1L’hydravion est un avion capable de décoller depuis un plan d’eau et d’amerrir de manière autonome, soit sur sa coque, soit au moyen d’un ou de plusieurs flotteurs. Il s’agit donc d’une machine hybride, résultant d’en- sembles techniques issus du monde des aéroplanes et de la navigation, à l’interface entre terre et eau. Nous utilisons ici la définition de « l’ensemble technique » donnée par Bertrand Gille (1978) : il s’agit des techniques affluentes liées à l’existence d’une technique précise. Ainsi, l’ensemble technique de l’hydravion réunit des éléments et connaissances techniques définissant l’avion — une cellule, un ou plusieurs plan(s) d’aile(s) fixe(s), un groupe motopropulseur, des commandes de vol — et un dispositif d’amerrissage : un ensemble de deux flotteurs sous l’avion, ou une coque adaptée plutôt qu’une cellule d’avion simple, à laquelle s’ajoutent souvent de petits flotteurs d’appoint ayant pour but d’empêcher que les ailes et la queue ne touchent l’eau. Ces différentes solutions techniques représentent des filières techniques, notion qui sera discutée plus avant ci-après. Plusieurs expérimentations furent menées par différents pionniers de l’aviation dès 1901, mais le premier vol réussi d’un hydravion eut lieu le 28 mars 1910, réalisé par l’ingénieur marseillais Henri Fabre. Celui-ci poursuivit sa carrière dans ce domaine et d’autres pionniers français ou étrangers, comme Glenn Curtiss aux États-Unis, en développèrent également. L’hydravion fut envisagé d’emblée comme une machine essentiellement aquatique, propre à se poser sur les étangs, lacs, rivières, fleuves ou en mer, clairement distincte de l’avion terrestre. D’abord une machine essentiellement sportive, cet appareil suscita un intérêt dans le domaine des applications civiles mais également militaires. En conséquence, durant la Première Guerre mondiale, des hydravions furent engagés par les principales puissances en guerre sur leurs fronts maritimes : France, Grande-Bretagne, Italie, Allemagne et Autriche-Hongrie y eurent recours en particulier dans la Méditerranée, l’Adriatique, la Manche et la mer du Nord, du début à la fin du conflit. L’hydravion connut ainsi, en un temps court, des emplois variés, doublés de contextes géographiques, culturels et techniques différents. Cela aboutit au développement de filières techniques différentes, les puissances aéronautiques privilégiant selon les cas les hydravions à coque — conceptuellement dérivés des bateaux — ou à flotteurs — initialement des avions terrestres, sans lien aucun avec leur appartenance en termes d’alliances.
2L’aviation est un thème peu abordé en histoire des techniques, et l’hydravion y constitue un objet marginal, tout comme dans les domaines de l’histoire culturelle, économique ou encore dans le champ des war studies. La majeure partie des publications traitant de l’histoire des hydravions résulte de travaux réalisés par des amateurs passionnés par le sujet. On trouvait ainsi des monographies détaillées compilant de nombreuses données techniques ainsi que de l’iconographie, portant sur un modèle d’aéronef en particulier, permettant de l’identifier et retraçant son parcours, de la production en usine au retrait de service. Ces nombreuses monographies existent sous divers formats, du fascicule de quelques pages tels que les Aircraft Profiles (Bruce, 1966 ; Cassagneres, 1967 ; Norris, 1966) jusqu’à de véritables encyclopédies techniques consacrées aux productions d’un avionneur (Andrews & Morgan, 1981 ; Barnes, 1988 ; Bowers, 1979 ; Forst, Kôssler & Koos, 2010 ; Owers, 2016), des catalogues d’avions d’une période chronologique déterminée (Bousquet, 2006), ou encore des ouvrages liés à un événement jugé marquant comme la coupe Schneider (Bazzocchi, 1971 ; Coggi, 1984 ; Pegram, 2012). On trouve également des biographies d’avionneurs ou de pilotes (Bramson, 1990) et des histoires d’entreprises (Hartmann, 2010). Celles-ci, parfois concentrées sur une figure marquante, demandent une attention particulière afin de replacer ces personnages dans un contexte global parfois éludé par une vision romanesque de l’évolution technique, à plus forte raison en ce qui concerne les « pionniers » pour lesquels le contexte les ayant vu émerger et expliquant leurs actions est souvent négligé. Les ouvrages visant à fournir une histoire globale des hydravions (par exemple Nicolaou, 1998) sont rares. De nombreuses publications retracent l’histoire d’un lieu ayant connu une forte activité liée aux hydravions (Bédéi & Joy, 1993 ; Bédéi & Molveau, 2009 ; Buisson, 2009), ou d’une partie d’un corps militaire, comme la collection des publications de l’Association pour la recherche de documentation sur l’histoire de l’aéronautique navale (ARDHAN) concernant l’aviation maritime militaire française. Par ailleurs, de récents travaux se penchent sur des angles morts de l’historiographie traditionnelle de l’aéronautique de la Première Guerre mondiale, incluant un nouvel intérêt pour les hydravions, les hydrobases et leurs rôles sur des fronts parfois peu connus en France (Casarrubea, 2018 ; Ciglic, 2011 ; Feuilloy & Morareau, 2019 ; Jeffrey & Sir Robinson, 2019 ; Olejko, 2019 ; Weckerle, 2015). Ainsi, outre des analyses sur les fronts des empires centraux, on trouve des synthèses riches en données sur des aspects opérationnels, mais ne proposant pas d’analyse globale. Nous nous plaçons pour cet article dans un cadre plus large permettant de tisser des liens entre ces différentes études spécifiques : nous considérons en conséquence la période 1910-1918, qui offre la possibilité d’examiner un ensemble de dynamiques particulières, pour lequel de nombreuses données sont disponibles. Cette amplitude permet d’appréhender l’évolution de l’inscription de l’hydravion dans l’espace aérien après son invention, dans un contexte marqué par un engouement général fort pour l’aéronautique, puis son appropriation et son expansion militaire dans un conflit à grande échelle, lequel en fit un outil technologique propre à faire évoluer les frontières maritimes et aériennes sur différentes zones de front, et utilisé jusqu’à la fin de la guerre.
3Malgré une documentation abondante sur des thématiques diversifiées liées à l’hydravion, celui-ci n’a que peu été appréhendé comme objet technique central d’un système en constante évolution. Dans ce système gravite, autour de l’hydravion, un certain nombre d’acteurs, de techniques, de pratiques, d’objets formant par leurs interrelations un réseau que l’on peut qualifier d’« espace technique ». Cette notion correspond à un espace géographique et historique dans lequel se déploient un certain nombre de techniques liées à celui-ci (Garçon, 2008 ; 2012 ; Lacheze, en cours). L’hydravion se place ainsi à l’interface de plusieurs de ces espaces techniques : celui du rivage, de la frontière entre terrestre et aquatique, entre territoires nationaux et les « ailleurs », et un espace technique de l’horizon et de la mer, puisque l’hydravion a pour vocation d’abolir la frontière avec ces ailleurs. Nous nous proposons donc, dans cet article, d’interroger la place qu’occupe cette machine dans chacun de ces espaces techniques. Comment façonnent-ils l’hydravion, et réciproquement ? Comment les espaces techniques dialoguent-ils entre eux via l’hydravion ? Au sein des bornes chrono-géographiques définies ci-dessus, nous nous intéressons plus spécifiquement à l’espace géographique français, dont les autres pays considérés ont constitué des partenaires et/ou des ennemis avant et pendant le conflit. L’hydravion, inventé en France, était alors dans sa phase pionnière, se trouvant donc, a fortiori en tant qu’objet hybride, particulièrement malléable par les influences des espaces techniques dans lesquels il se développait.
4Nous allons donc en premier lieu examiner la place des hydravions dans le cadre des meetings sportifs, principal canal d’utilisation et de développement des hydravions de leur invention à la Première Guerre mondiale, démontrant leur capacité à évoluer sur les rivières, lacs, plages, rivages maritimes, entre villes, et à constituer une arme propre à permettre le contrôle et la protection des côtes. Nous verrons comment cela fut mis en pratique durant la Première Guerre mondiale sur les différents fronts, que ce soit dans le contexte de collaborations entre alliés ou de combats entre antagonistes. La deuxième partie exposera comment l’évolution technologique des hydravions, l’amélioration de leurs performances et la diversité de leurs missions furent employées pour tenter de résoudre des questions tant de franchissement des distances que de réalisation ou d’empêchement d’opérations militaires dans un contexte de guerre totale.
