1Par la nature même de son objet, la pratique de l’histoire des sciences exige des excursus au-delà d’une matrice disciplinaire bien définie. Mais cela constitue-t-il vraiment de l’interdisciplinarité ? Deux questions se posent : d’une part, le concept d’interdisciplinarité convient-il pour qualifier le brassage d’informations en provenance de champs multiples ? Et d’autre part, est-ce une spécificité propre à l’histoire des sciences ?

2Sans prétendre fournir à tous un discours de la méthode, je voudrais montrer que la notion de « mélange des genres » issue de l’histoire de l’art et de la littérature peut être plus appropriée que celle d’interdisciplinarité. Dans son développement institutionnel au cours du xx^e siècle, l’histoire des sciences s’est d’abord implantée en se mettant au service des formations scientifiques disciplinaires, puis peu à peu elle s’est s’instaurée en discipline indépendante, en s’émancipant du cadre des disciplines dont elle écrit l’histoire. Elle semble donc évoluer vers une approche qui serait plus transdisciplinaire qu’interdisciplinaire.

3L’argument requiert quelques précisions conceptuelles, tirées de l’abondante littérature sur les questions d’interdisciplinarité (Klein Thompson, 1996 ; Weingart & Stehr, 2000). L’interdisciplinarité est entendue non pas comme une notion purement descriptive, quantitative et scientométrique, à savoir le rapport entre le nombre de citations à des journaux d’autres disciplines et à la discipline du journal où est publié l’article (Tomov & Mutafov, 1996). L’interdisciplinarité désigne ici un concept épistémologique bien défini qui renvoie à quelque chose de stable et constitué. Contrairement à la transdisciplinarité qui transcende les frontières entre disciplines, et contrairement à la pluridisciplinarité qui désigne une simple addition ou juxtaposition de plusieurs approches d’un objet commun, l’interdisciplinarité requiert des liens plus étroits et une certaine intégration qui peut faire émerger un objet de recherche commun, voire une nouvelle discipline, à l’intersection de plusieurs disciplines (Schummer, 2004).

4Comme le brassage de disciplines, auquel invite la pratique de l’histoire des sciences, n’est ni bien défini, ni stable, je propose la notion de mélange des genres comme plus appropriée pour le caractériser. Issue de l’histoire de l’art et de la littérature, cette notion désigne un métissage de styles ou de conventions. Il peut être plus ou moins réussi mais il n’est ni stable, ni répétable, ni codifié.

5Cette notion, en tous cas, correspond mieux au style des enquêtes historiennes sur des sciences qui invitent à brouiller les frontières. Dans ma propre expérience de l’histoire des sciences, l’enquête relève souvent d’une sorte de bricolage. En effet, pour chaque cas à l’étude, il faut aller chercher des sources différentes, s’aventurer sur plusieurs terrains disciplinaires sans prétention à constituer un domaine stable. J’illustre cette pratique, plus proche du mélange des genres que de l’interdisciplinarité, sur deux cas — mes recherches sur la révolution chimique et celles sur le carbone — afin de montrer que chaque objet de recherche demande un mélange de méthodes d’investigation adapté, sur-mesure.

1. Une tension récurrente

6Sans chercher à retracer l’émergence de la discipline histoire des sciences, je voudrais souligner à l’aide de quelques épisodes, une tension permanente entre deux tendances divergentes : d’un côté, la tentation de se mouler sur son objet au point de faire corps avec l’enseignement de chaque science ; de l’autre, l’ambition de constituer une discipline qui transcende son objet.

