail. 1996 89 M1. Benjamin-Philippe-François Pellis, né à Lausanne en 1807, fut autorisé par une ordonnance royale du 20 octobre 1834 à résider en France en sa qualité de « mathématicien en chef à la compagnie royale d’assurances sur la vie » (Bulletin des lois du Royaume de France, ixe série, iie partie, iie section, t. 6, 1835, p. 558). Il fut candidat au Bureau des Longitudes cette même année (Procès-verbaux du Bureau des Longitudes, séance du 9 avril 1834). Il faut noter enfin que Guillaume Libri proposa ses services à la Compagnie royale en 1834, visiblement sans succès (Quiquet, 1901).

14 Les procès-verbaux du conseil d’administration sont aux aussi conservés aux Archives nationales du monde du travail.

15 Ce groupe est constitué de Gourcuff, qui en est le directeur, Basterrèche (négociant à Bayonne), Vassal, Outrequin, Bartholdi (négociants à Paris), Hubbard (propriétaire à Auteuil), Perrée (négociant à Paris), Thuret (consul général des Pays Bas). Ce sont ces mêmes hommes qui ont obtenu peu auparavant la création d’une compagnie d’assurance maritime, puis d’une compagnie d’assurance contre les risques d’incendie.

16 Pendant la Révolution, Duvillard participe à plusieurs projets liant arithmétique sociale et prévoyance. Au début du xixe siècle, il est devenu l’un des experts les plus reconnus en mathématiques actuarielles et financières, auteur notamment des tables de mortalité qui serviront de référence en France pour les compagnies d’assurance sur la vie. Il ne parviendra cependant jamais à s’assurer une situation dans le champ scientifique, n’obtenant ni siège dacadémicien ni chaire d’enseignement sous l’Empire et la Restauration (Thuillier, 1988). Voir aussi l’édition critique récente (Duvillard, 2010).

17 PVCA des 20 juillet 1818, du 22 janvier 1819 et du 11 août 1819.

18 Procès-verbaux du Bureau des Longitudes, séances du 26 août 1812 et du 9 juillet 1817.

19 « Séance du 7 septembre 1812 », Procès-verbaux des séances de l’Académie des sciences, t. V, p. 95 ; « Séance du 7 décembre 1818 », Procès verbaux des séances de l’Académie des sciences, t. VI, p. 391 ; « Séance du 15 mars 1819 », Procès verbaux des séances de l’Académie des sciences, t. VI, p. 427 ; « Séance du 13 mars 1820 », Procès verbaux des séances de l’Académie des sciences, t. VII, p. 29 ; « Séance du 20 mars 1820 », Procès verbaux des séances de l’Académie des sciences, t. VII, p. 33.

20 C’est avec ce titre qu’il est mentionné lors de la séance du 7 juin 1813 (Procès-verbaux des séances de l’Académie des sciences, t. V, p. 218).

21 Procès-verbaux du Bureau des Longitudes, séances du 19 juillet 1820, du 26 juillet 1820, et du 26 septembre 1821.

22 Nicollet y entreprit plusieurs expéditions et mena des travaux topographiques. Il est notamment connu aux États-Unis pour avoir établi une carte du bassin du Mississippi (Bray, 1980).

23 On ne le trouve pas dans la liste des agrégés, ni parmi les auteurs des Annales de mathématiques pures et appliquées de Gergonne, ni dans les Procès-verbaux des séances de l’Académie des sciences.

24 Les élèves de l’École normale apprenaient ainsi « l’algèbre supérieure, la discussion des équations des premier et second degrés à trois variables, et des surfaces qu’elles représentent, et la statique élémentaire » en première année, puis le calcul différentiel et intégral et l’astronomie élémentaire en deuxième année. En troisième année, ils suivent un cours de mécanique et apprennent à se servir des instruments mathématiques (École normale instituée par le décret du 17 mars 1808 et supprimée par l'ordonnance du 6 septembre 1822, Archives nationales, F/17/4160).

