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Dossier

Historiographie française sur les engrais : nouvelles approches par l’histoire environnementale et l’interdisciplinarité (années 2000-2020)

The Revival of Historiography on Fertilizers Around Environmental Issues and Through Interdisciplinarity
Philippe Martin
p. 79-103

Résumés

Français English

L’historiographie ayant pour objet les engrais est caractérisée, ces vingt dernières années, par une effervescence de travaux de recherche. Elle s’inscrit dans les bouleversements liés aux questions environnementales (pollutions industrielles et recyclage des déchets), à la crise du modèle de l’agriculture intensive (engrais biologiques et question de l’azote), à la mondialisation (transfert de fertilisants) et aux délocalisations et fermetures d’usine (patrimoine industriel). Cette contribution s’intéresse à la manière dont les historiens français ont interrogé ces questionnements contemporains et ont pris les engrais comme objet d’étude. Elle est structurée selon trois axes : les acteurs et institutions, les problématiques de recherche, les approches méthodologiques.

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Texte intégral

Je tiens à remercier les rapporteurs et les membres du comité de rédaction pour leurs réflexions et suggestions.

1Au cours des vingt dernières années, l’historiographie française dans le domaine des engrais a connu une effervescence de travaux de recherche et de nouvelles problématiques. Cette contribution présente et analyse les grandes tendances du renouveau de cette historiographie telles que nous avons pu les observer dans nos travaux de recherche. Adaptant un propos de Dominique Pestre (2006, p. 61), nous pouvons dire dans un premier temps que l’objet engrais fait partie de ces « objets dotés d’une historicité forte […] permettant à l’histoire des sciences de réintégrer l’ensemble des questionnements des sciences sociales, sans aucune exception ».

  • 1  Avec le concept de « système Terre », la planète est supposée fonctionner comme un seul système co (...)

2Dans les années 2000, le débat sur l’« Anthropocène » et l’importance des enjeux environnementaux amène à privilégier le concept de « système Terre »1 par rapport à celui d’« environnement » et à prendre en considération comme jamais les limites de la Terre (Bonneuil & Fressoz, 2016, p. 34). C’est ainsi un modèle de modernisation agricole qui est remis en cause, en raison de son usage intensif des « engrais chimiques », source de dégâts environnementaux, tel le « forçage humain » du « cycle de l’azote » (eutrophisation des rivières) et du « cycle global du phosphore », c’est-à-dire la baisse de la teneur en oxygène des océans (Bonneuil & Fressoz, 2016, p. 22, 27 et 34).

3L’historiographie relative aux engrais s’inscrit pleinement dans ces questionnements contemporains issus des bouleversements liés aux questions environnementales (pollutions industrielles et recyclage), à la crise du modèle de l’agriculture intensive (engrais biologiques et « question de l’azote »), à la mondialisation (transfert de fertilisants), mais aussi aux délocalisations et fermetures d’usine (patrimoine industriel). Elle rejoint ainsi toute une série de travaux interrogeant et renouvelant l’histoire des modernisations agricoles : engrais, sciences des sols, pesticides (Jas, 2007), semences (Bonneuil & Thomas, 2009), nutrition animale (Depecker, 2014), médecine vétérinaire (Berdah, 2012), cycle métabolique (Harchaoui & Chatzimpiros, 2018), etc. Cette historiographie s’inscrit aussi dans un contexte d’internationalisation de la recherche historique, qui renforce les exigences de multidisciplinarité (Mormont, 2017).

4Dans cette contribution, nous traiterons des cadres de pensée, des problématiques et des méthodes à partir desquels les historiens français, au cours de ces vingt dernières années, ont réfléchi à ces questionnements contemporains et ont pris les engrais comme objet d’étude historique. Nous nous intéresserons d’abord à la nature des restructurations du cadre institutionnel de la recherche en histoire qui ont favorisé l’émergence de la thématique des engrais. Nous nous pencherons ensuite sur les renouvellements des thèmes de recherche en histoire rurale, histoire industrielle et histoire environnementale et leurs interdépendances en relation avec la question des engrais. Enfin, nous nous attacherons aux approches méthodologiques mises en œuvre dans les travaux sur les engrais, et à leurs éventuelles originalités et fécondités.

1. Les acteurs et les institutions : une recherche sur les engrais dynamisée par des questions internationales et environnementales

5Cette historiographie relative aux engrais est, d’abord, multidisciplinaire : histoire rurale et des campagnes, histoire des sciences et des techniques, histoire de la chimie, histoire industrielle et histoire environnementale. À travers cette multidisciplinarité, s’est engagé un décloisonnement entre plusieurs disciplines historiques, renforcé par un processus d’internationalisation de la recherche. Parallèlement à cette évolution, la recherche en histoire rurale s’est profondément renouvelée avec de nouvelles perspectives. L’objet d’étude « engrais » est devenu un des axes de recherche des domaines précités, soit comme objet d’étude en lui-même, soit comme cas d’étude pour illustrer une problématique. Dans un premier temps, on se demandera comment la question des engrais a bénéficié du renouvellement de courants historiographiques, de la réorganisation institutionnelle de la recherche en histoire autour des problématiques d’environnement, ainsi que d’un mouvement d’internationalisation de la recherche. Nous nous limiterons aux acteurs français et aux principales institutions représentatives de cette réorganisation.

1.1. Sursaut de l’histoire des campagnes et de l’agriculture, et nouvelles perspectives avec l’Association d’histoire des sociétés rurales

  • 2 Colloque L’histoire rurale en France, organisé par Jean-Marc Moriceau (6-8 octobre 1994, Rennes)
  • 3 Colloque Les enjeux de la formation des acteurs de l’agriculture, 1760-1945, organisé par Michel (...)

