Anaël Marrec : qu’est-ce qui vous a mené, dans vos parcours académique et personnel, à vous questionner sur le sujet de l’énergie en société et dans l’histoire ?

Alain Gras : la première énergie fossile, c’est le charbon, c’est donc par là que vous avez commencé ! Si je comprends bien, vous dites que le modèle énergétique du charbon en Angleterre est très particulier. Mais le cas anglais a été exporté dans le monde entier. Aujourd’hui, on est dans le modèle du charbon !

Charles-François Mathis : oui ! Mais le charbon était la source d’énergie quasiment exclusive en Angleterre, et ce n’est pas le cas aujourd’hui. Je travaille sur la réalité concrète et matérielle de l’emploi du charbon dans les espaces domestiques, là on a une singularité. Je vois le Royaume-Uni comme l’idéal type d’une société basée sur une seule source d’énergie. Ce qui ne veut pas dire que les autres n’existent pas, mais d’un point de vue quantitatif elles sont écrasées par le poids du charbon. Peu de sociétés ont été à ce point dépendantes d’une énergie, et se sont à ce point organisées autour d’une source d’énergie. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Cela a changé, avec la Seconde Guerre mondiale et les années 1950. Bien sûr que dans certains pays du nord on utilisera le charbon de la même manière. Mais le poids symbolique, social, etc. du charbon dans ces années-là, est assez propre à l’Angleterre. On ne le retrouvera pas à ce point ailleurs et après.

On en vient à la façon dont on utilise les approches systémiques pour penser l’énergie. Charles-François, est-ce que c’est le cas de l’Angleterre qui t’a poussé à utiliser une notion comme celle de système ? Et comment l’utilises-tu ?

Charles-François Mathis : oui, c’est très clairement l’Angleterre. J’ai découvert l’idée d’un système énergétique en lisant Jean-Claude Debeir et ses collègues (2013), et j’avais trouvé cela vraiment très intéressant. Je l’ai utilisée au départ pour justifier mon approche d’histoire sociale et culturelle de l’énergie. Si l’on considère que l’usage d’une source d’énergie dans une société s’accompagne de structures politiques, techniques évidemment, économiques, etc., après tout, pourquoi n’y aurait-il pas aussi un accompagnement social et culturel de ces sources d’énergie ? Cela a été peu mis en avant par les historiens : il y a quelques études autour du pétrole et du nucléaire, mais avec le charbon cela était un peu négligé. Le système énergétique me permettait de justifier cette approche, en montrant qu’elle paraissait nécessaire puisqu’elle faisait partie de l’explicitation de ce système. Et c’était d’autant plus vrai à mon avis en Angleterre que cette omniprésence du charbon donnait corps à ce système, le rendait quasiment inévitable, et me permettait de l’aborder sous l’angle des représentations. Cette dimension symbolique me paraissait vraiment importante. Pour mon habilitation à diriger des recherches, j’ai élargi ensuite aux pratiques. Au-delà de la technique, il s’agissait d’une organisation sociale : des intérieurs domestiques s’organisaient en fonction de cette énergie, et créaient des hiérarchies, dépendantes en partie de cette énergie, entre les hommes et les femmes, qui mettaient en œuvre des stratégies de survie pour obtenir le charbon. Il y a tout un pan social de la vie des Britanniques qui est lié à ce charbon, et qu’il fallait mettre en évidence. Personne n’avait mis cela au jour : j’ai vérifié cinquante fois la bibliographie en me disant « ce n’est pas possible ». Je regardais, je cherchais avec tous les mots-clés possibles, et non, il n’y avait rien.

Alain Gras : pourtant, on parle toujours de charbon dans l’histoire des révolutions industrielles.

Charles-François Mathis : on parle de son rôle pour l’économie, on parle de son rôle pour les mineurs, on parle de la vie des mineurs, etc. Mais pas du quotidien des Britanniques dans leur rapport au charbon… Maintenant, oui ! Il y a bien l’étude d’un journaliste qui vient de sortir (Paxman, 2021), qui est beaucoup plus vaste, mais qui n’a pas le sérieux scientifique de mon travail. Mais on sent que ça frémit, cet intérêt pour le charbon dans sa dimension sociale et culturelle.

L’intérêt que tu as trouvé à cette notion de système, finalement, c’était de réussir à mettre en relation la culture, la société et la technique dans un tout. Est-ce que tu pourrais essayer de définir le système énergétique ?

Charles-François Mathis : je voudrais reprendre ce que j’ai dit dans l’ouvrage sur les systèmes et les transitions énergétiques (Mathis, 2019)… J’ai choisi une définition assez large car je ne veux pas tomber dans le déterminisme. Il ne s’agit pas de dire qu’une énergie détermine une organisation politique, sociale, etc. Il y a un certain type d’organisation sociale, politique, qui facilite l’usage d’une énergie, ou se met en place à la faveur de l’utilisation massive d’une énergie. Tout le problème, c’est, je pense, de montrer ses répercussions sans tomber dans le déterminisme. C’est pour cela qu’il n’y a pas, à mon avis, de définition simple, claire et solide de ces systèmes.

