• 1 https://www.bnf.fr/sites/default/files/2018-11/biblio_presse_maths.pdf
• 2 Cette liste comprend les Annales de mathématiques pures et appliquées, le Bulletin des sciences mat (...)

1Un document mis en ligne en 2011 par la Direction des collections de la Bibliothèque nationale de France (BnF), Département Sciences et techniques, se fait l’écho d’un récit largement répandu concernant « l’émergence de la presse en mathématiques au xix^e siècle »1, quelques années avant que nous formulions notre programme Cirmath. Ce document propose de faire découvrir des périodiques entièrement consacrés aux mathématiques qui, au début du xix^e siècle, s’ancrent dans le paysage éditorial français. Il renvoie aux historiens des mathématiques qui s’accordent à considérer les Annales de mathématiques pures et appliquées (1810-1832) de Joseph Diez Gergonne comme le premier périodique mathématique français, suivi par le Journal de mathématiques pures et appliquées de Joseph Liouville, qui lui succédera en 1836. Afin d’illustrer l’essor que connaissent ces publications dans la première moitié du xix^e siècle, la notice de la BnF inclut une liste2 de journaux tous français, excepté le Journal für die reine und angewandte Mathematik, fondé en 1826 par August Leopold Crelle. Une tendance lourde de la recherche sur l’histoire des journaux mathématiques s’y manifeste, celle de limiter les études au cadre national, même si la présence du journal de Crelle suggère qu’on ne peut pas parler de l’émergence des journaux mathématiques sans mentionner ce titre phare qui occupe avec le journal de Liouville une place de choix dans l’histoire des périodiques mathématiques. Ces journaux y sont généralement considérés comme les premiers titres à ne publier que des articles innovants faisant progresser nos connaissances dans le domaine mathématique et à s’adresser aux mathématiciens activement engagés dans la recherche. Ils marquent ainsi dans ce récit standard le moment inaugural de l’histoire des revues mathématiques.

• 3  Pour plus d’informations sur le programme Cirmath, validé et financé par l’Agence nationale de la (...)
• 4  Dans la suite, nous désignons la base de données de journaux mathématiques construite dans le cadr (...)

2Lorsque nous avons formulé, en 2014, notre projet de recherche intitulé « Circulation des mathématiques dans et par les journaux : histoire, territoires et publics » (Cirmath)3, nous nous inscrivions dans un contexte marqué, d’une part, par l’histoire des revues mathématiques brièvement résumée par le document de la BnF cité ci-dessus, de l’autre, par des réflexions menées au contact des historiens du livre, notamment sur les journaux savants de l’époque moderne et leur rôle dans la construction des savoirs (Peiffer, Conforti & Delpiano, 2013 ; Beaurepaire, 2014), et enfin par les discussions menées au sein du séminaire sur la presse mathématique organisé par le Groupe d’histoire et de diffusion des sciences Orsay (ghdso) et les Archives Henri Poincaré. Le programme a été inauguré par la publication d’un numéro collectif de Philosophia Scientiæ intitulé Circulations et échanges mathématiques. Études de cas (18^e-20^e siècles), où nous avons fait part de notre conviction que « l’étude des processus de production des mathématiques est indissociable de l’analyse des mécanismes de circulation » (Cirmath, 2015, p. 7). Par circulation mathématique, nous entendions « circulation de questions, de problèmes, de méthodes, d’explications, d’enseignements, de pratiques, de points de vue, de théorèmes mathématiques ou de métadiscours, qui s’opèrent à travers des échanges oraux, épistolaires, comme aussi sous des formes imprimées » (ibid.). Dans un numéro spécial d’Historia mathematica publié fin 2018 (Cirmath, 2018), nous avons pratiqué une approche plus globale en plongeant les journaux dans un espace de circulation mathématique dont nous avons mis en avant des aspects tant géographiques que sociaux. Arrivés au terme du programme, nous préparons actuellement une monographie (Cirmath, 2021) publiant les résultats du travail réalisé au sein d’un réseau international de chercheurs, résultats fondés comme on va le voir ci-dessous sur une base de données recueillant les titres de ce que Cirmath considère être des journaux dans et par lesquels les mathématiques circulent4.

• 5  On en apprendra plus sur les choix qui ont guidé la constitution de cette base de données dans la (...)
• 6  Le réseau est composé d’historiens des mathématiques provenant des pays suivants : Allemagne, Brés (...)

