Nous adressons nos remerciements aux gestionnaires du fond patrimonial de l’Institut national de la propriété industrielle concernant la communication des planches de brevets représentées. Celles-ci peuvent être également consultées sur le site Internet dédié : https://www.inpi.fr/fr/base-brevets-du-19eme-siecle

1Depuis le milieu du xx^e siècle, a été mise en évidence l’inadéquation d’une approche positiviste en ce qui concerne l’étude de phénomènes techniques — comme d’ailleurs de phénomènes sociaux en général. Ceux-ci dépendent en effet d’un nombre trop important de paramètres, ayant des implications sur plusieurs éléments à la fois. Eux-mêmes sont à leur tour susceptibles d’entraîner des réactions en chaîne, modifiant potentiellement les conditions originales mêmes de la situation. En un mot, il ne s’agit pas ici de chaînes de causalités linéaires mais de systèmes, certes parcourus par des relations de causalité mais à plusieurs niveaux et interconnectées, ainsi que par une part d’aléatoire voire parfois d’irrationnel. En conséquence, il semble intéressant d’y appliquer plutôt une analyse de type systémique, susceptible de gérer cette complexité intrinsèque et d’offrir un moyen d’interprétation plus adapté. Nous présentons ici un exemple d’une telle approche à travers le cas de la production de terre cuite architecturale (principalement tuiles, briques et carreaux de pavement) en France entre la fin du Moyen Âge et le milieu du xx^e siècle. Il s’agit en effet d’une “industrie” courante, au rayonnement local, implantée en milieu rural ou en périphérie des villes, et qui n’est pas concernée par les spécificités de la production de luxe ou manufacturière. Après avoir détaillé plus précisément les tenants et aboutissants de la théorie systémique, nous aborderons trois cas précis à l’intérieur de cette thématique de la terre cuite architecturale : la pratique des normes et des commandes, témoignant de l’implication dans le processus de production de personnes extérieures à celui-ci sur l’ensemble de la période considérée ; les relations entre les traités techniques sur le sujet aux xviii et xix^e siècles, témoignant de l’intérêt d’une telle approche y compris dans le domaine de la production du savoir et non seulement dans celle des produits ; et enfin l’importance des réseaux de pensée et de sociabilité dans les processus d’invention et d’innovation du xix^e siècle.

1. La théorie systémique

1.1. Épistémologie

2Les premières recherches dans le sens d’une théorie de la complexité remontent pour la France à la décennie 1950, avec en particulier le développement de la cybernétique. Développant des réflexions débutées avant-guerre, Louis Couffignal (1953-1954 ; 1957), Pierre Ducassé ou encore Robert Vallée (1958 ; 1951-1952 ; 1958), autour de la revue Structure et Évolution des Techniques, proposèrent un modèle de compréhension des mécanismes auto-régulés. Le point le plus important de la réflexion était la notion de rétroaction, ou feedback : un effecteur technique régi par un tel modèle, quelle que soit sa nature, produit en sortie non seulement une action mais également une information réinvestie dans le processus technique. Celle-ci permet généralement d’adapter l’action et le résultat produit à des contraintes changeantes dans l’environnement, notamment lorsque celles-ci sont induites par le résultat précédent. L’application la plus évidente est liée à l’informatique : lorsqu’une séquence de calcul est terminée, le programme émet (conceptuellement) une information rétroactive qu’il réinterprète immédiatement en entrée comme un signal pour cesser ce même processus de calcul. Cette même logique peut également s’appliquer dans une certaine mesure aux sociétés humaines et aux processus techniques à l’œuvre dans celles-ci, quel que soit le niveau de détail considéré. Au sein d’une chaîne opératoire, l’artisan s’adapte toujours aux spécificités de l’objet qu’il façonne, via un feedback qu’il obtient au cours même du processus de fabrication. Mais à un niveau plus général, toute la chaîne de production et de distribution doit s’adapter aux exigences et conditions du marché, le producteur guettant là encore la réaction de son environnement socio-technique aux différentes modifications qu’il peut proposer. Cette théorie cybernétique n’était toutefois pas la seule à s’intéresser à la complexité ou à des concepts voisins dans les années 1950 : les théories de l’information, des jeux ou encore des files d’attente, pour ne prendre que quelques exemples, formaient alors un ensemble idéel qui servit de socle à l’élaboration de la systémique.