Alain Gras : la question du déterminisme, c’est très important en sociologie et en anthropologie. Vous connaissez sans doute Leslie White (1943). Pour lui, c’est l’énergie qui détermine l’évolution de la culture, et je trouve ce déterminisme effrayant. La notion de système chez lui n’est pas précise. Il parle du choix d’un type d’énergie, qui détermine un type de culture. Les ruptures sont causées par un manque d’énergie qui cause un écroulement, et puis on repart sur un autre type d’énergie. C’est un déterminisme sociotechnique tout à fait implacable. Mais dans le livre de Debeir et ses collègues, ce n’est pas clair non plus. Que vous ne donniez pas une définition claire du système, je comprends bien : je me suis amusé à regarder tous les bouquins que j’ai, en anglais en particulier, et dans aucun je n’ai trouvé une définition précise !

Charles-François Mathis : Debeir et ses collègues ont été à la base de mes réflexions à ce sujet, mais quand j’ai relu leur définition, pour cet échange et pour un séminaire que j’organise, c’est vrai que leur système s’organise entre, d’un côté l’environnement et la technologie, et de l’autre le politique et l’économique, excluant de ce fait le social et le culturel, qui sont ce qui m’intéressait moi. Ce que je trouve dommage, et assez réducteur, en fait. Cela s’explique certes parce que dans leur logique, il y avait une réflexion d’inspiration un peu marxiste sur l’accaparement des moyens de production à travers les politiques mises en place dans ce système. Mais pour moi, leur conception de système est encore trop réductrice, je l’aurais élargie en incluant la sphère sociale et culturelle, qui pour eux découle, je suppose, de l’organisation politique et économique.

Alain Gras : oui, et de l’énergie en tant que telle. Pour Debeir et ses collègues, la notion de convertisseur est centrale, alors qu’on peut en douter. On peut se demander si un convertisseur n’est pas une création de l’époque fossile. En fait ils chaussent des lunettes de l’anthropocène pour parler d’une histoire beaucoup plus ancienne. C’est ce qui me fait douter un peu de la notion de système. Même si c’est un livre que j’aime beaucoup, qui est excellent ! Mais parler de la notion de système à partir de Debeir, c’est un peu compliqué. C’est la même chose avec Bertrand Gille. Chez lui, les systèmes techniques s’emboîtent les uns dans les autres, c’est un ensemble de conditions techniques qui émergent et qui font système. Ce n’est pas l’énergie en tant que telle, chez Gille, qui joue le rôle prépondérant.

Cela m’intéresse, ce que tu dis sur les convertisseurs. J’avais l’impression de réussir à mettre de côté des valeurs de notre monde productiviste grâce à une approche de l’histoire par les convertisseurs, en disant qu’il n’y a pas de source d’énergie tant qu’il n’y a pas de convertisseur. En fait, il n’y a pas de source d’énergie en soi, tout élément naturel n’est pas une source d’énergie, il ne le devient que s’il y a un convertisseur. C’est pour cela que j’ai fait une histoire de convertisseurs, cela me donnait l’impression d’être un peu plus réflexive (Marrec, 2018). Et tu dis qu’en fait, la notion de convertisseur pose aussi problème, est-ce que tu peux développer un peu ?

Alain Gras : en fait, si tu vois les périodes historiques qui ont précédé l’anthropocène, il y a un usage qui est fait de l’environnement naturel, du milieu, qui est fondé sur une représentation moderne qui n’est pas dans la tête de ces gens-là. Or on a l’impression que Debeir et ses collègues projettent cela, comme si ces peuples avaient une obsession, celle de l’énergie à tirer de leur environnement. Cela rejoint la question symbolique. L’attitude qu’ils avaient ne pouvait pas se comprendre avec les mots qui sont les nôtres, pas plus que la manière de se confronter avec la nature. Ce qui me gêne, c’est qu’ils n’ont pas du tout une vision d’anthropologue. Ce sont plus ou moins des ingénieurs, et ils ont une vision assez dogmatique de l’énergie qu’ils projettent dans le passé.

Charles-François Mathis : il n’y avait, en effet, pas une quête de ressource énergétique formulée comme cela. Mais on cherchait quand même les ressources naturelles, notamment le bois. C’est pareil pour l’énergie hydraulique, qu’on ne représentait évidemment pas comme cela. Je vois ce que vous voulez dire, mais en même temps je suis gêné par l’existence, de fait, d’une volonté de mobiliser (plutôt que d’exploiter), des ressources naturelles, comme le bois, l’eau, à des fins productives, ou pour se chauffer.

