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Dossier

Jacques Roger, Ernst Mayr et l’histoire de la théorie de l’évolution. Science et idéologie dans les sciences biologiques

Jacques Roger, Ernst Mayr, and the History of Evolutionary Theory. Science and Ideology in the Biological Sciences
Pierre-Olivier Méthot
p. 91-124

Résumés

Spécialiste de l’histoire de la pensée biologique au xviiie siècle, c’est au transformisme et en particulier à l’œuvre de Darwin, à sa réception et à ses prolongements théoriques récents que l’historien Jacques Roger (1920-1990) se consacre du début des années 1970 jusqu’à son décès. Comment rendre compte de ce tournant vers l’histoire de la théorie de l’évolution et de la biologie du xxe siècle ? Selon l’hypothèse envisagée ici, ce sont les rencontres de Roger avec les historiens et les biologistes anglo-saxons, et notamment avec Ernst Mayr, qui ont façonné son intérêt envers l’histoire de la théorie de l’évolution, dont il refusait de séparer les dimensions scientifique et socioculturelle. Plus fondamentalement, comme le révèle un manuscrit inédit récemment retrouvé, si Roger s’intéressa à la théorie darwinienne de l’évolution, c’est aussi parce qu’elle soulève à nouveaux frais des enjeux importants liés à la question de « l’homme ».

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Texte intégral

Une première version de ce texte a été présentée à l’occasion d’une table ronde sur « Jacques Roger et l’histoire de la pensée scientifique », qui s’est tenue dans le cadre du Congrès annuel de la Société de philosophie du Québec (SPQ) en mai 2022. À l’invitation de Laurent Loison et de Caroline Angleraux, une version ultérieure a fait l’objet d’une communication lors d’une séance du séminaire H&P Bio au Laboratoire SPHERE (UMR 7219), en mars 2024, à Paris. Je remercie tous les participants présents à ces deux événements pour leurs questions et leurs commentaires, ainsi que François Duchesneau, Wolf Feuherhan, Camille Limoges, Laurent Loison et Stéphane Tirard pour leur relecture du manuscrit, les deux évaluateurs anonymes des Cahiers François Viète, sans oublier les référents de ce dossier, Hugues Chabot et Cristiana Oghina-Pavie. Je tiens aussi à remercier Hervé Ferrière et Bernadette Quinquis pour leur aide précieuse qui a permis de localiser et d’obtenir le manuscrit inédit de Jacques Roger conservé au Centre François Viète, ainsi que Philip Sloan, Keith Benson de même que le Service des archives de l’Université Cornell, le Service des archives de l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, le Centre d’Archives en Philosophie, Histoire et Édition des Sciences et les Archives de l’Institut Pasteur.

« … l’histoire du monde vivant touche de trop près à l’homme pour qu’il puisse la considérer d’un œil désintéressé ». (Roger, 1973, p. 253)

1.  Introduction1

  • 1  Liste des fonds d’archives consultés : Ernst Mayr (American Philosophical Society), John C. Greene (...)
  • 2  Le début de ses travaux sur Buffon se trouve dans la « Bibliographie de Buffon », un ouvrage de pl (...)
  • 3  Pour une analyse globale de l’ensemble de son œuvre, voir (Blanckaert, 1995, 1991 ; Gayon, 1995).

1Vue de loin, l’œuvre de Jacques Roger (1920-1990) en histoire des sciences pourrait paraitre limitée au xviiie siècle, et en particulier à la pensée de Buffon. Débutant avec l’édition critique du manuscrit des Époques de la Nature (Roger, 1962), à l’occasion de sa thèse complémentaire, cette œuvre s’achevait prématurément avec l’organisation de l’un des trois colloques célébrant le bicentenaire du décès de l’intendant du Jardin du roi (1988) et par une biographie intellectuelle consacrée à ce dernier (Roger, 1989a)2. De même, sa thèse principale, Les sciences de la vie dans la pensée française (Roger, 1963), portait spécifiquement sur la biologie du xviiie siècle, tout comme la plupart de ses articles sur l’histoire de la médecine et de la géologie, un champ dont il fut l’un des premiers spécialistes en France3.

  • 4  Dans la notice nécrologique qu’ils lui ont consacrée, Roselyne Rey et Jean-Louis Fisher (1991, p. (...)
  • 5  Déjà, en 1981, dans une lettre à l’historien des idées américain John C. Greene, en réponse à l’en (...)

2Or, quand on y regarde de plus près, on constate cependant que, dès le début des années 1970, c’est à l’œuvre de Lamarck mais surtout à celle de Darwin, à sa réception et à ses prolongements théoriques récents que le dix-huitièmiste consacre articles, cours et projets de recherche. Aujourd’hui, le fort intérêt de Roger pour l’histoire de la théorie de l’évolution du xixe et même du xxe siècle peut paraitre étonnant, alors qu’il était largement connu de ses étudiants et de ses collègues, qui attendaient de façon imminente la parution d’un ouvrage sur le sujet4. Un intérêt que Roger n’avait pas non plus dissimulé à ses collègues étrangers, qui connaissaient le travail qu’il avait engagé sur l’histoire de la théorie de l’évolution5. Mais comment rendre compte de ce tournant vers l’histoire du darwinisme et la biologie du xxe siècle chez le dix-huitièmiste et spécialiste international de Buffon ?

3Il semble peu probable que Roger soit venu à ce sujet d’abord ou principalement en raison de « la domination du darwinisme dans la pensée occidentale » qui aurait, selon son ancien élève Goulven Laurent, « imposé » à l’historien la discussion du mécanisme de la sélection naturelle (Laurent, 2004, p. 51). Dans l’hypothèse envisagée ici, ce sont les rencontres de Roger avec les historiens et les biologistes du monde anglo-saxon, et notamment avec Ernst Mayr, célèbre théoricien de l’évolution à l’université de Harvard, qui ont façonné son intérêt envers l’histoire de la théorie de l’évolution, dont il refusait de séparer les dimensions scientifique et socioculturelle. Plus fondamentalement, comme le révèle un manuscrit inédit récemment retrouvé, si Roger s’intéressa à la théorie de l’évolution, c’est aussi car celle-ci soulève à nouveaux frais la question de « l’homme ». D’où le regard critique qu’il pose sur la sociobiologie, cette « forme extrême de la théorie synthétique de l’évolution » (Roger, 1980b, p. 147) qui, à une époque où les sciences de la vie se présentent comme une grille d’analyse incontournable pour penser la vie sociale et politique (Lemerle, 2009), entend redéfinir la « nature humaine » sur la base de l’histoire évolutive de l’espèce humaine et en tirer des conséquences éthiques. Bien que l’ouvrage qu’il avait mis en chantier n’ait pas vu le jour, cet article montre qu’à côté du concept de « génération », longuement examiné dans sa thèse principale, l’histoire de la théorie de l’évolution aura constitué, pour Jacques Roger — ainsi que l’avait noté Claire Salomon-Bayet (1993, p. xii) dans sa préface — « l’objet des travaux de toute une vie ».

2.  L’histoire du transformisme et de la théorie darwinienne de l’évolution dans les écrits, les recherches personnelles et les cours de Jacques Roger

  • 6  En 1966, la Revue d’histoire des sciences avait consacré un numéro thématique à « Lamarck et Darwi (...)
  • 7  Lors d’une table ronde consacrée à l’examen des thèses de Foucault dans Les mots et les choses en (...)
  • 8  Expression utilisée par Roger en 1968 lors de la table ronde sur l’objectivité mentionnée dans la (...)

4La commémoration du centenaire de L’Origine des espèces (1859) en France et à l’étranger6, de même les interventions de Michel Foucault (1966) dans le champ de l’histoire des sciences et l’histoire des idées, n’ont peut-être pas été étrangers à l’intérêt que Roger allait porter, quelques années après la publication de sa thèse, à l’émergence du transformisme et aux problèmes épistémologiques plus généraux soulevés par le changement scientifique7. D’autres facteurs ont possiblement contribué à orienter le regard de l’historien vers la biologie du xixe et du xxe siècle. On y reviendra dans la dernière section de ce texte et dans la conclusion. Quoi qu’il en soit des motifs, les écrits, les recherches personnelles comme les cours de l’historien permettent d’établir et de documenter, à partir notamment de sources inédites, l’intérêt croissant qu’il porta à la mise en place de ce nouveau cadre théorique, à ce passage d’une « cohérence » à une autre dans les sciences de la vie8, en plus d’offrir un fil conducteur inédit à l’interprétation de son œuvre.

2.1.  À propos de deux textes de Roger sur l’histoire du transformisme

  • 9  Ces textes portent sur l’histoire de la biologie (1964) et l’histoire des sciences (1984, 1993). 
  • 10  Contrairement aux deux écrits commentés dans cette section, les textes ultérieurs de Roger ne port (...)

5Encadrés par des textes méthodologiques9, les travaux de Roger sur le transformisme et la théorie de l’évolution se multiplient à partir du début des années 197010. Ce dernier fait d’abord paraitre, trois ans après sa thèse, une première étude sur « Les conditions intellectuelles de l’apparition du transformisme » (1967), un texte dans lequel il montre l’échec du matérialisme à concevoir « une histoire générale des formes vivantes » en raison de son fondement mécaniste, qui le condamne au fixisme. Incapable d’expliquer la formation d’un être vivant, la biologie mécaniste du xviie siècle est également impuissante à rendre compte de l’évolution des formes vivantes. Roger soutient que c’est à Buffon qu’il revient d’avoir découpé dans cette éternité « une histoire, qui est celle de la vie sur terre », mais il reconnait aussi que ce dernier (comme Diderot) n’arriva à penser cette histoire que sur le mode de la « dégénérescence ». C’est chez Leibniz, mais surtout chez ses disciples, que Roger trouve les ferments d’une « notion générale du transformisme ». Comme la nature — créée « de façon complète et instantanée » par Dieu — ne se révèle « que dans le temps », l’auteur des Nouveaux essais sur l’entendement humain aurait ainsi ouvert la voie à « la possibilité d’une histoire de la vie » (Roger, 1967, p. 48). Roger en conclut que les « premières formulations complètes du transformisme » au xviiie siècle se trouvent cependant chez Maupertuis et l’abbé de Needham, un déiste et un chrétien, et que, de façon « paradoxale », le transformisme « n’a pu naitre qu’en s’appuyant sur une pensée créationniste » (p. 49).