25 PVCA, séance du 10 avril 1819.

26 PVCA, séances du 13 janvier 1820 et du 29 juillet 1822.

27 PVCA, séance du 11 août 1819.

28 On lit parfois qu’il était répétiteur à l’École polytechnique, mais cela ne semble pas avéré.

29 (Grattan Guinness, 2005). Les travaux de Rodrigues de cette période ont été publiés dans le Bulletin de la Société Philomatique et dans la Correspondance de l’École polytechnique.

30 « Rodrigues, Benjamin Olinde », dans Louis-Gabriel Michaud, Biographie universelle ancienne et moderne, 2e éd., t. 36, Paris, Desplaces, 1843-1865, p. 288-290 ; voir aussi (Ratcliffe, 1972).

31  Rodrigues participe ainsi à la fondation du journal Le Producteur en 1825 puis œuvre à la diffusion de la doctrine saint-simonienne. Il se range du côté de Prosper Enfantin lors de la rupture avec Bazard en 1831, avant de rompre finalement avec le mouvement en 1832. Sur l’histoire du saint-simonisme voir par exemple (Musso, 1999 ; Picon, 2002). Voir également sur l’engagement de Rodrigues le chapitre 2 de (Altmann & Ortiz, 2005).

32 On trouvera une présentation de ses contributions dans les chapitres 6 à 9 de (Altmann & Ortiz, 2005).

33 PVCA, séance du 10 février 1820.

34 Un registre spécifique sur lequel le conseil des mathématiciens était supposé consigner ses travaux est mentionné dans les procès-verbaux (PVCA, séance du 17 février 1820), mais nous n’en avons malheureusement pas trouvé d’autre trace.

35 Le travail de Deparcieux a fait l’objet d’une édition critique (Deparcieux, 2003). Outre les travaux déjà cités sur Duvillard, ses tables de mortalité ont été analysées par (Jonckheere, 1965). Sur l’usage de ces tables de mortalité au xixe siècle, voir (Thuillier, 1993b).

36 PVCA, séance du 11 août 1819.

37 (Nicollet, 1824) et ordonnance 22 décembre 1819. Selon (Maas, 1872), le Conseil d’État aurait critiqué le choix de la table de Duvillard car « la nouvelle Compagnie se réservait ainsi trop de bénéfices ».

38 Ordonnance du 6 octobre1820 modifiant celle du 22 décembre 1819. Les sources ne rendent pas explicitement compte des raisons de ce choix, mais Nicollet (1824, p. 511) explique qu’il permet de combiner un ordre de mortalité lent pour le calcul des capitaux ou des rentes et un ordre de mortalité plus rapide pour les sommes payables au décès.

39 PVCA, séances du 9 mars 1820, 27 avril 1820 et 11 janvier 1821 respectivement.

40 Plusieurs facteurs expliquent cet intérêt. Les rentes viagères reposent sur un mécanisme inverse de celui des assurances sur la vie (elles consistent à verser un capital à la compagnie pour obtenir une rente alors que l’assurance consiste à payer une somme d’argent à intervalles réguliers pour avoir un capital en cas de décès). Elles jouent cependant elles aussi une fonction de prévoyance. Il faut noter par ailleurs que ces produits sont fréquemment proposés par les compagnies anglaises d’assurances et que les rentes, contrairement aux assurances sur la vie, sont déjà bien implantées en France au début du xixe siècle.

41 PVCA, séance du 23 mars 1820.

42 PVCA, séances du 30 mars et du 18 mai 1820.

43 PVCA, séance du 30 mars 1820.

44 PVCA, séance du 31 août 1820.

45 PVCA, séance du 19 octobre 1820. Ce projet sera cependant refusé par ce dernier, non pour des raisons de faisabilité ou d’incertitude, mais pour des raisons morales et d’impréparation de l’opinion publique relativement aux principes des assurances (PVCA, séance du 15 janvier 1821). En l’absence de ministère du Commerce en France de 1813 à 1828, les questions économiques sont prises en charge par le ministère de l’Intérieur.

46 Une demande fut ainsi faite à Rodrigues de préparer un rapport sur les établissements autorisés par le gouvernement ayant quelque rapport avec les activités de la compagnie (PVCA, séance du 30 mai 1820).