3Nous revenons, dans le cadre de ce numéro thématique, sur les courants de la recherche en histoire des sciences qui ont nourri et fait évoluer notre programme. C’est aussi le moment de mettre en lumière les choix que nous avons faits, ainsi que les premiers résultats que nous pouvons d’ores et déjà tirer de la base de données de journaux mathématiques construite dans le cadre du programme5. Notre ambition a été de considérer le phénomène de circulation mathématique dans sa globalité et dans la longue durée, en particulier, de ne pas limiter l’étude aux seuls journaux dits de recherche et de tenir compte de la diversité des modes d’insertion des pratiques mathématiques dans la société et des publics impliqués. Nous avons ainsi été amenés à envisager une méthodologie qui varie les échelles en associant des approches globales et des études de cas. La base de données des journaux mathématiques nous a fourni un outil pour étudier l’aspect territorial et la variété des journaux dont on trouvera plus loin quelques résultats préliminaires. Ces études de cas qui seront publiées dans la monographie finale et dont nous ne pouvons faire état ici de toute la richesse, interrogent les mêmes dynamiques à une échelle plus locale territorialement, plus spécifique du point de vue des publics, dans des temporalités diverses. La focale d’analyse employée dans les études de cas permet aussi d’aborder les questions de contenus mathématiques. Le projet s’est appuyé sur le groupe constitué autour du séminaire d’histoire de la presse mathématique auquel s’est agrégé très rapidement un réseau d’une quarantaine de chercheurs venant de pays et d’horizons différents6, ce qui nous a permis de couvrir très largement le phénomène de circulation dans et par les journaux mathématiques.

• 7  Cet article introduit une série de travaux publiés en 1994 et 1996 dans la Rivista di storia della (...)

4Le projet Cirmath qui vise donc à étudier dans des aires géographiques larges et selon une temporalité longue une histoire des circulations mathématiques par l’intermédiaire des journaux, a pu puiser dans un important gisement d’études menées par les historiens des mathématiques. Des études monographiques ont été consacrées à nombre de journaux mathématiques, français et étrangers, comme les journaux de Crelle (Eccarius, 1976) et de Liouville (Verdier, 2009), Acta mathematica fondé par Gösta Mittag-Leffler (Barrow-Green, 2002), les Rendiconti del Circolo mathematico di Palermo fondé par Giovanni Battista Guccia (Brigaglia, 2014), les Annales de Gergonne (Gérini, 2002), pour n’en nommer que quelques-uns. Des panoramas pays par pays ont été dressés. Des tentatives ont été faites d’approche du phénomène au niveau européen (Ausejo & Hormigon, 1993) ainsi que d’enquêtes plus vastes et approfondies, basées sur un même questionnaire et ne concernant pas exclusivement les revues de mathématiques (Dhombres, 1994)7. Avec le développement de l’histoire sociale des mathématiques, les approches se sont diversifiées et mettent non seulement l’accent sur les contenus des journaux, mais aussi sur les acteurs de la presse mathématique (auteurs, rédacteurs, éditeurs, etc.), les stratégies de publication mises en œuvre, les formes éditoriales ou encore les enjeux scientifiques et politiques de la communication mathématique.

• 8 L’intérêt de l’analyse et de la typologie qu’il dresse de ces revues est néanmoins limité pour un p (...)

5Notre approche a aussi été inspirée par un certain nombre de lectures, de contacts et de collaborations dépassant le cadre de l’histoire des mathématiques et de ses revues. Parmi les projets aux visées parfois peu éloignées des nôtres, nous pouvons mentionner l’ouvrage collectif dirigé par Patrice Bret, Konstantinos Chatzis et Liliane Pérez (2008), qui propose, à travers une série de cas, quelques entrées possibles sur ce qu’ils considèrent comme « une terre en friche », l’histoire de la presse technique. Les auteurs signalent ainsi le souci de la longue durée, des différentes formes de revues (généralistes versus spécialistes), de l’international et d’une « démarche comparatiste ». Cette dernière n’est pas celle retenue par Cirmath qui développe une étude dynamique de la circulation à l’échelle internationale. En Grande Bretagne, à l’occasion du 350^e anniversaire de la fondation des Philosophical Transactions de la Société royale de Londres, des projets consacrés à la communication scientifique ont été mis en place dans une perspective temporelle longue (Fyfe, McDougall-Waters & Moxham, 2008). Ces travaux se poursuivent notamment autour d’Aileen Fyfe qui s’intéresse surtout à l’édition scientifique, aux processus d’évaluation par les pairs que celle-ci pratique, aux technologies mises en œuvre et aux modèles économiques sous-jacents. Parallèlement, Alex Csiszar (2018) a lui aussi consacré une thèse et un livre au format « revue scientifique », dans lesquels il tente d’expliquer le succès de ce format qui a transformé les savants en auteurs. Pour Fyfe et Csiszar, les revues scientifiques sont un phénomène du xix^e siècle et ils concentrent leurs analyses aux périodiques qui ont structuré les milieux scientifiques de la période. Dans un ouvrage consacré à la presse littéraire en France, l’historien Christophe Charle (2004)8 date des années 1880 l’apparition de revues et journaux spécialisés, une période où, selon lui, on assiste à une grande diversité de la presse liée aux goûts et aux attentes multiples d’une société de plus en plus différenciée et en mutation