  • 11  C’est-à-dire la biologie traitant du fonctionnement de l’organisme et celle traitant de son évolut (...)
  • 12  Sans le nommer, Roger s’appuie possiblement sur les travaux du paléontologue George G. Simpson don (...)

6Six ans plus tard, Roger retrace dans une entrée de l’Encyclopaedia Universalis intitulée « Transformisme » (1973) l’historique de la notion d’« évolution » et les débats qui opposèrent Darwin aux églises chrétiennes au xixe siècle. Cet écrit s’inscrit dans la tradition classique de l’histoire des idées telle qu’elle est pratiquée aux États-Unis, et telle qu’elle est définie par Roger lui-même, c’est-à-dire une histoire qui se « fonde sur l’analyse et l’interprétation des textes, et s’établit au niveau d’une pensée organisée et consciente d’elle-même » (Roger, 1964, p. 39). Pourtant, à cette époque, ce dernier est déjà en train de réorienter ses travaux vers des problématiques relevant des avancées contemporaines dans les sciences biologiques. En témoigne la dernière section de ce texte consacrée à la « théorie synthétique actuelle » (p. 254 ; nous soulignons). D’une façon qui n’est pas sans rappeler la distinction proposée par Mayr (1961) entre les « deux biologies »11, Roger souligne d’abord le caractère « hautement formalisé » de la génétique des populations, qui la rapproche de la « physique théorique », et rappelle que son application à la physiologie et à l’embryologie demeure encore limitée. De même, il constate que la génétique rencontre des limites « du côté de l’histoire » dans la mesure où le code génétique semble établir « les faits de la reproduction et des progrès de la vie hors de toute influence extérieure » (Roger, 1973, p. 255). Roger remarque ensuite que les « conclusions de la génétique » ne peuvent pas satisfaire « pleinement les paléontologistes, qui tentent, eux, de reconstituer, à partir de documents encore existants, l’histoire réelle de la vie, histoire toute traversée d’interventions incessantes des circonstances »12.

  • 13  Un champ de recherche ouvert par les travaux de Linus Pauling et Émile Zuckerland sur l’hémoglobin (...)
  • 14  Une très ancienne hémoprotéine qui a fait l’objet de plusieurs études biochimiques et phylogénétiq (...)

7Résigné, il considère, dès lors, qu’il vaut mieux « prendre acte » du « divorce épistémologique » entre différentes branches des sciences de la vie, « plutôt que de tenter des réconciliations artificielles », avant de conclure que la reconstitution de l’évolution des protéines sur la base de données paléontologiques et biochimiques est un « mélange des genres ». Dans ce passage, Roger (1972, p. 70) cite l’étude du biochimiste américain, Richard E. Dickerson, un pionnier de l’évolution moléculaire13, parue l’année précédente, qui suggère que la structure des protéines, enfouie dans le noyau cellulaire, se trouve « protégée des effets immédiats de la sélection ». Le travail de Dickerson montre en effet que les taux d’évolution de la protéine cytochrome c14 sont demeurés constants alors que les différences morphologiques d’organismes aussi éloignés que la drosophile et le chimpanzé se sont accentuées (p. 69). Un tel découplage entre les taux d’évolution révélés par les analyses molécularo-génétiques et les changements phénotypiques étudiés par les paléontologues et les zoologistes trouble l’historien. « L’embarras est d’ailleurs visible, et les affirmations verbales fleurissent, écrit-il, quand on tente de faire la synthèse de la génétique et de la paléontologie, de passer de la microévolution analysée par les généticiens à la macroévolution constatée par les paléontologistes ». En conséquence, « la sélection naturelle prend l’allure d’une divinité aux interventions opportunes et la téléonomie retrouve le charme désuet de la finalité d’antan » (Roger, 1973, p. 255).

8Plusieurs publications suivront dans le sillage de ces deux textes sur le transformisme, illustrant l’intérêt croissant porté par Roger envers l’histoire de la théorie darwinienne de l’évolution : « Darwin en France » (1976) ; « Quelques paradigmes successifs de la théorie d’évolution » (1980a) ; « Darwin et le darwinisme » (1983a) ; « More Maiorum: A Review Symposium » (1983b) ; « Biologie du fonctionnement et biologie de l’évolution » (1983c) ; « Darwinism Today (Commentary) » (1985) ; ou encore « Réflexion sur une controverse » (1986). Ces réflexions sur la biologie darwinienne et néo-darwinienne culmineront avec le manuscrit de Roger demeuré inédit : L’homme et l’évolution (1700-1989).

2.2.  Les recherches et les cours de Roger sur l’histoire de la théorie de l’évolution

  • 15  Ce dossier est conservé au service des archives de l’Université Paris 1.
  • 16  Notice individuelle à établir par les enseignants proposables pour un avancement, 1974, p. 5. Sour (...)
  • 17  Notice individuelle à établir par les enseignants proposables pour un avancement, 1976, p. 2. Sour (...)
  • 18  Notice individuelle, 1986, p. 3. Source : Fonds Dossiers individuels des personnels administratifs (...)
  • 19  Notice individuelle, 1985, p. 3. Source : Fonds Dossiers individuels des personnels administratifs (...)
  • 20  Ce document préparé en vue d’une conférence à l’Université Notre Dame en 1985 avait été transmis à (...)
  • 21  On peut également noter la participation de Roger à deux conférences majeures commémorant le cente (...)

9Aux écrits évoqués dans la section précédente se juxtapose le relevé des enseignements dont Roger fut chargé à compter de son arrivée à la Sorbonne au début des années 1970. Tel que révélé par son dossier de carrière conservé au Service des archives de l’Université Paris 115, les recherches de Roger ont progressé entre 1974 et 1986 selon deux orientations principales : « histoire des sciences de la terre du xvie au xixe siècle » et « histoire de la théorie de l’évolution, y compris les développements de la génétique moderne et les problèmes fondamentaux posés par la théorie [de l’évolution] elle-même »16 — deux thématiques déjà approfondies à la fin de l’article de 1973. Or, alors qu’en 1976 Roger donnait encore « priorité à l’histoire des sciences de la terre »17, dix ans plus tard, la première orientation avait nettement cédé le pas à la seconde. En effet, Roger écrira, dans une notice de 1986, qu’en plus « du travail toujours consacré à l’histoire de la science classique, [ses] recherches portent essentiellement sur l’histoire des théories de l’évolution, du xviiie siècle à nos jours »18. Ce changement de priorité se reflète non seulement dans les écrits publiés et évoqués plus haut, mais aussi dans ceux prévus par l’historien mais demeurés inédits. Dans sa notice individuelle couvrant l’année précédente, il précise que ses recherches « se sont concentrées, depuis le milieu de l’année dernière [1984], sur la rédaction d’un livre sur l’histoire des théories de l’évolution »19, une information confirmée par la liste de publications établie en 1985 dans laquelle il annonce « [l’]achèvement d’un livre sur l’histoire de la théorie de l’évolution »20. Il ne fait plus dès lors aucun doute que c’est à l’histoire de la théorie de l’évolution que le spécialiste de l’œuvre de Buffon entendait se consacrer en priorité à l’aube de sa retraite21.

  • 22  Un cours dont il est chargé à partir de 1972.
  • 23  Notice individuelle, 1980, p. 3. Source : Fonds Dossiers individuels des personnels administratifs (...)
  • 24  Notice individuelle, 1982, p. 2. Source : Fonds Dossiers individuels des personnels administratifs (...)
  • 25  Notice individuelle, 1983, p. 2. Source : Fonds Dossiers individuels des personnels administratifs (...)
  • 26  Roger (1983, p. 338) précise que « L’histoire de la théorie [de l’évolution] sera donc replacée da (...)
  • 27  Notice individuelle, 1984, p. 2. Source : Fonds Dossiers individuels des personnels administratifs (...)
  • 28  La thématique de ce séminaire avait été initiée en 1980. Notice individuelle, 1984, p. 3. Source : (...)
  • 29  Dans « In memoriam Jacques Roger », Serge Benoit note que Roger « avait inauguré, en 1988, un ense (...)

10Le dossier de carrière de Roger permet d’autres constats similaires. On observe en effet la part très significative qu’il a consacrée dans ses enseignements (tous cycles d’études confondus) aux aspects historiques et épistémologiques de la théorie de l’évolution. Roger a certes toujours enseigné l’histoire des sciences et des techniques, l’histoire des sciences de la Terre et l’histoire des sciences biologiques et médicales ; mais de même que pour ses recherches personnelles, la place de l’évolution s’est accrue dans ses enseignements au fil des ans. Par exemple, à compter de 1974 il consacre le cours de niveau licence, qu’il enseigne dans le cadre du certificat en histoire des sciences dirigé par Suzanne Bachelard22, aux « Aspects de la théorie de l’évolution »23. Ce même cours s’élargissait en 1982 aux « Aspects de la théorie de l’évolution de Darwin à la Théorie synthétique »24 et, l’année suivante, abordait « les aspects culturels et épistémologiques de la “révolution darwinienne” »25. Suite à son élection comme directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, en 1982, le premier cours qu’il enseigne s’intitule : « La théorie de l’évolution : essai d’une approche socioculturelle » (Anonyme, 1982, p. 344). Cet intitulé sera le même l’année suivante, l’histoire de la théorie de l’évolution servant alors « de fil conducteur pour une étude des méthodes de l’histoire socioculturelles des sciences » (Anonyme, 1983, p. 338)26. De 1983 à 1986, Roger assure un enseignement d’histoire des sciences de la vie pour les candidats au diplôme d’études approfondies (DEA) de génétique dans l’unité d’enseignement et de recherche (UER) de biologie et de génétique à l’Université Paris VII. Pour l’année 1984, le cours portait sur « la théorie de l’évolution »27. Parallèlement, il animait un séminaire hebdomadaire en « Histoire des sciences naturelles et biologiques » à l’Université Paris 1 qui, cette année-là, « est en train de mener à son terme une enquête sur “L’année 1859 dans la biologie européenne” », un travail fondé sur « le dépouillement des revues et des ouvrages les plus importants avant L’Origine des espèces de Charles Darwin »28. Enfin, signalons qu’entre 1987 et 1989, Roger enseigne comme professeur invité à la faculté de médecine de Genève un cours sur « Les grandes étapes de l’histoire de la théorie de l’évolution »29. Ces leçons ont ensuite été rassemblées sous le titre L’homme et l’évolution (1700-1989).