6Dans le sillage de l’école des Annales, l’histoire rurale dominait le paysage historiographique français dans les années 1960-1970 (Béaur, 2012). Avec la fin des « Trente Glorieuses », et notamment le déclin de l’histoire quantitative, elle entre dans une traversée du désert durant les années 1980-1995. Toutefois, l’année 1993 marque le renouveau de l’histoire rurale avec la création de l’Association d’histoire des sociétés rurales (AHSR), et d’une revue, Histoire et Sociétés Rurales, destinée à promouvoir de nouvelles perspectives historiographiques. Un premier colloque est organisé par cette association dès 19942 : parmi les nouvelles perspectives de recherche, la thématique « histoire rurale et sciences agronomiques » se révèle, avec en particulier le rôle de la fertilisation dans la modernisation agricole. Lors des dix années suivantes, plusieurs colloques, organisés par l’ASHR avec différents partenaires, mettent l’accent sur les sciences agronomiques, abordant notamment les techniques de fertilisation et le rôle prescripteur de l’enseignement agricole, dans une optique nationale mais aussi internationale3. Les travaux sur les engrais émergent avec les questions de nutrition des plantes et de chimie agricole (Blondel-Mégrelis & Robin, 2002 ; Pédro, 2007).

1.2. Redynamisation de l’histoire industrielle avec l’organisation de la recherche en histoire des techniques et de la chimie

  • 4 Assemblée parlementaire européenne, Commission de la culture, de la science, de l’éducation et d (...)

7La fin des « Trente Glorieuses » est aussi un jalon de redynamisation de l’histoire des entreprises et de l’histoire industrielle. Le développement scientifique et technique, condition de l’innovation, devient un objet historique (Salomon-Bayet, 1995). Dans les années 1970, l’histoire des techniques s’institutionnalise autour de Maurice Daumas et du Centre de documentation d'histoire des techniques au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) (Salomon-Bayet, 1995). En parallèle, suivant l’exemple anglais, le patrimoine industriel devient un objet d’étude avec la constitution du Comité d'information et de liaison pour l'étude du patrimoine et de l'archéologie industrielle (CILAC), en 1978, en partenariat notamment avec le CNAM et l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) (Payen, 1982). Le CILAC ne reste pas limité au territoire national et devient le représentant du Comité international pour la conservation du patrimoine industriel (TICCIH), fondé en Angleterre en 19734.

  • 5 En 1997, une convention associe le CHC à la Société française de chimie (SFC), comme groupe thém (...)
  • 6 Le symposium « Chimie de l’entre-deux-guerres », organisé par le CHC et le Groupe d’histoire et (...)

8L’histoire de la chimie, quant à elle, s’établit réellement dans les années 1990 avec la constitution du Club d’histoire de la chimie (CHC). Créé en 1991 autour de Bernadette Bensaude-Vincent, philosophe des sciences, le CHC regroupe principalement des chimistes5. Dès l’origine, il tient lui aussi à créer des liens et des échanges avec des chercheurs étrangers (Fauque, 2012). Il est un acteur fort dans les colloques sur l’industrie chimique, dans lesquels l’industrie des engrais est questionnée6.

  • 7 Numéro spécial de la revue du CILAC, Le patrimoine industriel de la chimie (2016) ; colloque int (...)

9Des jonctions s’établissent dans les années 2010 entre l’histoire des techniques, l’histoire industrielle et l’histoire de la chimie, autour du patrimoine industriel. Alors que les travaux sur le patrimoine industriel mettaient surtout en avant les industries lourdes de la première révolution industrielle (sidérurgiques, métallurgiques, textiles ou les mines), des recherches se développent sur l’industrie chimique, en particulier sur les usines d’engrais en lien avec des travaux relatifs au patrimoine industriel7.

1.3. Création de nouvelles institutions et équipes de recherche en histoire autour des questions environnementales

10Dans les années 2000, la recherche en histoire environnementale connaît un essor important et donne lieu à des travaux croisés avec l’histoire rurale et l’histoire des techniques. Des approches novatrices sur les engrais sont développées dans ce contexte.

11Alors que l’histoire environnementale a acquis dès les années 1990 une audience forte dans de nombreux pays, avec la volonté de « mettre de la nature dans l’histoire », la France reste en retrait concernant ce champ de recherche (Locher & Quenet, 2009). À la fin de la décennie 1990, au niveau international, pour les historiens de l’environnement, domine néanmoins un sentiment d’incomplétude et de relatif échec. L’histoire environnementale n’a pas transformé les récits historiques et reste cantonnée dans son domaine. Un consensus semble toutefois se dégager pour que l’environnement irrigue toutes les disciplines historiques. L’internationalisation participe de cette recomposition. L’ouverture européenne, consacrée par la création de l’European Society for Environmental History (ESEH) en 1999, dilate la communauté, géographiquement certes, mais aussi thématiquement. L’histoire environnementale incorpore l’histoire rurale et agricole, la géographie historique, l’écologie historique et l’histoire des sciences de la nature.

12C’est dans ce contexte que, dans les années 2000, l’histoire environnementale connaît un développement institutionnel en France8. Les programmes pilotés par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) jouent un rôle majeur dans les études et les recherches ayant l’environnement comme objet (Le Roux & Letté, 2013). Les questions d’environnement aboutissent à la constitution d’organismes d’étude et au tissage de liens interdisciplinaires et imprègnent aussi bien l’histoire des techniques que l’histoire rurale et des campagnes. En 2004, le Centre d’histoire des techniques du CNAM devient le Centre d’histoire des techniques et de l’environnement, faisant de l’histoire de l’environnement urbain et industriel un thème de recherche spécifique autour d’André Guillerme. Dans le domaine de l’histoire rurale et des campagnes, c’est autour de Gérard Béaur que se constitue l’Équipe de recherches pour l’histoire du monde rural (ERHIMOR), dans le cadre de l’EHESS et du CNRS, avec un objectif de renouvellement des travaux, prenant notamment en compte la question environnementale9. Dans un contexte de participation française faible des sciences humaines et sociales aux programmes européens (Mormont, 2017), la discipline historique fait, elle, preuve d’un certain dynamisme avec des chercheurs inscrits dans des réseaux d’échange et de collaboration à l’échelle internationale. Gérard Béaur tient un rôle majeur dans la constitution, en 2010, d’une association européenne des ruralistes, l’European Rural History Organisation (EURHO) qui tient à instaurer « une dynamique pour de nouveaux terrains de recherches fécondés par la confrontation avec les recherches de collègues étrangers »10 et assurer « la promotion d’une véritable histoire comparative qui soit transnationale ».

  • 11  Sans être exhaustif, nous pouvons citer quelques colloques français représentatifs : les Journées (...)

