Les deux éditeurs de ce volume thématique voudraient remercier Jenny Boucard et David Plouviez pour leur travail de suivi éditorial, la sélection des rapporteurs anonymes et la relecture attentive des différents textes qui composent le volume.

1Ce volume thématique n° III-8 des Cahiers François Viète s’intitule Rivages et horizons techniques des mondes atlantiques au vingtième siècle. Il résulte d’un appel à contribution lancé en mars 2018 dans lequel nous voulions interroger le rôle des techniques dans la construction et la gestion des rivages et des horizons maritimes à l’époque contemporaine. L’appel était centré sur les échanges atlantiques entre les côtes africaines, américaines et européennes, et sur la manière dont un système socio-technique pouvait être analysé en articulant rivages et horizons techniques. Compte tenu des réponses et par cohérence éditoriale, nous n’avons retenu que trois cas d’histoire des techniques couvrant les trois premières décennies du xx^e siècle. Le volume thématique est complété par deux récits de mémoire de chercheurs français ayant mené des travaux sur les énergies marines depuis les années 1970.

2L’introduction du volume est structurée en trois parties. La première partie définit les concepts d’horizon, de rivage et de système techniques. Elle est suivie par une présentation des études historiques et des récits mémoriels selon l’ordre du volume. Enfin, l’appareil conceptuel et les cas empiriques sont croisés pour souligner quelques aspects majeurs de la mondialisation des trois premières décennies du xx^e siècle dans l’océan Atlantique.

1. Appareil conceptuel : rivage, horizon et système techniques

4Ces concepts sont particulièrement adaptés au monde maritime. Le rivage maritime constitue un espace complexe parce qu’il délimite des zones de passage, vers des ailleurs, et, simultanément, des zones de confinement ou d’enfermement, souvent subies. Le voisinage du rivage dessine des horizons maritimes ou terrestres, qui ont des formes, des extensions ou encore des significations différentes pour ceux et celles qui les envisagent. Ainsi, un espace portuaire invite aux voyages par ses navires en partance mais trace aussi une frontière grillagée, fermée aux populations n’ayant pas de visa adéquat. Une grue à quai, qui opère un transbordement de marchandises, participe d’un ensemble de flux économiques tout en symbolisant la puissance immobile de ces espaces. Le rivage est aussi cet espace mouvant, arraché chaque année par les fortes tempêtes, et la ligne de côte constitue alors une inquiétante conquête de la mer pour les populations côtières sédentaires qui s’efforcent d’aménager des digues et des défenses artificielles.

5Les rivages et horizons maritimes sont des vecteurs de circulation des savoirs et des savoir-faire scientifiques et techniques, des matériaux et des marchandises économiques et symboliques, des outils et des machines agricoles et industriels dans la mondialisation industrielle de l’époque contemporaine. Ces échanges idéels et matériels, singuliers ou en série, locaux ou globaux, conduisent à souligner une dernière caractéristique fondamentale mise en évidence par les deux concepts : la multiplicité et la superposition des temporalités en jeu. Si les échanges transatlantiques se déclinent au présent, ils sont en effet marqués par des mémoires collectives diverses de processus historiques communs. Ainsi, sur les sommets du « commerce triangulaire » de l’époque moderne, des lieux de commémoration de la traite négrière se développent aujourd’hui. Ils mettent en scène, de manière fort variable, les aspects techniques et humains des rivages passés : fond de cale ouvert aux vagues du fleuve pour le mémorial de l’abolition de l’esclavage installé à Nantes ; nombreux « puits des esclaves » dans le golfe du Bénin, autour desquels les négriers faisaient tourner sept fois leurs captifs avant de les embarquer ; Cais do Valongo à Rio de Janeiro où opéraient des dispositifs de quarantaine et de contrôle sanitaire des esclaves arrivant au Brésil. Au-delà de leurs différences, ces exemples sont autant de tentatives de construction d’horizons de mémoires à partager entre trois rivages atlantiques marqués par des passés conflictuels. Ce point, plus largement, noue les questions de patrimoine technique, de mémoire collective et d’expériences du temps des populations concernées.

2. Quatre domaines de la modernité industrielle : hydravions, frigorifiques, ports et énergies

6Les trois articles retenus concernent la modernité industrielle, dans le monde atlantique, sur la période 1870-1930. Us rendent compte de compétitions militaires et économiques conduites par les États européens au xix^e siècle pour la maîtrise des flux transatlantiques et, plus largement, mondiaux. La colonisation militaire et économique de l’Afrique est un exemple bien connu. Mais cet impérialisme européen a aussi conduit à la Première Guerre mondiale, autour de laquelle sont organisés deux des articles.