11Aux côtés de l’œuvre de Buffon, il y a donc bien eu place, chez Roger, pour une étude historico-épistémologique du darwinisme, entendu au sens de phénomène scientifique et culturel, même si l’ouvrage qu’il avait prévu et annoncé sur cette question resta en rade.

3.  La rencontre entre Jacques Roger et Ernst Mayr

  • 30  Roger avait été élu « Professor-at-large » en 1974 pour une période de six ans.
  • 31  Communication personnelle de François Duchesneau à l’auteur (01 mai 2022). Roger et Mayr poursuivi (...)
  • 32  Les titres des conférences sont : « La biologie et sa situation dans les sciences » ; « La téléolo (...)
  • 33  Parmi eux se trouvaient Claudine Petit, Jean Dorst, Mirko Grmek et Jean Théodoridès. Lettre de May (...)
  • 34  Lettre de Roger à Mayr, 8 mai 1978. Source : Harvard Library, Ernst Mayr Papers, box 25.

12En octobre 1977, alors qu’il est « Professor-at-Large »30 à l’Université Cornell aux États-Unis, Roger prononce une conférence intitulée « L’Évolution : mythe ou théorie ? ». Nous n’avons pas retrouvé de trace du contenu de cette conférence, mais quelques mois avant son allocution Roger participait au congrès international d’histoire des sciences, à Édimbourg. En marge des interventions, il avait engagé une discussion passionnée avec Ernst Mayr sur le concept de « moule intérieur » chez Buffon31. Il pourrait s’agir de l’une des premières rencontres entre les deux hommes qui, à cette époque, arpentaient un même sentier mais en sens inverse : l’un venu de l’histoire des idées se dirigeait prudemment vers l’actualité des sciences biologiques et les débats contemporains ; l’autre, après avoir consacré sa carrière à la théorie moderne de l’évolution, prenait le chemin de l’histoire et de la philosophie de la biologie. Au printemps suivant le congrès d’Édimbourg, Mayr vient à Paris à l’invitation de François Jacob afin de prononcer quatre conférences sur l’histoire conceptuelle et l’épistémologie de la théorie de l’évolution dans sa chaire de génétique cellulaire au Collège de France (Loison, 2018)32. Ces conférences connaissent un vif succès auprès des biologistes et des historiens des sciences, dont Roger, qui ne manquent pas d’y assister33. Peu après cette visite de Mayr à Paris, Roger lui écrit : « Nous avons été heureux de vous voir à Paris, même pour quelques jours seulement. Mes étudiants ont été enchantés de votre visite, et nous en avons longuement discuté, ainsi que des réactions de votre public. La conclusion, c’est que la théorie synthétique de l’évolution est encore bien mal comprise en France ! ». Roger, qui s’était mis à la recherche d’un traducteur pour ses conférences au Collège de France, lui confie qu’il serait « heureux […] de participer un peu à ce travail » qui « ne serait pas pour [lui] du temps perdu »34.

  • 35  L’Évolution d’Ernst Mayr, documentaire réalisé par Emmanuel Laurent, 1990.
  • 36  Lettre de Mayr à Jacob, 31 mars 1990. Source : AIP, fonds Jacob, JAC.D27.

13La traduction des conférences de Mayr sera revue et corrigée par Roger. Celles-ci paraitront en 1981 dans un petit ouvrage intitulé La biologie de l’évolution, un an avant l’imposant The Growth of Biological Thought (1982). Comme beaucoup d’autres historiens, Roger vouait une admiration sincère à l’œuvre de Mayr. En témoigne le documentaire qu’il tourna au domicile du biologiste en Nouvelle-Angleterre, à l’automne 1989, et dans lequel, revenant sur les principales étapes de sa carrière, il le présente au public français comme « le plus grand biologiste de l’évolution contemporain »35. Mayr, du reste, n’était pas une personnalité scientifique ordinaire, puisqu’il avait, notamment, œuvré à l’essor de l’histoire et de la philosophie de la biologie en appuyant la création du Journal of the History of Biology en 1968 (Smocovitis, 1996). Cette admiration était réciproque : à la mort de l’historien, en 1990, Mayr confia à François Jacob que Roger « était non seulement un ami mais qu’il fut, indubitablement, le plus grand historien des sciences en France »36.

  • 37  « Seul un scientifique pouvait écrire un si grand ouvrage, mais pas n’importe quel scientifique. S (...)
  • 38  Dans un autre écrit de la même époque, Roger (1981, p. 304), prenant appui sur les « deux biologie (...)
  • 39  « Par son caractère de reconstruction historique et son usage de la téléonomie », écrit-il, la bio (...)

14En 1983, Roger fait paraitre deux textes qui concernent au premier chef les travaux de Mayr : « More Maiorum: A Review Symposium » et « Biologie du fonctionnement et biologie de l’évolution ». Dans « More Maiorum », Roger remarque que l’ouvrage de Mayr ne comporte pas les défauts habituels d’un livre écrit par un « scientifique-historien » : formé à la biologie, Mayr a aussi étudié la philosophie, ce qui donne à son ouvrage une « teneur » singulière. Sa formation de naturaliste et de biologiste de l’évolution le prédisposait par ailleurs à aborder les problèmes de la biologie dans un « esprit historien » qui plait à Roger. Par ailleurs, ayant vécu de l’intérieur une révolution scientifique à laquelle il a contribué, Mayr ne pouvait qu’écrire « une histoire des sciences [pas] comme les autres » (Roger, 1983b, p. 406 ; nous traduisons). Contrairement aux reproches qu’il avait autrefois adressés à Maurice Caullery (1948) — lui qui « n’a pas su oublier qu’il était biologiste » lorsqu’il voulut en faire l’histoire (Roger, 1964, p. 27) — c’est bien parce que Mayr n’a pas oublié qu’il était biologiste qu’il a pu écrire un tel ouvrage37. Toujours dans ce compte-rendu, Roger (1983, p. 409) approuve la « distinction claire » entre « la biologie fonctionnelle » et la « biologie de l’évolution » qu’il considère comme une « clé de compréhension essentielle de l’histoire de la biologie, d’Aristote jusqu’à nous » (nous traduisons)38. Alors que Roger s’était montré particulièrement critique à l’égard de la « téléonomie » — un concept cher à Mayr — dans son étude de 1973, qu’il disait « prendre acte du divorce épistémologique » entre la génétique et la paléontologie et qu’il regrettait l’absence de dimension historique dans la génétique des populations, l’étude et la traduction des textes de Mayr auront possiblement permis à Roger d’expliciter la dimension historique propre à l’épistémologie de la nouvelle « biologie de l’évolution » et de repenser la notion de « téléonomie » à l’aune du « programme génétique »39.

  • 40  On peut aussi penser que les travaux comme ceux de Dickerson sur l’évolution des protéines ont sem (...)

15Sur la base de ce qui précède, il est difficile de ne pas conclure que la méditation des écrits du biologiste américain et sa fréquentation ont pu conduire Roger à préciser, voire à réexaminer ses positions antérieures à l’égard de la théorie synthétique à la lumière des concepts forgés par Mayr et de ses analyses relatives à l’épistémologie de la biologie de l’évolution40.

4.  Le rôle des idéologies dans le développement de la connaissance en biologie

16Or, si le fait d’être « l’ouvrage d’un scientifique » rend The Growth of Biological Thought « unique », Roger (1983b, p. 407) identifia deux limites liées à sa structure et à la thématisation du rapport entre science et idéologie : tout d’abord, Mayr aurait raconté trois histoires parallèles (classification, évolution, hérédité) et aurait ignoré les autres disciplines scientifiques qui ont contribué non moins significativement à la synthèse moderne (par exemple, l’embryologie). Mais une difficulté plus importante concerne le traitement du rapport entre la science, la théorie de l’évolution et les idéologies au sens de croyances religieuses ou philosophiques ou encore d’attitudes culturelles. Mayr (1982, p. 308) écrit, par exemple : « Les premiers Pères de l’Église pouvaient se permettre d’être plutôt libéraux dans leur interprétation de la Bible, car si tout le monde était un chrétien convaincu, les hérésies ne représentaient aucun danger » (nous traduisons). Roger estimait que Mayr minimise dans ce passage les tensions entre les chrétiens et les pélagiens à l’époque de Saint-Augustin, et qu’il ignore les débats relatifs au type d’interprétation (allégorique ou littéral) qu’il convient de donner au texte biblique lorsque ce dernier entre en conflit avec la pensée rationnelle ou scientifique.

  • 41  Roger avait déjà émis d’importantes réserves face à la distinction entre science et idéologie dans (...)
  • 42  Le ressort du refus de la distinction bachelardo-canguilhémienne par Roger relève, semble-t-il, du (...)