13La conjonction de travaux à l’échelle internationale, ayant davantage d’exigences multidisciplinaires (Mormont, 2017), et de l’irrigation des questions environnementales dans l’histoire rurale et des campagnes, ainsi que dans l’histoire des techniques, favorise le renouvellement des travaux sur les engrais, visibles dans l’organisation de colloques multidisciplinaires et ouverts aux chercheurs étrangers11.

14Ces vingt dernières années, la recherche française en histoire rurale et des campagnes, histoire des sciences et des techniques, histoire de la chimie, histoire industrielle s’est donc profondément réorganisée et renouvelée, en particulier autour des questions environnementales et d’une dimension internationale de la recherche favorisant le décloisonnement des disciplines. Les chercheurs français ont constitué des réseaux et des sociétés et se sont insérés dans des projets de recherche européens ou internationaux. Le champ d’étude sur les engrais a fortement bénéficié de ce renouvellement et de ce décloisonnement de la recherche.

2. Les axes de recherche : de nouvelles approches des acteurs et des pratiques en histoire rurale et un renouveau de l’histoire industrielle

15Nous venons de voir comment la recherche en histoire s’est restructurée ces vingt dernières années, en s’ouvrant à l’international et en étant irriguée par l’histoire environnementale. Dans ce contexte, les historiens ont aussi ouvert de nouvelles perspectives sur la question des engrais, faisant ainsi apparaître de nouveaux axes de recherche en histoire rurale, mais aussi en histoire des sciences et des techniques (histoire de la chimie, histoire industrielle). Les problématiques de cette historiographie sont caractérisées par un « décentrement par rapport aux problématiques “classiques” » (Revel, 2015, p. 205) — comme les débordements industriels, le recyclage… — et par une ouverture à l’échelle mondiale. Nous nous intéresserons à la manière dont l’histoire environnementale et l’historiographie internationale ont influencé l’historiographie française sur la question des engrais.

16Nous parcourrons ces interrogations à travers quatre thématiques. Nous traiterons d’abord des nouvelles approches des acteurs de la modernisation agricole et de la fertilisation. Nous nous pencherons ensuite sur le regard accru des historiens sur les pratiques de fertilisation. Puis, nous aborderons l’industrie des engrais dont l’histoire bénéficie du renouveau de l’histoire industrielle et des apports de l’histoire environnementale. Enfin, nous nous intéresserons à l’apport de l’histoire environnementale à l’histoire rurale à travers la « question de l’azote » et la notion de « ruptures métaboliques ».

2.1. Histoire des campagnes et de l’agriculture : de nouvelles approches des acteurs de la modernisation agricole et de la fertilisation

17La question du rôle des engrais et des sciences agronomiques dans la modernisation agricole des xixe et xxe siècles fait partie des nouvelles perspectives de recherche que se fixe l’histoire rurale depuis les années 1990 et qui se renforcent dans les années 2000. Nous réfléchirons au traitement par l’historiographie des acteurs de la modernisation agricole relativement à la question de la fertilisation, notamment le rôle des prescripteurs (agronomes, État) et les résistances à cette modernisation.

18L’historiographie a, dans un premier temps, abordé les acteurs prescripteurs de la modernisation agricole. Dans les années 1990, il s’agit de travaux historiques, écrits par des agronomes, qui ont tendance à prendre un caractère hagiographique (Boulaine, 1990 ; Cranney, 1996). Selon Nathalie Jas (2000, p. 18), ils sont trop linéaires dans leurs descriptions et ne considèrent que les « grandes théories », les « grandes découvertes » et les « grands hommes ». Dès la seconde moitié des années 1990, des travaux portant sur les réseaux de savoirs associés à l’émergence d’une science des engrais participent du renouvellement de l’histoire des sciences (Herment & Mermet, 2018). Les travaux de René Bourrigaud (1995) mettent ainsi en avant le rôle des engrais (noir animal) dans le décollage économique de la campagne nantaise sous la Restauration. Les travaux de Jas (2000) traduisent l’orientation vers l’histoire des sciences. L’emploi des engrais y est traité d’un point de vue sociologique à travers l’étude du rôle des directeurs de stations agronomiques à la fin du xixe siècle : leur expertise mise à contribution pour la qualification des engrais devient un moyen de reconnaissance sociale. Apparenté d’une certaine manière à une approche Social Construction of Technological Systems (SCOT) (Bijker, Hughes & Pinch, 2012), l’objet technique engrais y est défini par des normes de qualité socialement construites sur la convergence de l’expertise chimique, des usages des cultivateurs et de l’action de l’administration par l’État. Plus récemment, Sacha Tomic (2017, p. 66) reprend cette problématique de l’expertise et souligne la position originale de l’objet engrais : « À la fois objets de savoirs et marchandises, les engrais constituent une interface entre le monde savant et le monde agricole ». Quant à Fabien Knittel (2017, p. 181), il a recours à « une analyse croisant l’histoire rurale, l’histoire des sciences et des techniques et l’histoire environnementale » pour mettre en évidence le processus de rationalisation des techniques de fertilisation promues par les agronomes. Parmi les acteurs de la modernisation agricole, prescripteurs de l’emploi des engrais, l’État n’est pas oublié tant dans sa position à l’échelle nationale qu’à l’échelle internationale. Niccolò Mignemi (2017, p. 129-131) aborde le « gouvernement de l’agriculture », gouvernance organisée par l’État et les institutions internationales lors de l’entre-deux-guerres et destinée à intensifier la production agricole, qui se traduit par des tentatives d’« unification des méthodes d’analyse et des pratiques de contrôle [des engrais] ».

19Un autre ensemble de travaux met l’accent sur les oppositions à la modernisation agricole au xxe siècle, notamment dans le contexte colonial. En Angleterre, Philip Conford (2001) s’est engagé dans cette voie avec des travaux sur Albert Howard et le mouvement organique anglais. Travaillant dans le service agricole de l’Inde coloniale dans les années 1920, l’agronome Howard montre l’efficacité des engrais organiques, issus du recyclage et de faible coût, pour une population agricole pauvre. Dans son sillage, Yvan Besson (2011) s’intéresse aux fondateurs de l’agriculture biologique et investigue leurs approches agronomiques en matière de fertilisation : leur vision commune est l’importance donnée au sol et à l’humus, qui s’accompagne d’une critique de l’agrochimie, se préoccupant avant tout de la plante. Dans une partie de ses travaux, Céline Pessis (2019), quant à elle, met l’accent sur la vision non uniforme des ingénieurs agronomes de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), dans les années 1950, époque florissante du modèle de l’agriculture intensive : certains ingénieurs agronomes défendent l’importance de l’humus dans la fertilisation plutôt qu’un usage exclusif des engrais minéraux.