• 9  On peut penser à la circulation des lettres, des tirés-à-part, des livres, des manuels notamment, (...)
• 10 Raj (2006, p. 21, note 42) parle de « circulation as a site of knowledge-making ».
• 11  L’histoire du livre telle qu’elle a été développée par Roger Chartier et Robert Darnton.
• 12  On trouvera développés dans la monographie (Cirmath, 2021) d’autres cas de circulations déterminan (...)
• 13  Notamment (Goldstein, 1995).
• 14  Voir en particulier (Ehrhardt, 2012).

7En mettant au centre de sa recherche la notion de circulation mathématique, Cirmath avait l’ambition de dépasser une histoire des journaux mathématiques entendue comme juxtaposition d’études monographiques, certes nécessaires mais trop limitées pour comprendre le phénomène de circulation à différentes échelles. C’est notamment au contact de Kapil Raj que nous avons choisi de mettre cette notion au centre de notre analyse. Même si sa problématique — étudier le rôle des rencontres interculturelles dans la circulation de savoirs spécialisés — ne recouvrait pas la nôtre et que son terrain d’enquête (l’Asie du Sud) nous était étranger, les questions qu’il posait (Raj, 2006) nous ont éclairés. Celles-ci concernaient la nature des vecteurs de transmission, les acteurs impliqués et le processus de transmission lui-même, diffusion ou appropriation active ? Ainsi nous avons plus clairement pris conscience que les journaux ne sont qu’un vecteur de transmission parmi d’autres avec lesquels il interagit de diverses manières9. Les journaux imposent ainsi leurs contraintes et leurs formes sur les circulations qu’ils rendent possibles tant matériellement qu’intellectuellement. Raj insiste sur les transformations et reconfigurations que subissent les notions et pratiques lorsqu’elles se déplacent dans l’espace géographique ou dans l’espace social. Faire de la circulation le cœur de notre approche, c’est considérer, avec Raj, la circulation comme un « site de production scientifique »10 et d’étudier, dans le cas qui nous concerne, la circulation mathématique et non pas la circulation des mathématiques, par l’intermédiaire des journaux. Il n’y a pas d’un côté les mathématiques développées en un lieu — le cabinet du géomètre, l’académie, le laboratoire, l’Europe — et de l’autre sa diffusion — vers d’autres communautés scientifiques, vers l’école, l’atelier, ou d’autres régions du monde : en circulant, les mathématiques s’interprètent, s’approprient, se discutent, s’appliquent… et s’élaborent. Les circulations vers d’autres sites (qu’ils soient territoriaux ou savants) et les réélaborations des contenus qu’elles entraînent participent du même processus complexe de construction des savoirs. Comme les historiens du livre11 le savent depuis longtemps, un texte n’est pas un objet dont le sens est figé une fois pour toutes : en circulant il est reçu, lu, approprié par des lecteurs qui, dans leur diversité, lui donnent chacun sens. Cette conviction, qui ne sépare pas production de contenus mathématiques et leurs circulations, anime par exemple12 Jenny Boucard et Norbert Verdier dans l’article (Boucard & Verdier, 2015) qu’ils ont consacré au domaine de la théorie des nombres et plus particulièrement à la notion de congruence au xix^e siècle. En se focalisant sur des textes ayant connu des publications multiples sous des formes diverses (versions modifiées, augmentées, comptes rendus, traductions), ils mettent en évidence les contributions d’acteurs multiples à la construction de sens, et leurs interactions avec différents canaux de publication ayant chacun ses spécificités propres. Cette démarche avait déjà été mise en œuvre pour les mathématiques dans les travaux de Catherine Goldstein13 sur Pierre Fermat, puis de Caroline Ehrhardt14 sur Évariste Galois. Des travaux de cette dernière, nous avons notamment retenu ce qu’elle appelle les « dispositifs de l’objet typographique » (Ehrhardt, 2012, p. 20), et avons porté notre attention sur les formes et organisations des supports matériels qui peuvent modifier le sens et le statut de l’écrit. D’où l’importance que nous accordons, dans le programme Cirmath, aux formes éditoriales des journaux étudiés, qui elles aussi circulent, et avec elles, des valeurs et des hiérarchies.

• 15  Ces questions font l’objet de projets de recherche menés au Centre d’histoire culturelle des socié (...)
• 16  Projet Science in the Nineteenth-Century Periodical (SciPer), dirigé par Geoffrey Cantor et Sally (...)