17Roger (1983b, p. 408) constate que si Mayr est conscient des idéologies qui ont imprégné l’univers intellectuel du xviie siècle, il « ne semble pas se rendre compte de leur rôle dans les théories modernes de l’évolution » (nous traduisons)41. Or, tel qu’il l’écrira plus tard, les idéologies sont toujours agissantes dans la science contemporaine, et « les domaines les plus sensibles » à leur influence sont d’ailleurs, selon lui, « la cosmologie, la théorie de l’Évolution, et bien entendu la neurophysiologie » (Roger, 1989b, p. 4). Selon l’historien, les idéologies « font partie de la vision du monde des savants comme elles font partie de la vision du monde de tous les autres membres d’une société donnée, à un moment donné de l’histoire ». Cette posture lui évitait de traiter la science comme « un phénomène sui generis […] qui s’est développé dans une espèce de vide intellectuel » (p. 3) et le conduisait à refuser le partage entre science et idéologie tel que promu par Georges Canguilhem. Le terme idéologie n’est pas, chez Roger, un concept épistémologique, contrairement au concept « d’idéologie scientifique » de Canguilhem (1970) qui, selon Roger, évoque la distinction entre science « périmée » et « sanctionnée » (Gaston Bachelard), qu’il récuse (Roger, 1993, p. xxiii-xv ; 1984, p. 52-53) 42. Selon Roger (1989b, p. 4), le terme idéologie désigne « tout ce qui, dans une pensée scientifique, ne relève pas réellement de la pensée scientifique, ou de la démarche, ou de la méthode scientifique ».

18Sans « nier le rôle des “idéologies” politiques et sociales dans le fonctionnement de la pensée scientifique », Roger estime, contrairement aux tenants du « Programme fort », que les idéologies « n’empêchent pas la science d’atteindre la vérité » et « peuvent même y contribuer », un point qui le conduit à réfuter « le rôle du christianisme en tant qu’obstacle au développement de la science occidentale » (Roger, 1993, p. xxvi ; 1983b, p. 408 ; nous traduisons). Autrement dit, « l’idéologie n’est pas complètement absente de la recherche scientifique » : « il serait faux de penser qu’elle lui a toujours nui », écrit-il, car « dans bien des cas, c’est […] grâce à des idéologies, à des préoccupations philosophiques, religieuses et morales, que la science a reçu une impulsion particulière qui a favorisé son développement » (Roger, 1989b, p. 4). Reprenant — à l’instar de John Greene — l’exemple de « l’idée platonicienne et judéo-chrétienne d’un Dieu extérieur à sa création et ordonnateur de cette création », Roger avance que cette idée a « facilité, essentiellement au xviie siècle, la naissance de l’idée de “loi de la nature” » (p. 5) et que la « théologie naturelle créationniste » au siècle suivant « a beaucoup favorisé l’observation du vivant » (ibid.), des exemples qui montrent que les « préoccupations philosophiques, morales ou religieuses ont favorisé le développement de la pensée scientifique » (ibid.). Comme il l’avait déjà énoncé en 1967, la pensée transformiste a pris naissance dans la pensée créationniste, et « c’est le scepticisme chrétien ou déiste qui a lancé les observateurs à la découverte des êtres » (Roger, 1964, p. 39).

19Tel que l’avait vu Gayon, Roger (1995, p. 464) voulait, à l’instar de Pierre Duhem, « [disculper] à grande échelle le christianisme d’avoir été un obstacle à la rationalité scientifique ». On comprend mieux pourquoi Roger (1988a) soutenait, dans un écrit contemporain, que « le christianisme et la science ont participé de la même évolution des idées » et, plus largement, pourquoi il a tenu à défendre — contre l’avis de Mayr — le rôle des idéologies dans le développement de la connaissance scientifique, et notamment dans les sciences de la vie.

5.  Le désaccord entre John C. Greene et Ernst Mayr dans La Revue de Synthèse

  • 43  Ce débat entre Mayr et Greene a été analysé par Stewart Edward Kreitzer dans une thèse soutenue en (...)
  • 44  Lettre de Greene à Roger, 15 février 1985 ; lettre de Roger à Greene, sans date, février 1985. Ces (...)
  • 45  Lettre de Mayr à Ghiselin, 10 septembre 1985, citée par Kreitzer (2013, p. 292).
  • 46  Lettre de Mayr à Roger, 6 novembre 1985. Greene répliquera à Mayr : « Je me considère comme un chr (...)
  • 47  Lettres de Roger à Mayr, 24 mars 1986, cité dans Kreitzer (2013, p. 301).

20La question des idéologies et des croyances religieuses allait bientôt conduire Roger à arbitrer un conflit entre Ernst Mayr et John Greene dans La Revue de Synthèse43. En février 1985, Roger invite Greene à rédiger un texte sur l’histoire des idées. Ce dernier lui propose un texte sur « les interconnexions entre la science, l’idéologie et la vision du monde dans le contexte de l’essor de la synthèse moderne » à partir d’une étude de cas sur les travaux de Mayr, une thématique favorablement accueillie par Roger44. Greene voulait montrer que l’utilisation par Mayr d’un vocabulaire téléologique semble prêter des intentions aux gènes ou à la sélection naturelle. Greene avait aussi fait parvenir son manuscrit à Mayr, qui était critique à l’égard de son contenu car il reflétait, selon ce dernier, une mécompréhension de la théorie de l’évolution résultant des « convictions religieuses » de Greene, des convictions qui « ultimement gouvernent sa pensée »45. Mayr confia ses doutes à Roger : « Greene réfléchit [operates] toujours avec des idées plutôt obsolètes et semble tout évaluer sur la base du “tout ou rien” ». « On dit que John Greene est un chrétien très dévot, et il me semble qu’il se bat encore contre Darwin », écrit-il encore46. Roger rétorqua en défendant Greene, indiquant « ne pas avoir l’impression qu’il [Greene] attaque Darwin, et encore moins vous » avant de rappeler que l’article vise plutôt « à identifier une difficulté inhérente à la théorie de l’évolution […], c’est-à-dire réconcilier une explication mécanique […] avec le fait incontestable de l’adaptation et le progrès au fil de l’histoire ». Dans une autre lettre, Roger précisa que « malgré qu’il l’eût rencontré [Greene] à plusieurs reprises, nous n’avons jamais discuté de questions religieuses, et je suis complètement ignorant de ses idées à ce sujet »47.

  • 48  Lettres de Roger à Mayr 11 novembre 1985, cité dans Kreitzer (2013, p. 298).
  • 49  Dans leurs textes, Gould, Jacob et Devilliers s’opposent aux vues de Greene. En privé, Roger recon (...)
  • 50  Un ouvrage intitulé The Death of Adam. Evolution and its Impact on Western Thought.

21Ces échanges lui donnèrent l’idée suivante : « accepteriez-vous d’écrire quelques pages pour expliquer votre vision des choses en réponse à Greene ? »48 Mayr accepta à la condition de pouvoir consulter le manuscrit final de Greene. C’est ainsi qu’en 1986, La Revue de Synthèse publia un numéro sur une « controverse » en biologie avec des textes de Greene, Mayr, Jacob, Gould, le biologiste français Charles Devillers, et Roger, sous la direction de ce dernier (Roger, 1986a). L’aspect singulier du dossier n’a pas échappé à Roger (1986b) qui, dans sa présentation, caractérisa « d’insolite » l’opposition d’un historien à des biologistes49. Dans « The Death of Darwin ? » — en référence au livre de Greene (1959)50 — Mayr se montrait intraitable face aux critiques de Greene. Il insistait sur la distinction entre un énoncé téléologique et téléonomique tout en soulignant qu’Aristote « il y a plus de 2 000 ans, avait déjà compris de manière remarquable qu’un programme d’instruction était requis pour le développement d’un œuf […] et que la génétique moléculaire a découvert la nature de ce programme » (Mayr, 1986, p. 232 ; nous traduisons). Mayr accusait aussi Greene d’être « très externaliste » et d’être « enclin à attribuer tous les changements dans les théories scientifiques à des forces idéologiques » (p. 231).

22Dans sa contribution, Roger (1986c, p. 257) constatait que « quand on parle de Darwin et de darwinisme, la difficulté est de savoir de quoi l’on parle » avant de conclure, de façon conciliante : « une partie au moins du malentendu entre John Greene et Ernst Mayr tient peut-être au fait qu’ils ne parlent pas exactement de la même chose ». Il faut bien distinguer le « darwinisme de Darwin », ce que « Darwin a lui-même dit » et ce qui s’est diffusé en Europe et aux États-Unis sous le nom de « darwinisme » à la fin du xixe siècle, un problème que l’on peut aborder de deux façons : insister comme Greene « sur les difficultés d’un esprit novateur qui se bat avec les catégories mentales de son époque » ou souligner, avec Mayr, « la fécondité scientifique et philosophique d’une pensée assez révolutionnaire et novatrice pour animer et féconder la recherche plus de cinquante ans après la mort de l’auteur » (Roger, 1986c, p. 258). Roger évita prudemment de favoriser l’une ou l’autre de ces options.

23À la suite de la publication de ce numéro de la Revue de Synthèse, on ne doit pas s’étonner que, dans une conférence l’année suivante, Roger (1993, p. xx) ait reconnu « que les rapports entre les historiens d’une discipline scientifique et ceux qui la pratiquent actuellement ne sont pas nécessairement faciles » et que « l’histoire de la théorie synthétique de l’évolution » est « encore un sujet délicat ».

6.  La biologie de l’évolution et l’étude scientifique de « l’homme »

  • 51  Aucune cote n’a encore été attribuée à cet ouvrage par les archivistes.
  • 52  Cette information provient d’une lettre de Claude Blanckaert à Jean Gayon, 29 août 1993. Source : (...)
  • 53  On remarque, en haut de chaque chapitre, une date qui pourrait correspondre à la date à laquelle l (...)
  • 54  Dans sa préface au maitre ouvrage de Roger, Claire Salomon-Bayet (1993, p. xii) écrit, à propos de (...)

24Venons-en à présent au manuscrit inédit de Roger, dont l’examen permettra de relier les analyses précédentes relatives à l’étude de la théorie de l’évolution à un thème central qui traverse nombre des écrits de l’historien : la place de l’homme dans la nature. Ce manuscrit de 125 pages se trouve aujourd’hui à la Bibliothèque du Centre François Viète de l’Université de Brest dans le fonds Goulven Laurent, qui avait soutenu une thèse sur Lamarck et Cuvier sous la direction de Roger51. Dactylographié par Martine Blanckaert52, il est divisé en six chapitres, suivis d’une brève conclusion : « L’homme dans la nature : les positions traditionnelles » ; « De l’histoire de la nature à l’histoire de l’Humanité : continuité de l’évolution et progrès nécessaire (1800-1860) » ; « Les difficultés de la sélection naturelle (1860-1900) » ; « “Prendre l’évolution en main” (1880-1950) » ; « Les résistances au darwinisme (1880-1950 » ; « Nature et culture : sélection et optimisation (1960-1989) ». L’ouvrage ne comprend ni bibliographie, ni notes de bas de pages, ni référence à l’historiographie de la théorie de l’évolution. Ce manuscrit contient les leçons sur « Les grandes étapes de la théorie de l’évolution » prononcées par Roger à la faculté de médecine de l’Université de Genève entre 1987 et 198953. L’oralité du texte montre d’ailleurs qu’il s’agit d’un écrit destiné d’abord à l’enseignement. La publication du manuscrit fut envisagée par les héritiers de Roger, mais le projet fut finalement abandonné54.