Alain Gras : le bois, c’est du feu, mais c’est surtout du bois de construction, pour la charpente… La question de l’énergie, je ne dis pas qu’elle était secondaire, mais ils ne la voyaient pas comme cela. Le vent, ils l’utilisaient pour les moulins, bon. Mais on ne cherchait pas à capter l’énergie, s’il n’y avait pas de vent, il n’y avait pas de vent, on arrêtait la machine. Il n’y avait pas d’exagération dans la récupération d’énergie, ce n’était pas un problème premier.

Alain, quelle notion de système te semble pertinente pour comprendre l’énergie ? Ou, comment arrives-tu à l’énergie par la notion de système ?

Alain Gras : c’est une question bien difficile. Le système énergétique tel que nous le connaissons aujourd’hui a une particularité, c’est qu’il est fondé sur les convertisseurs. Et c’est ce qui détermine la notion de système chez nous. Les interactions, les interconnexions entre les différentes technologies sont liées à la capacité à mobiliser l’énergie. Donc tous les systèmes chez nous sont des systèmes énergétiques. J’exagère un peu en disant cela, mais en fait, le système est partout. On parle bien de système biologique… Dans toutes les connaissances, on utilise la notion de système. Franck Tinland (1991) a écrit sur ce thème un livre important : Systèmes artificiels, systèmes naturels, il y a aussi Gilbert Hottois (1991), qui a beaucoup travaillé sur cette question. Le système est toujours lié chez nous à la représentation de l’action, à cette idée de maîtrise de la nature, de maîtriser notre rapport au milieu — je ne dis pas l’environnement, mais le milieu, le monde à l’entour. Je pense que tout est organisé autour de cette obsession première. Le système est un mode d’action sur le milieu, et d’exercice de notre pouvoir. C’est caractéristique de la modernité. Et évidemment, le macro-système technique en est l’expression ultime et la plus puissante. Je pense que la notion de système est très liée à la notion de pouvoir exercé sur le milieu. C’est ce qui la distingue des autres. Gille, c’est tout à fait autre chose. Avec Gille, c’est un peu comme avec Leroi-Gourhan : son premier chapitre s’appelle « les systèmes bloqués » (Gille, 1978). Qu’est-ce que cela veut dire ? Tout simplement qu’il a dans la tête un modèle déterministe. Selon Gille, c’est au xii^e siècle que tout commence à changer chez nous, et cela nous distingue des autres, de tous les autres. Y compris les Chinois, qui étaient très forts techniquement, mais ne se sont pas développés comme nous. Cela nous éloigne de la notion de système, mais en même temps je ne peux pas m’empêcher de le dire. Pierre Musso a écrit un livre qui s’appelle La Religion industrielle (2017). Il fait remonter les origines de notre manière d’être au monde à l’Incarnation ! Là, je lui ai dit : « tu exagères, ça va un peu loin ». Ce n’est pas la préoccupation de nos premiers théologiens, Saint Augustin ne s’intéresse pas aux progrès de notre monde, c’est le progrès de l’âme, vers Dieu, mais c’est tout. Et puis je l’ai relu, l’autre jour j’ai eu un débat avec lui et son équipe, et j’ai repris Gille. Tout au début du chapitre cité : « on se demande pourquoi ils se sont arrêtés ». Pourquoi ne pas se poser la question inverse, lorsque j’évoquais la culture précolombienne, ou l’Égypte. Il est vrai que chez nous, à partir du xii^e siècle, les moines deviennent acteurs de ce monde, les Cisterciens en particulier. Cela nous éloigne de la notion de système technique trop profondément ancré dans l’imaginaire progressiste, mais en même temps se crée quelque chose qui va nous amener au système d’exploitation de la nature tel qu’il se réalise aujourd’hui. J’ai écrit un bouquin qui s’appelle Le Choix du feu (2007). Ce n’est qu’un essai mais en passant par la critique de la notion de système, je veux montrer ma différence avec Pierre Musso, car j’insiste sur le fait qu’il n’y avait pas de déterminisme malgré la machine de Watt, je pense qu’on pouvait échapper à la civilisation fossile. Il y a un ensemble de circonstances : peut-être parce que Napoléon a perdu la guerre, ce sont les Anglais, avec leur manière de penser le « système » culturel libéral, qui nous ont imposé cette façon de voir — je ne sais pas, on peut toujours trouver des origines sur ce qui s’est passé dans un cadre défini par la technique, et hors de ce cadre, les hypothèses différentes apparaissent farfelues. Mais en tout cas, je me bats contre le déterminisme. Il y avait peut-être une orientation technologique, mais est-ce qu’elle devait nous amener nécessairement au système technique tel qu’on le conçoit aujourd’hui, c’est-à-dire un système technique entièrement dépendant de l’énergie ? Je n’en suis pas sûr.

