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Dossier

Intrication des techniques et des enjeux épistémologiques au sein du projet des Research Domain Criteria 

Intricacy of Technologies and Epistemologic Stakes in the Research Domain Criteria Project
Elodie Gratreau
p. 171-198

Résumés

Français English

Les Research Domain Criteria (RDoC) sont un projet de structuration de la recherche en psychiatrie visant à encourager le développement des connaissances en neurosciences et sciences du comportement en s’affranchissant des systèmes diagnostiques les plus utilisés aujourd’hui. À terme, le projet entend fournir les bases nosologiques dont la psychiatrie aurait besoin pour entrer dans le champ de la médecine de précision. Cet article fournit une synthèse de l’histoire et du fonctionnement des RDoC, qu’il propose de lire au prisme des techniques mobilisées par le projet. Il étudie l’hypothèse que les enjeux épistémologiques des RDoC, largement commentés, sont directement inscrits dans les techniques qu’ils promeuvent.

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Texte intégral

Ce texte doit beaucoup aux retours de deux reviewers anonymes ainsi qu’à Mathilde Lancelot et Xavier Guchet, coordinatrice et coordinateur de ce dossier. Je leur adresse mes sincères remerciements.

  • 1  L’ensemble des domaines d’étude de la biologie qui visent à caractériser les différentes étapes de (...)

1Dans le champ de la recherche en psychiatrie, la technique est souvent réduite à son rôle instrumental. Les développements techniques récents — comme l’imagerie médicale, les techniques utilisées dans les Omiques1, les dispositifs numériques, ou encore les techniques de traitement de données — sont la plupart du temps présentés comme des moyens permettant d’amorcer un tournant vers la psychiatrie de précision, un tournant qui viendrait résoudre tous les maux de la discipline (Llorca & Leboyer, 2023). Tout se passe comme si l’application de techniques de pointe constituait un progrès souhaitable vers un meilleur soin, conceptualisé comme plus efficace car plus précis. La question de savoir comment ces techniques transforment les concepts et valeurs du champ est évacuée, et les travaux qui traitent de ces questions n’étudient généralement pas ce que font ces choses techniques (What things do, Verbeek, 2005).

2Pourtant, « une grande partie de nos actions et interprétations du monde sont co-structurées (co-shaped) par les technologies que nous utilisons » (Verbeek, 2008, p. 93). Le tournant empirique en philosophie des techniques a permis de mettre en avant, dans de nombreux cas d’étude, l’agentivité de la technique, c’est-à-dire la manière dont sa conception et son usage en contexte contribuent activement à reconfigurer celui-ci. C’est l’idée que la technique n’est pas neutre, qu’au contraire elle embarque des valeurs, y compris épistémiques.

  • 2  Le DSM est édité par l’APA (American Psychiatric Association), sa cinquième version (DSM-5) a été (...)

3Cet article constitue une proposition : celle d’étudier les débats récents sur les classifications psychiatriques en les replaçant dans les études sur l’agentivité de la technique. Ces classifications revêtent des rôles pratiques multiples et constituent en outre des appareils théoriques qui régulent les savoirs et les concepts de la discipline, de telle sorte que les prendre pour objet fournit un bon observatoire des transformations en cours dans le champ de la psychiatrie. Aujourd’hui, ce sont le DSM (Diagnostic and Statistical Manual for Mental Disorders) et la CIM (Classification internationale des maladies) qui font autorité (Markon, 2013) au point que leurs catégories se trouvent réifiées (Hyman, 2010)2. Il s’agit d’approches catégorielles du trouble psychique, dont les descriptions reposent sur le recueil clinique de symptômes observables et se veulent indépendantes d’une théorie sur les causes sous-jacentes. Chaque catégorie correspond supposément à un trouble identifié comme entité singulière, strictement différent des autres, ce qui garantit sa validité.

  • 3  Une traduction satisfaisante pourrait être « critères de domaines pour la recherche » sur le modèl (...)
  • 4  Voir par exemple Pickersgill (2012) sur la fabrique du trouble de la personnalité antisociale dans (...)

4Et justement, la validité de ces catégories, tout comme le principe même de l’approche catégorielle, sont largement discutés et remis en cause, et de nouvelles tentatives pour structurer le diagnostic en psychiatrie émergent, parmi lesquelles le Research Domain Criteria (RDoC)3. S’agissant d’un projet dont l’ambition initiale est de « [conceptualiser] les maladies mentales comme des maladies du cerveau » (Insel et al., 2010), les commentateurs du projet et de ses objectifs ont discuté essentiellement ses enjeux épistémologiques. En revanche, le fait que ces enjeux épistémologiques soient directement inscrits dans des techniques, qui rendent le projet des RDoC possible tout en le contraignant, a été moins étudié. Dans le même ordre d’idée, le philosophe Steeves Demazeux (2013) soulignait que le lien direct entre la structure même du DSM-III (paru en 1980) et le développement de l’informatique dans les années 1970 a peu été mis en avant. L’objectif de cet article est ainsi d’examiner les RDoC au regard des techniques qu’ils promeuvent et qui reconfigurent en profondeur les soins en psychiatrie. Il vise à montrer que les discussions sur les enjeux épistémologiques des RDoC ne peuvent faire l’économie d’un examen des techniques intriquées dans les fondements du projet, et des discours qui leur sont associés. Cette proposition s’adresse en particulier au lectorat francophone, des travaux similaires existant déjà en langue anglaise4.

5L’article présente dans un premier temps le projet des RDoC en lui-même en rappelant le contexte de sa création et les principes centraux sur lesquels il repose, en mobilisant avant tout la littérature primaire qui l’entoure. Il s’agit d’un projet de financement de la recherche, adossé à une réforme des classifications psychiatriques, avec pour objectif de donner des bases qui permettront à la psychiatrie d’intégrer le paradigme de la médecine de précision. La section suivante analyse la manière dont un ensemble de techniques est sous-jacent aux RDoC et à la recherche qu’ils proposent de financer. Cette partie repose sur la littérature francophone et anglophone qui s’est attachée à montrer les effets de la technique et des discours y étant associés sur la psychiatrie, y compris au cours du temps. Enfin, la troisième et dernière section vise à faire une synthèse de la littérature critique à propos des RDoC et en particulier à propos de leurs postulats épistémologiques. Il s’agit de montrer que ces postulats sont directement inscrits dans les techniques mobilisées par les RDoC, au regard de l’analyse proposée dans la section précédente. Ainsi, il apparaît qu’examiner les effets de la technique dans les RDoC est une condition nécessaire à l’examen de leurs enjeux épistémologiques, ces deux éléments étant éminemment intriqués.