3Celle-ci fut théorisée en 1968 par le biologiste Ludwig von Bertalanffy, dans son ouvrage General System Theory (Von Bertalanffy, 1968). Sa théorie a originellement été développée pour s’appliquer à son champ disciplinaire, toutefois il était admis qu’elle pouvait s’adapter à n’importe quel type de “systèmes”. Les systèmes sociétaux, et à plus forte raison ceux qualifiés par Thomas Hugues de systèmes “ouverts” (avec une implication de l’environnement), sont toutefois systématiquement considérés comme les plus complexes et difficiles à formaliser (Hugues, 1987, p. 53). Le fondement de cette approche résidait en effet dans la notion même de “système”, à savoir un ensemble d’unités reliées par des relations, quelles que soient les natures à la fois de ces unités et de ces relations, et le tout, si représenté schématiquement, formant non un polygone mais un entrecroisement de segments. Une série de postulats sont à prendre en compte pour la compréhension et l’analyse d’un tel système (Durand, 1979, p. 9–14 ; Donnadieu et al., 2003, p. 3–5). Tout d’abord, ces relations (qui peuvent souvent se comprendre comme des flux, matériels ou plus couramment d’information) ne sont pas par nature causales et fonctionnent dans les deux sens, chaque élément du binôme relié ayant un impact sur l’autre (Lugan, 1993, p. 34). Ainsi, le feedback de la cybernétique est uniquement un type particulier de relation dans le cadre de la systémique. En conséquence, le système ainsi formé est interdépendant : chaque élément étant relié avec au moins un autre par une relation à double sens (et sans isolat totalement indépendant du système en général), toute modification portant sur un élément peut potentiellement impacter tous les autres. Toutefois, le système n’est pas chaotique mais organisé : la plupart des modifications n’ont que des implications locales et limitées qui n’impactent pas en profondeur le fonctionnement général du système. Des situations dans lesquelles le système entier est bouleversé et recomposé autrement peuvent exister, mais il s’agit alors de ruptures majeures, relativement rares et ponctuelles, survenant en cas d’incompatibilité entre l’organisation du système et les paramètres qui doivent y être appliqués. On peut donc en déduire que le système est plus que la somme de ses parties : cette “globalité” correspond à des phénomènes de grande ampleur impliqués par l’organisation d’ensemble, qui ne se lisent pas individuellement au niveau de chaque élément. Il est en conséquence inutile de chercher à réduire le système à un schéma simple : celui-ci fait état d’une “complexité irréductible”, d’où l’emploi d’une théorie adaptée en conséquence, et répond à des schémas en constantes modifications ou du moins tensions.

1.2. Application aux études historiques

4On conçoit aisément l’intérêt d’une telle approche pour une analyse de la technique, ou de n’importe quel sujet d’étude lié à une société. Toutefois, elle a pour l’instant été assez peu pratiquée, bien que des concepts tels que le “système technique” de Bertrand Gille (1978, p. 19 ; 1979) auraient pu y appeler. On peut en cela citer Pierre Lemonnier (1983, p. 50) en ethnologie : en 1983, celui-ci écrivait que “Le traitement systémique des systèmes techniques n’[était] pas encore au programme chez les ethnologues”, bien que ses propres analyses ou celles de Robert Cresswell empruntaient quelques notions à la systémique ou aux théories assimilées (le feedback par exemple). Un peu plus tard, en 1987, Jean-François Quilici-Pacaud (1987, p. 71) considérait un rapprochement entre savoirs des ethnologues travaillant sur les techniques et ceux des systémiciens “fondamental et de plus en plus urgent”, car la systémique était pour lui “l’une des seules voies praticables d’accès à la complexité” qui caractérise les systèmes technico-culturels étudiés. En histoire, le mouvement a été encore plus tardif, la systémique correspondant trop peu aux méthodologies classiques malgré un certain nombre de défenseurs (Gras, 1993, p. 112–113 ; Garçon, 2013a, p. 15). Pourtant, depuis les années 2000, les historiens eux-mêmes insistent sur la nécessité d’envisager la technique par une approche dynamique prenant en compte les “liens entre technique, société, culture, économie et politique” (Hilaire-Pérez, 2003, p. 16). Il apparaît également de plus en plus que les facteurs à l’œuvre dans la technique sont si nombreux et divers qu’aucune étude ciblée ne parvient à saisir à elle seule l’ensemble des dynamiques en jeu (Biget, Boucheron & Thébert, 2000, p. 477). Toutefois, la plus grande difficulté pour la mise en application de la systémique vient en réalité de ce que, si le modèle théorique a bien été travaillé, aucune solution d’étude pratique n’a encore été proposée, du moins en ce qui concerne des systèmes aussi complexes que des sociétés humaines.