Charles-François Mathis : c’est même très douteux. Sur une aussi longue durée de temps, il y a tellement d’aléas qui ont pu surgir que bien sûr, je suis d’accord avec vous.

Alain, tu viens de dire qu’on était arrivé à un système technique qui était fondé sur l’énergie, et qu’il y a maintenant un macro-système technique. Je voulais vous demander à tous les deux si vous voyez des spécificités actuelles aux systèmes, et comment vous les décririez.

Charles-François Mathis : des spécificités actuelles, qui seraient celles de l’anthropocène, tu veux donc dire des deux derniers siècles. Cela m’amène à la spécificité d’un système énergétique fossile. On a un système qui était basé au départ sur le charbon, dont le pétrole à mon avis est devenu ensuite l’élément principal. Dans tous les cas, ce sont des systèmes fossiles qui ont bien des caractéristiques singulières. Pour la première, je reprends Debeir et ses collègues (2013) que je trouve intéressants : ils évoquent les trois concordances : d’objets, de lieu, de temps. Avec les systèmes fossiles, et encore plus avec l’électricité, on a pu se passer en partie de cette concordance au moins de lieu et de temps, puisqu’on pouvait plus facilement transporter l’énergie et l’utiliser à n’importe quel moment, selon les besoins. Il y a déjà cette souplesse nouvelle en un sens. Il y a son aspect foncièrement transitoire, puisqu’elle repose sur un stock et non plus sur un flux. Il y a la consommation délirante d’énergie, qui est rendue possible et encouragée par ces systèmes. Cela fait trois caractéristiques : le transport, l’aspect transitoire, la consommation massive. Et, ce qui est lié, il y a une mise en réseau beaucoup plus importante qu’auparavant, qui abolit la relative autarcie qui existait auparavant, ne serait-ce qu’au niveau des foyers. Alors qu’ils consommaient dans leur coin des ressources comme le bois de feu, ils sont désormais parties prenantes d’un réseau qui entraîne aussi des fragilités, les black out par exemple. Les réseaux techniques sont tellement complexes que, paradoxalement, il y a une sorte de fragilité dans l’accès à certaines énergies.

Charles-François Mathis : je suis tout à fait d’accord avec ce que vous dites, notamment à propos de la mobilisation de l’énergie et d’une forme de dépossession, de déresponsabilisation — on appuie sur un bouton et tout fonctionne. Elle est plus propre au xx^e qu’au xix^e siècle, parce que le charbon, comme vous le disiez, reste alors très visible. Cela aussi justifie l’idée d’une dimension sociale et culturelle des systèmes énergétiques. Je suis désolé de faire une obsession là-dessus ! Vous parliez de ce bougnat qui apportait le charbon. Il y a cette façon d’être au monde qui repose sur une consommation effrénée, en toute inconscience de ce que cela entraîne comme conséquences. L’histoire sociale et culturelle rend compte de certaines formes d’organisations, de représentations du monde, de visions de la nature et de l’énergie, qui sont liées aux usages énergétiques, et qui contribuent à faire émerger un type de système énergétique singulier.

Avec le numérique, il y a le couplage de deux grands types de systèmes, de réseaux en tout cas : le réseau numérique et le réseau électrique, notamment avec le modèle des smart grids. Cela me questionne : finalement, y a-t-il toujours eu des systèmes énergétiques ? Ne serait-ce pas quelque chose de singulier à notre période contemporaine, quelque chose qui est en train de se renforcer maintenant avec les réseaux numériques ? Peut-on parler de système énergétique à toute période de l’histoire ? Peut-on aussi parler de système technique à toute période de l’histoire ? Si on dit que les macro-systèmes techniques sont quelque chose de singulier à notre période contemporaine, de quel système parle-t-on avant l’existence de ces macro-systèmes techniques ?

Charles-François Mathis : je pense qu’il est clair que les réseaux et les systèmes techniques — je dis bien techniques — sont plus élaborés, plus développés, plus denses, aujourd’hui, et depuis deux siècles disons, et de plus en plus aujourd’hui, qu’à la période préindustrielle. Si l’on s’intéresse — je réfléchis à voix haute ! — aux systèmes énergétiques proprement dits : du moment qu’on a une conception lâche des systèmes énergétiques, même si cela peut sembler un peu contradictoire au départ, si on les conçoit de la façon que je proposais, selon laquelle il y a des correspondances, il y a des échos sociaux, économiques et culturels autour de l’utilisation de l’énergie, je ne vois pas pourquoi il n’y en aurait pas avant la révolution industrielle. Après tout, exploiter une rivière, cela demande des systèmes techniques : il faut des moulins, il faut des canaux, qui ne font pas de pollution en amont, ou pas trop, il faut qu’on assure que l’eau coule parfois en abondance, etc., son utilisation suppose des moulins, que le blé soit proche, cela suppose une organisation politique, cela donne aussi une certaine vision de ce qu’est cette énergie-là. Il y a toutes ces dimensions : sociales, culturelles, politiques, techniques, qui sont en présence. Simplement, c’étaient peut-être des systèmes énergétiques plus localisés, à moindre échelle que ceux d’aujourd’hui, qui couvrent la planète.