7Historiquement l’histoire des sciences fut d’abord cultivée dans le cadre local de chaque discipline. Au xviii^e siècle, il est coutumier de commencer un traité de science par une longue introduction historique pouvant atteindre jusqu’à une centaine de pages. Parfois l’histoire fait l’objet d’une recherche et d’une publication indépendantes. L’Histoire des mathématiques de Jean-Étienne Montucla, dont la première partie date de 1758, est souvent considérée comme le premier ouvrage d’histoire des sciences (Sarton, 1936). Elle est suivie par l’histoire de l’astronomie de Jean-Sylvain Bailly (1775, 1778-1782). L’histoire des sciences est d’abord cultivée comme auxiliaire de l’institution des disciplines scientifiques. Elle est un outil d’affirmation et d’avancée des connaissances, et permet de façonner l’identité culturelle d’une discipline. En remontant jusqu’aux origines lointaines pour s’acheminer jusqu’aux périodes récentes, l’histoire marque des continuités ou des ruptures qui remplissent une fonction de légitimation, soit en instaurant un lien avec des savoirs prestigieux, soit en déniant tout lien avec des savoirs discrédités. Par exemple, dans les traités de chimie du xviii^e siècle, l’histoire souligne le contraste entre la chimie contemporaine et des pratiques anciennes frappées de soupçon, voire de discrédit. Tel est le cas, par exemple, des Éléments de chimie d’Hermann Boerhaave (1754) (Christie, 1994). Ainsi s’invente le thème d’une rupture entre l’alchimie et la chimie qui permet d’asseoir la dignité académique de la chimie.

8C’est encore dans un cadre disciplinaire que l’histoire des sciences est enseignée au xix^e siècle. Une enquête menée en 1915 dans les universités américaines recense plusieurs centaines de cours d’histoire des sciences, dont 80 % sont des cours dédiés à l’histoire d’une discipline — surtout les mathématiques et la chimie — et délivrés dans les départements correspondants (Brasch, 1915a, 1915b ; Aurières, 2017). Dans les années 1920, les cours d’histoire générale de la science prennent de l’ampleur sous l’influence de George Sarton. Son ambition, exprimée dans la revue Isis qu’il a créée en 1912 en Belgique, avant son émigration aux USA, est de promouvoir une histoire de la science. « L'histoire de la science a pour but d'établir la genèse et l'enchaînement des faits et des idées scientifiques, en tenant compte de tous les échanges intellectuels et de toutes les influences que le progrès même de la civilisation met constamment en jeu. » (Sarton, 1913). Sarton s’inspire explicitement d’Auguste Comte qui fut pionnier dans la promotion d’une conception holiste de l’histoire des sciences. D’après sa célèbre classification des sciences, chaque discipline marque une étape dans l’essor de l’esprit positif. Des mathématiques jusqu’à la physique sociale, qu’il entend fonder dans les trois derniers volumes du Cours de philosophie positive, Comte parcourt à grand pas les étapes qui ont façonné les méthodes propres à l’astronomie, la physique, la chimie et la biologie. Dans un passage célèbre de la Deuxième Leçon du Cours de philosophie positive, il distingue deux manières d’enseigner les sciences selon l’ordre historique (succession chronologique des découvertes) ou selon l’ordre dogmatique (logique). Comte estime que seule l’histoire donne accès à la connaissance profonde d’une science :

Nous sommes certainement convaincus que la connaissance de l’histoire des sciences est de la plus haute importance. Je pense même qu’on ne connaît pas complètement une science tant qu'on n’en sait pas l’histoire […]. Nous considérerons donc avec beaucoup de soin l’histoire réelle des sciences fondamentales qui vont être le sujet de nos méditations. (Comte, 1830, p. 52)

9Et pourtant il ne recommande pas l’enseignement selon l’ordre historique au motif que l’histoire réelle de chaque science déborde le cadre des disciplines et mobilise les autres sciences :

Il est aisé de voir qu’il n’y a qu’une relation apparente entre étudier une science en suivant le mode dit historique, et connaître véritablement l’histoire effective de cette science. En effet, non seulement les diverses parties de chaque science, qu’on est conduit à séparer dans l’ordre dogmatique, se sont en réalité développées simultanément et sous l’influence les unes des autres, […]. Mais en considérant dans son ensemble le développement effectif de l’esprit humain, on voit de plus que les différentes sciences ont été, dans le fait, perfectionnées en même temps et mutuellement ; on voit même que les progrès des sciences et ceux des arts ont dépendu les uns des autres, par d’innombrables influences réciproques, et enfin que tous ont été étroitement liés au développement général de la société humaine. (Comte, 1830, p. 52)