La sociobiologie et « les affaires humaines »

  • 55  Cette affirmation n’était pas nouvelle. Dans sa contribution au numéro de La Revue de Synthèse, Ro (...)

25Ce document inédit dont a d’abord fait état Goulven Laurent en 2004 permet d’atteindre au plus près la pensée de Roger qui, dans les années qui ont précédé son décès, voulut se faire « l’historien du temps présent » (Roger, 1989b, p. 101). Le texte débute par l’affirmation suivante : « La théorie de l’Évolution est un discours sur l’homme »55. Un peu plus loin, Roger énonce la problématique de son cours :

J’essaierai de voir les problèmes qu’a posé, aux partisans mêmes de [la théorie de l’évolution], la question de l’Homme, c’est-à-dire comment ceux qui ont admis que l’homme était le produit d’un long phénomène naturel et historique, qui avait duré des millions d’années, comment eux-mêmes qui avaient donc admis ce fait pour des raisons scientifiques, se sont trouvés confrontés à un certain nombre de difficultés lorsqu’il s’est agi de situer l’Homme, non pas seulement en tant qu’être biologique, mais en tant — si j’ose dire — qu’être humain, donc vivant en société. Comment fallait-il le situer par rapport au processus général d’Évolution ? Cette question me servira de fil conducteur car elle s’est toujours posée. (p. 1)

26La question de la « situation » de l’homme en regard du reste du monde vivant, et en particulier de l’animal, s’est souvent posée. Déjà chez Lamarck, l’être humain et la société sont considérés comme le produit de l’évolution. Et, pour être heureux parmi ses pairs, l’homme, écrit Roger, devra se conformer aux lois de la nature. D’où la conclusion de Lamarck, qu’il rappelle : « si l’on veut comprendre la société humaine, aucune science n’est plus utile que l’histoire naturelle » (p. 26). Cette proximité entre l’homme et l’animal sera cependant, toujours selon Roger, l’une des premières raisons pour lesquelles Charles Lyell, au xixe siècle, jugera le système de Lamarck inacceptable : « parce qu’il conduit à imaginer que l’homme vient de l’animal » (p. 21). Lyell en viendra cependant à soutenir la théorie de son ami, Charles Darwin, qui cherchera à rendre compte de « ses facultés intellectuelles, morales et sociales par l’Évolution et par le jeu de son mécanisme essentiel, c’est-à-dire la sélection naturelle ». « Il ne doit donc pas y avoir de contradictions théoriques, écrit Roger, entre la morale humaine et la sélection naturelle », selon le naturaliste anglais (p. 43 ; les italiques sont de l’auteur). D’autres biologistes, en revanche, comme Thomas Huxley, vont refuser la « “morale de l’évolution” » (p. 59). Ce panorama, décrit par Roger, aborde ensuite les politiques eugénistes mises en place en Europe mais surtout aux États-Unis, un phénomène qu’il considère comme « une réaction qui s’appuie fondamentalement sur la volonté d’appliquer la biologie aux affaires humaines » (p. 61).

  • 56  Roger dirigea la thèse de doctorat Marina Marazzi (1987) : Sociobiologie et tradition darwinienne.

27Après avoir retracé comment ce problème s’était posé dans l’histoire de la pensée biologique, Roger remarque que « la science elle-même peut devenir une idéologie, si on attend d’elle qu’elle résolve les problèmes humains, y compris les problèmes moraux et politiques » (p. 4). Voilà le nœud de l’affaire : comment concilier l’origine animale de l’homme avec l’adoption de principes moraux ? Comment « situer » l’être humain en tant qu’être social tout en reconnaissant sa condition d’être biologique ? Roger a explicité cette difficulté comme suit : « Si l’origine animale de l’homme est considérée aujourd’hui comme scientifiquement prouvée, les débats sont loin d’être clos sur les conséquences qu’il faut tirer de ce fait, quant à une définition de l’homme et quant aux règles qui devraient diriger sa conduite morale et politique » (p. 102). Il avait déjà noté cette tension : « L’homme est le produit des mécanismes naturels de l’évolution » ; il n’est « qu’un animal perfectionné », comme l’ont dit Darwin, les éthologistes (Lorenz) et les neurophysiologistes, qui ont « scientifiquement raison ». Cette situation « conduit logiquement à chercher dans la nature, telle que la science nous la révèle, des règles de conduites morale et politique » (Roger, 1986, p. 262) comme l’illustrent les tendances de la sociobiologie à « biologiser » la morale et à faire de « la biologie […] la seule science de l’homme et de la société » (Roger, 1989b, p. 117). D’où l’intérêt de Roger pour la sociobiologie56 : il estimait, en effet, que tout en nous rappelant « un peu brutalement notre origine animale », la sociobiologie sous-entendait « que nous devons changer nos règles de conduite sociale, morale et politiques pour les conformer aux enseignements de la biologie », voire qu’elle empruntait le vocabulaire des sciences humaines en vue de « diriger elle-même » les « affaires humaines » (Roger, 1980b, p. 154 ; 1988b, p. 186).

  • 57  On se souvient que Roger (1963, p. 679) avait entrepris sa vaste étude sur la pensée biologique au (...)
  • 58  Dans son cours, Roger (1989b, p. 118) évoque sa rencontre plutôt décevante avec Wilson à Harvard.
  • 59  Il dira ailleurs que le principe d’optimisation « relève plus de l’acte de foi que de la démarche (...)

28La question de l’homme et de sa place dans la nature permet ainsi de relier les travaux de Roger sur Buffon à ses écrits plus tardifs sur la sociobiologie, qui émanent d’une même problématique : la place de l’homme dans la nature57. Mais au moment où Roger ne veut plus se cantonner dans la posture descriptive qu’il s’était fixée à l’époque de sa thèse (1963, p. 1), il se reconnait incapable d’évaluer le bien-fondé des modèles mathématiques développés par les sociobiologistes (Roger, 1989b, p. 120). Dans une dernière partie du manuscrit intitulée « La Sociobiologie, du déterminisme génétique à la recherche des compromis », Roger reconstruit le débat qui opposa vigoureusement Edward O. Wilson à Stephen Jay Gould et Richard Lewontin, dans le cadre du département de biologie de l’université Harvard, après la publication de l’ouvrage de Wilson, Evolution: The New Synthesis (1975)58. Il passe ainsi en revue les travaux antérieurs de Robert Trivers, William D. Hamilton et John Maynard-Smith sur la question de « l’altruisme » en biologie. En tant qu’historien des idées, son analyse n’a pas la portée d’une critique épistémologique, comme celle que l’on trouve chez Philip Kitcher (1985) à cette époque ; son apport consiste surtout à montrer, sur quelques exemples frappants, que le cadre théorique utilisé par ces scientifiques pour décrire, par exemple, les rapports entre les oiseaux qui sont « monogames » ou « polygames » n’est pas « neutre » et à mettre en garde contre « leur extension [des modèles] à l’homme », qui n’est « ni très sûre ni même très innocente » (Roger, 1989b, p. 115). Dans le prolongement de son programme de recherche sur « l’Histoire du vocabulaire scientifique », Roger fait aussi remarquer qu’après le vocabulaire sociologique de la sociobiologie « vient le vocabulaire moral » comme « l’altruisme » ou « l’égoïsme » des organismes ou des gènes eux-mêmes visant à rendre compte du comportement des abeilles. Enfin, il observe que le transfert conceptuel qui s’effectue dans cette nouvelle discipline depuis l’économie libérale vers la sociobiologie vise à fonder les concepts « d’optimisation » et « d’investissement (parental) »59, et que toutes « ces analyses sont automatiquement étendues à l’homme et dans des conditions qui, quelques fois, laissent un peu rêveur » (Roger, 1989, p. 114). Dans la conclusion du manuscrit, il souligne qu’il est « dangereux, même si c’est devenu totalement usuel, de décrire le comportement animal avec le même vocabulaire qui décrit le comportement humain » et que derrière cette tendance se trouve une idéologie : la science tend à vouloir « animaliser l’homme » et à « humaniser l’animal ». Citant Teilhard de Chardin, Roger (1989b, p. 125) termine son cours sur une note teintée de catholicisme : « C’est une nouvelle Evolution qui commence et l’humanité n’est qu’au début de son histoire. Alors espérons. »

  • 60  Il a d’ailleurs rappelé les remarques de Foucault dans Les mots et les choses concernant « la fin (...)
  • 61  Le titre de la conférence était « Scientific Thinking as A Destructive Process ».

29En marge de la sociobiologie, les années 1970, en France, ont connu une recrudescence de discours biologisants visant à repenser l’ordre social sur la base des sciences de la vie (Lemerle, 2009). Roger s’opposait à une telle vision en rappelant que « Le problème de l’Homme ne relève pas seulement de la science » et que « pendant des millénaires », il fut « un problème philosophique et religieux ». Or, « depuis à peu près le début de ce siècle, déjà avant peut-être, l’étude de l’homme a constitué le domaine que nous appelons les Sciences Humaines » (Roger, 1989b, p. 1). Roger estimait que celles-ci n’étaient guère en meilleure posture pour caractériser la nature de l’homme que la science biologique qui tend à la résorber dans son animalité60. En tant qu’historien des sciences, il attribuait la responsabilité de la disparition de l’homme au processus scientifique lui-même : suivant le titre d’une autre conférence à Cornell (1976), la science progresse, selon lui, en « détruisant » son objet : « La physique a détruit la nature, comme la biologie a détruit la vie, la psychologie l’âme, et l’anthropologie, l’homme » (Roger, 1977, p. 30 ; nous traduisons)61. Si la science nous a donné « un immense pouvoir sur la nature et sur nos compatriotes, écrit-il, elle ne nous a pas donné de méthode pour établir les concepts fondamentaux sur lesquels construire un ensemble rationnel de pensées à propos des questions morales, politiques et sociales » (ibid.). Il faut donc « nous défendre convenablement d’une invasion scientifique dans ces domaines qui serait dangereuse » (ibid.), une stratégie qu’il illustrera quelques années plus tard dans le cadre de sa critique de la sociobiologie.