Alain Gras : il me vient une réflexion. Vous avez dû lire le livre du Suédois Andreas Malm, Fossil Capital (2016). Il se trouve qu’une partie de ma famille est suédoise et que j’ai assisté à sa soutenance. Pour lui, le système hydraulique a longtemps résisté. Mais, comme il est marxiste, il ne voit pas qu’un imaginaire se met en place, pour moi avec le train, pas la machine de Watt, mais la locomotive, la mobilité, etc. Malm ne le voit pas du tout, cet imaginaire. Et d’autre part, c’est là où ce que vous me dites est très important, autour de l’hydraulique, les groupes sociaux ne faisaient pas système entre eux. Ils étaient sur une rivière, ils faisaient attention peut-être à ne pas polluer, mais ils ne faisaient pas système. Tandis qu’avec la voie ferrée, cela fait système ! Donc je pense que c’est aussi une des raisons pour lesquelles l’hydraulique ne pouvait pas résister aux fossiles.

Charles-François Mathis : oui, la dimension systémique donnait une puissance aux fossiles plus importante, et écrasante. Je suis entièrement d’accord qu’il y a un imaginaire puissant. Malm le dit un peu, pas à propos du chemin de fer, mais il évoque un certain fétichisme de la vapeur. Il montre que la vapeur peut être à un moment tout simplement aussi une mode, et pas seulement une décision rationnelle économiquement. Elle naît avec le train plus qu’avec la machine à vapeur au départ, là-dessus je suis entièrement d’accord. À propos des systèmes énergétiques dans le passé, si je reviens à Debeir et ses collègues (2013), ils donnent un exemple que je trouve très intéressant : celui des sociétés mésopotamiennes et égyptiennes. Pour pouvoir exploiter l’énergie solaire — évidemment on n’utilisait pas ce terme à l’époque — dans les conditions qui étaient celles du Nil et de l’Euphrate, il fallait une politique forte, mais aussi une religion qui vénère le soleil, et la mise en place de canaux d’irrigation. Cela impliquait un pouvoir central important, avec un contrôle militaire éventuellement de la répartition de l’eau et des récoltes, et en cela, disent-ils, ces sociétés avaient mis en place des systèmes énergétiques qui alliaient ces dimensions, chez eux encore une fois plutôt environnementales-techniques d’un côté, économiques et politiques de l’autre. Je trouvais ce modèle assez convaincant appliqué à ces sociétés. Alors, si on considère des sociétés de l’époque moderne, comme dépendantes de sources d’énergie essentiellement renouvelables, sans s’arrêter sur un type d’énergie particulier, est-ce qu’on peut parler d’un système énergétique organisé autour de l’exploitation des énergies renouvelables ? En partie. Le vent et l’eau étaient qualitativement essentiels pour moudre le blé, mais comme le montrent Paul Warde et ses collègues dans un petit graphique, 85-90 % de l’énergie utilisée dans les sociétés occidentales de la fin de l’époque moderne était de l’énergie animale ou humaine (Kander, 2014, p. 38). Bien qu’ayant une utilité essentielle, l’énergie hydraulique et éolienne représentait une part marginale en quantité. Ce monde reposait donc sur la culture. La source d’énergie principale, c’était la terre. Dans ce cadre-là, je pense qu’on peut considérer qu’il y alors un système énergétique, un mode d’organisation social, politique, économique et culturel qui, faisant de la terre la source principale de vie et d’énergie, lui accorde une importance singulière et s’organise autour. Cela permet de distinguer cette période de la période temporelle qui s’appuie beaucoup plus sur d’autres énergies et notamment fossiles. Jean-Baptiste Fressoz (2013) critique la notion de système, parce qu’il nie l’existence des transitions. Mais ce n’est pas parce qu’on considère que ces systèmes existent qu’on bascule brutalement de l’un à l’autre, et qu’il n’y a pas d’accumulation d’énergie. C’est plutôt constater qu’un type d’énergie, ou une source d’énergie, l’emporte sur les autres dans les imaginaires, dans les organisations, dans l’exploitation. Mais cela ne disqualifie pas que d’autres énergies puissent être utilisées, bien sûr. La plupart des sociétés occidentales, à partir du xix^e siècle, reposent sur un mix énergétique très complet.