10Comte avait revendiqué la création d’une chaire d’histoire des sciences au nom d’une conception qui confond l’histoire de la science avec celle de l’esprit humain. Les revendications de Comte sont restées vaines mais c’est l’un de ses disciples Pierre Laffitte qui obtint, en 1884, une chaire d’histoire générale des sciences au Collège de France (Petit, 1995). Cette vision transdisciplinaire se dégage également des travaux de Paul Tannery sur la science grecque qui vont bien au-delà de la sphère des mathématiques (Tannery, 1887). Sarton se réclame de Tannery car il juge artificiel le découpage de la science en disciplines et considère que les interactions entre les champs font l’unité de la science. Aussi déplore-t-il que les livres et l’enseignement de l’histoire des sciences restent cloisonnés et suivent les lignes des disciplines scientifiques étudiées : histoire des mathématiques, de la physique, de la chimie, de la biologie, de la médecine… Sarton lutte contre l’idée alors (et encore ?) répandue que la formation dans une discipline scientifique est une condition nécessaire et suffisante pour faire de l’histoire des sciences. Après avoir émigré aux États-Unis durant la Première Guerre mondiale, il fait tout pour arracher l’histoire de la science des mains des scientifiques. En libérant l’histoire de chaque science de la tutelle des départements scientifiques, il favorise les grandes fresques, du genre de celle de Herbert Butterfield sur les origines de la science moderne qui décrit la révolution scientifique comme une grande secousse traversant les disciplines et les siècles depuis la cosmologie à la Renaissance, pour atteindre la chimie vers la fin du xviii^e siècle dans un chapitre éloquemment intitulé « The postponed revolution » (Butterfield, 1949).

11Pourtant ce n’est pas le modèle sartonien qui triomphe lors de la création des départements d’histoire de la science dans les grandes universités américaines après la Seconde Guerre mondiale. Alexandre Koyré, qui préfère aux grands panoramas de la révolution scientifique l’étude plus fine de certains épisodes sur la base de textes originaux, a influencé bon nombre des pionniers de la professionnalisation de cette discipline — I. Bernard Cohen, Henry Guerlac, Marshall Clagett, Gerald Holton, Charles C. Gillispie et indirectement Thomas Kuhn (Aurières, 2017). Tout en consacrant leurs travaux de recherche à un épisode précis de l’histoire des sciences, tous ont eu à cœur de dégager des vues générales allant jusqu’à dégager des théories du changement scientifique.

12Dans les années 1960 en France, où l’influence de Koyré rivalise avec celle de Gaston Bachelard, les historiens des sciences s’émancipent résolument de la tutelle des disciplines scientifiques. Les deux écoles — le Centre de recherches d’histoire des sciences et des techniques, devenu Centre Alexandre-Koyré en 1966, et l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques dirigé par Bachelard puis Georges Canguilhem — travaillent à l’émancipation et à la professionnalisation de l’histoire des sciences (Taton, 1987 ; Gayon 2016 ; Roux, 2016). Malgré des approches sensiblement différentes, les deux écoles parisiennes d’histoire des sciences favorisent la professionnalisation en cultivant des monographies sur une discipline, et une époque donnée. D’où la protestation de Michel Serres après sa nomination à la chaire d’histoire des sciences au département d’histoire de l’Université Paris 1.