2.2. Histoire des campagnes et de l’agriculture : un regard accru sur les pratiques de fertilisation

20Les pratiques de fertilisation des cultivateurs, négligées par l’historiographie jusqu’aux années 2010 (De Graef, 2019), ont récemment été étudiées selon au moins deux perspectives.

  • 12  Conner (2010) ; colloque, Histoire des sciences « par en bas » (5-7 juin 2013, Le Mans).

21D’une part, une série de travaux concerne les traditions locales des cultivateurs, dans le contexte de développement d’une « histoire par en bas », apparue en Angleterre dans les années 1960-1970 avec Edward Thompson (Pasquali, 2015). Ce dernier voulait mettre au premier plan le peuple, les anonymes et les marginaux, contre les récits centrés sur les grands hommes, les États et les institutions, et insister sur la rationalité des croyances et révoltes populaires, contre le regard surplombant des élites. Ces travaux repris par des historiens des Annales (Béaur, 2012) sont remis au goût du jour dans les années 2000 avec de nombreuses « histoires populaires »12, qui impactent l’histoire rurale. Dans ce contexte, des recherches ont été consacrées aux pratiques de fertilisation sous l’Ancien Régime, invisibilisées auparavant car considérées à la marge de l’histoire agricole. Isabelle Guegan (2019, p. 158) parle d’« un hiatus évident entre l’opinion des élites et les pratiques agraires de la population paysanne ». Ces historiens se positionnent aux « marges spatiales de l’espace agraire » (Olivier, 2019) dans l’étude des pratiques de fertilisation. Leurs objets d’étude sont des fertilisants tels que les « cendres de tourbe hollandaise » pour Fulgence Delleaux (2009), le buis pour Sylvain Olivier (2019), les amendements marins pour Emmanuelle Charpentier (2019) ou encore l’ajonc pour Isabelle Guegan (2019).

  • 13  La poudrette est un engrais fabriqué simplement à partir de matières fécales desséchées.

22D’autre part, la question de la diffusion des engrais dits « commerciaux » est posée : « dans le sillage des historiens de l’environnement et des historiens des sciences, les historiens ruralistes [se sont intéressés] aux conditions du maintien de la fertilité des sols dans l’Europe moderne et contemporaine » (Herment & Mermet, 2018, p. 113). Laurent Herment (2017) s’intéresse ainsi au processus de fertilisation des campagnes du Bassin parisien au xixe siècle. Cela lui permet notamment de relativiser le rôle joué par la « poudrette »13 dans le processus de fertilisation de la terre. Pour l’ensemble du territoire français, Laurent Herment et Éric Mermet (2018) déterminent l’aire de diffusion des différents engrais commerciaux : poudrette, guano, tourteaux oléagineux et noir animal.

2.3. Historiographie de l’industrie des engrais : entre renouveau de l’histoire industrielle et l’histoire environnementale

  • 14  Pour l’État, les fabriques d’engrais azoté de synthèse ont un double rôle : acteur de l’alimentati (...)

23L’histoire économique s’empare de l’objet engrais sous l’angle du commerce et de l’industrie des engrais. Nous nous pencherons sur la manière dont l’historiographie a questionné les acteurs du commerce et de l’industrie des engrais, en particulier les industriels (ententes), mais aussi l’État qui tient dans ce domaine un rôle très spécifique, à la fois régulateur et industriel14. Nous traiterons de l’impact des nouvelles approches économiques du développement industriel (artisanat, rôle du territoire et innovation) sur l’historiographie. Enfin, nous considérerons la position des usines d’engrais dans l’historiographie sur les questions environnementales, en termes de nuisances sur leur voisinage et de risque industriel.

24C’est dans les années 1950 que la question des engrais commence à apparaître dans les travaux des historiens économistes de langue anglaise. Ils s’en saisissent dans le domaine de l’histoire économique, dans les Latin American Studies, domaine de recherche en essor à la suite de la Révolution cubaine : les engrais dans le commerce international, en particulier le commerce britannique du guano du Pérou (Mathew, 1970, 1972). Ces travaux se poursuivent à l’étranger mais n’ont toutefois pas de résonance immédiate chez les historiens français de l’économie (Mathew, 1981 ; Skaggs, 1994 ; Cordle, 2007).

25Les historiens des techniques méconnaissent aussi l’industrie des engrais, bien qu’ils portent un œil sur la « grande industrie chimique » (Daumas, 1962-1979). Ce sont les restructurations industrielles des années 1970-1980 qui amènent une historiographie des grandes firmes chimiques, productrices d’engrais : par exemple, à l’occasion de la constitution d’archives d’entreprise comme pour la Compagnie de Saint-Gobain (Daviet, 1988). Les années 2000 voient la disparition de ces monographies volumineuses sur les grands groupes industriels, en particulier ceux intervenant dans le domaine des engrais, dans le cadre d’un renouvellement de l’histoire des entreprises (Arnoux, 2012).

26Ces approches industrielles de l’histoire des engrais prennent de nouvelles directions dans les années 2000, à l’initiative principalement des historiens de la chimie et des historiens des techniques.

27Il s’agit d’une part d’explorer, dans le commerce des engrais, le rôle régulateur de l’État — un État industriel et actif dans la « politique de l’azote » — et les ententes (superphosphate, potasse…) mises en place par les industriels. Erik Langlinay (2018) et Mickaël Llopart (2019) se sont tous deux concentrés sur l’Office national industriel de l’azote (ONIA), pour faire ressortir le rôle de l’État dans le marché de l’azote et dans ses relations avec la restructuration de l’industrie chimique après la Première Guerre mondiale. Ce sont aussi les ententes industrielles qui intéressent Langlinay (2017), comme celle de Saint-Gobain dans l’organisation du marché du superphosphate.