7.  Conclusion

30La thématique que nous avons prise pour objet dans cette étude pouvait sembler périphérique ; comme nous espérons l’avoir montré, l’histoire de la théorie de l’évolution, et en particulier celle du darwinisme et de ses prolongements théoriques récents s’est cependant révélée centrale dans les écrits des deux dernières décennies de la vie de Jacques Roger. L’historien y consacra en effet un nombre appréciable d’articles et de cours, et projeta même d’écrire « un grand livre » sur l’évolution. Les liens que Roger a entretenus avec les chercheurs anglophones en ont fait l’un des observateurs les mieux informés en France des débats théoriques qui secouèrent la biologie de l’évolution dans le sillage de la synthèse moderne. Si Roger fut conduit à repenser l’épistémologie de la biologie de l’évolution à la lumière des travaux de Mayr, il s’est cependant distingué de la posture du biologiste par le rôle positif qu’il accorde aux idéologies dans le développement de la connaissance scientifique.

  • 62  C’était l’opinion de Laurent (2004).
  • 63  Les débats sur la nature de la sélection naturelle, le neutralisme et les équilibres ponctués avai (...)
  • 64  Dans ce passage, Roger fait référence à la théorie de l’évolution telle qu’elle se diffuse après 1 (...)

31En retraçant les rapports de Roger face à Mayr, nous avons constaté que son intérêt pour l’évolution ne se laisse pas expliquer uniquement par la place prépondérante qu’avait prise le darwinisme dans la pensée occidentale62. Un faisceau de facteurs concourent à expliciter ce qui, dans le darwinisme, l’a fasciné. Premièrement, la théorie darwinienne est pour l’historien « plus qu’une théorie scientifique » (Roger, 1985, p. 823) : c’est une vision du monde. Ce cadre de pensée déborde en effet largement les frontières scientifiques et constitue un phénomène social et culturel qui ne pouvait laisser indifférent l’historien des idées. « On ne parle pas de maxwellisme ou d’einsteinisme », écrit-il. Ce fait singulier doit selon lui amener l’historien à « s’intéresser au phénomène historique du darwinisme dans sa totalité, sans négliger ses dimensions socioculturelle et intellectuelle » (p. 814 ; nous traduisons). Deuxièmement, Roger fut intrigué par la longévité exceptionnelle du darwinisme dans l’histoire des sciences. Dans son allocution à Florence, en 1982, lors de la Darwin Centenary Conference, Roger évoquait « l’extraordinaire survie » du darwinisme et tenait à rappeler que « nous sommes encore aujourd’hui des “darwiniens” » (p. 823, nous traduisons). Malgré les périodes « d’éclipse » et de « crise » qui l’affligent depuis la fin du xixe siècle, la théorie de l’évolution s’est imposée dans les sciences biologiques au milieu du siècle dernier alors qu’elle se trouve à nouveau contestée63. Troisièmement, le darwinisme est sans doute apparu à Roger comme l’exemple paradigmatique d’un champ de recherche où la dimension idéologique est inséparable des contenus scientifiques, non seulement à l’époque de Darwin mais aussi dans les écrits des sociobiologistes. Roger (1983a, p. 74) estimait d’ailleurs que la théorie de l’évolution avait d’abord été soutenue « plus par des raisons idéologiques que par des raisons scientifiques »64. Enfin, Roger fut interpellé en tant qu’historien par la théorie de l’évolution car celle-ci constitue un « discours sur l’homme ». Or, écrit-il, « l’histoire du monde vivant touche de trop près à l’homme pour qu’il puisse la considérer d’un œil désintéressé » (Roger, 1973, p. 253).

  • 65  Lettre de Roger à Gayon, 24 décembre 1988. Source : AIP, Fonds Gayon, GNJ.COR4. Roger avait lui-mê (...)
  • 66  Dans « Mort ou persistance du darwinisme ? », Gayon (2009, p. 323) souligne le cas particulier de (...)
  • 67  En 1983, Gayon avait proposé un projet de recherche à la commission de philosophie et d’histoire d (...)

32Après sa disparition soudaine en 1990, plusieurs de ses étudiants, comme Roselyne Rey et Claude Blanckaert, ont illustré sur des exemples tirés de la biologie et des sciences humaines la démarche de « l’histoire historienne » telle que la voyait Roger (1995). Si l’on s’en tient au champ relatif à l’histoire de la théorie de l’évolution au sens strict, c’est sans doute chez le philosophe et historien de la biologie Jean Gayon qu’il faudrait chercher les prolongements les plus immédiats de l’œuvre de Roger. Ayant d’abord évolué dans la tradition philosophique française avant de découvrir la philosophie de la biologie anglo-américaine (Méthot, 2023), Gayon avait suivi les cours donnés par Roger en 1983 alors qu’il réalisait un DEA en génétique évolutive à l’Université Paris VII sous la direction de Claudine Petit. Il ne rencontra Roger que deux ans plus tard, aux États-Unis, lors de la conférence de Bloomington à la suite de la présentation du texte qui deviendra «The Singular Fate of Genetics in the History of French Biology, 1900-1940 » (Burian, Gayon & Zallen, 1988). Ainsi qu’il le confiait à Gayon, Roger appréciait ce texte et considérait que « cette collaboration franco-américaine [était] un modèle »65. C’est de cette façon que, sans en avoir été l’élève ou le disciple, Gayon s’est retrouvé en position « de l’un des héritiers […] de Jacques Roger » (Gayon & Petit, 2018, p. 51). Ce dernier sera notamment chargé de diriger la publication des actes du colloque « Buffon 1988 » (Gayon, 1992 ; voir figure 1 ci-après) à la suite du décès de l’historien et interviendra personnellement dans le projet de traduction anglaise de la thèse de Roger piloté par Keith Benson, tout en travaillant de concert avec Claude Blanckaert à l’édition de Pour une histoire des sciences à part entière. Avec le décès de Roger, la France perdait celui qui était appelé à devenir le spécialiste de l’histoire de l’évolutionnisme. Son décès était survenu moins d’un an après la soutenance de la thèse de Gayon sur « La théorie de la sélection : Darwin et l’après-Darwin » (1989 ; publiée en 1992). La nature ayant horreur du vide, c’est Gayon qui devint l’une des figures tutélaires de l’histoire du darwinisme dans l’espace culturel francophone et anglophone. Refusant lui aussi de réduire cette histoire aux seuls changements liés aux contenus théoriques, il s’intéressera aux prolongements sociaux et culturels du darwinisme (par exemple, la notion de « race ») tout en considérant, à l’instar de Roger, que « dans la culture contemporaine […], nul ne peut dire […] où passent exactement les frontières entre science, idéologie et philosophie » (Gayon, 1997, p. 27) et en approfondissant certaines des interrogations formulées à l’origine par Roger66 en plus de prendre à son tour pour objet d’enquête la synthèse moderne67.

33Durant la dernière moitié de sa carrière, qui se déroula entre la France et les États-Unis, Jacques Roger avait indiqué, par ses enseignements et ses travaux, l’intérêt et la voie à suivre pour une histoire de la théorie de l’évolution dans laquelle les dimensions culturelles et scientifiques sont inséparables. Notre appréciation de son legs serait possiblement différente si son projet d’un ouvrage sur les origines et les transformations de la théorie de l’évolution avait connu un dénouement autre. Nous espérons néanmoins avoir montré dans cet article la place centrale qu’occupa cet objet de recherche dans les travaux de l’historien des sciences.

Colloque Buffon, Dijon, 1988

Colloque Buffon, Dijon, 1988

Sur la photo, Jacques Roger à l’avant-plan. Sur l’estrade, Jean Gayon et François Dagognet.

Source : AIP, Fonds Jean Gayon

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Bibliographie

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Notes

1  Liste des fonds d’archives consultés : Ernst Mayr (American Philosophical Society), John C. Greene Papers (Université du Connecticut), Fonds Jean Gayon (Archives de l’Institut Pasteur), François Jacob (Archives de l’Institut Pasteur), Fonds Goulven Laurent (Bibliothèque de Centre François Viète), Archives de l’Université Paris 1. En sus de ces sources documentaires, nous avons bénéficié, pour la rédaction de ce travail, d’une documentation de première main transmise par Philip Sloan et par Keith Benson, que nous remercions chaleureusement.

2  Le début de ses travaux sur Buffon se trouve dans la « Bibliographie de Buffon », un ouvrage de plus de 500 pages édité par Roger en collaboration avec Émilienne Genet-Varcin et publié en 1954 (Roger & Genet-Varcin, 1954). Sur Roger et Buffon, voir les articles de Dario Galvão et de Stéphane Tirard dans ce numéro.

3  Pour une analyse globale de l’ensemble de son œuvre, voir (Blanckaert, 1995, 1991 ; Gayon, 1995).

4  Dans la notice nécrologique qu’ils lui ont consacrée, Roselyne Rey et Jean-Louis Fisher (1991, p. 472) rappelaient que Roger « projetait de consacrer un livre » à l’histoire de la théorie de l’évolution. De même, Jean Gayon (1995, p. 469) regrettait « le grand livre sur l’évolution que Roger avait en chantier lorsque la mort l’a saisi ». En 2004, Goulven Laurent, publia un article intitulé « Jacques Roger (1920-1990) et l’évolution », la seule étude à ce jour consacrée à ce sujet.