1.  Le projet des Research Domain Criteria (RDoC)

1.1.  La création des RDoC et les critiques adressées au DSM

  • 5  La plateforme GoogleScholar (consultée en décembre 2022) dénombre plus de 6 000 citations. Des tex (...)
  • 6  Au moment de la publication, le DSM-IV et la CIM-10 étaient en vigueur. La première annonce de fin (...)
  • 7  Les auteurs appartenant au groupe de travail du RDoC, Bruce N. Cuthbert en première ligne, utilise (...)

6Le projet des RDoC commence sa structuration en 2009 en écho à la publication, en 2008, du plan stratégique du National Institute of Mental Health (NIMH) états-unien, alors dirigé par Thomas R. Insel. Ce plan se structure autour de quatre grands objectifs déclinés en différentes lignes stratégiques. Ainsi, le premier objectif identifié est de « promouvoir les découvertes des sciences du cerveau et du comportement pour alimenter la recherche sur les causes des troubles psychiques ». Cet objectif se décline en quatre lignes directrices, la dernière étant celle qui intéressera et structurera le projet des RDoC : « développer, à des fins de recherche, de nouvelles façons de classer les troubles psychiques basées sur des dimensions observables du comportement et des mesures neurobiologiques ». Le projet en lui-même est ensuite initié en 2009 par la constitution d’un groupe de travail puis en 2010 par la publication d’un article maintes fois cité depuis5 : Research Domain Criteria (RDoC): Toward a New Classification Framework for Research on Mental Disorders (Insel et al., 2010). Ce texte court (à peine trois pages) est très engagé en faveur d’une approche neuroscientifique des troubles psychiques, et base son argumentation sur une critique du système diagnostique en place en psychiatrie, porté par l’APA avec le DSM et l’OMS avec la CIM6. La suite du texte expose les partis pris du projet des RDoC pour répondre à cette critique. Comprendre ce que sont les RDoC et la manière dont ils entendent s’insérer dans le champ psychiatrique nécessite donc dans un premier temps de comprendre la nature des critiques adressées au CIM/DSM7 qui ont justifié leur lancement.

  • 8  Cuthbert (2015, p. 91) explique que le DSM-III a été « révolutionnaire » car « en fournissant des (...)

7Les critiques adressées au CIM/DSM s’articulent en bonne partie autour du manque de validité de leurs catégories, entendue à la fois au sens de validité descriptive et validité concurrente (Demazeux, 2013, p. 198-202). D’après les initiateurs du projet des RDoC, le système de classification du DSM s’est ankylosé au fil des décennies depuis la publication du DSM-III en 1980 (Cuthbert, 2015)8. Son usage dans la clinique aurait peu à peu mis en évidence que ses catégories diagnostiques présentent un très haut degré d’hétérogénéité (deux patient·e·s différent·e·s peuvent se voir attribuer le même diagnostic malgré des tableaux cliniques sans point commun) et de comorbidités (les tableaux cliniques se superposant facilement puisque des catégories diagnostiques partagent des symptômes communs). Et cela, sans compter qu’un grand nombre de patient·e·s tombent dans la catégorie des diagnostics non spécifiques (« Not otherwise specified »). Il s’agit ici d’un manque de validité descriptive puisque les critères utilisés pour définir les catégories s’avèrent peu spécifiques pour former des groupes homogènes de patient·e·s. Par ailleurs, l’usage du DSM en recherche fait apparaître des difficultés à identifier des biomarqueurs spécifiques à une maladie, et montre au contraire l’existence de biomarqueurs communs entre des catégories nosologiques distinctes. C’est un manque de validité concurrente, c’est-à-dire de corrélation entre deux types de données censées converger. Il y aurait par conséquent une inadéquation entre des observations cliniques rassemblées en catégories diagnostiques et des mesures neurobiologiques et comportementales, donc finalement entre le CIM/DSM et les RDoC. La critique repose implicitement sur l’idée que les mesures proposées par le RDoC ont par principe une meilleure validité descriptive, et qu’il faudrait donc les prendre comme références pour mesurer la validité concurrente.

  • 9  Ainsi, Cuthbert et Insel (2013) rappellent que la psychiatrie est l’une des seules disciplines méd (...)
  • 10  Pour une étude approfondie des liens entre validité et psychiatrie de précision, voir Demazeux & K (...)

8Il y a dès lors une double critique de la validité des catégories du CIM/DSM. La conséquence principale du manque de validité dans la clinique serait l’errance thérapeutique et donc une faible qualité des soins, et une stagnation de la mortalité en psychiatrie9. Quant à la recherche, le manque de validité de la classification y serait responsable des difficultés à comprendre l’étiologie des troubles psychiques. La critique du CIM/DSM est en ce sens ambivalente puisqu’elle lie causalement, autour du concept de validité qui incarnerait tous les maux de la psychiatrie contemporaine, les défaillances du système de soin actuel (si les traitements ne sont pas efficaces, ce serait essentiellement parce qu’ils ne sont pas conçus sur la base de catégories valides) aux difficultés à réduire les troubles psychiques à des dysfonctionnements biologiques. Il faudrait donc s’affranchir de ces catégories pour identifier les processus biologiques des pathologies et parvenir enfin à les soigner efficacement — le présupposé étant que les troubles psychiques sont par nature d’ordre biologique et qu’il convient par conséquent de les soigner par des traitements biologiques basés sur leur étiologie. Les RDoC sont en ce sens un projet qui vise à établir les bases scientifiques supposées nécessaires à l’avènement d’une psychiatrie de précision10.

1.2.  Description et fonctionnement du RDoC

9L’objectif des RDoC est donc de promouvoir et financer des recherches qui s’affranchiraient des catégories diagnostiques habituelles pour l’étude des causes des troubles psychiques. Plus ambitieusement encore, les RDoC proposent un cadre de travail méthodologique visant à cartographier la cognition humaine pensée centralement comme une affaire de circuits neuronaux susceptibles d’être circonscrits en grands domaines de fonctionnement (Cuthbert & Insel, 2010). Dans ce cadre, le trouble psychique est ramené à un dysfonctionnement de ces fonctions neurocomportementales, dysfonctionnement qui devrait pouvoir être décrit en termes de variations quantitatives pathologiques du fonctionnement normal (au sens statistique). Outre le fait qu’ils sont tournés vers la recherche de l’étiologie des troubles psychiques, les RDoC visent donc aussi plus largement à faire dialoguer neurosciences et sciences du comportement au service de la santé mentale, dans l’objectif de proposer une description de la cognition humaine se voulant complète.

  • 11  La liste des domaines, des construits et des unités d’analyse est pensée pour être évolutive et s’ (...)