28Il s’agit d’autre part d’étudier, au-delà de la « grande industrie chimique » (superphosphate), le rôle d’une industrie des engrais artisanale, territorialisée. Ainsi, mettant de côté une histoire glorieuse des grandes entreprises, les historiens des techniques et de l’économie commencent à s’intéresser aux voies alternatives de l’industrialisation (Terrier, 2012). Concernant le rôle de la petite industrie et de l’artisanat dans la révolution industrielle au xixe siècle (Coquery et al., 2004), nous trouvons les travaux sur les fabriques d’« engrais humain » de Sabine Barles (2004). Par ailleurs, la notion de territoire est intégrée dans les réflexions sur l’industrialisation. L’approche territoriale est fructueuse pour les travaux sur les ententes. Selon Langlinay (2017, p. 37) leur compréhension nécessite de « croiser deux approches, l’approche produit et l’approche géographique pour essayer de comprendre les effets des ententes dans un rayon géographique ». En relation avec la désindustrialisation, le territoire industriel prend dès lors un intérêt patrimonial. Des travaux sont ainsi réalisés sur le patrimoine industriel de l’industrie des engrais dans le cadre plus général des travaux de patrimoine industriel de la chimie (Martin, 2016).

29Il s’agit, enfin, de travaux d’historiens de la chimie dans la mouvance de l’histoire de l’innovation industrielle qui traitent des enjeux des brevets des procédés de synthèse de l’azote (Emptoz, 2014).

  • 15  Les « débordement industriels » constituent les impacts des sites industriels sur leur voisinage.

30Pour terminer, à propos de l’industrie des engrais, il convient de mentionner les travaux d’histoire environnementale qui ont interrogé différemment le développement industriel. Celui-ci intègre désormais le voisinage de l’usine et tous les espaces des « débordements industriels »15 (Le Roux & Letté, 2013). La question des nuisances et des pollutions est un thème central de l’histoire environnementale urbaine (Locher & Quenet, 2009). Les usines d’engrais sont ici traitées comme des cas emblématiques de la gestion de la pollution industrielle. Geneviève Massard-Guilbaud (2010) s’intéresse à la gestion administrative des nuisances dans le contexte d’un État industrialiste, qui privilégie les industriels au détriment de leur voisinage. Les fabriques d’engrais organiques sont un cas d’étude pertinent pour ses travaux car elles sont une des premières sources de nuisances. Massard-Guilbaud prend le cas des usines d’engrais à Nantes, cas extrême de l’attitude sourde de l’administration face aux plaintes du voisinage à la fin xixe siècle. Thomas Le Roux (2011) s’intéresse aussi, pour le début du xixe siècle, à la gestion par l’État des nuisances des fabriques parisiennes de « noir animal » par des membres de l’Administration qui sont aussi partie prenante de cette industrie. Pour le xxe siècle, ce sont aussi les risques industriels pour le voisinage qui sont étudiés par les historiens, en particulier à la suite de la catastrophe de l’usine AZF à Toulouse en 2001 (Cauhopé, 2010).

2.4. Nouveaux apports de l’histoire environnementale à l’histoire rurale : la « question de l’azote » et les « ruptures métaboliques »

  • 16  La notion de « cycle métabolique » met l’accent sur les échanges entre la ville et la campagne, pl (...)

31Dans les années 2000, sous l’influence de l’historiographie de langue anglaise, l’histoire environnementale a profondément renouvelé l’historiographie avec la notion de « cycle métabolique »16. Cette notion met en relation l’histoire rurale avec l’histoire urbaine, mais aussi avec l’histoire des énergies fossiles. Nous pouvons nous demander dans quelle mesure la « question de l’azote », traitée initialement par l’histoire industrielle, prend de nouvelles orientations dans cette historiographie.

32Dans le cadre des questionnements sur l’environnement, les travaux d’histoire de la campagne et de la ville mettent l’accent sur des situations de « rupture métabolique » dans laquelle entrent en ligne de compte les engrais azotés organiques. Autour des questions environnementales se greffent en effet des travaux sur le recyclage des déchets industriels et urbains, qui se situent à la croisée de l’histoire urbaine et de l’histoire environnementale. Ces travaux concernant les « ruptures métaboliques » ont été abordés par les historiens anglo-saxons dès les premiers travaux d’histoire environnementale (Tarr, 1975). Ces historiens mettent en évidence une circulation inversée des ressources des villes vers les campagnes et pas seulement des campagnes vers les villes. Sabine Barles (2005 ; Barles & Lestel, 2007) s’est particulièrement intéressée à la gestion des déchets industriels et urbains, en particulier sur leur recyclage sous forme d’engrais organiques à destination des campagnes dans le premier xixe siècle. Elle signale une « rupture métabolique » dans la relation ville-campagne autour de 1860-1880, au détriment de la campagne : les exécra urbains sont dévalorisés au profit d’engrais chimiques comme le superphosphate ou le nitrate de soude du Chili. Complétant les travaux de Barles, Guillaume Carnino (2013) étudie l’accueil par les populations rurales des projets d’épandage des eaux vannes de la ville de Paris. Rejoignant les travaux sur les acteurs de la modernisation agricole, ces travaux sur le recyclage font ressortir la complexité sociale en décrivant la confrontation des différents protagonistes (agriculteurs, chimistes, agronomes) (Herment & Le Roux, 2017).

33Un autre aspect des travaux sur les « ruptures métaboliques » concerne les engrais azotés de synthèse et les énergies fossiles. Le concept de « métabolisme urbain », étudié par Barles pour une ville, s’ouvre à un échelon international, avec le « socio-ecological metabolism » ou le « socio-economic metabolism ». À la croisée des historiographies économiques, écologiques et rurales, ces questions sont pleinement ancrées dans l’internationalisation des travaux historiques et dans l’interdisciplinarité. Pour des objets complexes et nouveaux, à multiples facteurs, comme les questions environnementales, l’interdisciplinarité produit de nouvelles approches (concepts, méthodes, données), ce que ne permet pas une discipline seule (Graff, 2016). Comme le traduisent les travaux des équipes de Vienne (autour de Fridolin Kraussman) (Galan et al., 2016), de Gérone-Barcelone (autour d’Enric Tello), de Séville (autour de Manuel Gonzalez de Molina) et des États-Unis (autour de Georges Cunfer), les travaux sur les cycles métaboliques font converger les travaux historiques provenant de disciplines diverses, telles que l’écologie sociale, l’histoire économique, l’histoire contemporaine et l’histoire environnementale.