5En effet, là où des systèmes mathématiques, physiques voire biologiques simples regroupent des paramètres en nombre limité et pouvant être décrits selon un langage cohérent, les systèmes humains sont trop ouverts et font appel à des données trop diverses. On conçoit ainsi aisément que les choix liés aux techniques peuvent certes dépendre de facteurs purement techniques, mais également économiques, politiques, culturels, ou encore psychologiques. La recherche en systémique n’est toutefois pas parvenue en son état actuel à formaliser cette assertion en un modèle cohérent qui permettrait d’encadrer efficacement ces observations (Cambien, 2007, p. 39). Certains schémas utilisés dans des domaines appliqués pourraient éventuellement s’en rapprocher, par exemple avec les outils d’aide à la décision (Cambien, 2007, p. 66), ou encore les thinking machines de Patrick Geddes (White, 1996) (figure 1). Dans tous les cas, le principe demeure proche : sont modélisés tous les sous-systèmes du système (avec un niveau de détail fonction des objectifs de l’analyse), et l’on considère toutes les interactions possibles entre eux qu’il faut alors identifier et travailler une par une pour obtenir une vue complète et modélisable du système. Il est possible que, après étude, aucune interaction n’existe entre deux sous-systèmes, ou du moins que celle-ci soit si faible qu’elle en devienne négligeable, mais l’analyse doit tout de même être réalisée avant de l’écarter. En l’état actuel, il est donc nécessaire de considérer les paires d’éléments du système indépendamment, un processus extrêmement long puisque ces systèmes sociaux sont justement particulièrement complexes. Dans notre cas d’étude, ils mobilisent ainsi des acteurs très variés (opérateurs, acheteurs, investisseurs, autorités, penseurs…) pouvant réaliser toute une série d’actions (conception, réalisation, acquisition, contrôle, transport, conceptualisation…) sur divers éléments matériels (objets, matières premières, outils, infrastructures, énergie…), et en tenant compte de nombreuses variables contextuelles (cultures technique et sociétale, règlements, normes, marché…). Le cas des normes en est par exemple une bonne illustration.

2. La technique et la norme

2.1. Pouvoir et réglementations

6La question de la standardisation des produits se pose en effet de manière évidente dans le domaine de la terre cuite architecturale, en ce qu’il est nécessaire que les matériaux de construction employés dans un même bâtiment soient uniformes pour être correctement agencés. Ceci suppose non seulement que des dimensions identiques soient utilisées au sein d’une même tuilerie ou briqueterie (les deux termes sont relativement interchangeables), mais également dans l’ensemble des ateliers susceptibles de desservir les mêmes chantiers, puisque les bâtisseurs pouvaient s’approvisionner dans plusieurs établissements en fonction des besoins et disponibilités. En ce qui concerne les briques, cette uniformisation peut passer pour relativement logique. En effet, des critères purement techniques (facilité d’assemblage lors de la construction) amènent à choisir des modules dont les dimensions sont multiples les unes des autres, et plus particulièrement le double. Il est également cohérent d’aligner ces dimensions sur les unités de mesure couramment employées, en évitant les fractions. La praticité d’une longueur d’une vingtaine de centimètres, et de dimensions de rapport 1  : 2, ont ainsi conduit à adopter assez généralement dans le nord de la France moderne un module de 8 × 4 × 2 pouces, soit 21, 7 × 10, 8 × 5, 4 cm, devenu 22 × 11 × 5, 5 cm avec l’adoption du système métrique. Toutefois, ces dimensions n’ont pas été appliquées dans le sud du pays, et surtout les modules sont beaucoup plus diversifiés en ce qui concerne les tuiles et les carreaux de pavement, pour lesquels il existait souvent au moins un “grand” et un “petit moule”.