7La première contribution s’intitule « Espaces techniques et aéronautique : hydravions et frontières maritimes, 1910-1918 ». Marion Weckerle montre comment l’hydravion, d’abord objet de compétition sportive au même titre que l’automobile ou l’avion, devient enjeu militaire à partir de 1914 pour les pays de la Triple Entente (France, Royaume-Uni, Russie) et de la Triple Alliance (Allemagne, Autriche-Hongrie, Italie, qui rejoint la Triple Entente fin avril 1915). Des dizaines de bases sont ainsi établies sur tous les rivages maritimes d’Europe : Adriatique, Atlantique, Baltique, Manche, Méditerranée, mer Noire, mer du Nord. Le déploiement de milliers d’hydravions reconfigure l’horizon maritime et militaire au début du xx^e siècle et reformule une question stratégique en déplaçant les zones de décollage et en élargissant le rayon d’action des bombardements.

8La deuxième contribution, due à Étienne Delaire et Pierre Teissier, analyse également une rupture induite par la Première Guerre mondiale. Intitulée « Horizons, chaînes et rivages frigorifiques en France, 1900-1930. Marchés alimentaires, modernités techniques et pêches industrielles », elle s’attache, non pas aux affrontements directs, mais aux problèmes logistiques d’approvisionnement alimentaire des armées de la Triple Entente en France. En quelques mois, le gouvernement français construit un système frigorifique pour acheminer de la viande congelée depuis l’Argentine, avec le soutien de l’Angleterre, jusqu’aux rivages portuaires français puis le front de l’Est via le réseau ferroviaire.

9La troisième contribution nous entraîne vers les zones d’approvisionnement en viande congelée de l’Amérique du Sud. Elle s’intitule « Modernisation de rivages techniques entre l’Argentine et la France : les ports de Rosario, Arroyo Pareja, Mar del Plata et Quequén (1900-1930) ». Bruno Rohou, Miguel De Marco, Gustavo Chalier et Martin Petersen retracent le mouvement de modernisation du rivage portuaire argentin avec un point de vue original : non pas celui dominant des intérêts britanniques qui organisent, depuis la fin du xix^e siècle, un rivage frigorifique et l’élevage massif de bovins et d’ovins dans l’hinterland argentin pour l’exportation massive vers l’Angleterre, mais celui, postérieur, où l’État argentin pilote la construction ou la rénovation de quatre ports secondaires avec l’appui de sociétés françaises de construction portuaire. Les auteurs montrent comment un certain nombre de facteurs (géographiques, politiques, industriels) déterminent des choix de modernisation des rivages techniques et de gestion différenciée des zones portuaires.

10À la suite de ces études historiques, Anaël Marrec fait dialoguer, par entretiens interposés, deux ingénieurs-chercheurs de la même génération qui ont commencé à explorer la conversion des énergies marines après la première crise pétrolière de 1973 : Alain Clément de l’École centrale de Nantes et Philippe Marchand du Centre national pour l’exploitation des océans (cnexo). Tous deux insistent sur les dimensions interdisciplinaires et internationales de la recherche et du développement des énergies des mers. Leurs récits mémoriels rendent ainsi compte d’une constitution de « Rivages et horizons des énergies marines depuis les années 1970 » à l’échelle du globe.

3. Rivages, horizons et systèmes industriels de la mondialisation du premier tiers du xx^e siècle

11La lecture des trois cas historiques à travers la grille d’analyse des rivages et horizons techniques donne une image transversale, et pourtant nuancée, de la mondialisation économique et politique durant les premières décennies du xx^e siècle. Nous le compléterons ponctuellement par des références aux récits de mémoire sur les dernières décennies du xx^e siècle. En mettant à l’épreuve les concepts de rivages et d’horizons techniques et maritimes, nous nous essayons à une interprétation de la mondialisation industrielle dans les mondes atlantiques d’il y a un siècle. Un trait commun et central aux trois cas historiques retenus est l’existence d’un horizon technique fortement marqué par la modernité industrielle. L’importance du machinisme et de la gestion industrielle justifie de qualifier cet horizon de technicien afin d’insister sur la prédominance des valeurs des ingénieurs de la période : efficacité, maîtrise, modernisation, puissance, rationalisation, etc. Cet horizon technicien est mis au service de la compétition internationale entre États européens et avec les États-Unis. Il y est sans cesse question de rapports de force.