34Dans cet axe de recherche sur les engrais azotés, le procédé Haber-Bosch de synthèse de l’ammoniac est analysé en termes d’impact environnemental, à travers le « cycle de l’azote » tant du point de vue industriel que du point de vue agricole (Smil, 2001 ; Gorman, 2013). Il s’agit d’une remise en cause d’un modèle d’agriculture reposant sur l’usage massif des engrais azotés de synthèse, nécessitant le recours aux énergies fossiles pour leur production. Arnaud Page (2016, p. 383 et 397) explique « comment l'azote [est] un élément central de l'expansion d'une forme de gouvernance agricole » et ajoute que « l'azote a […] été progressivement construit en tant qu'indicateur global de développement ». Des géographes comme Souhil Harchaoui et Petros Chatzimpiros (2018) mettent en évidence une rupture dans le « métabolisme agricole » liée à l’évolution de la consommation d’hydrocarbures provoquée par l’introduction des engrais azotés. Des écologues comme Julia Le Noë (2019) s’attachent pour leur part au cycle du carbone, effet collatéral du recours aux énergies fossiles. L’accumulation du carbone, résultant de l’augmentation de la production végétale, a été possible grâce au recours accru aux fertilisants minéraux et au machinisme agricole consommateur d’énergies fossiles. Ainsi, le stockage du carbone dans les sols représente un effet secondaire du passage d’un « métabolisme énergétique dépendant de l’énergie solaire à un métabolisme fondé sur la combustion d’énergie fossile » (Le Noë, 2019, p. 211).

35L’historiographie sur la question des engrais s’est donc renouvelée ces vingt dernières années, tant en histoire rurale qu’en histoire industrielle, à la faveur des approches de la sociologie des sciences (acteurs de la modernisation agricole, normes), de l’histoire économique (artisanat, territoire), de l’histoire environnementale (pollution industrielle, recyclage, cycle métabolique), mais en partie aussi de l’« histoire par en bas ». Les travaux sur les cycles métaboliques se sont révélés particulièrement féconds grâce à leur approche interdisciplinaire.

3. Approches méthodologiques interdisciplinaires pour de nouveaux questionnements complexes relatifs aux engrais

36Jusqu’aux années 1980, sous l’influence d’Ernest Labrousse, l’histoire rurale était une histoire économique quantitative à base d’indicateurs reposant sur des « catégories économiques classiques » (prix, revenus, production) et s’appliquant sur des macro-territoires (départements, régions, réseaux de transport) dans la longue durée (Lemarchand, 1989). Nous venons de voir que des croisements des recherches environnementales avec l’histoire rurale et l’histoire industrielle ont permis le renouvellement de l’historiographie sur la question des engrais, nous pouvons maintenant étudier le rôle des approches méthodologiques dans ce renouvellement et déterminer dans quelle mesure la question des engrais a bénéficié de — voire a participé à — un renouvellement des méthodologies, tant au niveau des techniques que des sources.

  • 17  Cette notion introduite par un économiste britannique, Alfred Marshall, à la fin du xixe siècle, p (...)

37Comme pour l’histoire industrielle, la notion de territoire est centrale dans plusieurs recherches en histoire rurale. Depuis les années 2000, se développe l’archéologie agraire, archéologie du champ et des façons culturales (Poirier & Nuninger, 2012). Avec l’émergence de l’archéologie préventive, l’archéologie rurale s’est étendue « du site à la microrégion ou à la région » devenant ainsi une archéologie spatiale (archéologie de l’espace et des territoires) dans laquelle un site archéologique devient « un point constitutif d’un réseau ». Avec ces nouvelles approches, Poirier & Nuninger étudient les espaces agricoles à travers les zones d’épandage de fumier identifiées à partir de l’analyse de la répartition des artefacts récoltés hors site. Quant à l’espace industriel, la notion de « district industriel »17 est pertinente pour aborder les différents jeux d’échelle et la question du lien entre territoire et industrie (Tissot, 2002). De notre côté (Martin, 2018), nous avons montré que la concentration des fabriques d’engrais organiques (« noir animalisé », « guano artificiel ») qui s’établit sur le territoire nantais au xixe siècle, rassemble à la fois ces fabriques d’engrais et des fabriques de sous-produits partagées par toutes ces fabriques (vidanges, sangs, résidus colle, résidus raffineries, chairs séchées). Cette situation de « district urbain des engrais » favorisant les échanges d’ouvriers, la concurrence pour l’innovation de produit, la disponibilité de sous-produits, la proximité des voies de communication multimodales peut être une explication de la performance du territoire nantais dans le domaine des engrais (Martin, 2018). Les travaux sur le « cycle métabolique » s’intéressent eux aussi aux questions territoriales, à l’image de ceux de Bonaudo et al. (2017) qui traitent du « métabolisme territorial », où les questions de fertilisation et de flux d’azote y sont centrales, et ont pour objectif de « quantifier et […] objectiver le fonctionnement d’un système agro-alimentaire dans son ensemble par l’étude des flux de matières qu’il mobilise ».

  • 18  Statisticien du Centre d’analyse et de mathématique sociales de l’EHESS.

38Une importante évolution méthodologique concerne l’emploi de modèles mathématiques et statistiques, et l’outil informatique pour traiter de grands volumes de données non encore exploités jusque-là. Ainsi, Laurent Herment collabore avec Éric Mermet (2018), un statisticien18, pour établir un modèle permettant de cartographier l’emploi effectif de différents engrais organiques (poudrette, guano) sur le territoire français pour les années 1860. Ces auteurs s’appuient sur des données non publiées de l’enquête agricole de 1862, car trop qualitatives mais aussi non exploitées, et utilisent différentes approches statistiques et informatiques, en particulier les systèmes d’information géographiques (SIG), l’analyse spatiale et l’analyse des réseaux (différents paramètres tels que distance villes/campagne, population, réseaux de transport, coût du transport, etc.).