10Concrètement, les RDoC ne fournissent pas en eux-mêmes de résultats mais des éléments de méthode et des moyens pour la recherche, dont les résultats sont ensuite rassemblés dans une matrice à deux dimensions, partie la plus visible du projet et accessible sur le site du NIMH (voir figure 1 pour un exemple). Cette matrice prend comme lignes des construits, des « concepts non calculables proposés à partir d’ensembles convergents de données, et dont la signification fonctionnelle précise change à mesure que les données s’accumulent et que notre compréhension à leur sujet s’enrichit » (Cuthbert, 2014a, p. 78). Ces concepts sont rassemblés en « domaines ». Ces « domaines de recherche » sont « de niveau supérieur […] ce qui permet de mettre en avant les relations significatives qui existent entre les construits à l’intérieur de chaque domaine, en plus de fournir un schéma heuristique d’organisation » (Cuthbert, 2014a, p. 78). Les colonnes sont autant d’unités d’analyse, « les différents moyens de mesure pouvant être utilisés pour évaluer chaque construit » (p. 78)11. La colonne des circuits (entendus : neuronaux) est à la fois conçue comme centrale et rendue graphiquement centrale dans la matrice. La colonne des « paradigmes » est à part : elle ne constitue pas tant une unité d’analyse qu’une liste des types de recueil et d’échelle de mesure indiqués comme faisant référence pour le construit considéré.

Figure 1 - Extrait de la matrice des RDoC, domaine du système de valence négative

Domaines / Construits

Gènes

Molécules

Cellules

Circuits

Physiologie

Comportement

Mesures auto-reportées

Paradigmes

Système de valence négative

Menace aiguë (« peur »)

Menace potentielle (« anxiété »)

Menace soutenue

Perte

Réaction à la non-récompense

Source : traduction par Christophe Gauld et Steeves Demazeux (Cuthbert, 2014a)

11Le NIMH liste à ce jour six domaines de recherche pour ses RDoC. Ils sont supposés représenter l’ensemble des systèmes du fonctionnement comportemental humain et ils structurent la matrice dans son ensemble : le système de la valence négative, celui de la valence positive, le système sensorimoteur, les systèmes cognitifs, le système des processus sociaux et enfin l’éveil et les systèmes de modulation. Chacun de ces domaines est décliné en construits, caractérisés par les mesures dans les unités d’analyse. Une cellule dans la matrice est donc définie par la rencontre d’une unité d’analyse et d’un construit. L’objectif des RDoC peut être vu comme étant de remplir l’ensemble des cellules.

12Par exemple, dans les termes des RDoC, l’anxiété (conçue comme réponse à une menace potentielle) est pensée comme un des construits du système de la valence négative. Elle s’observe par une activation des noyaux du lit de la strie terminale (niveau des circuits neuronaux), une élévation du taux de l’hormone adrénocorticotrope et donc du taux de cortisol dans le sang (niveau physiologique), ou encore par un score élevé à la FNES (Fear of Negative Evaluation Scale, l’échelle de peur de l’évaluation négative, niveau psychométrique).

2.  Les RDoC, les RDC et le rôle fondamental de la technique

13Le projet des RDoC s’est structuré en réponse aux critiques visant le système diagnostique catégoriel du CIM/DSM, tout en maintenant une référence explicite (Cuthbert, 2015) à ce qui fit le succès du DSM-III, paru en 1980 : les Critères Diagnostiques de la Recherche (CDR, RDC en anglais). C’est précisément l’objet de l’ouvrage de Demazeux, Qu’est-ce que le DSM ? (2013), dans lequel il montre la manière dont le DSM-III a été pensé pour garantir la fiabilité des diagnostics psychiatriques, en réponse à un contexte critique pour la discipline. Cette fiabilité inter-juge, c’est-à-dire la répétabilité d’un diagnostic posé pour un·e même patient·e par différent·es médecins, a été garantie par le développement des CDR, mais aussi par celui d’algorithmes d’aide au diagnostic. Ainsi, le groupe de travail sur les CDR, financé par le NIMH, était composé notamment de Robert Spitzer, porteur du DSM-III auprès de l’APA mais aussi créateur d’un des premiers systèmes informatiques d’aide au diagnostic : DIAGNO. « Il vaut la peine de parcourir attentivement l’ordinogramme de DIAGNO, car on y exhume, pour ainsi dire, le squelette fossile du futur DSM-III. » (Demazeux, 2013, p. 83)

14DIAGNO était un algorithme d’aide à la décision diagnostique. Le ou la médecin psychiatre répondait par oui ou non à une série de questions à partir de ses observations du ou de la patient·e, ce qui se traduisait algorithmiquement par un ensemble d’embranchements décisionnels, jusqu’à tomber sur un diagnostic. Pour exister, un tel algorithme doit avoir été précédé du développement de critères permettant de distinguer différents diagnostics entre eux, c’est-à-dire de critères de diagnostics différentiels. Et cet exercice était déjà en place en psychiatrie, car poser un diagnostic plutôt qu’un autre, c’est-à-dire différencier entre deux troubles plutôt qu’identifier un trouble par ses caractéristiques propres, était alors fondamental pour la prise en charge des patient·e·s. C’est ce que montre le sociologue Nicolas Henckes (2019) dans son étude des infrastructures ayant déterminé le diagnostic de schizophrénie au cours du temps. Il explique ainsi comment, par l’évolution des infrastructures déterminant l’activité diagnostique de la psychiatrie, la conception du trouble psychique est passée d’une activité différentielle à une activité définitionnelle, précisément au moment du développement des CDR et du DSM-III. En effet, ce qui a été déterminant dans la conception des CDR, c’est l’élaboration de critères descriptifs des troubles en eux-mêmes, plutôt que par distinction avec les autres troubles.

15Il y a donc deux éléments fondamentaux dans le développement du DSM-III : un type de raisonnement, inscrit dans DIAGNO et de nature algorithmique, et un type de descriptions, inscrit dans les CDR. Le raisonnement algorithmique était garant de la fiabilité des diagnostics, puisque l’« ordinateur va servir de modèle et bientôt de norme sur la voie de l’amélioration de la fiabilité diagnostique » (Demazeux, 2013, p. 74). Chaque embranchement de l’algorithme de DIAGNO fonctionne comme un critère décisionnel qui, de critère en critère, permet de classer le ou la patient·e dans une catégorie diagnostique spécifique sans ambiguïté. C’est le principe même de la manière dont le DSM-III sera structuré. Les CDR quant à eux ont fourni les critères décisionnels, et ont permis de caractériser de manière opérationnelle chaque trouble. Ainsi, de DIAGNO et des CDR au DSM-III il y a un fil méthodologique insécable, de telle sorte que le DSM-III embarquait une rationalité algorithmique spécifique.