13Tout le monde parle d’histoire des sciences. Comme si elle existait. Or je n’en connais pas. Je connais des monographies ou des associations de monographies à intersection vide. Il y a des histoires des sciences, distributivement. De la géométrie, de l’algèbre, à peine des mathématiques, de l’optique, de la thermodynamique, de l’histoire naturelle et ainsi de suite. […] Tout se passe comme s’il était interdit de s’interroger sur la classification des sciences en secteurs […] Peut-être faudrait-il commencer par faire l’histoire critique des classifications. Mais l’histoire même est dans une classe. (Serres, 1977, p. 18)

14Cette déclaration provocatrice introduit un essai « Point, plan (réseau), nuage », qui entend dégager des structures transversales, communes à toutes les sciences : le point (illustré par Descartes) caractérise, selon Serres, le xvii^e siècle, le plan (illustré chez Laplace) la fin du xviii^e siècle et le nuage (illustré par Boltzmann) distinguent la fin du xix^e siècle. Bien que ce coup d’œil historique se fonde sur la physique, l’approche structuraliste a plutôt favorisé les analyses transversales, notamment avec la quête de l’epistemê d’une époque de Michel Foucault (1969).

2. Brouillage des frontières

17Globalement la recomposition du champ de la recherche en histoire des sciences se traduit par une attention accrue aux aspects matériels. L’accent mis sur la matérialité des pratiques scientifiques a nourri l’histoire des instruments scientifiques et la réplication des expériences du passé, l’histoire des livres ou manuels de sciences et de leur circulation, ainsi que les études muséologiques centrées sur les objets et les collections d’objets. Dans le courant STS, le material turn se traduit par l’attention aux modes d’inscription de résultats qui circulent entre laboratoires et société. D’où la fortune du concept de « mobile immuable » introduit par Bruno Latour. Les infrastructures qui permettent d’enregistrer les résultats de la science — manuscrits sur cahiers de laboratoire, dossiers, imprimés sous forme de journaux ou de livres, banques de données, ouvertes ou non — déterminent le genre de narration qu’on peut écrire sur le passé des sciences (Bowker, 2005).

18Les enquêtes historiennes centrées sur les objets obligent à délaisser les zones de confort pour suivre les objets depuis leur genèse jusqu’à leur fabrication, leur utilisation, leur commercialisation… L’attention aux objets favorise l’aventure dans la mesure où il faut s’engager sur des terrains multiples dont on ignore les secrets et la littérature de base, et où l’on s’expose par conséquent aux critiques. Néanmoins cette pratique à risque n’est pas à proprement parler interdisciplinaire car elle reste dans le cadre de la discipline histoire. Comme elle reste soumise aux normes des disciplines historiques, ce n’est pas davantage une pratique d’amateur, même si elle s’apparente au bricolage dans la mesure où la narration historique compose des éléments hétérogènes et comporte une dimension d’improvisation. C’est plutôt du mélange des genres car on se contente de traverser les cloisons internes au monde des spécialités historiques : histoire du livre, des instruments, des techniques, des institutions, de l’économie, des guerres… Il serait tout aussi simpliste de parler ici d’histoire externaliste qui traiterait la science comme tout autre objet culturel par opposition à une histoire internaliste qui respecterait l’autonomie de la science. Loin de dénier l’existence de normes propres aux pratiques de science, le fait de diffracter ces pratiques au prisme d’une multitude de perspectives permet de comprendre la constitution et l’évolution de ces normes au fil du temps. L’enjeu est bien de dégager les normes implicites qui régissent les pratiques de science en divers secteurs à chaque époque. En mettant au jour cette « économie morale » de la science au sens où l’entend Lorraine Daston (2014), on peut mieux comprendre comment elle s’inscrit dans le cadre d’une culture et d’une société.

19Enfin ce mélange des genres est à composer et doser au cas par cas. C’est l’objet lui-même qui mène l’enquête au sens où il conduit l’historien·ne à se déplacer de terrain en terrain pour le suivre dans son parcours historique. En voici deux exemples tirés de ma propre expérience d’historienne des sciences.