  • 19  AgroParisTech ; le laboratoire « Milieux environnementaux Transferts et interactions dans les hydr (...)
  • 20  Le EROI établit le rapport énergétique entre les productions (aliment et biomasse) des exploitatio (...)

39Mais la principale nouveauté réside dans l’interdisciplinarité des travaux sur les « ruptures métaboliques », qui font travailler ensemble des chercheurs de multiples disciplines (agronomie, biogéochimie, géographie, histoire de l’économie, histoire de l’environnement) et qui ont aussi recours à des modélisations mathématiques (modèles écologiques). Les travaux de Bonaudo et al. (2017) sont ainsi réalisés par une équipe interdisciplinaire, à la fois par les diverses entités institutionnelles concernées19, mais aussi en raison des entités qui sont elles-mêmes interdisciplinaires. Ces travaux consistent à analyser l’évolution des flux dans un système sur la longue durée afin de mettre en relief des transitions énergétiques. Ainsi, sur une période allant de 1882 à 2013, pour l’ensemble du territoire français, Souhil Harchaoui et Petros Chatzimpiros (2018) mettent en évidence une rupture dans la « métabolisme agricole ». Pour cela, ils ont recours à deux principaux indicateurs : le EROI (Energy Return On energy Invested) et le NUE (Nitrogen Use Efficiency)20. Ces indicateurs sont calculés à partir de statistiques du Ministère de l’Agriculture, de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) et de la Food and Agricultural Organization (FAO). Ces méthodes traduisent le retour des méthodes quantitatives et nuiraient d’une certaine manière au travail historique selon Bonneuil et Fressoz (2016, p. 71-72) : « La spécificité du raisonnement historique, l’effort de construction d’un récit explicatif, s’éclipsent au profit d’une vision descriptive et quantitative ».

40Finalement, les approches méthodologiques mises en œuvre dans les travaux historiographiques récents relatifs aux engrais ont recours à des calculs d’indicateurs et concernent des territoires, mais elles renouvellent complètement les approches économiques labroussiennes. Les approches territoriales sont multiples et cherchent à faire ressortir la dynamique d’ensemble. Les modèles mathématiques ne se limitent pas à des indicateurs économiques et sont parfois empruntés à d’autres disciplines (écologie). L’outil informatique permet de traiter de gros volumes de données sur la longue durée et d’exploiter des sources inexploitables jusque-là. Et surtout, les travaux font appel à des équipes multidisciplinaires qui transcendent chacune de leurs disciplines dans un travail interdisciplinaire.

4. Conclusion

41Depuis ces vingt dernières années, la recherche française en histoire rurale et des campagnes, histoire de la chimie ainsi qu’en histoire industrielle, s’est donc profondément réorganisée et renouvelée, en particulier sur les questions environnementales et vers une dimension internationale de la recherche favorisant le décloisonnement des disciplines. À la suite des chercheurs anglo-saxons, les historiens français ont inscrit leurs travaux dans les questionnements contemporains (recyclage, pollution, risques industriels, développement durable, énergies fossiles...) pour lesquelles la question des engrais s’avère incontournable.

42L’historiographie relative aux engrais a ainsi fortement bénéficié de ce renouvellement et de ce décloisonnement. Non seulement elle s’est développée, mais elle s’est renouvelée dans les thèmes abordés. Les travaux ont pris de multiples directions en histoire rurale (acteurs de la modernisation agricole, normes) et en histoire industrielle (artisanat, territoire). Ces disciplines se sont enrichies des questionnements de l’histoire environnementale (pollution industrielle, recyclage, cycle métabolique...).

43Les travaux les plus originaux concernent les cycles métaboliques. Leur originalité tient à la fois, aux questions qu’ils posent (l’azote et ses impacts environnementaux), à leurs multiples dimensions (« métabolisme urbain », « métabolisme agricole », « métabolisme territorial »), à l’approche par la longue durée (traitement informatique des données), mais surtout aux nouvelles approches de l’histoire, qui font appel à des équipes multidisciplinaires pour transcender chacune des disciplines et apporter des réponses à des questions complexes d’évolution de flux sur la longue durée, impliquant les engrais azotés.

  • 21  Bonneuil et Fressoz (2016, p. 212) citent Hammel (2000) et Simmons (2006) pour évoquer le socialis (...)

44Au final, nous constatons que l’objet « engrais » est au cœur de multiples champs de la recherche historique et traverse les champs disciplinaires. Même l’histoire sociale du socialisme y trouverait de la matière21. L’historiographie française a beaucoup repris, adapté et développé des travaux de l’historiographie anglo-saxonne, tout en négligeant certaines questions, notamment les colonies d’Afrique du Nord et le rôle central des mines de phosphates pour la production d’engrais phosphatés (Jackson, 2016 ; Dixon, 2018). La fécondité des approches multidisciplinaire et interdisciplinaires, ainsi que des problématiques non encore investiguées sont annonciatrices d’une historiographie française encore riche et prometteuse dans le champ des engrais pour les années à venir.

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Simmons Dana (2006), « Waste Not, Want Not: Excrement and Economy in Nineteenth-Century France », Representations, vol. 96, n° 1, p. 73-98.

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Wines Richard A. (1985), Fertilizer in America: From Waste Recycling to Resource Exploitation, Philadelphia, Temple University Press.

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Notes

1  Avec le concept de « système Terre », la planète est supposée fonctionner comme un seul système complexe, intégré non seulement par des composants physiques, chimiques, biologiques et humains, mais surtout caractérisé par leurs interactions et rétroactions dynamiques, complexes et non linéaires, à des échelles spatiales et temporelles multiples. Ce concept met à bas l’idée d’une séparation de l’homme et de la nature et ses promesses de perpétuer le système économique en modifiant ce dernier à la marge (Bonneuil & Fressoz, 2016, p. 34).

2 Colloque L’histoire rurale en France, organisé par Jean-Marc Moriceau (6-8 octobre 1994, Rennes).

3 Colloque Les enjeux de la formation des acteurs de l’agriculture, 1760-1945, organisé par Michel Boulet et l’École nationale d’enseignement supérieur agricole de Dijon (AENESAD) (19-21 janvier 1999, Dijon) ; colloque Autour d’Olivier de Serres. Pratiques agricoles et pensée agronomique du Néolithique aux enjeux actuels, organisé par Alain Belmont, l’Académie d’agriculture de France et l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) (27-29 septembre 2000, Pradel) ; colloque international, Histoire et agronomies : entre ruptures et durée, organisé par l’École nationale supérieure agronomique (SupAgro) (20-22 octobre 2004, Montpellier).