12Les rapports de force les plus violents sont militaires, c’est le cas de la Première Guerre mondiale et de l’impérialisme européen en Afrique ou états-unien dans le Pacifique (Philippines). Dans ce contexte, la construction et l’organisation des rivages techniques sont primordiales. Ainsi, l’implantation de bases d’hydravions le long d’une côte relève d’une stratégie militaire de bombardement des infrastructures adverses. Le choix entre deux lignées techniques, hydravions de côte ou hydravions de bord, construit des horizons militaires de taille et de signification différentes. Ainsi, la gestion des flux alimentaires vers les fronts militaires nécessite la construction de plusieurs rivages frigorifiques (abattoirs, ports, entrepôts) et leur mise en relation par des connexions ferroviaires, c’est-à-dire le déploiement d’un système frigorifique militaire. Dans une version atténuée, ces rapports de force s’expriment à travers les compétitions sportives : la rhétorique des « pionniers » de l’aéronautique (dont les hydravions), mais aussi de l’automobile, façonne des héros nationaux au même titre que les « as » des combats aériens de la Première Guerre mondiale. On utilise ici l’horizon technicien pour nourrir le roman national et la mémoire collective.

13Mais ces rapports de force sont également économiques. C’est évidemment l’invention des expositions universelles au milieu du xix^e siècle, poursuivies jusqu’au début du xx^e siècle par des congrès plus spécialisés : aéronautique, automobile, génie civil, électricité, frigorifique, etc. Chacun des articles explicite des concurrences économiques. Dans le premier cas, l’économique est étroitement couplé au miliaire : ainsi, dans certaines situations, des sociétés industrielles vendent des hydravions de combat à des États qui seront leurs ennemis demain. Le second article développe l’exemple de la construction d’une ligne du froid entre Saint-Pierre-et-Miquelon, colonie française, et Lorient, en Bretagne. L’octroi par la France de la maîtrise d’œuvre aux États-Unis pour la construction du frigorifique de Saint-Pierre relève d’une relation diplomatique entre alliés, les États-Unis ayant gagné un contrat d’une douzaine de millions de francs, et d’un calcul technico-économique, le rivage français profitant du savoir-faire frigorifique de tout premier plan des entreprises états-uniennes vers 1920. Mais, ces rivages frigorifiques pour la congélation de la morue de l’Atlantique Nord s’avèrent surdimensionnés par rapport aux envies et inadaptés aux goûts des consommateurs français d’après-guerre. L’échelle frigorifique des États-Unis se révèle inadaptée aux rivages européens des années 1920. À l’inverse, les rivages techniques de l’Argentine ont été dimensionnés pour répondre au commerce transatlantique de viande congelée à destination de l’Angleterre dans un premier temps (1900-1910) puis de l’Europe. Lorsque, durant la Première Guerre mondiale, l’hinterland argentin n’est plus suffisant, le complexe agro-industriel états-unien complète la demande. La modernisation des rivages argentins met en évidence une relation politique entre l’Europe et l’Amérique du Sud avec un rapport de domination technique et économique, les sociétés françaises et anglaises construisant ou rénovant les zones portuaires contre une rétribution financière. Ce même rapport de domination technico-économique opère lorsque les États-Unis imposent à la France la maîtrise d’œuvre pour le frigorifique de Saint-Pierre.

14La domination économique s’appuie, en premier lieu, sur le patrimoine techno-scientifique accumulé par les sociétés qui maîtrisent les savoir-faire. C’est le cas pour les hydravions, dont la production résulte d’une hybridation entre filières industrielles préexistantes : motorisation, aéronautique et nautique. La superposition et l’entrecroisement de filières techniques conduisent à la création de « bateaux volants », que nous qualifions de chimères techniques. Cette accumulation de savoir-faire joue aussi à plein dans la construction d’un port. Pour un nouveau chantier, une société de génie civil reprend des procédures et des acquis d’un chantier antérieur, qui fait alors office d’archétype. Sont ainsi construites des généalogies techniques de ports industriels, chaque chantier pouvant être situé indifféremment en métropole, dans une colonie ou sur un territoire souverain. En aval des travaux industriels, les deux chercheurs sur les énergies marines des années 1970 témoignent de l’importance de la maîtrise scientifique et technique pour projeter les horizons techniques sur des rivages. L’expertise concerne, d’une part, la mise au point des machines maréthermiques, houlomotrices ou marémotrices, et, d’autre part, l’arrangement systémique des machines et des réseaux électriques pour former des rivages exploitant les énergies des mers pour l’arrière-rivage. La largeur d’un rivage peut varier de dispositifs quasi-terrestres, dits onshore (sur la rive), à des parcs éoliens, très éloignés de la côte, dits offshore (en dehors de la rive).