9En ce qui concerne l’histoire de l’édition mathématique ou plus généralement scientifique, nous avons bénéficié des travaux menés en France par les historiens du livre, même s’ils ne se sont guère intéressés à l’édition mathématique, à l’exception notable des travaux de Norbert Verdier (2009), qui a consacré ses recherches à Liouville et son journal, ainsi qu’à la maison Bachelier, devenue aujourd’hui Gauthier-Villars. Notre proximité avec Norbert Verdier nous a rendus de plus en plus attentifs à la matérialité de l’objet « journal » et de sa circulation15. Les travaux menés par Volker Remmert et Ute Schneider (2008) en Allemagne et Jonathan R. Topham16 en Grande-Bretagne nous ont confirmés dans notre hypothèse qu’à côté des auteurs des journaux, qui avaient jusque-là seuls attiré l’attention, des rédacteurs et des lecteurs toujours difficiles à cerner, les maisons d’édition sont parmi les principaux acteurs de la circulation mathématique. Leurs investissements, réseaux, pratiques et savoir-faire contribuent fortement à configurer la circulation mathématique, son étendue et ses rythmes. Les rédacteurs et comités de rédaction qu’elles mettent en place sont responsables de la sélection des articles mathématiques mis sur le marché et en circulation. Ils sont partie prenante du processus de validation des résultats mathématiques et leurs activités, en lien étroit avec les rédacteurs, méritent d’être explorées plus avant.

• 17  Voir (Cirmath, 2020) pour un autre récit.

11Les proximités intellectuelles et scientifiques que nous venons de décrire ont contribué à façonner le programme Cirmath et ses points forts. Mettre la circulation au centre de notre démarche, c’est insister sur la diversité des publics mathématiques — chercheurs en mathématiques, mathématiciens universitaires, enseignants, ingénieurs ou autres usagers des mathématiques, étudiants, élèves et même grand public — et donc élargir la notion de journal mathématique bien au-delà du cercle très étroit des journaux spécialisés pour spécialistes17, que cite par exemple la notice de la BnF. Le corpus des journaux construit pour notre recherche reflète cet élargissement.

• 18  Dans une littérature abondante, citons par exemple, les travaux de Renaud d’Enfert sur l’enseignem (...)
• 19 Citons ici les travaux de Konstantinos Chatzis et de Dominique Tournès, dont (Tournès 2000) mené da (...)
• 20  Citons, par exemple (Despeaux, 2002).

14Le programme Cirmath partage avec de nombreux historiens des mathématiques, la volonté de considérer les ancrages sociaux des mathématiques dans leur diversité. Nous avons pris en compte des pratiques sociales dont l’enseignement des mathématiques, que ce soit à visée des élites sociales ou des couches populaires18 ; les usages professionnels que les artisans, les techniciens, les ingénieurs19 ont pu avoir des mathématiques dans les domaines du calcul comme de la géométrie ; les pratiques des amateurs20 ou des publics éclairés. Cirmath a ainsi choisi de poser la question de la circulation mathématique à l’intérieur des, et entre les, divers publics pratiquant les mathématiques, d’où, pour ce faire, l’élargissement de la notion de journal mathématique. Nous avons ainsi compris « journal mathématique » comme un périodique publiant régulièrement des contenus mathématiques ou des textes ayant trait à une activité mathématique. Cela peut aussi être une revue qu’une communauté considère comme le journal de référence mathématique.

• 21  C’est l’occasion ici d’exprimer notre gratitude à la Fondation des Treilles, à l’Institut Mittag-L (...)
• 22  Une des difficultés rencontrées lors de la saisie des éléments temporels et géographiques a été le (...)
• 23 Au mieux, 17,5 % du corpus en 1940.
• 24 Sur ces répertoires ou bulletins bibliographiques voir (Rollet & Nabonnand, 2002 ; Csiszar, 2010 ; (...)

15Ce choix, discuté et précisé lors de nos séminaires réguliers et de nos différents colloques21, nous a conduits à la prise en compte d’un corpus de journaux bien au-delà des seuls journaux spécialisés pour mathématiciens spécialistes. Cirmathdata comprend ainsi, de la fin du xvii^e siècle à 1940, près de 2000 journaux22, dont les journaux consacrés intégralement aux mathématiques ne représentent qu’une petite minorité23. Ce corpus a été essentiellement construit à partir des normes produites par et à travers les outils bibliographiques conçus par les mathématiciens professionnels du xix^e et xx^e siècles, c’est-à-dire des répertoires ou des catalogues établis par des mathématiciens à destination des mathématiciens. Il l’a été, également, à partir des répertoires de journaux pour le xviii^e siècle, des catalogues bibliographiques usuels du xix^e siècle, des bulletins bibliographiques que certaines revues proposent régulièrement. L’utilisation critique de tous ces outils bibliographiques nous a fourni une première version d’un corpus de référence (Greber & Nabonnand, 2020). Des travaux sur ces répertoires24 montrent en effet que ce corpus ainsi constitué est légitime d’un point de vue historique puisqu’il réunit les périodiques auxquels les acteurs mathématiciens eux-mêmes se référaient, mais qu’il ne peut être considéré comme complet. Aussi, l’avons-nous complété en consultant les revues professionnelles d’ingénieurs et d’enseignants qui comportent souvent des rubriques bibliographiques, les outils de bibliographie de l’époque et contemporains sans négliger les bibliographies actuellement constituées par les historiens des mathématiques et les historiens des sciences et des techniques.