16Cette idée selon laquelle la technique embarque des valeurs est au cœur du concept de médiation technique chez le philosophe des techniques Peter-Paul Verbeek (2000, 2008). Quant à l’idée d’une rationalité qui serait inscrite dans « les conditions effectives de production et de reproduction de la “pensée” » (Goody, 1998, p. 7), ici sous la forme d’un manuel unifiant le savoir d’une discipline sous la forme d’une liste de critères, elle nous vient de l’anthropologue Jack Goody. Les techniques ne sont pas neutres, au contraire elles déterminent des normes, des valeurs et des possibles, y compris cognitifs, et y compris en termes de connaissances (Record, 2013).

17En ce sens et plus spécifiquement pour la psychiatrie, l’historien Hervé Guillemain (2020) montre que les techniques de soin utilisées au xxe siècle sont intrinsèquement liées à l’évolution de l’organisation des institutions, dans des apports réciproques. Un travail similaire est fait par Henckes (2019) comme évoqué ci-dessus : les infrastructures dans lesquelles s’insèrent l’administration et le soin psychiatriques co-déterminent la conception des troubles psychiques qui y sont pris en charge. La philosophe de la psychiatrie Jennifer Radden (2003) a montré comment les innovations psychopharmacologiques ont contribué à une cartographie médicamenteuse (« drug cartograhy ») des catégories nosologiques et ont reconfiguré la manière de concevoir les troubles psychiques. Similairement, l’historien de la médecine Jean-Claude Dupont montre dans son ouvrage Histoire de la neurotransmission (1999) comment les découvertes en psychopharmacologie ont donné du poids à l’hypothèse de la neurotransmission chimique dans le débat chimique versus électrique sur les modalités de la transmission inter-neuronale. Ces différents exemples montrent combien les techniques que la psychiatrie déploie dans les soins et la recherche reconfigurent ses savoirs et hypothèses de travail. De la même manière, les techniques qu’elle emploie précisément pour structurer ses hypothèses et son savoir ne sont pas sans effet sur ceux-ci.

  • 12  Dans le même ordre d’idée, Joshua A. Gordon (2023) annonce sur son blog de directeur du NIMH que l (...)

18De ce fait, l’existence même de DIAGNO, dont la forme est par ailleurs intrinsèquement liée au foisonnement des tests psychométriques à la même époque, n’est pas sans rapport avec les CDR, donc avec le DSM-III, donc avec la conception catégorielle des troubles psychiques qu’il promeut. Si les CDR étaient adossés à l’usage croissant de l’ordinateur dans la recherche à partir des années 1960 et 1970, les RDoC s’adossent quant à eux à un ensemble de techniques de pointe : celles déployées dans les Omiques (caractérisation des données biologiques des individus à l’échelle génétique, protéique, épigénétique, etc.), celles de l’imagerie cérébrale, celles utilisées dans les sciences du comportement... Surtout, le traitement massif de ces très nombreuses données fait appel aux techniques de la psychiatrie computationnelle, si bien que les RDoC sont aujourd’hui intégrés dans le projet All of Us (Gordon, 2020), un projet de médecine de précision reposant sur le recrutement d’un million de citoyen·ne·s états-unien·ne·s et le recueil de nombreuses de leurs données12. D’après Christophe Gauld et ses collègues (2021), la psychiatrie computationnelle se caractérise par trois approches complémentaires : la digital psychiatry, la big psychiatry, et la psychiatry modeling. La première concerne le recueil de données directement via les objets connectés qui peuplent notre quotidien ; la deuxième concerne le traitement statistique de l’ensemble des données recueillies, biologiques ou médicales mais aussi numériques ; enfin, la troisième consiste à établir des hypothèses et modèles explicatifs, y compris au regard de ces données.

  • 13  Pour un exemple de la posture selon laquelle les troubles psychiques peuvent être conçus comme des (...)

19Les techniques de recueil et de traitement de données sont aux RDoC ce que les RDC étaient au DSM-III puisqu’elles fournissent ce qui constitue l’objectif épistémique des RDoC : leur validité descriptive, leur correspondance avec des objets naturels13. Par ailleurs, les RDoC, incarnés dans leur matrice, sont aussi un objet technique en eux-mêmes, caractérisé par une mise en forme graphique spécifique ayant un impact sur le type de données qui peuvent être intégrées dans le cadre de travail et sur les concepts associés au projet (Goody, 1998). Par exemple, le fait que la colonne des circuits neuronaux soit au centre de la matrice n’est pas neutre et témoigne de la centralité conceptuelle de ces circuits dans l’ontologie que les RDoC proposent pour les troubles psychiques. La matrice est donc quant à elle ce que DIAGNO était au DSM-III : un type de raisonnement incarné techniquement et embarqué dans le cadre de travail.

20Les RDoC sont, d’une certaine façon, un projet en phase avec l’air du temps : en mettant les nouvelles technologies au service des connaissances de la psychiatrie, ils homogénéisent ces dernières pour les faire entrer dans le cadre de la scientificité au sens contemporain et technologiquement soutenu, adossée à une forme d’objectivité historiquement située (Daston & Galison, 2010). Qu’ils soient dans l’air du temps a d’ailleurs un effet de bord qui affaiblit leur rigueur sur le plan méthodologique : le professeur de psychologie Scott O. Lilienfeld (2014) met bien en avant les limites posées par le système technique actuel et les méthodes qui le mettent en œuvre, limites qui sont d’après lui largement sous-évaluées par les tenants des RDoC. Parce que le type de mesures permis par l’attirail technologique, dont nous disposons aujourd’hui en biomédecine, est réputé valide, fiable et objectif, il est facile d’évacuer les incertitudes de mesure ou bien de faire passer des résultats pour valides malgré des méthodologies trop lâches. Par exemple, les mesures effectuées dans la recherche se montrent peu reproductibles, un problème dont l’initiateur des RDoC, Insel, a bien conscience puisqu’il publie sur le sujet avec Shitij Kapur et Anthony G. Phillips (2012), en attribuant ces difficultés aux méthodologies de recherche et au système de classification, les RDoC constituant alors une solution pour que la psychiatrie prenne le tournant de la précision.

  • 14  Dans son travail, Isaac Record traite des possibilités épistémiques d’un individu et non pas d’une (...)