Alain Gras : ce que vous venez de dire, au fond, et je ne savais pas que c’était à ce point-là, c’est que, justement, la question de l’énergie et des convertisseurs n’était pas posée du tout de la même façon avant la période moderne. Les sociétés prémodernes ne cherchaient pas à développer les pales des moulins, elles ne cherchaient pas à absolument capter l’eau avec des turbines, parce qu’elles reposaient essentiellement sur l’énergie animale et humaine. Alors, soit c’est parce qu’ils étaient mauvais, ils ne savaient pas qu’il fallait faire plus pour être plus productif, ou c’est tout simplement que ça ne les intéressait pas.

Charles-François Mathis : il y avait quelques progrès, bien sûr, mais…

Alain Gras : … oui il y avait quelque progrès, mais ils étaient isolés et ils ne faisaient pas système, justement.

Quelle différence faites-vous entre régime énergétique, structure énergétique, système énergétique ? Ce que tu viens de dire, Charles-François, c’est qu’il y a de grands modes d’utilisation de l’énergie dans les sociétés, qui d’une certaine façon structurent des organisations sociales, techniques, des façons d’entrer en relation avec la nature, de la mobiliser. Alain, tu viens de dire que les techniques de l’énergie ne faisaient pas forcément système.

Charles-François Mathis : en le disant, en t’entendant, j’étais en train de me dire que ce que j’appelle un système énergétique est plutôt un régime. En fait, ce que j’avais en tête dans l’idée du système énergétique, c’était les liens social-culturel-politique, etc. Mais je pense que tu as raison, c’est probablement plutôt un régime. Ce qui me faisait employer le terme de « système », c’était le fait qu’il y ait des échos, des liens, si ténus soient-ils, dans les différents domaines de la vie, et qu’on ne peut pas considérer chaque domaine séparément. Et qu’on devait intégrer les aspects sociaux et culturels aux autres. Mais je n’y voyais pas une dimension d’organisation systémique des techniques à proprement parler. C’est peut-être là que j’aurais dû parler plutôt de régime que de système.

Alain Gras : peut-être que cela ne fait pas non plus tout à fait système symbolique ou système conceptuel. J’étais en Espagne, à Séville, il n’y a pas longtemps, et ils avaient reconstitué la caraque de Magellan. C’est une sorte de caravelle de vingt-neuf mètres de long. Ce n’est pas dans un musée, ils l’avaient reconstituée sur le Guadalquivir et c’est extraordinaire, on pouvait monter dedans ! C’est fabuleux, vingt-neuf mètres de long, quand on fait le tour du monde — Magellan ne l’a pas fini. À ce moment-là, on a su exploiter le vent, et les conséquences ont été gigantesques. On a su faire un bateau qui remontait au vent, qui était à fond plat et naviguait quasiment partout, et à partir de là on a fait des choses de plus en plus imposantes autour de la navigation. Mais pas autour des moulins ! Je ne suis pas spécialisé en moulins, mais on n’a pas fait des choses extraordinaires, avec les moulins à vent, par exemple : « tiens, il y a une énergie, qu’on va utiliser pour autre chose ! », comme on le fait aujourd’hui avec les éoliennes. Pour la navigation, on a trouvé un moyen d’utiliser une énergie, qui était le vent. C’est tout ! Cela ne faisait pas système.

Charles-François Mathis : oui, ça me paraît plus clair ainsi. Je pense que je parle plus de régime que de système, même si encore une fois cette dimension systémique se faisait bien entre les dimensions humaines, plus que dans l’organisation spécifique des convertisseurs et des modes d’exploitation de l’énergie.

Charles-François, tu parlais d’autarcie tout à l’heure. Alain, tu disais que l’hydraulique ne faisait pas système. Je pense que tu veux dire que dans les rivières, il y avait toute une organisation sociale, y compris une mobilisation de l’énergie, mais que les rivières n’étaient pas spécialement connectées entre elles. Je me posais la question de comment penser le hors-système, et l’autonomie, dans le cadre des macro-systèmes techniques, des systèmes énergétiques, dans l’histoire. Est-ce que cela a du sens ?

Alain Gras : le macro-système, pour moi, est caractéristique de notre société, donc cela ne peut pas exister avant. La comparaison n’est pas possible, puisque c’est un système politique, le macro-système. Avant, le système au sens large de régime pouvait être un élément du politique, mais ce n’était pas un macro-système. Il n’était pas directement politique, maintenant il l’est. La question sous-jacente, qui est évidemment très très importante aujourd’hui, devient : est-ce que pour assumer la transition on peut passer d’un macro-système, à un système, ou un régime, à l’ancienne ? Question centrale pour l’électricité aujourd’hui. On peut peut-être utiliser l’électricité, mais dans ce cas-là il faut totalement changer notre mode de consommation et notre mode d’être au monde, et relocaliser l’énergie électrique — qui n’est pas une source d’énergie. Récupérer le vent, le soleil, ce que l’on a sur son territoire. Cela implique un changement radical dans la manière de penser l’énergie mais aussi de penser le monde. Et ces ruptures sont extrêmement difficiles à produire. Peut-être que, face au désastre qui approche, il y aura une réaction devant cette perspective très dangereuse. Au-delà de cette prospective qui peut être très aléatoire, enfin pas tellement aléatoire puisque tout ce qu’il se passe en ce moment va dans le même sens, on est enfoncé dans un système qui est complet, puisqu’il est aussi symbolique, culturel, etc. C’est avec notre imaginaire qu’on est coincé, peut-être même plus avec notre imaginaire qu’avec la technique elle-même ! Pour en sortir, la technique restera toujours là mais il faudra la penser dans une autre cosmologie.