• 25 Si une connaissance effective du lectorat d’un journal est toujours très difficile, on peut avoir d (...)
• 26 Toutes les catégories de public, qui ont fait elles aussi l’objet de discussions lors de nos travau (...)
• 27 Termes utilisés dans Cirmathdata pour les différentes catégories de publics.
• 28  Projet dirigé par Olivier Bruneau et Laurent Rollet réunissant une dizaine de chercheurs, qui a ab (...)
• 29  Voir, par exemple, les études de Pauline Romera Lebret sur la géométrie du triangle (2009, 2014) o (...)

18Le public visé par ces journaux (lecteurs comme auteurs) a constitué une autre catégorie, déterminante de notre point de vue, pour organiser nos données25. Nous avons ainsi considéré26, non seulement les « spécialistes », faisant de la recherche académique en sciences mathématiques, mais aussi les « scientifiques », engagés dans la recherche dans d’autres champs scientifiques, les « ingénieurs », civils ou militaires, les « enseignants », quel que soit le niveau d’enseignement, ou le « grand public », public lettré ou amateurs27. Nous avons été confortés dans la nécessité de prendre en compte les journaux ciblant de tels publics plus larges par un certain nombre d’études et de programmes de recherche. L’étude de l’offre locale d’enseignement dans la ville de Troyes sous la Restauration et la monarchie de Juillet (d’Enfert, 2015) ainsi que le projet MathsInMetz28, qui a eu pour ambition d’étudier les dynamiques de recherche et d’enseignement mathématique dans une cité provinciale entre 1750 et 1850, ont par exemple montré l’importance des circulations mathématiques entre différents acteurs, différents lieux et institutions, différents métiers à l’échelle d’une ville. D’autres études, à l’échelle d’un domaine mathématique29, ont montré la diversité des publics concernés. Le rôle de ces journaux dans la constitution des domaines a également pu être mis en avant.

• 30  Voir aussi (Luciano 2021).

19Cet élargissement de la notion de journal mathématique, en changeant le regard porté sur ce vecteur de circulation mathématique, a eu de premiers effets sur les recherches portant sur le corpus restreint des journaux pour spécialistes. Il en est ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, de l’étude du Bollettino dell’Unione Matematica Italiana entre 1922 et 1943, menée par Livia Giacardi et Rossana Tazzioli (2021). Ces chercheures ont choisi de s’interroger, à partir de l’étude des contenus des différentes rubriques de ce journal — qu’elles soient consacrées à des articles mathématiques ou à la vie mathématique —, et du fonctionnement de son comité éditorial, sur la dimension politique de la circulation mathématique qu’a assurée ce journal de spécialistes enrôlé dans la diffusion de la propagande fasciste du pouvoir italien30.

• 31  Voir plus haut la définition de ces genres de journaux.

20L’intégration au corpus de Cirmath de journaux professionnels, au-delà des journaux pour spécialistes, a mis en évidence de nouveaux acteurs, de nouveaux vecteurs, de nouvelles formes de la circulation mathématique. Il en est ainsi, par exemple, de journaux professionnels généralistes d’instituteurs, comme Le Manuel général de l’Instruction primaire et le Journal des instituteurs que Renaud d’Enfert (2021) a étudié des années 1830 aux années 1870, dont les fonctions et les usages ne se limitent pas à définir et expliciter les contenus, les normes et les bonnes pratiques de l’enseignement des mathématiques à l’école primaire. Leurs lecteurs, en effet, ne sont pas de simples utilisateurs en vue de leur propre enseignement, mais sont aussi élèves, candidats à des concours, amateurs de mathématiques, voire producteurs de savoirs mathématiques dans les colonnes de leurs journaux. L’exemple des États-Unis au xix^e siècle et de la prise en compte de journaux dont les publics peuvent être des gens de lettres, des savants, des agriculteurs, des maîtres d’école, etc., (Préveraud, 2021) propose une diversification plus radicale encore des publics. L’étude de la circulation des Questions/Réponses mathématiques dans un tel corpus a permis de mettre à jour des circuits, invisibilisés par les sources traditionnellement utilisées (les journaux spécialisés), par lesquels se jouent de nouvelles socialisations mathématiques et transitent des savoirs et des acteurs entre, vers et depuis de vastes lieux a priori peu connectés au monde académique. Cet exemple montre que, jusque dans les années 1860, les genres spécialisés, scientifiques et techniques, et généralistes31 témoignent de circulations dans lesquelles les frontières géographiques, éditoriales, sociales, à l’intérieur de l’espace de circulation mathématique, sont mouvantes et remises en question.