21C’est une démonstration assez claire de la contingence technique de ce qui est possible et souhaitable épistémiquement à une période de temps donnée (Record, 2013)14, de la force argumentative des nouvelles technologies et de l’économie de la promesse qu’elles sous-tendent (Pidoux, 2015), vectrices d’un type de scientificité socialement et historiquement située (Carnino, 2015). En effet, tout se passe comme si les nouvelles technologies disponibles allaient comme par magie résoudre tous les problèmes rencontrés par la psychiatrie, la précision n’étant pensée que comme une affaire de précision instrumentale. Pourtant, la psychiatrie est encore loin de pouvoir se revendiquer de la médecine de précision (Tabb, 2020), la recherche de biomarqueurs ne donnant que des biomarqueurs statistiques et pas mécanistiques, c’est-à-dire des biomarqueurs corrélés à des processus physiopathologiques mais dont on ignore le rôle étiologique (Tabb & Lemoine, 2021). Par ailleurs, ce type de recherche n’est pas nouveau malgré les rhétoriques et la sociologie de la nouveauté qui y sont aujourd’hui associées (Pickersgill, 2019) : Dupont (2021) montre que la recherche de biomarqueurs en psychiatrie a une histoire qui commence dès le xixe siècle.

22Cependant, il y a peut-être quelque chose, sinon de spécifique, au moins de nouveau au xxie siècle : la disponibilité de machines pouvant traiter un nombre très conséquent de données. Ce possible technologique inédit, s’il s’accompagne d’un modèle théorique robuste permettant de produire une explication mécaniciste satisfaisante de la complexité en psychiatrie (Lemoine, 2016), pourrait engendrer, sinon un brouillage des frontières entre neurologie du comportement et psychiatrie, du moins un changement significatif dans le système diagnostique des troubles psychiques. Une telle évolution rabattrait l’explication clinique sur l’explication mécaniciste, et reconfigurerait sans aucun doute les activités de soin, tout comme les innovations techniques de soin du xxe siècle ont reconfiguré la clinique psychiatrique (Guillemain, 2020).

3.  Les trois postulats des RDoC, leur inscription technique et leurs limites en clinique

23Le projet des RDoC est caractérisable par les techniques qu’il mobilise, lesquelles déterminent ses hypothèses et concepts. Pour autant, s’agissant d’un projet de re-conceptualisation des troubles psychiques, les RDoC sont porteurs d’enjeux épistémologiques qui ont fait l’objet de la grande majorité des publications à leur sujet. L’objectif de cette section est de dégager trois postulats épistémologiques sur lesquels reposent les RDoC, rendus visibles par ses sept piliers (Cuthbert & Insel, 2013 ; Morris et al., 2022) tout en montrant qu’ils sont directement issus des technologies qui les caractérisent. Ce faisant, nous chercherons à dégager les limites du projet en clinique, qui sont souvent pointées du doigt. En effet, si les RDoC sont porteurs de beaucoup de promesses pour la recherche en psychiatrie, nous verrons qu’ils se heurtent à la pluralité des pratiques dans le soin, que leur cadre technologique ne permet pas d’intégrer.

3.1.  Présupposé ontologique : le réductionnisme matérialiste

24Les RDoC reposent d’abord sur un présupposé ontologique concernant la nature fondamentale de la psychè humaine (Parnas, 2014). L’hypothèse initiale, forte et largement assumée, est de « [conceptualiser] les maladies mentales comme des maladies du cerveau » (Insel et al., 2010), reprise dans le pilier 1. Cette phrase d’Insel et ses collègues est sans doute celle qui a le plus fait couler d’encre dans la mesure où elle rabat très explicitement la psychiatrie sur la neurologie, ou à la rigueur sur les neurosciences. Si elle peut laisser entendre qu’il s’agit avant tout d’un parti pris conceptuel et donc d’ordre explicatif seulement, d’autres déclarations d’Insel et de membres de l’équipe des RDoC laissent penser que le positionnement est aussi d’ordre ontologique, ou du moins qu’un doute est permis à ce sujet. Ainsi, les philosophes Luc Faucher et Simon Goyer (2016), en mobilisant notamment les travaux de Kenneth Kendler, montrent bien que les RDoC sont en principe un projet compatible avec le pluralisme explicatif, de telle sorte qu’il serait qualifiable de réductionnisme « fragmentaire » ou « tolérant », mais « qu’en dépit du fait que les facteurs environnementaux sont mentionnés dans les documents officiels du RDoC, les formes les plus frustes de réductionnisme continuent à dominer dans les documents destinés à l’éducation du public » (p. 139). Les RDoC se cantonnent aux explications biologiques et « ne tien[nen]t pas compte de la signification que les sujets accordent à certains événements ou à leurs croyances » (p. 140).

25Il y a là un double présupposé réductionniste, parfois peu explicite : d’une part ontologique, et d’autre part explicatif, le premier semblant entraîner logiquement le second. Des auteurs comme Faucher et Boyer (2016) ou encore Lilienfeld (2014) ont montré l’erreur logique qui consiste à déduire le réductionnisme explicatif du réductionnisme ontologique. Que la cognition humaine soit ontologiquement médiée par le cerveau — un positionnement discuté mais qui fonde les principes du projet — produirait, dans les RDoC, un glissement logique qui ne retiendrait plus que les explications et causes biologiques des troubles psychiques.

26De fait, la matrice à deux dimensions du RDoC ne fait pas référence à des éléments de vie ou des facteurs psychosociaux qui pourraient être la cause de changements dans les circuits neuronaux, ou encore à l’évolution des symptômes dans le temps. Lilienfeld (2014, p. 132) explique ainsi qu’« en principe, un état [condition] psychologique pourrait être largement déclenché par des facteurs psychosociaux, tels que des abus physiques ou sexuels durant l’enfance. Bien que cet état fût bien sûr médié par la circuiterie cérébrale, son étiologie serait en premier lieu environnementale. » En réponse à Lilienfeld, Cuthbert (2014b, p. 141) précise notamment que :

[…] malheureusement, la matrice à deux dimensions des RDoC s’est avérée être une figure incontournable, suggérant qu’elle représente le concept des RDoC dans son intégralité ; en fait, leur réel cadre de travail a toujours été considéré comme une matrice à quatre dimensions qui inclut les effets environnementaux et les aspects neuro-développementaux (en plus des domaines / construits et des unités d’analyse).

  • 15  Voir les travaux de sociologie de Lise Demailly et ses collègues (2021) au sujet du déclin des psy (...)

27Mais le fond du présupposé reste le même : les RDoC promeuvent un pluralisme explicatif et un réductionnisme tolérant de façade, mais semblent s’en tenir à une approche du trouble psychique centrée sur les causes et médiations biologiques vidées de leur signification. Cela est dû directement aux techniques qu’ils promeuvent et qui sont dédiées au recueil de données biologiques, neurologiques, et comportementales au sens de la mesure objective, ce qui limite la portée d’un éventuel pluralisme. Et cela n’est pas sans conséquence sur les soins : si le sens tel qu’il est vécu subjectivement n’importe plus car ne s’insérant pas dans la matrice, alors l’approche thérapeutique devient centralement une affaire de remédiation cognitive (Moutaud, 2022) et de traitements biologiques, avec un recul de l’approche psychothérapeutique15.