4 Assemblée parlementaire européenne, Commission de la culture, de la science, de l’éducation et des médias, Le patrimoine industriel en Europe, Rapport du 15 février 2013.

5 En 1997, une convention associe le CHC à la Société française de chimie (SFC), comme groupe thématique. En 2017, le CHC devient le Groupe d’histoire de la chimie (GHC).

6 Le symposium « Chimie de l’entre-deux-guerres », organisé par le CHC et le Groupe d’histoire et de diffusion des sciences de l’université d’Orsay (GHDSO), aux congrès de la Société française d’histoire des sciences et des techniques (SFHST) à Nantes (18-20 mai 2011) et à Lyon (28-30 avril 2014) ; le symposium « La chimie de l’entreprise et ses dérivés », organisé par le CHC et le GHDSO, au congrès international d’histoire des entreprises, Entreprises et histoire en France : quoi de neuf ? (11-13 septembre 2019, Paris).

7 Numéro spécial de la revue du CILAC, Le patrimoine industriel de la chimie (2016) ; colloque international, Renouveler le patrimoine de la chimie au xxie siècle : échanges et débats sur la conservation, la présentation et l’utilisation des sources, des sites et des objets de la chimie, organisé par le CHC avec une session du TICCIH (21-24 juin 2011, Paris).

8 En 2006, l’EHESS crée une chaire explicitement dédiée à l’histoire environnementale. Au sein du Centre de recherches historiques de l’EHESS, s’est déployé le Groupe de recherche en histoire environnementale (GRHEN), créé en 2008, un des pivots du Réseau des chercheurs en histoire environnementale (RUCHE).

9  https://www.ehess.fr/fr/equipe-recherches-pour-lhistoire-monde-rural-erhimor

10  https://inshs.cnrs.fr/fr/cnrsinfo/gerard-beaur-recoit-la-medaille-dor-de-lacadem ie-dagriculture-de-france

11  Sans être exhaustif, nous pouvons citer quelques colloques français représentatifs : les Journées européennes d’étude, L’agriculture, une solution pour recycler les déchets urbains et industriels. Perspectives historiques et comparaisons européennes xviiie-xxe siècle (Grande-Bretagne, Belgique, France, Italie, Pays-Bas), organisés par l’EHESS (10 avril 2015, Paris) ; colloque, Une autre histoire des modernisations agricoles au xxe siècle, organisé par le Centre Alexandre Koyré, La Ruche, l’Association d’Histoire de la Protection de la Nature et de l’Environnement (AHPNE), l’EHESS et Agro Paris Tech (15-16 septembre 2017, Paris) ; les 38e Journées internationales d'histoire de Flaran, Fumiers ! Ordures ! Gestion et usages des déchets dans les campagnes médiévales et modernes (14-15 octobre 2016, Hastingues).

12  Conner (2010) ; colloque, Histoire des sciences « par en bas » (5-7 juin 2013, Le Mans).

13  La poudrette est un engrais fabriqué simplement à partir de matières fécales desséchées.

14  Pour l’État, les fabriques d’engrais azoté de synthèse ont un double rôle : acteur de l’alimentation de la population à travers l’agriculture, en temps de paix, mais aussi acteur de la Défense nationale, par leur reconversion dans la fabrication des munitions en temps de guerre.

15  Les « débordement industriels » constituent les impacts des sites industriels sur leur voisinage.

16  La notion de « cycle métabolique » met l’accent sur les échanges entre la ville et la campagne, plus seulement en termes de ressources économiques (approvisionnement, consommation…), mais en fonction de cycles environnementaux (matières organiques…).

17  Cette notion introduite par un économiste britannique, Alfred Marshall, à la fin du xixe siècle, pour des agglomérations industrielles anglaises, a été reprise par un historien italien, Giacomo Becattini, pour le développement et des performances économiques des régions du centre et du nord-est de l’Italie durant les années 1970-1980 (Lescure, 2006).

18  Statisticien du Centre d’analyse et de mathématique sociales de l’EHESS.

19  AgroParisTech ; le laboratoire « Milieux environnementaux Transferts et interactions dans les hydrosystèmes et les sols » (Metis) de l’université Pierre et Marie-Curie ; l’unité « Agro-systèmes, Territoires, Ressources » (ASTER) de l’INRA, l’Institut des sciences humaines et sociales (INSHS) ; le Centre d’études et de recherches appliquées à la gestion (CERAG) de l’université de Grenoble ; le Sustainability Transition, Environment, Economy and local Policy (STEEP) de l’INRIA de Grenoble ; le Centre de recherches et d’études interdisciplinaires sur le développement durable (CREIDD) de l’Institut de technologie de Troyes.

20  Le EROI établit le rapport énergétique entre les productions (aliment et biomasse) des exploitations agricoles et l'énergie investie dans le système agricole. Le NUE donne le rapport entre l’azote non utilisé sur le total d’azote incorporé.

21  Bonneuil et Fressoz (2016, p. 212) citent Hammel (2000) et Simmons (2006) pour évoquer le socialiste Pierre Leroux, fondateur en 1843 d’une colonie, dénommée « Circulus », qui met en pratique le recyclage agricole des excréments humains, et fonctionnant en circuit fermé pour lutter « contre l’accumulation et l’exploitation capitalistes ».

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Pour citer cet article

Référence papier

Philippe Martin, « Historiographie française sur les engrais : nouvelles approches par l’histoire environnementale et l’interdisciplinarité (années 2000-2020) », Cahiers François Viète, III-9 | 2020, 79-103.

Référence électronique

Philippe Martin, « Historiographie française sur les engrais : nouvelles approches par l’histoire environnementale et l’interdisciplinarité (années 2000-2020) », Cahiers François Viète [En ligne], III-9 | 2020, mis en ligne le 01 décembre 2020, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/cahierscfv/512 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cahierscfv.512

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Auteur

Philippe Martin

Chercheur associé, Centre François Viète (EA 1161), Université de Nantes

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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