47  Signalons tout de même quelques demandes à l’Académie émanant du ministère de l’Intérieur en 1819-1821, qui furent traitées par Joseph Fourier : « Séance du 19 juillet 1819 », Procès-verbaux des séances de l’Académie des sciences, t. VI, p. 468 ; « Séance du 15 novembre 1819 », Procès verbaux des séances de l’Académie des sciences, t. VI, p. 506 ; « Séance du 29 janvier 1821 », Procès-verbaux des séances de l’Académie des sciences, t. VII, p. 131.

48  PVCA, séance du 10 février 1820. Les tables annexées à l’ordonnance du 11 février 1820 (Bulletin des lois du Royaume de France, 7e sér., t. 10, 1820, p. 473-495) portant autorisation à la Compagnie royale sont des « tables moyennes », effectivement différentes et dont on peut se demander si elles ne furent pas calculées avec la seconde méthode signalée par Nicollet.

49 PVCA, séance 2 mars 1820.

50 PVCA, séance du 18 mai 1820. Il n’est pas certain, cependant, que ces rapports aient finalement été envoyés aux destinataires mentionnés. Le premier, immédiatement « livré à l’impression » (PVCA, séance du 2 mars 1820) semble plutôt avoir été envoyé aux dirigeants de la Compagnie royale pour les convaincre de se ranger aux vues de la Compagnie d’assurances générales, en les incitant à « prescrire la rectification des tables de mortalités qu’elle a publiées » (PVCA, séance du 23 mars 1820). Les procès-verbaux ne portent pas d’autre mention du second mémoire.

51 PVCA, séance du 12 mai 1820.

52 PVCA, séance du 26 février 1821. Nous n’avons pas trouvé d’information sur les mathématiciens employés par la Compagnie royale à cette époque.

53 PVCA, séance du 22 juin 1820.

54 Cette expression est employée pour critiquer des tables calculées par Argand, au motif qu’elles ne reposent pas sur de tels calculs (PVCA, séance du 4 mai 1820).

55 PVCA, séance du 9 avril 1821.

56 Compte rendu à l’assemblée générale des actionnaires, 1825. Compagnie d’assurances générales sur la vie des hommes. Archives nationales du monde du travail. 47AQ51.

57 Sur la question du rapport au risque que pouvaient avoir les sociétés par le passé, voir (Niget & Petitclerc, 2012) et (Beck, 2001).

58 PVCA, séance du 2 mars 1820.

59 Bibliographie de la France, ou, Journal général de l'imprimerie et de la librairie, vol. 7, 1818, p. 474.

60 Nous n’avons trouvé aucune trace de ce traité, qui vraisemblablement n’a pas été publié.

61 Le système préconisé par Nicollet dans cet ouvrage est notamment celui de la mutuelle, et non de la société anonyme.

62 PVCA, séance du 26 décembre 1822.

63 PVCA, séance du 27 novembre 1823.

64 La Compagnie, qui peinait à dégager des bénéfices, avait déjà réduit les salaires de Rodrigues et de Nicollet (PVCA, séance du 6 décembre 1821). La dernière mention d’un travail demandé aux mathématiciens concerne un rapport sur les obstacles empêchant le développement des assurances sur la vie (PVCA, séance du 22 janvier 1822).

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Caroline Ehrhardt, « Ce que les mathématiciens font aux assurances : le conseil des mathématiciens de la Compagnie d’assurances générales sur la vie des hommes (1818-1823) »Cahiers François Viète, III-13 | 2022, 151-186.

Référence électronique

Caroline Ehrhardt, « Ce que les mathématiciens font aux assurances : le conseil des mathématiciens de la Compagnie d’assurances générales sur la vie des hommes (1818-1823) »Cahiers François Viète [En ligne], III-13 | 2022, mis en ligne le 01 novembre 2022, consulté le 04 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/cahierscfv/3659 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cahierscfv.3659

Haut de page

Auteur

Caroline Ehrhardt

Maitresse de conférences, Unité mixte de recherche « Institution et dynamiques historiques de l’économie et de la société » (IDHE.S, 8533), Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search