5Pour appuyer ces réflexions, nous employons la définition de lignée technique suivante : elle désigne la finalité commune d’un ensemble d’outils ou de produits indépendamment de leurs caractéristiques structurelles et de leur fonctionnement. La filière technique, quant à elle, désigne un ensemble d’outils ou de produits ayant un fonctionnement technique similaire. Ainsi, l’on peut considérer les hydravions comme une même lignée technique, distincte de la lignée technique des avions et des canots automobiles, et qui se sépare en plusieurs filières ; celle des hydravions à coque, à flotteurs, ou hybrides. Si les coques et les flotteurs des hydravions font appel à des ensembles techniques de la marine et des canots auto- mobiles — ce qui amena d’ailleurs des professionnels de la coque marine ou de canot de course à travailler sur des flotteurs d’hydravion, comme Alphonse Tellier — elles représentent deux filières techniques d’hydravions distinctes, puisque le choix est déterminant sur la construction de l’avion : ajout d’une paire de flotteurs sous un avion terrestre déjà connu et éprouvé, ou conception d’une nouvelle configuration technique de cellule, surface portante et groupe motopropulseur pour un hydravion à coque. Le concept de l’hydravion hybride illustre celui d’hybridation technique en général : il s’agit de rendre interchangeables simplement, sur une même cellule, un train d’atterrissage et une paire de flotteurs, afin que le pilote dispose d’un avion terrestre ou marin selon l’utilisation prévue. Cette filière, bien qu’employée avant la Première Guerre mondiale, finit par être abandonnée au profit d’appareils de conception différente et atteignant de meilleures performances.
- 1 Dépouillement des journaux : L’Aérophile, La Revue Aérienne, La Vie au grand air, le Bulletin mensu (...)
6À cette fin, nous utilisons plusieurs types de sources. Les Archives de la Marine conservées au Service Historique de la Défense, et plus particulièrement la série SSGa, fournissent des indications sur l’intérêt porté par ce corps militaire aux hydravions lorsqu’ils apparurent, sur la mise en place d’une aviation maritime, ainsi que sur le déroulé des opérations dans les différents centres d’aviation maritime lors de la Première Guerre mondiale. Ces sources sont recoupées avec la bibliographie consacrée à ces thématiques. Cette dernière est enrichie d’éléments provenant de collections particulières. Si les constructeurs d’avions et d’hydravions des années ici traitées ont pu publier des écrits techniques ou autobiographiques (mais de manière non systématique), les archives de ces entreprises disparues n’ont pas été conservées, contrairement à celles de périodes plus récentes. Pour l’étude de la période pionnière d’avant-guerre, c’est majoritairement vers les sources imprimées qu’il convient de se tourner, en particulier la presse technique et sportive1. La recherche par mots-clés dans les collections des périodiques numérisés, permet un dépouillement systématique des articles mentionnant l’hydravion. La ligne éditoriale de certaines de ces publications se consacre intégralement à l’aéronautique et à ses applications, comme L’Aérophile, L'Aviation et l'automobilisme militaires, La Revue aérienne ou encore la revue britannique Flight, mais ce n’est pas nécessairement le cas. De même, les périodiques de la Belle Époque spécialisés dans le sport accordent une grande place aux sports mécaniques, mais pas exclusivement ; les deux principaux comportant des publications sur les hydravions sont La Vie au grand air et Le Sport universel illustré.
7L’espace technique majeur au sein duquel l’hydravion et son pilotage évoluèrent fut, dès son invention en 1910 et jusqu’en 1914, celui des compétitions et des démonstrations sportives. L’hydravion d’Henri Fabre avait été présenté publiquement sur l’étang de Berre hors cadre compétitif, mais fut également présent à titre de démonstration au meeting annuel de canots automobiles de Monaco d’avril 1911, piloté par Jean Bécue (cf. figure 1).