5  Déjà, en 1981, dans une lettre à l’historien des idées américain John C. Greene, en réponse à l’envoi de son ouvrage Science, Ideology, and World View: Essays in the History of Evolutionary Ideas (1980), Roger lui confiait : « Vous savez que je m’intéresse particulièrement à la théorie de l’évolution, et que je suis profondément convaincu qu’il est impossible de l’étudier [to deal with it] sans tenir compte de ses aspects idéologiques » (nous traduisons). Lettre de Roger à Greene, 3 juillet 1981. John Greene Papers, cité dans Kreitzer (2013, p. 278).

6  En 1966, la Revue d’histoire des sciences avait consacré un numéro thématique à « Lamarck et Darwin ». La même année, Gabriel Gohau organisait sous les auspices de l’Union rationaliste un cycle de conférences consacré au transformisme. C’est dans ce contexte académique que Roger présenta sa communication sur « Les conditions intellectuelles de l’apparition du transformisme ».

7  Lors d’une table ronde consacrée à l’examen des thèses de Foucault dans Les mots et les choses en 1968, Roger avait déclaré que « l’histoire d’une pensée […] qui, progressivement sort ou semble sortir du relatif historique pour atteindre à une certaine permanence » place l’historien des sciences face « à un problème philosophique, que, fondamentalement, il n’est pas préparé à traiter ». Le travail de Roger sur l’histoire des sciences de la vie, par ailleurs, semble avoir fourni la matière première de l’ouvrage de Foucault, Les mots et les choses : voir (Hopwood, 2018).

8  Expression utilisée par Roger en 1968 lors de la table ronde sur l’objectivité mentionnée dans la note précédente : voir (Galifret, 1968, p. 33).

9  Ces textes portent sur l’histoire de la biologie (1964) et l’histoire des sciences (1984, 1993). 

10  Contrairement aux deux écrits commentés dans cette section, les textes ultérieurs de Roger ne porteront plus sur le transformisme de façon générale, mais sur Lamarck (1979a) et le néolamarckisme (1979b) et sur Darwin, le darwinisme (1983a, 1983b, 1985, 1986) et sa réception en France et en Allemagne ainsi que sur la sociobiologie (1980b, 1988b).

11  C’est-à-dire la biologie traitant du fonctionnement de l’organisme et celle traitant de son évolution, un thème que Roger allait plus tard reprendre et approfondir : voir (Roger, 1983b). Aucun écrit de Mayr n’est cité dans l’entrée sur le transformisme de 1973.

12  Sans le nommer, Roger s’appuie possiblement sur les travaux du paléontologue George G. Simpson dont l’ouvrage L’évolution et sa signification. Une étude de l’histoire de la vie et de la signification humaine (1951), se trouve dans la bibliographie de l’article.

13  Un champ de recherche ouvert par les travaux de Linus Pauling et Émile Zuckerland sur l’hémoglobine.

14  Une très ancienne hémoprotéine qui a fait l’objet de plusieurs études biochimiques et phylogénétiques et que l’on retrouve chez de nombreuses espèces vivantes.

15  Ce dossier est conservé au service des archives de l’Université Paris 1.

16  Notice individuelle à établir par les enseignants proposables pour un avancement, 1974, p. 5. Source : Fonds Dossiers individuels des personnels administratifs nés entre 1872 et 1920, 20130061/1-624, art. 532 ROGER Jacques. En sus de ces deux orientations, Roger prévoyait de poursuivre ses recherches sur l’histoire de la biologie et de la médecine à l’époque de la Renaissance.

17  Notice individuelle à établir par les enseignants proposables pour un avancement, 1976, p. 2. Source : Fonds Dossiers individuels des personnels administratifs nés entre 1872 et 1920, 20130061/1-624, art. 532 ROGER Jacques.

18  Notice individuelle, 1986, p. 3. Source : Fonds Dossiers individuels des personnels administratifs nés entre 1872 et 1920, 20130061/1-624, art. 532 ROGER Jacques. Les italiques sont les nôtres.

19  Notice individuelle, 1985, p. 3. Source : Fonds Dossiers individuels des personnels administratifs nés entre 1872 et 1920, 20130061/1-624, art. 532 ROGER Jacques. Les italiques sont les nôtres.

20  Ce document préparé en vue d’une conférence à l’Université Notre Dame en 1985 avait été transmis à Philip Sloan par Roger. Nous l’en remercions. Les italiques sont les nôtres.

21  On peut également noter la participation de Roger à deux conférences majeures commémorant le centenaire du décès du naturaliste anglais, l’une tenue à Chantilly et à Paris en 1982, organisée par Yvette Conry et Dominique Lecourt ; l’autre à Florence, organisée par David Kohn.

22  Un cours dont il est chargé à partir de 1972.

23  Notice individuelle, 1980, p. 3. Source : Fonds Dossiers individuels des personnels administratifs nés entre 1872 et 1920, 20130061/1-624, art. 532 ROGER Jacques.

24  Notice individuelle, 1982, p. 2. Source : Fonds Dossiers individuels des personnels administratifs nés entre 1872 et 1920, 20130061/1-624, art. 532 ROGER Jacques.

25  Notice individuelle, 1983, p. 2. Source : Fonds Dossiers individuels des personnels administratifs nés entre 1872 et 1920, 20130061/1-624, art. 532 ROGER Jacques.

26  Roger (1983, p. 338) précise que « L’histoire de la théorie [de l’évolution] sera donc replacée dans son contexte intellectuel, culturel et social, ce qui donnera lieu à un examen des interprétations aux historiens sociologues des sciences ».

27  Notice individuelle, 1984, p. 2. Source : Fonds Dossiers individuels des personnels administratifs nés entre 1872 et 1920, 20130061/1-624, art. 532 ROGER Jacques. Ce sont ces enseignements de Roger que suivit Jean Gayon lors de ses études de génétique évolutive avec Claudine Petit à l’Université Paris VII en 1983 (Gayon & Petit, 2018, p. 49).

28  La thématique de ce séminaire avait été initiée en 1980. Notice individuelle, 1984, p. 3. Source : Fonds Dossiers individuels des personnels administratifs nés entre 1872 et 1920, 20130061/1-624, art. 532 ROGER Jacques.

29  Dans « In memoriam Jacques Roger », Serge Benoit note que Roger « avait inauguré, en 1988, un enseignement sur l’histoire de la théorie de l’évolution à la Faculté de médecine de l’Université de Genève » (1992, p. v). Cependant, l’affiche officielle de ce cours (transmise par Philip Sloan) indique qu’une première édition avait déjà eu lieu au printemps et à l’été 1987.

30  Roger avait été élu « Professor-at-large » en 1974 pour une période de six ans.

31  Communication personnelle de François Duchesneau à l’auteur (01 mai 2022). Roger et Mayr poursuivirent la discussion. En juillet 1978, Roger reçut une lettre de Mayr dont le contenu faisait écho à leurs discussions en Écosse l’année précédente. Ce dernier voulait déterminer s’il existe un lien entre l’eidos aristotélicien et le moule intérieur chez Buffon. Dans sa réponse, Roger lui signala le texte « L’histoire naturelle du cheval », où Buffon traite de la question de l’espèce, et lui expliqua que si Buffon emploie le mot eidos ou forme pour désigner « l’essence d’une chose » ou sa « nature », il n’en fait pas un usage philosophique. Enfin, Roger précisa que le moule intérieur est ce qui garantit la pérennité et les limites de l’espèce qui, sous l’effet des « circonstances », fait apparaitre des « variétés » qui ne sont que des « dégénérations » et jamais des « perfectionnements ». Lettre de Roger à Mayr, 30 juin 1978. Source : Harvard Library, Ernst Mayr Papers, box 25. Dans The Growth of Biological Thought, Mayr (1982, p. 637) rappellera, citant Roger, que le concept de moule intérieur chez Buffon « est superficiellement similaire à la notion d’eidos chez Aristote » (nous traduisons).

32  Les titres des conférences sont : « La biologie et sa situation dans les sciences » ; « La téléologie à la lumière de la science moderne » ; « La structure de la théorie de l’évolution » ; et « Analyse de la sélection naturelle ».

33  Parmi eux se trouvaient Claudine Petit, Jean Dorst, Mirko Grmek et Jean Théodoridès. Lettre de Mayr à Jacob, 30 décembre 1977. Source : Harvard Library, Ernst Mayr Papers, box 25.

34  Lettre de Roger à Mayr, 8 mai 1978. Source : Harvard Library, Ernst Mayr Papers, box 25.

35  L’Évolution d’Ernst Mayr, documentaire réalisé par Emmanuel Laurent, 1990.

36  Lettre de Mayr à Jacob, 31 mars 1990. Source : AIP, fonds Jacob, JAC.D27.

37  « Seul un scientifique pouvait écrire un si grand ouvrage, mais pas n’importe quel scientifique. Seul Ernst Mayr [le pouvait] », dira Roger (1983b, p. 410 ; nous traduisons).

38  Dans un autre écrit de la même époque, Roger (1981, p. 304), prenant appui sur les « deux biologies », avance que « la théorie darwinienne ne pouvait pas se couler dans le moule de la biologie du xixe siècle et devait, après des débuts difficiles, aboutir à la création d’un autre style de biologie, une “biologie de l’évolution”, différente de la “biologie des fonctions” ».

39  « Par son caractère de reconstruction historique et son usage de la téléonomie », écrit-il, la biologie de l’évolution « relève d’une épistémologie spécifique, exige une prudence particulière, mais contribue à notre compréhension de la nature et des formes vivantes » (Roger, 1983c, p. 135). Roger avait bénéficié pour la rédaction de ce texte de l’envoi par Mayr du manuscrit de The Growth of Biological Thought.

40  On peut aussi penser que les travaux comme ceux de Dickerson sur l’évolution des protéines ont semblé plus acceptables à Roger à la suite de la parution d’un texte du biochimiste américain dans un numéro de The American Naturalist (1978), lui-même dirigé par Mayr. Le paragraphe critiquant les travaux de Dickerson a d’ailleurs disparu dans la version de 1989 du texte sur le transformisme, laissant place aux recherches sur les équilibres ponctués menés par le paléontologue Stephen J. Gould. Se pose alors inévitablement la question des sources scientifiques auprès desquelles Roger s’est formé à la théorie de l’évolution et celle de savoir si la lecture de Mayr a pu introduire des biais de lecture.