8Ainsi, les normes appliquées aux produits de terre cuite architecturale, en elles-mêmes purement techniques, étaient en réalité avant tout dépendantes des administrations municipales, et s’imposaient via les impératifs du marché. Le choix technique ne peut donc ici se comprendre que par rapport au réseau socio-politique urbain, et à sa volonté de disposer de produits standardisés selon sa volonté : il convient de garder à l’esprit que les membres influents de la ville étaient aussi généralement les principaux concernés par les constructions, à titres personnel ou collectif. Nous nous trouvons donc ici en présence d’un sous-système dont les éléments les plus influents sont constitués par les élites urbaines, avec leur culture socio-technique, et par leurs sous-ensembles partiellement imbriqués, à savoir les acheteurs potentiels, et les législateurs. Les producteurs n’ont finalement qu’un rôle relativement passif, s’adaptant aux évolutions de la culture socio-technique des acheteurs traduites dans les règlements urbains pour pouvoir toucher le marché. Les tentatives de fraude sont une liaison plus active des producteurs vers le marché, afin de toucher des acheteurs moins regardants envers ces normes socio-techniques (donc un groupe légèrement différent), mais elles s’exposent aux contrôles des autorités, visant à protéger l’intégrité des normes mais également des taxes, qui constituent un autre pôle plus auxiliaire dans ce sous-système.

2.2. Les commandes

11Ainsi, on retrouve là encore une imbrication de la technique dans des réseaux nettement plus considérables et influents : les caractéristiques générales de la commande émanent dans tous les cas de l’autorité, les éléments techniques sont au moins visés par les contrôleurs de celles-ci, voire directement fournis à l’artisan, et le choix de ce dernier comme exécutant fait appel à des critères sociaux ou économiques au moins autant que purement techniques. Dans ce cas, les pôles principaux du sous-système sont donc bien sûr le producteur et le commanditaire, mais l’intérêt réside dans l’identification des éléments ayant amené à la création d’un lien particulier entre ces deux acteurs plutôt que d’autres, donc au choix du producteur par le commanditaire. La simple valeur technique de l’artisan n’est pas suffisante pour expliquer ce choix, qui fait intervenir d’autres éléments contextuels extérieurs pouvoir avoir une influence à plus grande échelle (pouvant aussi bien le favoriser que le défavoriser auprès d’autres clients potentiels, par exemple), comme sa réputation auprès de commanditaires renommés, son emplacement géographique ou encore le statut juridique de son atelier.

3. Réseaux de penseurs, réseaux de pensées

3. 1. Aux origines de l’information technique

12Quoique les traités techniques rendent généralement compte d’opérations ou de faits prenant place dans le monde matériel concret, ceux-ci n’ont jamais pour but d’expliciter toute la technique, et encore moins de l’apprendre au lecteur. En effet, aussi bien les historiens ayant travaillé ce sujet que ces sources elles-mêmes s’accordent à pointer l’existence dans la pratique de nombreux non-dits, automatismes ou jugements intuitifs, qui ne s’acquièrent que par l’expérience et ne peuvent être transmis à l’écrit, alors qu’ils constituent souvent le cœur même de la maîtrise technique (Brongniart, 1844, vol. 1, p. 231 ; Garçon, 2013b). En conséquence, les rédacteurs de ces traités cherchaient toujours à transmettre un autre type d’information : très souvent, pour ceux de l’époque moderne, il s’agissait d’informer le lecteur (par définition une personne instruite et aisée) des principaux points à connaître sur le métier, dans le cas où celui-ci souhaiterait engager des artisans, voire débuter une activité dans ce domaine (Caron, 2010, p. 7–8). Il ne s’agissait pas pour lui d’apprendre à fabriquer des briques ou à conduire un four de ses mains, puisqu’il embauchait des gens de métier pour cela, mais plutôt à avoir les connaissances nécessaires pour comprendre les actions de ceux-ci et en discuter avec eux, évaluer les temporalités et coûts des opérations, ou encore connaître les produits susceptibles d’être obtenus et pouvoir juger de leur qualité. En conséquence, les rédacteurs eux-mêmes des traités techniques ne maîtrisaient généralement pas non plus de leurs propres mains ces mêmes opérations, mais étaient plutôt des ingénieurs, entrepreneurs ou lettrés ayant appris ces paramètres de gestion et transmettant leurs connaissances. Toutefois, il apparaît aussi à la lecture des traités, mêmes les plus importants sur ce sujet (à savoir l’Encyclopédie, la Description des Arts et Métiers, et les ouvrages semblables les ayant suivis), que ces rédacteurs visaient parfois simplement à publier un ouvrage ou un article pour des raisons financières ou sociales, en effectuant un minimum d’efforts quant à la collecte et à la présentation des informations qui y étaient fournies.