Charles-François Mathis : je suis entièrement d’accord. C’est ce que je voulais montrer avec la civilisation du charbon : ce poids des pratiques quotidiennes, des modes de vie, sur les consommateurs, dans les évolutions, et le poids des imaginaires aussi, le fait qu’un imaginaire se change sur le long terme, alors qu’aujourd’hui nous n’avons pas le temps. Le hors-système, il faut le penser, bien sûr, parce que si on ne le pense pas, on est dans le déterminisme. C’est pour cela que je reviens à cette conception, disons, un peu distendue du système, ou plutôt du régime : il y a un certain nombre de faisceaux qui convergent dans une certaine direction autour de l’usage d’une certaine énergie, il me semble que c’est un fait. Qu’il puisse y avoir des poches de résistance, des développements marginaux, ou qui le sont au moins au départ, ou d’autres modes de vie ou d’exploitation de l’énergie qui persistent, bien sûr. C’est justement parce que ces poches-là existent, qu’elles ouvrent des possibles, qu’il peut y avoir des changements. Elles peuvent ensuite évoluer, s’imposer. D’autres modes d’exploitation de l’énergie deviennent ensuite dominants et donnent la possibilité d’une organisation sociale et politique neuve.

Alain Gras : sauf que précisément, avec la fonction politique du macro-système, le pouvoir intervient pour empêcher les ouvertures.

Charles-François Mathis : j’avais plutôt en tête effectivement l’avant xx^e siècle. Dans le cadre du macro-système, c’est clair que la dimension systémique est d’autant plus forte et les réseaux d’autant plus denses, et que les possibilités que ces poches, ces développements marginaux se fassent, sont beaucoup plus compliquées. C’est un peu comme la biodiversité, on voit un appauvrissement des possibles, qui empêche l’adaptation, ou en tout cas en limite les possibilités. C’est très joyeux tout cela !

Charles-François Mathis : en tout cas, c’est vrai qu’en France on fournit l’électricité peu chère, pour l’instant, qui incite d’autant plus à ne pas aller voir ailleurs.

Alain Gras : oui ! Peu chère pour l’instant. Ce que je ne comprends pas, c’est que ces sommes énormes qui sont dépensées comme cela en pure perte pour un EPR, si on en fait six, je ne sais pas ce qu’il va se passer !

Charles-François Mathis : sans compter le démantèlement des anciennes centrales.

Alain Gras : pour l’instant, cela ne se voit pas, les contreparties. Vous parliez de l’ère du numérique. L’ère du numérique c’est un autre aspect qu’il faut évoquer. Qu’est-ce que cela vous inspire, le numérique dans ce cadre-là ?

Alain Gras : c’est drôle, je parlais hier avec un ami qui a passé quelque temps sur l’île de Groix, et qui utilisait un vélo électrique. Il a à peu près mon âge, et il m’a dit : « ce vélo électrique, il faut le recharger, et lorsqu’on s’en sert il peut aller très vite. Toi, tu as connu le vélo solex. » Vous n’avez pas connu cela, vous ! C’est dommage pour vous ! C’était vraiment très sympa. Avec un vélo solex, vous alliez toujours à la même vitesse. C’était un cylindre qui faisait tourner la roue. Il n’y avait pas beaucoup d’usure. Il tournait toujours à la même vitesse. Pour vous arrêter, vous débrayiez en tirant le moteur en arrière, à ce moment-là il tournait à vide, mais on n’avait pas d’action sur la vitesse. Alors que le vélo électrique peut aller très vite — on le ressent avec crainte lorsqu’il passe entre les piétons sur les trottoirs. Il y a une puissance, même dans le vélo électrique ! La trottinette, c’est aussi la vitesse, alors qu’il n’y avait pas cela avec les anciennes trottinettes. On est toujours tourné vers la puissance, la rapidité. Je crois que le réservoir du vélo solex faisait deux litres, avec un litre vous faisiez cent kilomètres, donc c’est une énergie alternative ! Si on se contentait du peu. J’ai adoré, c’était très marrant. Avec le vélo électrique, on entre dans le véhicule électrique avec toutes ses nuisances.