41  Roger avait déjà émis d’importantes réserves face à la distinction entre science et idéologie dans le travail d’Yvette Conry (1974). Cette distinction « si commode au premier abord, écrit-il, résiste mal à une analyse assez attentive, surtout lorsqu’il s’agit de la biologie du xixe siècle » (1976, p. 482).

42  Le ressort du refus de la distinction bachelardo-canguilhémienne par Roger relève, semble-t-il, du problème de la vérité scientifique et du fait que « la science sanctionnée doit naitre de la science périmée », rendant ainsi difficile tout partage strict entre ces régimes. Voir (Roger, 1995, p. xxiv).

43  Ce débat entre Mayr et Greene a été analysé par Stewart Edward Kreitzer dans une thèse soutenue en 2013 et intitulée World Views in Collision: The Dialogue between John Greene and Ernst Mayr. Il y est notamment question de Roger et de ses interactions avec Mayr et Greene.

44  Lettre de Greene à Roger, 15 février 1985 ; lettre de Roger à Greene, sans date, février 1985. Ces deux lettres sont citées dans Kreitzer (2013, p. 287-288).

45  Lettre de Mayr à Ghiselin, 10 septembre 1985, citée par Kreitzer (2013, p. 292).

46  Lettre de Mayr à Roger, 6 novembre 1985. Greene répliquera à Mayr : « Je me considère comme un chrétien (bien qu'intellectuel plutôt que pratiquant), écrit-il, mais personne, à part vous, ne m'a jamais décrit comme dévot ! » (nous traduisons), cité dans Kreitzer (2013, p. 303).

47  Lettres de Roger à Mayr, 24 mars 1986, cité dans Kreitzer (2013, p. 301).

48  Lettres de Roger à Mayr 11 novembre 1985, cité dans Kreitzer (2013, p. 298).

49  Dans leurs textes, Gould, Jacob et Devilliers s’opposent aux vues de Greene. En privé, Roger reconnut que la réponse de Mayr était « trop brutale », lettre de Roger à Greene, 9 juin 1986.

50  Un ouvrage intitulé The Death of Adam. Evolution and its Impact on Western Thought.

51  Aucune cote n’a encore été attribuée à cet ouvrage par les archivistes.

52  Cette information provient d’une lettre de Claude Blanckaert à Jean Gayon, 29 août 1993. Source : AIP, Fonds Jean Gayon, GNJ.COR.1.

53  On remarque, en haut de chaque chapitre, une date qui pourrait correspondre à la date à laquelle le cours a été donné à la faculté de médecine de Genève. Il est probable que le manuscrit dactylographié corresponde à la dernière version du cours donné par Jacques Roger en 1989, un an avant son décès. Si l’on considère que le cours se donnait chaque année le mercredi, tel qu’il le fut à compter de 1987 selon le programme transmis par Sloan, les dates indiquées en haut des différents chapitres correspondent à ce jour de la semaine pour l’année 1989. En outre, les intitulés des chapitres du manuscrit ne concordent pas tout à fait avec ceux indiqués sur le programme de 1987, ce qui laisse penser que Roger apporta des changements au découpage qu’il avait d’abord envisagé.

54  Dans sa préface au maitre ouvrage de Roger, Claire Salomon-Bayet (1993, p. xii) écrit, à propos des « textes concernant l’évolution », que leur édition « est en cours par les soins de Claude et de Martine Blanckaert ». Or, dans une lettre à Gayon, Blanckaert évoque « un travail de réécriture » important du manuscrit et constate que « le style oral, déjà corrigé, ne passe pas », lettre de Claude Blanckaert à Jean Gayon, 29 août 1993. Source : AIP, Fonds Jean Gayon, GNJ.COR.1.

55  Cette affirmation n’était pas nouvelle. Dans sa contribution au numéro de La Revue de Synthèse, Roger (1986, p. 262) écrivait : « […] depuis son origine, la théorie de l’évolution a été, explicitement ou implicitement, un discours sur l'homme ».

56  Roger dirigea la thèse de doctorat Marina Marazzi (1987) : Sociobiologie et tradition darwinienne.

57  On se souvient que Roger (1963, p. 679) avait entrepris sa vaste étude sur la pensée biologique au xviiie siècle non seulement « pour mieux comprendre le passé », mais aussi « parce qu’elle doit nous conduire à une meilleure connaissance de l’homme ». Voir le texte de Stéphane Tirard dans ce numéro.

58  Dans son cours, Roger (1989b, p. 118) évoque sa rencontre plutôt décevante avec Wilson à Harvard.

59  Il dira ailleurs que le principe d’optimisation « relève plus de l’acte de foi que de la démarche scientifique et d’abord parce qu’en toute rigueur épistémologique, il ne peut être ni prouvé ni improuvé (“falsifié” diraient les poppériens ») (Roger, 1980b, p. 147).

60  Il a d’ailleurs rappelé les remarques de Foucault dans Les mots et les choses concernant « la fin prochaine » de « l’homme » (Roger, 1977, p. 29, nous traduisons) et le pessimisme d’Edgar Morin qui, dans Le Paradigme perdu : la nature humaine, écrivait : « C’est de façon dramatique, incertaine, aléatoire que se pose aujourd’hui le problème de la nature de l’homme » (Morin, 1974, p. 93, cité dans Roger, 1977, p. 29).

61  Le titre de la conférence était « Scientific Thinking as A Destructive Process ».

62  C’était l’opinion de Laurent (2004).

63  Les débats sur la nature de la sélection naturelle, le neutralisme et les équilibres ponctués avaient convaincu Roger qu’il « est impossible de faire aujourd’hui une “histoire récurrente” de la théorie de l’évolution, faute de trouver dans la science moderne la base de certitudes, ou au moins de consensus, qui serait nécessaire » (Roger, 1984, p. 53).

64  Dans ce passage, Roger fait référence à la théorie de l’évolution telle qu’elle se diffuse après 1859 dans les milieux scientifiques et qui, selon lui, est une théorie « hybride vaguement lamarckienne et vaguement darwinienne ». C’est cette théorie qui aurait selon lui été soutenue « plus par des raisons idéologiques que par des raisons scientifiques ».

65  Lettre de Roger à Gayon, 24 décembre 1988. Source : AIP, Fonds Gayon, GNJ.COR4. Roger avait lui-même proposé que les enseignements de Haeckel et sa lecture lamarckienne du darwinisme avaient constitué « un obstacle aux progrès de la génétique en France ». Gayon et ses collègues montraient plutôt dans cet article publié dans le Journal of the History of Biology que c’est l’héritage combiné de Claude Bernard et de Louis Pasteur qui avait freiné l’adoption de la nouvelle science de l’hérédité en France et qu’en marge de l’université se développa une école française de génétique moléculaire, même en l’absence d’une tradition de recherche mendélienne.

66  Dans « Mort ou persistance du darwinisme ? », Gayon (2009, p. 323) souligne le cas particulier de Darwin dans l’histoire des sciences et rappelle que les physiciens « n’éprouvent pas le besoin de qualifier leurs hypothèses comme “einsteiniennes” ou “bohriennes”; encore moins parle-t-on d’“einsteinisme” ou de “bohrisme” ».

67  En 1983, Gayon avait proposé un projet de recherche à la commission de philosophie et d’histoire des sciences du CNRS sur « La synthèse évolutive (1930-1950) : historiographie, épistémologie, enjeux philosophiques » et l’année suivante il en proposa une nouvelle version sous le titre « Histoire et épistémologie de la théorie synthétique de l’évolution ». N’ayant de cesse de revenir à ce thème, l’un de ses derniers écrits, publié de façon posthume dans le Journal of the History of Biology, portait encore sur la nature de la synthèse moderne (Gayon & Huneman, 2019).

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Table des illustrations

Titre Colloque Buffon, Dijon, 1988
Légende Sur la photo, Jacques Roger à l’avant-plan. Sur l’estrade, Jean Gayon et François Dagognet.
Crédits Source : AIP, Fonds Jean Gayon
URL http://journals.openedition.org/cahierscfv/docannexe/image/5226/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 266k
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Pour citer cet article

Référence papier

Pierre-Olivier Méthot, « Jacques Roger, Ernst Mayr et l’histoire de la théorie de l’évolution. Science et idéologie dans les sciences biologiques »Cahiers François Viète, III-18 | 2025, 91-124.

Référence électronique

Pierre-Olivier Méthot, « Jacques Roger, Ernst Mayr et l’histoire de la théorie de l’évolution. Science et idéologie dans les sciences biologiques »Cahiers François Viète [En ligne], III-18 | 2025, mis en ligne le 24 février 2025, consulté le 10 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/cahierscfv/5226 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13dht

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Auteur

Pierre-Olivier Méthot

est professeur titulaire à la faculté de philosophie de l’Université Laval (Québec), où il occupe aussi le poste de doyen. Il est titulaire de la chaire de recherche du Canada en humanités médicales et histoire de la pensée biologique et membre régulier du Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie (CIRST). Ses travaux s’orientent selon deux axes principaux : histoire et philosophie des sciences de la vie et de la médecine, et histoire de la philosophie des sciences en France dans la seconde moitié du xxe siècle. Il travaille en ce moment avec Camille Limoges à l’édition du tome VI des Œuvres complètes de Georges Canguilhem (à paraitre chez Vrin au printemps 2025) et prépare une biographie intellectuelle du philosophe. Il a rédigé de nombreux articles et fait paraitre plusieurs ouvrages collectifs et numéros thématiques, notamment un volume en hommage à Jean Gayon, Philosophy, History and Biology: Essays in Honour of Jean Gayon, Springer, 2023 ainsi que François Jacob and the History of Biology : Historical and Philosophical Perspectives on The Logic of Life (avec Florence Vienne), HOPOS – The Journal of the International Society for the History of Philosophy of Science, 2023, vol. 13, n° 2.

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