• 32  Voir également pour les publics philosophes (Greber, 2021).

21Tenir compte de la diversité des publics a eu comme conséquence d’orienter nos enquêtes non seulement vers les contenus mathématiques, mais aussi vers les discours sur les mathématiques que les périodiques véhiculent à l’adresse des mathématiciens mais aussi à celle de publics plus divers. L’étude d’Ehrhardt (2021) sur l’espace éditorial pour les mathématiques que forme un certain nombre de revues généralistes, en France, à la Belle Époque, dévoile ainsi des modalités de circulation mathématique entre trois publics attentifs à différentes fonctions de cette presse : une fonction informative pour le public cultivé, une fonction d’acculturation pour les spécialistes de philosophie32, et une fonction réflexive pour les mathématiciens. C’est au sein de ces revues que ces mathématiciens expriment des choix, des points de vue sur les mathématiques, et non dans leurs revues spécialisées qui n’endossent pas une telle fonction.

• 33  Ce séminaire a fait l’objet d’une publication (Gilain & Guilbaud, 2015).
• 34  Dans leur article sur la spécialisation versus encyclopédisme, Patrice Bret et Jean-Luc Chappey (2 (...)
• 35  Voir les articles d’Ehrhardt (2018) et de Marisa Enea (2018), et le projet de recherche en cours s (...)

22D’emblée le choix de la longue durée nous a semblé pertinent pour mieux appréhender l’émergence des journaux mathématiques que l’histoire des mathématiques, rappelons-le, situait à la fin du xviii^e siècle ou au début du xix^e siècle, selon les pays. Ce parti pris a aussi été celui du séminaire33 organisé par Alexandre Guilbaud et Christian Gilain, dont l’objectif a été de revenir sur l’artefact historiographique que constitue la rupture de la Révolution française. L’émergence de la presse spécialisée est concomitante avec la création des disciplines universitaires, de communautés de mathématiciens, l’existence d’un public suffisamment large pour faire vivre ces journaux, une transformation du marché de l’édition, etc., sans pour autant constituer une innovation radicale. En effet, ces journaux héritent d’un certain nombre d’éléments légués par le xviii^e siècle34. Ainsi, il ne fallut pas attendre le xix^e siècle pour trouver des journaux exclusivement consacrés aux mathématiques. Ceux-ci existent depuis le début du xviii^e siècle en Grande-Bretagne comme nous le savions grâce notamment aux travaux de Sloan Despeaux (2002), mais aussi ailleurs, aux Pays-Bas notamment Jenneke Krüger (2021). Ce sont des recueils de questions mathématiques adressées à un public avide d’y répondre et d’éprouver du plaisir à voir leurs réponses publiées. Des communautés de solutionneurs ont pu se constituer autour d’eux, susceptibles de s’intéresser à des mathématiques plus élaborées. Cette forme éditoriale des Questions/Réponses était encore présente dans les tout premiers journaux spécialisés pour spécialistes comme le journal de Crelle à ses débuts. Mais elle en disparaîtra rapidement pour se maintenir longtemps encore dans les journaux publiant des mathématiques intermédiaires, journaux largement analysés au cours de nos recherches35.

• 36  On inclut dans nos calculs les mémoires académiques qui constituent une forme de publication proch (...)

28Cet essor est géographiquement et quantitativement régulier avec une nette accélération au cours de la seconde moitié du xix^e siècle ; le corpus est essentiellement concentré jusqu’au tournant du xviii^e siècle autour de la Grande Bretagne, de la France, de l’Allemagne, de l’Italie et des Pays-Bas. Près de 84 % des journaux (recensés dans Cirmathdata) créés avant 1800 le sont dans ces cinq pays36. Cette proportion baisse à 57,6 % pour les journaux créés au xix^e siècle et à 36,6 % pour la période 1901-1940. Le tableau de la place du groupe initial dans le « paysage éditorial » montre aussi l’importance décroissante mais persistante de ces cinq pays.

• 37  Les pourcentages de ce tableau expriment la part prise par les cinq pays du groupe initial dans le (...)