3.2. Diffusion de l’information

15Cette dynamique ne s’est cependant pas arrêtée à l’Encyclopédie Panckoucke : celle-ci a en effet servi de référence aux premiers traités du xix^e siècle, malgré une interruption des publications au sujet de la terre cuite architecturale dans le premier quart de celui-ci. Le premier traité à paraître au cours de ce siècle fut le Manuel du porcelainier signé M. Boyer en 1827, dans la collection des manuels Roret (Boyer, 1827). La partie concernant la terre cuite architecturale reprenait les données de l’Encyclopédie Panckoucke, en les synthétisant. Dès l’année suivante, deux autres ouvrages parurent, dus à des ingénieurs : l’Essai pratique sur l’art du briquetier de Jean-François Clere (1828, et l’Art du briquetier d’Edmond Pelouze (1828). Le premier avait eu l’occasion de travailler avec des briquetiers alors qu’il était en poste à Anzin, et le second à Saint-Gobain, et tous deux présentaient leurs expériences en les ajoutant là encore à des informations synthétisées depuis l’Encyclopédie Panckoucke. En 1835, François Bastenaire-Daudenart fit de même dans l’Art de fabriquer les poteries, bien qu’il ait pour sa part acquis son expérience en tant que propriétaire faisant bâtir une habitation (Bastenaire-Daudenart, 1835). L’ensemble des informations apportées par ces traités, ainsi toujours que celles de l’Encyclopédie Panckoucke, servirent enfin de socle pour les parties concernant la production pratique du Traité des arts céramiques d’Alexandre Brongniart, en 1844 (Brongniart, 1844). Celui-ci y ajouta également une grande quantité d’informations de nature plus technologique provenant des essais sur les matières et pâtes effectués par Alphonse Salvétat dans les laboratoires de la manufacture de Sèvres, ainsi que des éléments provenant d’un réseau d’informateurs et des dossiers d’inventions qu’il avait à évaluer en tant que membre des jurys d’Expositions industrielles. Après la publication du traité de Brongniart, les auteurs suivants ne firent plus directement référence à l’Encyclopédie méthodique : les deux nouveaux manuels Roret publiés en 1846 et 1864 (Boyer, 1846 ; Malepeyre, 1864), ainsi que L’art du briquetier de F. Challeton de Brughat en 1861 (Challeton De Brughat, 1861), et le Guide du briquetier d’Émile Lejeune en 1870 (Lejeune, 1870), puisaient directement dans le Traité des arts céramiques, faisant petit à petit disparaître l’héritage direct de la Description des arts et métiers. Il faut toutefois également noter pour l’ensemble de ces traités du xix^e siècle un autre type de source, elle aussi directement copiée pour insérer des descriptions des machines qui commençaient alors à se développer : les périodiques techniques. Ceux-ci soulèvent leurs propres problématiques, étant étroitement liés aux circuits de l’innovation technique, eux aussi particulièrement dépendants de réseaux sociaux-économiques.

16Cette fois encore, bien que la thématique soit éloignée de celle des normes et commandes bien concrètes discutées précédemment, la traduction systémique de ces observations nous amène à devoir définir un sous-système dont les principaux constituants écartent presque totalement les artisans maîtrisant réellement la technique discutée. Ici, les acteurs sont uniquement les rédacteurs et éditeurs des ouvrages techniques, maniant un matériau textuel quasiment sans aucune référence à la réalité matérielle supposément décrite dans celui-ci. Dans le cas de Fourcroy et Gallon, décrivant des procédures observées de visu, les circonstances sont extrêmement particulières et liées à des éléments contextuels (le statut d’ingénieur militaire des auteurs) conditionnant aussi bien la nature de la technique observée que leur capacité — et leur intérêt — à la rédiger et transmettre. Avec un tel sous-système recentré sur les éditeurs et faisant presque totalement disparaître les praticiens, les éléments en jeu sont donc évidemment du ressort des enjeux de sociabilité dans les milieux intellectuels et des stratégies d’écriture employées, et n’ont qu’un rapport très lointain à la technique en elle-même. Ainsi qu’il a été introduit à la fin du paragraphe précédent, ce système s’est cependant élargi au xix^e siècle, comme détaillé par la suite.