15La domination économique s’appuie, en deuxième lieu, sur la capacité à organiser l’arrière-rivage : hinterland pour la Pampa, réservoir halieutique pour Terre-Neuve, réseau électrique pour les côtes habitées. Le système commercial qui se met alors en place n’est pas homogène et centralisé. Il est souvent administré par des consortiums hétérogènes d’entrepreneurs privés, de sociétés financières et d’États souverains. Le rivage portuaire est à la croisée des réseaux arrières (hinterland) et des réseaux avancés (de distribution). Son administration dépend des rapports de force économiques et financiers en présence. Pour la France métropolitaine ou dans les colonies de l’Empire (Dakar, Lomé), c’est l’État qui gère le rivage technique. On trouve aussi des exceptions avec des concessions à moyen terme, octroyées à des sociétés privées contre des redevances à l’État : port de Lorient-Kéroman, construit par l’État français et géré par un concessionnaire privé français ; port de Saint-Pierre-et-Miquelon, construit par des entreprises états-uniennes et géré par un concessionnaire privé français. L’État argentin met également en place les deux systèmes de gestion : une concession d’exploitation privée octroyée aux entreprises françaises bâtisseuses pour les ports de Rosario et d’Arroyo Pareja ; une gestion assurée par l’État argentin pour les ports rénovés de Mar del Plata et Quequén.

16La construction de ces systèmes technico-économiques dans les domaines militaires, alimentaires et énergétiques rend compte d’une mondialisation industrielle au cours du xx^e siècle. Le territoire quadrillé est l’océan Atlantique à travers lequel des entreprises privées et des États souverains aménagent et modernisent des rivages techniques sur les côtes d’Europe, d’Amérique latine et d’Afrique. La capacité à savoir fabriquer, administrer et financer les différents éléments de ces systèmes — réseaux, rivages, horizons — et à maîtriser leurs relations offre un avantage concurrentiel décisif dans la gestion internationale des flux et des stocks, de marchandises et de capitaux. La tendance sur le xx^e siècle est l’accélération des flux et la réduction des stocks. Comme le proposait Fernand Braudel, la maîtrise des chaînes commerciales longues caractérise le capitalisme marchand, par opposition à l’économie de marché. C’est cette capacité à coupler les zones de production et de consommation, et à contrôler leurs interconnexions par-delà les hétérogénéités juridiques et les distances planétaires qui élèvera les sociétés privées au rang de multinationales puis de transnationales.

17Mais, comme le montre chacun des trois cas de ce volume, la structuration des sociétés transnationales dans la première moitié du xx^e siècle s’ancre à des territoires sous la juridiction d’États souverains. Leur croissance démesurée dans la deuxième moitié du siècle en fera parfois des égales, par la puissance, à certains États souverains. Les témoignages sur l’essor des énergies marines sont, à ce titre, intéressants parce qu’ils montrent l’importance pour les transnationales de pouvoir compter sur leur État d’origine tout au long du xx^e siècle et au-delà. Ainsi, les poli- tiques industrielles de la France en faveur des énergies marines associent, de manière intime, des institutions publiques de recherche (cnexo puis ifremer), la principale compagnie française d’électricité (edf) et des transnationales à base française (alsthom, areva, framatome). Ces consortiums privés-publics construisent et exploitent les rivages énergétiques en France certes, mais également partout dans le monde en ce début de xxi^e siècle.

18C’est l’aptitude des États à conserver un rapport de force équilibré, aux niveaux technique, industriel, commercial et financier, avec ces transnationales qui leur assure une possibilité d’émancipation politique. Leur inaptitude, au contraire, les contraint à une sujétion économique structurelle qui sera pudiquement appelée « développement » dans la période postcoloniale. L’un des signes de cette sujétion est le développement d’une agriculture d’exportation ciblée et d’une importation de machines et de savoir-faire industriels étrangers. Ce rivage assujetti est l’image inverse de l’horizon technicien.