Tableau 1 - La place du groupe initial dans l’offre éditoriale globale (en %)37

• 38  En toute rigueur, il faudrait considérer que les deux journaux paraissant à Bruxelles en 1800 sont (...)
• 39  Le seul journal spécialisé publié avant 1900 en dehors de l’Europe, des États-Unis et du Japon, es (...)

30Le phénomène de publication de périodiques mathématiques apparait, à partir de Cirmathdata, comme très européen puisque même en 1940, au moment de notre période où la distribution des journaux est la plus mondialisée, près de 71 % du corpus est publié en Europe. Si comme on vient de le noter, l’offre éditoriale des journaux mathématiques en 1700 est concentrée sur les cinq pays du groupe initial, en 1750, on trouve quelques journaux en Scandinavie, en Europe centrale, dans l’Empire russe et en Suisse. En 1800, plusieurs pays apparaissent comme l’Espagne, le Portugal, l’Empire austro-hongrois et la Belgique38. À partir de 1850, d’autres régions comme les pays balkaniques, les pays baltes ou les pays du Caucase proposent des journaux mathématiques. Lorsque l’on différencie selon les genres de journaux (tableau 2 ci-dessous), on fait apparaitre une spécificité des « journaux spécialisés » qui restent jusqu’en 1900 européens à 90 %. Les « journaux spécialisés » sont pour l’essentiel, soit des journaux destinés à la préparation mathématique des élèves, soit des journaux destinés à la publication de travaux de recherche mathématiques. Or, les systèmes de recherche et de formation mathématiques restent, jusqu’à la fin du xix^e siècle, concentrés en Europe avec quelques créations d’universités aux États-Unis et au Japon39.

• 40  Près de 70 % des « journaux mathématiques » créés hors d’Europe au xix^e siècle le sont aux États-U (...)
• 41  La dynamique de création de journaux atteint sept pays d’Amérique du Sud et d’Amérique centrale av (...)

32Les analyses de l’évolution de l’offre éditoriale et des dynamiques de création de journaux sont complémentaires pour appréhender les contextes de circulation mathématique. Les premiers périodiques mathématiques publiés hors d’Europe apparaissent à la fin du xviii^e siècle, aux États-Unis nouvellement indépendants, et de manière plus marginale dans l’Indonésie coloniale. Jusqu’à la fin du xix^e siècle, l’expansion hors d’Europe se réduira pour l’essentiel à une explosion quantitative et géographique aux États-Unis, liée au développement du système d’enseignement, au dynamisme industriel et commercial et à l’urbanisation de la contrée40. Durant le xix^e siècle, il se publie au moins un journal mathématique dans dix-sept autres pays non européens ; le phénomène étant notablement marqué au Japon, au Brésil et en Chine41. Au xx^e siècle, il se crée au moins un journal mathématique dans vingt pays non européens ; on retrouve une constante des dynamiques d’expansion : après une période durant laquelle de nombreux journaux se créent, ceux-ci s’installent dans le paysage et les occasions et les besoins de publier de nouveaux périodiques diminuent. Les soixante-seize périodiques mathématiques créés aux États-Unis entre 1901 et 1940 ne représentent plus que 35 % des journaux mathématiques qui apparaissent hors d’Europe ; le Japon (43 créations), la Chine (42) et dans une moindre mesure l’Argentine (16) et l’Inde (15) sont les régions du monde où la dynamique de création de journaux mathématiques est la plus sensible.

• 42  À la fin du xix^e siècle, un grand nombre de journaux « spécialisés » à destination des acteurs de (...)

33De manière concomitante à ce phénomène d’expansion mondiale, on note la remarquable stabilité sur la période étudiée de la concentration éditoriale dans le groupe de pays aux effectifs les plus importants ; ainsi, en adjoignant au groupe originel (Allemagne, Grande Bretagne, France, Italie, Pays-Bas) les États-Unis à partir de 1850 et en 1940 le Japon et la Chine, on relativise donc au moins quantitativement une première impression de mondialisation de la presse mathématique puisque le groupe des pays « dominants » publie sur toute la période plus de 70 % des journaux. Bien entendu, ce constat doit être lui aussi modulé par le fait qu’un certain nombre de journaux circulent internationalement42.

• 43  Toutes les villes européennes (à l’exception de Moscou) apparaissent au xviii^e siècle, les trois v (...)