4. De l’invention à l’innovation

4. 1. Une recherche d’économies

17L’invention et l’innovation (la seconde étant définie comme l’adoption à grande échelle par l’environnement technique de la première, cas de figure exceptionnel par rapport à la masse des inventions proposées) se sont polarisées au xix^e siècle autour de deux problématiques, toutes deux liées à la volonté de réaliser des économies à grande échelle. En premier lieu, le poids très important des matériaux, impliquant des coûts de transports élevés, a conduit à une volonté d’allégement : celle-ci a amené à l’adoption de “tuile mécanique” (aussi lourde qu’une tuile normale mais ne nécessitant pas de superposer plusieurs couches de tuiles pour assurer l’étanchéité du toit) et de la “brique creuse”. L’autre champ de recherche concernait le combustible des fours : qu’il s’agisse de bois ou de charbon, il était nécessaire sur les fours “intermittents” de l’époque moderne de procéder à une montée lente en température dite “petit feu”, pendant plusieurs jours, et à un refroidissement final pouvant dépasser une semaine, pour une cuisson de “grand feu” ne dépassant pas deux jours. Afin d’éviter les pertes de temps et le coût du combustible nécessaire au “petit feu”, des systèmes de “fours continus” furent donc développés. Leur principe général consistait à juxtaposer des fours intermittents, la chaleur du grand feu d’un four étant récupérée pour la montée en température et le refroidissement contrôlé des fours voisins : de cette manière, il était possible de n’allumer les fours que pour le grand feu, et de disposer ainsi d’une cuisson en continu sur le groupe de fours tout en économisant du combustible. Or, les différentes variantes de ces principes généraux ont été extrêmement nombreuses : de plus en plus nombreux à partir de la décennie 1820, les brevets déposés en lien avec la terre cuite architecturale ont ainsi atteint un nombre de 75 pour la seule année 1855, dont environ la moitié concernaient des tuiles mécaniques, soit un tous les dix jours en moyenne. Les quelques modèles effectivement adoptés massivement et devenus des innovations ne sont donc que des cas particuliers dans une masse d’inventions beaucoup plus importante, et ne sont d’ailleurs pas forcément les plus anciens de chaque type.