28Pourtant, les RDoC ne constituent pas une révolution biologique soudaine dans le champ de la psychiatrie — les tentatives de ramener la psychiatrie vers la neurologie ou la biologie ne sont pas nouvelles (Dupont, 2021 ; Grenouilloux, 2019 ; Le Quang & Gansel, 2016). Ils constituent un outil et un cadre parmi d’autres pour favoriser l’émergence de nouvelles connaissances à ce sujet. L’originalité du projet réside dès lors dans une remise en cause de l’approche catégorielle des troubles psychiques.

3.2.  Présupposé conceptuel : l’approche dimensionnelle

29C’est donc ensuite un présupposé conceptuel qui caractérise les RDoC plus singulièrement dans le champ de la recherche en psychopathologie. Le projet propose une approche par dimensions plutôt que par catégories. Dans ce cadre, les troubles psychiques sont repensés comme des dysfonctionnements dans les fonctions identifiées — c’est-à-dire dans les construits. Chaque construit se caractérise par un continuum, avec des variations en quantité dans son exécution fonctionnelle. Un trouble psychique serait donc identifiable à une signature-type de dysfonctionnements de certains construits. Chaque individu aurait son propre profil cognitif, mesurable pour chaque construit, et dire qu’il présente une pathologie renverrait à des mesures considérées comme pathologiques par voies statistiques dans son fonctionnement général. Les soins pourraient alors être axés fonction par fonction, et le rétablissement mesuré par le retour à des valeurs normales dans l’ensemble des construits : c’est précisément l’objet de la remédiation cognitive, dont l’anthropologue Baptiste Moutaud (2022) examine les conséquences dans la reconfiguration de la prise en charge de la schizophrénie.

30Toutefois, cette approche dimensionnelle n’implique pas per se le réductionnisme ontologique et explicatif évoqué ci-dessus. Par exemple, dans la CIM-11, les troubles de la personnalité sont désormais présentés en termes de dimensions et non plus de catégories, mais sans référence à des substrats biologiques ou neurologiques (Lorette & Lucchelli, 2022). L’objectif des soins passe alors de la disparition des symptômes structurant un trouble de la personnalité particulier (approche catégorielle) à l’établissement d’un équilibre fonctionnel de la personnalité générale de l’individu, qui lui permettra un épanouissement individuel et interindividuel (approche dimensionnelle).

  • 16  Les psychiatres Frédéric Advenier et Vassilis Kapsambelis (2013) montrent combien les évolutions r (...)

31Une telle approche, appliquée dans la clinique, peut avoir pour conséquence de ne plus considérer le diagnostic comme une activité de labellisation préalable à la mise en place des parcours de soin16 ; lesquels viseraient spécifiquement les fonctions identifiées comme pathologiques chez l’individu. Or, recevoir un label, en tant que patient·e, a des effets directs sur la perception de soi (auto-stigmatisation) et sur sa place sociale (stigmatisation), ce qui conduit les personnes à éviter le diagnostic et peut entraîner une faible adhésion aux soins (Ben-Zeev et al., 2010 ; Corrigan, 2004 ; Link, 1987). À l’inverse, l’accent que les RDoC mettent sur l’inscription neurologique des troubles conduit à une plus faible stigmatisation : « les patients qui attribuent leur condition à des facteurs génétiques ou neurologiques ont tendance à se sentir moins blâmables pour celle-ci » (Faucher & Goyer, 2016, p. 143). L’explication neurologique, permise par l’usage de certaines techniques telles que l’IRM, remodèle la perception que les patient·e·s ont d’elles et d’eux-mêmes et de leur maladie, de telle sorte que les techniques utilisées pour diagnostiquer ont ensuite un impact direct sur les soins (Pickersgill, 2021).

32L’originalité des RDoC est indissociablement portée par son présupposé ontologique et son présupposé conceptuel. Cette rencontre s’incarne dans la méthodologie qu’ils promeuvent.

3.3.  Présupposé méthodologique : la psychiatrie translationnelle

  • 17  L’article de Cuthbert (2014a) censé nous apprendre comment « faciliter la transition de la CIM et (...)

33Le projet des RDoC étant un projet qui sert de support à la recherche, ses principes sont avant tout incarnés par la méthodologie qu’il encadre (son cadre de travail, framework), structurée par les piliers mentionnés plus haut. L’ensemble de ces piliers est explicite concernant le type de scientificité auquel les RDoC voudraient conformer la psychiatrie et sur laquelle doit reposer la validité de leurs construits : approche par la donnée, médecine fondée sur les preuves, appui à de nouvelles pratiques de recherche (incluant de plus en plus explicitement les approches computationnelles : Ferrante et al., 2019 ; Gordon, 2020 ; Sanislow et al., 2019)… Il s’agit d’une approche de la psychiatrie dite translationnelle, qui vise à amener les connaissances issues des neurosciences dans la compréhension de l’étiologie des troubles psychiques « afin d’apporter des solutions au ralentissement de l’innovation thérapeutique en psychiatrie » (Pidoux, 2015, p. 628). L’approche translationnelle fait une référence directe à la traduction (to translate) : elle doit permettre une conversion de résultats de la recherche fondamentale en des applications pratiques directes (Arrondo et al., 2019). Pourtant, les membres de l’équipe des RDoC passent sous silence les processus par lesquels le projet pourrait s’insérer dans la clinique psychiatrique17, comme si des résultats probants suffiraient à le faire advenir de lui-même. C’est un point aveugle des RDoC et il est pourtant central dans leur objectif : comment traduire des résultats d’un type de recherche dans une pratique clinique caractérisée par sa pluralité ?

34Un exemple de réponse est fourni par Gordon (2020) dans un billet sur son blog de directeur du NIMH, écrit à l’occasion des dix ans des RDoC. L’approche par la psychiatrie computationnelle et l’insertion des RDoC dans un projet d’envergure en médecine de précision, All of Us, sont censées garantir le passage vers l’utilité clinique de la recherche promue par les RDoC. Une solution par la technique, donc : avec la Big Psychiatry, le projet pourra advenir dans la clinique puisqu’il suffit de multiplier les données pour que le projet soit un succès. Les discours technologiques sont ici mobilisés dans une économie de la promesse déjà présente au lancement des RDoC — promesses qui, après dix ans, n’ont pas encore été tenues, ce qui soulève des questionnements quant au bien-fondé d’accorder autant de fonds publics au projet (Phillips, 2014).