3. Deux témoignages

20Le premier concerne mon étude de la balance de Lavoisier présentée dans un article intitulé « Between Chemistry and Politics : Lavoisier and the Balance » (Bensaude-Vincent, 1992). Bien qu’inscrite dans le cadre très classique de l’histoire d’une discipline — la chimie — et portant sur un illustre héros réputé fondateur, ce travail m’a conduite bien au-delà des frontières de la chimie. Au point de départ, il s’agissait simplement de soumettre à l’épreuve d’une enquête les récits imprégnés de positivisme qui font de la balance une icône de la science expérimentale et quantitative, hostile aux spéculations métaphysiques. Jean-Baptiste Dumas en tire un récit hagiographique qui désigne la balance comme l’instrument de la révolution chimique :

21La balance est donc dès le premier essai, entre les mains de Lavoisier, un réactif, permettez-moi cette expression, un réactif fidèle, dont il a fait un usage constant […]. Dès 1772 Lavoisier possédait l’idée fondamentale sur laquelle tous ses travaux se sont appuyés et […] il y a été conduit par cet emploi de la balance que lui seul connaissait alors car avant Lavoisier les chimistes ignoraient l’art de peser. (Dumas, 1837, p. 109)

22Les historiens de la chimie avaient déjà mis en doute ce récit en nuançant les exploits et la nouveauté de la méthode de Lavoisier. D’un côté, Frederic L. Holmes a établi sur la base d’une analyse des cahiers de laboratoire que Lavoisier ne maîtrisait pas bien les mesures gravimétriques au début de sa carrière : tantôt il exagère la précision des pesées, tantôt il arrondit les résultats (Holmes, 1985, 1987, 1997) ; de toute façon il admet des impondérables dans sa liste d’éléments jusqu’en 1789 dans son Traité élémentaire de chimie. D’un autre côté, plusieurs historiens ont clairement montré que bien avant Lavoisier, les chimistes — les essayeurs et Jan Baptist van Helmont en particulier — pratiquaient l’art de peser, et qu’il avait été mis en œuvre de manière rigoureuse par plusieurs contemporains de Lavoisier comme Joseph Black, et Joseph Priestley, par exemple (Lundgren, 1990 ; Newman & Principe, 2002).

23Pour aller plus loin, il m’a fallu sortir du cadre strict de l’histoire de la chimie, comme bien d’autres Lavoisier scholars, pour me plonger dans l’histoire des pratiques de science au xviii^e siècle. Lavoisier est généralement loué pour avoir introduit la méthode des bilans en chimie, qui permet de mettre en équation ce qui entre et ce qui sort de l’enceinte réactionnelle. L’analogie entre cette méthode et les bilans comptables que Lavoisier effectue quotidiennement dans son métier de fermier général, est évidente. Chimiste et financier, ce simple détail biographique pourrait à la rigueur éclairer les pratiques chimiques de Lavoisier mais ne suffit pas à rendre compte de leur succès, ni de la transformation consécutive de toute la chimie. Comment expliquer l’importance que prend la balance vers la fin du xviii^e siècle ?

24Pour affronter cette question, un excursus dans l’histoire de la rhétorique en science a été nécessaire pour cerner les atouts de Lavoisier par rapport à ses contemporains. Son usage de la balance comme outil de démonstration et de persuasion s’inscrit dans les pratiques de l’Académie royale des sciences (Dear, 1985 ; Licoppe, 1996 ; Wise, 1995). Il renvoie au culte de la précision qui marque la fin du xviii^e siècle et s’exprime aussi bien en géodésie, avec la mesure du méridien terrestre pour établir la définition du mètre, qu’en physique avec la balance de torsion de Charles-Augustin Coulomb pour mesurer l’électricité (Frangsmyr et al., 1990). 

25Mais qu’est-ce qui permet à Lavoisier d’utiliser la balance pour énoncer un verdict théorique sans appel sur le théâtre de la preuve ? Au-delà des discours, il faut se pencher sur les instruments grâce auxquels il a pu convaincre une partie de ses contemporains de la composition de l’eau. C’est un détour enrichissant pour donner un sens concret à cet épisode historique célèbre. Les constructeurs parisiens Mégnié et Fortin qui ont fabriqué à la demande plusieurs instruments pour Lavoisier, sont apparus comme des acteurs clés de la révolution chimique, tout comme les revenus que Lavoisier avait acquis grâce à sa charge de fermier général et qui lui ont permis d’équiper un laboratoire personnel avec des instruments de précision (Daumas, 1950, 1953 ; Golinski, 1994 ; Beretta, 2014). Aussi les objets conduisent-ils à étudier les pratiques discursives ainsi que les pratiques de mise en scène de la preuve expérimentale (Shapin & Schaffer, 1985). Ils peuvent également mener à la réplication d’expériences historiques, qui allie à l’intérêt historique des enjeux pédagogiques ; mais je n’ai pas eu l’occasion ni les moyens de m’y adonner.