34La vision de l’expansion géographique des offres éditoriales en termes de journaux mathématiques se précise par l’analyse de la répartition et de l’apparition de plus de quatre cents villes dans lesquelles parait au moins un journal mathématique. On retrouve certes le caractère européanocentré avec près de 61 % des villes d’édition en Europe et l’importance croissante des zones nord-américaine (dès le début du xix^e siècle) et extrême-orientale (à partir de la fin du xix^e siècle) avec respectivement près de 21 % et 12 % des villes d’édition. Le caractère de centralisation apparait encore plus prégnant avec cette focale ; les cinq villes dans lesquelles il s’est créé plus de cinquante journaux mathématiques (Paris, Londres, Berlin, New York, Leipzig) concentrent près de 27 % de l’édition de journaux mathématiques, et il se publie plus de 50 % du corpus dans les 24 villes dans lesquelles il a été recensé plus de 15 journaux mathématiques. Toutes ces villes sont des capitales culturelles et politiques européennes pour dix-neuf d’entre elles, états-uniennes pour trois (New York, Washington, Philadelphie), une japonaise (Tokyo) et une chinoise (Shanghai). Elles apparaissent parmi les premières dans l’offre éditoriale de leur aire géographique43. La tension entre concentration et expansion soulignée plus haut prend un relief nouveau si l’on considère le tableau 5 du nombre des villes dans lesquelles se publie au moins un journal mathématique.

• 44  Les périphéries sont les régions plus ou moins éloignées des capitales politiques et culturelles q (...)
• 45  À l’exception des Annales de mathématiques pures et appliquées, il faut attendre 1850 pour voir de (...)
• 46  Le fait d’être adossés à une institution pérenne comme une académie ou une société savante assure (...)
• 47  Le poids des revues publiées à l’initiative de maisons d’édition privées est bien plus important p (...)

35Le phénomène de mitage progressif des territoires, par de nombreuses villes situées dans les périphéries44 se vérifie particulièrement dans toutes les aires géographiques les plus actives. Par exemple, en France, jusqu’en 1750, la publication de journaux mathématiques reste très concentrée sur Paris, pour atteindre au cours de la deuxième moitié du xviii^e siècle, les journaux des académies ou sociétés savantes de cinq ou six villes de province45. Au xix^e siècle, le phénomène s’étend de plus en plus pour atteindre une trentaine de villes en 1900, et fait marquant tout au long du siècle, le nombre de publications en province est équivalent à celui des parisiennes, à la différence près que les publications provinciales sont en majorité généralistes et pour la plupart adossées à une académie ou une société savante46, alors que les revues parisiennes sont essentiellement scientifiques et techniques, et plus diversement adossées47. Au xx^e siècle, il se publie au moins une revue proposant une rubrique ou des informations mathématiques dans 38 villes provinciales incluant bien entendu les grandes villes régionales mais aussi des villes de moindre importance comme Verdun ou Mende. Le profil éditorial des revues mathématiques publiées à Paris et en province reste le même (tableau 6).

• 48 Sur les interactions entre journaux mathématiques, voir (Cirmath, 2018). Sur l’espace de circulatio (...)

36Une étude spatio-temporelle des lieux d’édition, surtout lorsqu’on l’affine en tenant compte des types de journaux, des publics visés, des adossements, est une première approche significative des phénomènes de circulation mathématique. Néanmoins une telle approche ne peut suffire. Pour rendre compte des engagements des acteurs individuels (lecteurs, auteurs, rédacteurs, libraires, éditeurs, imprimeurs…) ou collectifs (maisons d’édition, société savantes et professionnelles, académies, écoles, universités…) dans les phénomènes de circulation mathématique, il est nécessaire de les envisager dans ce que nous avons appelé « l’espace de circulation constitué par les journaux mathématiques » (Cirmath 2018), un espace qui permet d’envisager les phénomènes de circulation dans leur complexité en tenant compte évidemment des dimensions spatio-temporelles mais aussi des contenus mathématiques, des formes éditoriales, des institutions, des publics, des jeux d’acteurs, des interactions ou des proximités entre journaux48.

• 49 Les fonds Brocard et Gérardin sont conservés à la bibliothèque de l’Institut Henri Poincaré.

38Néanmoins nous ne sommes pas encore en capacité d’écrire une histoire globale de la circulation mathématique dans et par les journaux mathématiques. Pour autant, nous avons ouvert un certain nombre de perspectives, notamment en analysant les configurations géographiques du phénomène. Il reste des zones géographiques et linguistiques à explorer sur lesquelles il nous a été difficile de réunir des données fiables. L’importance des journaux dits intermédiaires (à la suite d’Eduardo Ortiz) pour la circulation mathématique à partir des années 1850 reste à évaluer dans sa complexité. L’étude de la forme Questions/Réponses que ces journaux véhiculent doit être approfondie (à l’aide de fonds comme ceux d’Henri Brocard, André Gérardin et autres)49. L’ampleur des reprises entre journaux, notamment la traduction, reste à apprécier. Finalement se limiter à un véhicule de circulation, comme les journaux, ne permet pas d’aborder le phénomène de la circulation mathématique dans sa globalité. Pour cela il faudrait mener des recherches sur les mobilités, la diffusion des tirés-à-part et la médiation par le livre si forte au xviii^e siècle.