35La question de la faisabilité opératoire apparaît également au sujet des méthodes intégratives promues par les RDoC. En psychothérapie, il est question d’approche intégrative lorsqu’un·e même clinicien·ne se forme à différentes approches, parfois sous-tendues par des théories incompatibles, de manière à disposer d’une large palette d’outils au service du soin des patient·e·s (Bachelart, 2017). Là encore, le rapport à la pratique clinique est prégnant, avec un souci plus pragmatique et adaptatif que ne le voudrait une approche telle que celle portée par les RDoC qui visent à produire une explication homogène d’un concept de trouble psychique unifié. En fait d’intégration, le projet admet uniquement des méthodes de recherche qui s’appuient sur un postulat méthodologique fort : ne seront prises en compte que les données à des niveaux observables, selon des mesures considérées comme valides.

36Ainsi, plutôt que de faire advenir une forme de pluralité des données pour progresser vers une compréhension de la complexité multi-niveaux propre à la psychiatrie (Lemoine, 2016), les RDoC ne permettent de tenir compte que de données normées techniquement. Au contraire, la méthode intégrative ne présume pas du type de données qu’il est pertinent de considérer, et permet de mobiliser plusieurs approches et de naviguer entre différentes classifications, au service du soin des patient·e·s. Cette pluralité des approches permet de traiter d’autres facettes des troubles psychiques — par exemple de questionner le sens que les patient·e·s produisent au sujet de leur souffrance — et mobilisent ainsi d’autres approches du soin : celles issues de la psychanalyse, de la psychothérapie institutionnelle, de la phénoménologie clinique, de l’ethnopsychiatrie…

  • 18  Les historiens des techniques Lisa Caliste et Guillaume Carnino (2021) définissent l’industrialisa (...)

37Ainsi, le cadre de travail dont ont été dotés les RDoC les contraint et réduit leur portée potentielle. Parce que leur objectif serait d’unifier la psychiatrie dans un cadre jugé valide, ils excluent de fait des techniques qui mobilisent des pans complets de ce qui constitue aujourd’hui sa pluralité, ce qui contribue à renforcer les clivages internes à la discipline. La matrice des RDoC ne peut intégrer que certaines données, sa raison graphique (Goody, 1998) contraignant les données dans une rationalité industrielle18. Les RDoC nuisent au pluralisme épistémologique qui constitue à la fois la pratique clinique et une condition du progrès scientifique (Markon, 2013). L’ensemble témoigne de l’importance d’un élément rarement mis en lumière dans la structure de la connaissance psychiatrique : les technologies qui la supportent, et la dotent ainsi de normes.

4.  Conclusion

38Les Research Domain Criteria ont été lancés par le NIMH en 2010, et se sont bien insérés dans le portefeuille des recherches financées par l’Institut. Ils constituent un projet éminemment technologique. En encourageant la mobilisation de technologies de pointe dans le recueil de données et d’approches computationnelles dans leur traitement, ils entendent fournir les bases dont la psychiatrie aurait besoin pour prendre le tournant de la médecine de précision. Une telle rhétorique basée sur la technique a deux effets : invisibiliser ce que la technique fait à la psychiatrie, en la réduisant à un moyen pour faire advenir un futur souhaitable, et ainsi invisibiliser la manière dont s’intriquent techniques et enjeux épistémologiques. Pourtant, la manière même dont sont structurés les RDoC, par les méthodes qu’ils promeuvent et par la matrice dans laquelle s’insèrent les résultats obtenus, contraint le concept de trouble psychique qu’ils défendent, et par là les discussions à son sujet.

39Ainsi, les débats qui entourent le projet, fondé sur une ontologie matérialiste de l’esprit et sur une conceptualisation des troubles psychiques en termes de dysfonctionnements quantitatifs dans des dimensions comportementales structurées par des construits, sont indissociables des technologies qui structurent le projet. Si les RDoC se caractérisent surtout par une méthodologie se voulant computationnelle, translationnelle et intégrative, celle-ci se trouve limitée par la vision de la scientificité et de l’objectivité dans laquelle s’insère le projet et les technologies supposées idoines du fait de cette vision. Les technologies qui structurent les connaissances dont le projet pourrait se faire le porte-étendard sont porteuses de valeur en termes de scientificité qui limitent le vœu pieux d’une méthode qui serait réellement intégrative en psychopathologie, de telle sorte que le projet des RDoC n’est pas aussi novateur qu’il prétend l’être.

40Il serait toutefois injuste de prendre à la légère le projet en le réduisant à une énième tentative de réductionnisme en psychiatrie : il est le signe de mutations intra- et extra-disciplinaires profondes et progressives, dont il convient de tenter de retracer les trajectoires historiques, tant en ce qui concerne les nosologies en psychiatrie qu’en ce qui concerne les dispositifs technologiques sur lesquelles elles s’appuient. L’existence des RDoC s’explique en bonne partie du fait de ces transformations, qui font émerger ou renouvellent un ensemble de questions tout à la fois d’ordre conceptuel, technique, épistémique, social, économique, politique, ou encore institutionnel. Si les RDoC ne sont pas en tant que tels une véritable méthode intégrative pour la psychopathologie, peut-être convient-il de les étudier de manière intégrative comme un objet au cœur de systèmes en mutation. Ces mutations sont le reflet des transformations conceptuelles régulières qui affectent le trouble psychique comme objet disciplinaire et contribuent à de progressives reconfigurations des soins, de telle sorte les technologies auxquelles sont adossés les RDoC contribueront certainement, à terme, à la reconfiguration de la clinique psychiatrique, que le projet nosologique en tant que tel aboutisse ou non. C’est ce que présage l’intérêt croissant porté à la psychiatrie computationnelle et à ses différentes méthodes tout autant que les travaux portant sur les enjeux institutionnels et sociopolitiques des classifications et neurosciences en psychiatrie. L’objectif de cet article — dont la proposition gagnerait sans doute à être complétée empiriquement — était de proposer des éléments en faveur d’une pensée de la technique dans la clinique et la recherche psychiatriques, venant précisément étayer les travaux qui visent à faire apparaître la complexité systémique qui entoure la discipline.

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Notes

1  L’ensemble des domaines d’étude de la biologie qui visent à caractériser les différentes étapes de la manifestation d’un phénotype : génomique, transcriptomique, protéonomique, épigénomique… Les techniques en question comprennent donc des techniques de séquençage des molécules impliquées dans ces différentes étapes.

2  Le DSM est édité par l’APA (American Psychiatric Association), sa cinquième version (DSM-5) a été publiée en mai 2013, le texte révisé (DSM-5-TR) l’a été en mars 2022. Concernant la CIM, elle est éditée par l’OMS (Organisation mondiale de la Santé), et sa onzième version (CIM-11) est en vigueur depuis le 1er janvier 2022.