26La construction du calorimètre et les expériences de Lavoisier et Laplace, pour mesurer la quantité de chaleur dégagée par une réaction d’après la quantité de glace fondue, ont particulièrement retenu mon attention. Elles concrétisent en effet le statut spécial que Lavoisier confère à la balance, qu’il transforme en un principe général et abstrait d’interprétation des phénomènes de la nature sous forme de bilan comptable des entrées et sorties. Il l’applique à la physiologie animale dans son étude de la respiration des animaux. Avec son collaborateur Armand Seguin, il érige la quantité d’oxygène consommée en unité de mesure de tout travail animal, permettant d'évaluer à combien de livres en poids répondent les efforts d'un homme qui récite un discours, d'un musicien qui joue d'un instrument. Lavoisier applique également le principe de la balance-bilan à l’agriculture dans la gestion de son domaine à Fréchines, où il comptabilise tout ce qu’il introduit dans la terre (semences, eau, engrais...) et tout ce qu’il récolte. Lavoisier n'est pas seulement financier par métier, il a écrit plusieurs mémoires d'économie où l'activité économique est décrite en termes de flux ou de circulation de matière. L'argent est un fluide qui circule et qui tend à se mettre à niveau, quelle que soit la configuration économique. Tout le mécanisme économique présuppose que la quantité de matière en circulation est constante. Cette approche, largement inspirée par le système des physiocrates, oblige à une incursion dans les théories économiques de la fin du xviii^e siècle, dans l’œuvre de François Quesnay en particulier (Perrot, 1992 ; Poirier, 1993).

27Lavoisier retraduit en termes quantitatifs la notion qualitative d'économie de la nature chère aux naturalistes du xviii^e siècle, aussi bien Linné que Buffon. La balance de la nature devient alors un principe idéal, à la fois normatif et régulateur, que l'on pourrait formuler en ces termes : tout — le minéral, le végétal, l'animal, le moral, le social — doit devenir commensurable. Et, il s’agit d’un équilibre statique, incluant ni progrès, ni usure (Wise & Smith, 1989).

28Ainsi l’étude de la balance de Lavoisier conduit-elle à sortir du cadre de l’histoire de la chimie pour brasser l’ensemble du savoir contemporain. En outre, cette étude conduit à soulever une question générale : dans quelle mesure la balance peut-elle être traitée comme un concept caractéristique de l’épistémé de la fin du xviii^e siècle, faisant le lien entre diverses pratiques d’une époque ? Cette généralisation m’a été fortement suggérée par l’étude de Norton Wise sur les machines avant et après la thermodynamique. Wise aboutit aux mêmes conclusions et invente le concept de mediating machine (Wise, 1988 ; Wise & Smith, 1989-1990). D’où une autre question plus philosophique : dans quelle mesure une machine façonne-t-elle les mentalités ? Dans quelle mesure peut-elle symboliser et résumer une époque ? La notion de machines comme médiations entre champs culturels ou quasi-objets qui circulent à travers une époque a donné lieu à un ensemble de discussions dans un « Focus » de la revue Isis (2016, vol. 107, n° 4).