Charles-François Mathis : je vous rejoins sur cette volonté de puissance et d’abolition des limites. Le vélo électrique est en un sens représentatif de cet imaginaire de la puissance qui nous porte depuis deux siècles : on doit pouvoir aller où on veut, quand on veut, aussi loin qu’on veut.

Alain Gras : c’est pour cela que pour moi, le macro-système technique en tant que tel, est une expression de la volonté de puissance, de la façon la plus claire et la plus présente dans notre quotidien, et la plus invisible en même temps. Puisque ce n’est pas une contrainte, c’est une jouissance, cette vitesse. C’est pour cela que quand on essaie de penser à notre avenir, le vôtre plus que le mien, parce que je ne sais pas si je verrai grand-chose avant de disparaître, c’est quand même à ce niveau, au niveau des représentations, de l’imaginaire, du symbolique, qu’il faut agir.

Charles-François Mathis : ça me fait plaisir de vous entendre dire cela, parce que j’en suis persuadé, et cela rend d’autant plus justifiables l’histoire culturelle et l’histoire sociale. Je n’ai pas répondu à la question sur le numérique. Je n’ai pas grand-chose à répondre à cette question. Comment il s’insère dans un système énergétique ? D’abord, je pense qu’il participe pleinement de cette invisibilisation du système énergétique, c’est une évidence. De plus en plus, on essaie de mettre en avant le pouvoir énergétique du monde numérique, et ça c’est une très bonne chose, même si c’est un peu traumatisant — je n’ose plus envoyer de courriels et de textos maintenant ! Il participe à cette invisibilisation, il contribue bien sûr à l’accroissement de la consommation énergétique. Pour ce qui est du lien avec les smart grids, ce que vous disiez avant de la dépossession me paraît assez juste : cela va encore renforcer la dimension systémique, c’est certain. Alors est-ce que cela va tenir son rôle d’économies d’énergie pour lequel il est censé être mis en place, si on en croit le passé non, puisqu’on sait bien que toute économie d’énergie dans un domaine entraîne une consommation accrue d’énergie au niveau global.

Charles-François Mathis : oui, effectivement, Jevons, donc oui, si l’on s’appuie sur cet exemple, cela ne fonctionnera pas.

Charles-François Mathis : là où je suis plus optimiste, je crois — même si c’est peut-être une illusion ou de la naïveté —, c’est que je veux croire quand même à la possibilité par le politique de se ressaisir de cela et de permettre des changements. Mais de toute façon, il n’y a pas d’alternative. Même si, comme on dit, beaucoup de choses reposent sur des imaginaires, des représentations, c’est au politique aussi de contribuer à faire évoluer cela, c’est au politique d’agir, d’anticiper parfois les attentes de la société. Sans volonté et décision politique, c’est sûr qu’il n’y aura pas d’issue à la crise actuelle, et on ne pourra pas sortir du système énergétique qui est le nôtre. Personnellement, je veux y croire, mais c’est plus une position de principe. D’autant plus que cela a un versant pessimiste : s’il n’y a pas d’issue sans dimension politique, qui pourrait émerger au niveau national éventuellement, la seule solution réelle se situe au niveau global et cela, on n’y arrivera pas. C’est clair, et c’est terrible.

Je voulais vous interroger sur la place de l’imaginaire, mais je n’en ai pas eu besoin ! Finalement, la notion même de système donne une grille de lecture propre à aujourd’hui et à notre manière contemporaine d’être au monde. Et elle peut être performative. Je pense que vous avez vraiment raison quand vous dites que l’imaginaire est fondamental, même dans le maintien du système : il le soutient, tout comme le système génère des imaginaires. On pourrait penser qu’avoir des imaginaires alternatifs est un élément de solution.

2Charles-François Mathis : c’est pour cela que je ne suis pas mécontent d’avoir eu cette idée d’utiliser le terme de civilisation qui m’a été proposé par mon éditeur, et qui offre un peu plus de souplesse, qui est plus malléable que la notion de système sans doute, et qui est adaptée au cas de l’Angleterre. Je ne suis pas sûr que cela se transpose pour d’autres sources d’énergie ou d’autres espaces, mais ce mot de civilisation est peut-être complémentaire dans certains cas à celui de système ou de régime. Et, ce que je dis dans la conclusion du livre et ce que j’ai dit auparavant, c’est qu’il y a bien quelque chose que l’on peut apprendre de cette civilisation anglaise, en termes justement de précarité énergétique, de rôle de l’imaginaire, de pensée systémique. On peut en tirer des leçons, même s’il ne s’agit pas tout à fait de la même organisation. Les sciences humaines ont leur rôle à jouer dans la compréhension de la crise que nous traversons — et dans les solutions qui peuvent y être apportées.