3  Une traduction satisfaisante pourrait être « critères de domaines pour la recherche » sur le modèle des « critères diagnostiques pour la recherche » (traduction de Research Diagnostic Criteria proposée par Demazeux, 2013).

4  Voir par exemple Pickersgill (2012) sur la fabrique du trouble de la personnalité antisociale dans le DSM, les ouvrages collectifs consacrés à la nosologie et aux classifications dirigés par Kendler & Parnas (2012, 2017), ou encore celui consacré aux interactions entres pensées de la technique et psychiatrie dirigé par Phillips (2009).

5  La plateforme GoogleScholar (consultée en décembre 2022) dénombre plus de 6 000 citations. Des textes plus longs et à la teneur parfois différente ont été publiés aux débuts du projet, mais c’est cet article qui est cité la plupart du temps dans les articles commentant les RDoC.

6  Au moment de la publication, le DSM-IV et la CIM-10 étaient en vigueur. La première annonce de financements par le NIMH en lien avec les RDoC a été faite juste quelques semaines avant la sortie du DSM-5, en 2013. Que les RDoC aient été lancés avant sa publication est éloquent quant à la défiance s'installant peu à peu autour de ce manuel de classification.

7  Les auteurs appartenant au groupe de travail du RDoC, Bruce N. Cuthbert en première ligne, utilisent cette notation (en anglais « ICD/DSM ») pour désigner de manière générale les systèmes diagnostiques majoritairement en place et caractérisés par une approche catégorielle et reposant sur l’observation clinique.

8  Cuthbert (2015, p. 91) explique que le DSM-III a été « révolutionnaire » car « en fournissant des critères agnostiques (theory-free) écrits dans un langage direct et des règles explicites pour attribuer les diagnostics, [il] a atteint son objectif visé de fournir un consensus diagnostic généralement satisfaisant ». Pour une étude approfondie de l’histoire du succès du DSM-III, voir Demazeux (2013).

9  Ainsi, Cuthbert et Insel (2013) rappellent que la psychiatrie est l’une des seules disciplines médicales où la mortalité n’a pas baissé durant les décennies précédentes, marquées par l’arrivée progressive de la médecine dite personnalisée ou encore de précision dans la clinique (notamment en cancérologie). Un espoir porté par les RDoC est donc de garantir le rétablissement d’une plus grande portion de patient·e·s, dans un contexte où leur nombre croît d’années en années.

10  Pour une étude approfondie des liens entre validité et psychiatrie de précision, voir Demazeux & Keuck (2023).

11  La liste des domaines, des construits et des unités d’analyse est pensée pour être évolutive et s’adapter au fil des résultats venus de la recherche ; le site du NIMH présente la matrice dans ses dernières mises à jour.

12  Dans le même ordre d’idée, Joshua A. Gordon (2023) annonce sur son blog de directeur du NIMH que l’institut lance une nouvelle initiative, nommée Individually Measured Phenotypes to Advance Computational Translation in Mental Health (IMPACT-MH), dont l’objectif est de financer des recherches en psychiatrie computationnelle au service de la psychiatrie de précision, en lien direct avec les RDoC. Voir aussi Ferrante et al. (2019) pour les liens entre RDoC et psychiatrie computationnelle.

13  Pour un exemple de la posture selon laquelle les troubles psychiques peuvent être conçus comme des objets naturels, voir Tsou (2016) ; pour la posture inverse, voir par exemple Zachar (2000). C’est un débat de philosophie de la psychiatrie, qui fait écho au débat entre naturalistes et normativistes en philosophie de la médecine (Giroux, 2010).

14  Dans son travail, Isaac Record traite des possibilités épistémiques d’un individu et non pas d’une communauté scientifique, mais il me semble que sur le point spécifique de la constitutivité technique de la possibilité épistémique, le propos est généralisable aux communautés.

15  Voir les travaux de sociologie de Lise Demailly et ses collègues (2021) au sujet du déclin des psychothérapies dans la clinique psychiatrique.

16  Les psychiatres Frédéric Advenier et Vassilis Kapsambelis (2013) montrent combien les évolutions récentes du système de soin français (dans son organisation institutionnelle et économique) ont contribué à structurer les pratiques soignantes autour du diagnostic. Une analyse similaire est proposée par le philosophe Xavier Briffault (2013). La manière dont les RDoC pourraient s’insérer dans l’administration de la clinique reste donc questionnable puisqu’elle est aujourd’hui structurée par une approche catégorielle ramenée à un code diagnostique à insérer dans un logiciel, et qui détermine ensuite le parcours de soin des patient·e·s.

17  L’article de Cuthbert (2014a) censé nous apprendre comment « faciliter la transition de la CIM et du DSM vers des approches dimensionnelles qui intègrent les neurosciences et la psychopathologie » évoque les difficultés qui peuvent être rencontrées pour les praticien·ne·s et surtout pour le design de la recherche, mais les solutions proposées semblent vouloir faire des RDoC un système d’autorité (Markon, 2013) puisque le propos est essentiellement d’encourager de quitter les construits du CIM/DSM pour mobiliser ceux des RDoC, sans indication sur les enjeux institutionnels ou organisationnels, par exemple. L’approche demeure donc très internaliste.

18  Les historiens des techniques Lisa Caliste et Guillaume Carnino (2021) définissent l’industrialisation comme le moment où « un phénomène technique croît quantitativement au point de changer de nature », ce qui s’applique aux RDoC dans la mesure où la croissance du nombre de données considérées a contraint un changement dans leur nature, adossée à une certaine vision de l’objectivité historiquement située (Daston & Gallison, 2010).

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Pour citer cet article

Référence papier

Elodie Gratreau, « Intrication des techniques et des enjeux épistémologiques au sein du projet des Research Domain Criteria  », Cahiers François Viète, III-15 | 2023, 171-198.

Référence électronique

Elodie Gratreau, « Intrication des techniques et des enjeux épistémologiques au sein du projet des Research Domain Criteria  », Cahiers François Viète [En ligne], III-15 | 2023, mis en ligne le 01 novembre 2023, consulté le 12 octobre 2024. URL : http://journals.openedition.org/cahierscfv/4454 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cahierscfv.4454

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Auteur

Elodie Gratreau

est doctorante au laboratoire « Connaissance Organisation et Systèmes techniques » (COSTECH) de l'université de technologie de Compiègne depuis octobre 2020. Ses recherches portent sur la manière dont les techniques qu’emploie la psychiatrie ont un effet sur le concept de trouble psychique, en particulier tel qu’il se donne à voir dans les classifications psychiatriques. Elle travaille plus spécifiquement sur le projet des Research Domain Criteria et les techniques qui y sont promues structurellement.

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Droits d’auteur

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