29Deuxième témoin des aventures auxquelles engage toute enquête sur l’histoire des objets matériels : le carbone. A priori, le carbone relève de la chimie. Et l’on peut certes aborder le sujet du point de vue de l’histoire de la chimie, comme le fait Gérard Bovon (2013), par exemple. Mais vu qu’on écrit toujours l’histoire au présent — comme on l’a rappelé plus haut — les slogans « zéro carbone » ou « décarboner l’économie » obligent à penser le carbone comme un objet technique, économique et culturel. Ou plutôt, ils invitent à penser l’histoire des sciences comme une composante parmi d’autres de la « vie » du carbone. L’élément carbone est, en effet, une invention des chimistes, mais son identité chimique n’épuise pas ses multiples modes d’existence et de présence dans l’histoire de l’univers et des sociétés humaines. L’air méphitique, le diamant, le charbon (de bois ou charbon minéral) avaient des usages multiples (thérapeutiques, bijouterie, engrais, combustible…) bien avant que le mot carbone ne fût introduit dans la nomenclature chimique en 1787. Encore restait-il tout entaché de charbon car la notion d’élément était mal distinguée de celle de corps simple. Les allotropes du carbone jouent à cet égard un rôle de guide pour introduire la distinction entre ces deux notions dans l’œuvre de Mendeleev. Les capacités de liaison de l’atome de carbone expliquent certes la formation de milliards de macromolécules aux propriétés infiniment variées, mais elles ne suffisent pas à expliquer l’essor des industries chimiques, ni les multiples manifestations du carbone dans la vie quotidienne. À quitter le terrain confortable de l’histoire de la chimie, on découvre que tout est carboné sur terre — les roches, les vivants, l’air, les océans — et que fort heureusement on ne pourra jamais décarboner la planète. Pourquoi ? Parce que le carbone est protéiforme ; il parle différemment aux chimistes, aux biologistes, aux géologues, aux astrophysiciens, aux ingénieurs, aux climatologues, aux économistes. Dès qu’on sort des frontières de l’histoire d’une science, le carbone révèle mille visages, et les mille usages auxquels il se prête. Il se déploie sur des registres de temporalités multiples et très divers. Avec la taxe carbone et le marché carbone, le CO₂ a pu devenir une monnaie d’échange, un outil gestion de la crise écologique. S’il illustre le principe de commensurabilité mis à l’œuvre avec la balance-bilan de Lavoisier, c’est parce que le carbone est un médiateur des relations entre les humains et la nature. Suivre le carbone, c’est quitter la terre ferme de l’histoire d’une discipline pour s’aventurer au-delà de l’histoire de la chimie vers l’archéologie, l’histoire de l’industrie, de l’économie, de la géopolitique, l’histoire de la Terre et de la vie, et du climat.

30Cet exemple montre que l’attention aux objets en histoire des sciences conduit non seulement à délaisser le cadre d’une discipline, mais aussi à quitter le terrain de l’histoire des sciences pour s’aventurer sur des terres inconnues, à se pencher sur la crise écologique et s’immiscer dans les débats sur l’Anthropocène. Sans chercher à ériger ces aventures personnelles en modèles, je voudrais souligner, pour terminer, qu’elles traduisent un mouvement général qui n’est pas limité à l’histoire des sciences. D’une part, l’histoire des Annales avait déjà encouragé l’approche qui consiste à partir d’un objet pour recomposer la culture d’une époque. D’autre part, le mélange des genres décrit dans ce témoignage s’inscrit dans le tournant global vers la matérialité (material turn) qui depuis les années 1990 et 2000 réagit contre l’attention prioritaire portée aux idées et théories (Hicks & Baudry, 2010 ; Roberts & Werrett, 2018). Ce tournant déborde le cadre de l’histoire des sciences. Au-delà même de l’histoire il s’étend à l’anthropologie (Appadurai, 2011) et renoue avec un courant philosophique particulièrement vigoureux en France (Simondon, 1958 ; Dagognet, 1988 ; 1996, 1998).

31Ce mouvement global d’attention aux aspects matériels de la culture encourageant le mélange des genres pose des questions sur l’organisation de la recherche : faut-il des départements d’histoire des sciences ? Comment former des chercheurs ? Dans quels domaines ? Comment concilier professionnalisme et improvisation ? Comment évaluer les produits de la recherche ? Cependant, ces difficultés ne doivent pas décourager l’exploration des entrelacs riches et complexes dans lesquels se développent les objets scientifiques.