4. 2. Les réseaux de l’innovation

20Avec ou sans recours aux ingénieurs-conseils, le panel de possibilités offertes pour faire connaître une invention était encore plus varié, à condition encore une fois de disposer des moyens matériels mais aussi sociaux d’y recourir. Tous, y compris les moins fortunés, pouvaient candidater pour des prix mis au concours particulièrement par la Société d’Encouragement pour l’Industrie Nationale (SEIN) : les meilleures performances se voyaient publiées dans le Bulletin de cette institution, et remettre un prix permettant parfois de couvrir les frais de dépôt du brevet, qui s’avéraient rédhibitoires pour qui ne disposait pas de capitaux préalables (ou n’était pas associé avec un investisseur dans des conditions généralement peu avantageuses) (Emptoz & Marchal, 2002). Terrasson de Fougères par exemple remporta la médaille d’or de la SEIN en 1828 avec sa machine à filière (en concurrence avec Boyer, l’auteur du premier Manuel Roret), et fut publié l’année suivante dans le Bulletin (Terrasson de Fougères, 1829), se faisant ainsi connaître et déposant son brevet seulement en 1831 ; le Portefeuille industriel du Conservatoire des Arts et Métiers s’en fit écho en 1836 (Anonyme, 1836). Carville, lui, remporta à la fois le prix de la SEIN et le prix de mécanique de l’Académie des sciences en 1842, alors qu’il avait été publié dès les deux années précédentes dans leurs périodiques respectifs (Carville, 1840 ; 1841b,c). Borie, s’il ne remporta aucun de ces prix, fut lui aussi édité dans le Bulletin de la SEIN en 1857 (Anonyme, 1857). Il était également possible, là encore pour qui disposait des fonds et relations nécessaires, de s’inscrire aux Expositions industrielles et universelles, octroyant une visibilité de fait et une participation aux concours qui les accompagnaient : ce sont les dossiers déposés à cette occasion qui ont permis à Brongniart, membre des jurys, de constituer la documentation technique présente dans son Traité des arts céramiques. Certains choisirent même de mettre en place un programme publicitaire, comme Terrasson de Fougères et Carville qui publièrent leur brevet ou des textes proches en tirés à part, assortis des conditions de vente de leurs machines, ou des licences de leurs brevets (Carville, 1841a ; Terrasson de Fougères, 1831). Enfin, compte tenu de la faible protection des brevets, des cas de procès en contrefaçon sont à relever, comme celui de Jean-Marie Perrusson à Écuisses, condamné plusieurs fois pour avoir tenté d’usurper l’identité commerciale des produits de Montchanin (Bonnot, 1997 ; Richard, 1990 ; Wagnien, 1866). Borie alla également en procès en 1858 : là encore, on retrouve le rôle d’un réseau social fermé, puisque l’expert désigné par la Cour pour trancher l’aspect technique de l’affaire ne fut autre que Salvétat, le chimiste de la manufacture de Sèvres qui avait effectué les essais de pâtes publiés par Brongniart, et qui était entre-temps devenu professeur à l’École Centrale (Salvétat, 1858). Ainsi, une fois encore, l’innovation apparaît donc au moins autant comme la résultante de la constitution et de la mobilisation d’un réseau social efficace (impliquant un certain capital financier, social et politique préexistant de l’inventeur) que comme une question purement technique.

21Par rapport au système tel que défini pour les traités techniques du xviii^e siècle, comprenant essentiellement leurs rédacteurs mais très peu les personnes directement concernées par la technique, celui du xix^e siècle semble donc bien s’être agrandi. En effet, si les simples producteurs de terre cuite eux-mêmes y sont restés globalement étrangers, les inventeurs et innovateurs y sont eux rapidement entrés, sous forme d’un sous-système propre mais connecté. En effet, le sous-système de l’innovation regroupe les inventeurs et les acteurs leur permettant de faire connaître leurs machines (ingénieurs-conseils, financiers, sociétés savantes, et leurs publications respectives), la technicité n’étant d’ailleurs toujours pas l’élément clé de cet ensemble. Celui-ci est lié au sous-système des traités techniques à la fois par ses produits écrits, à savoir les périodiques techniques, permettant avant tout de faire connaître les inventions au sein du système de l’innovation, mais étant également employés comme vecteurs de connaissances par les acteurs du système des écrits techniques ; ainsi que par ses acteurs eux-mêmes, dont un certain nombre se retrouvent dans les deux sous-systèmes, et constituent en conséquence les acteurs clés du système de la pensée technique “savante” au xix^e siècle.

5. Conclusion

23Dans une perspective systémique, l’identification des éléments clés des sous-systèmes, et de leurs points d’interaction, permet de mettre en évidence une organisation dépassant très largement l’acteur technique. Celui-ci met certes en œuvre son savoir-faire en tenant compte des facteurs contextuels nécessaires aux opérations envisagées, mais son activité est soumise à un nombre considérable de paramètres qui lui sont plus ou moins directement imposés. Son activité peut même être “observée” et formalisée pour devenir un matériau à part entière de la littérature technique sans que lui-même n’ait pris aucune part à son élaboration ou à sa diffusion. Ainsi, l’observation de l’ensemble des éléments formant système et de leurs interactions permet de dégager des axes d’articulation qui apparaissent plus difficilement en ne prenant en compte que des sous-systèmes plus ou moins artificiellement clos. Toutefois, comme nous l’avions souligné précédemment, aucune méthodologie spécifiquement adaptée à une étude systémique en histoire n’existe à l’heure actuelle : nous ne pouvons donc qu’appeler à développer des recherches dans ce sens, afin de fournir un outil d’analyse efficace dans une direction de recherche qui nous semble amenée à se développer dans le futur.