Figure 1 - Hydravion Fabre à Monaco en 1911
Source : Musée de l’hydraviation, Biscarrosse ; © Wikimedia Commons
8Les habitants d’Île-de-France eurent quelques occasions d’apercevoir deux hydravions sur la Seine lors d’une démonstration durant le meeting « Les couleurs de Paris » en 1912, concernant à nouveau les canots automobiles, tandis que François Denhaut effectuait des tests sur l’étang de Juvisy (faisant actuellement partie de la commune de Viry-Châtillon) et la Seine (Bédéi & Joy, 1993 ; Bédéi & Molveau, 2009 ; Buisson, 2009). Les hydravions eurent rapidement, à l’instar des nombreux concours d’aviation terrestre, leurs propres compétitions, sur les étangs, lacs et fleuves, ou encore en mer (cf. tableau 1).
Tableau 1 - Liste des concours d'hydravions et des meetings qui en comportèrent, de 1911 à 1914
Période
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Nombre
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Noms et lieux
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Mars-avril
1911
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2
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Coupe d’Aspremont, Nice ; Meeting de canots automobiles de Monaco
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Mars-
septembre
1912
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11
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Meeting de Monaco ; Concours de Putzig, Allemagne (actuellement Puck en Pologne) ; Meeting de canots automobiles « Les couleurs de Paris » ; Semaine d’aviation de Barcelone ; Concours à Stettin, Allemagne ; Meeting de Boulogne-sur-Mer ; Meeting de Genève ; Meeting de Saint-Malo ; Meeting de Lausanne ; Concours de Heiligendamm, Allemagne ; Concours de Tamise-sur-l’Escaut, Belgique
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Avril-
octobre
1913
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12
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Meeting de Monaco ; Coupe Schneider, Monaco ; Prix du Daily Mail ; Concours du Lac de Constance, Allemagne ; Meeting de La Rochelle ; Course Paris-Deauville ; Meeting de Deauville ; Daily Mail Circuit of Britain ; Concours de Genève ; Meeting d’aviation des Sables d’Olonne ; Meeting de San Sebastian, Espagne ; Circuit des lacs italiens (Gran Premio dei Laghï)
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Avril-
octobre
1914
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8
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Rallye aérien de Monaco ; Coupe Schneider, Monaco ; Concours de l’Union pour la sécurité en aéroplane ; Concours dans la Manche pour hydravions ; Concours d’aviation maritime du Nord ; Circuit des Trois Fleuves (Rhin, Meuse et Escaut) ; Concours pour hydravions sur le littoral Atlantique ; Meeting du lac de Garde (Italie)
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Cette liste a été constituée en compulsant des programmes officiels de concours conservés (cf. sources imprimées), les mentions et récits de leur déroulement figurant dans les sources journalistiques dépouillées, et la série d'archives MV SSGa.
9Tout comme les meetings d’aviation terrestre mis en place dès 1909 (Collot, 2013a,b,c ; Pelletier, 2016), les meetings d’hydravions avaient lieu du printemps à l’automne pour profiter des bonnes conditions météorologiques et de la présence des vacanciers. Ils investirent les rives de la Seine, du lac Léman, du lac de Constance, des lacs du nord de l’Italie, l’Escaut, les îles anglo-normandes, les îles britanniques, les côtes baltiques et méditerranéennes. Nombre de ces compétitions offraient au public de nouveaux divertissements. Leur dimension spectaculaire était renforcée par leur étalement fréquent sur plusieurs jours, voire une semaine. Cela permettait aux aéronefs d’être exposés, fournissant ainsi au public une opportunité de les voir de près. Des cas de réalisations d’acrobaties par les pilotes en dehors des épreuves furent également relatés dans la presse. Les meetings d’hydravions étaient tenus en parallèle de meetings d’aviation terrestre. La semaine d’aviation de Barcelone de 1912 (Real Aero Club de Espana, 1912) fit figure d’exception puisqu’elle était ouverte aux deux types d’appareils : six avions terrestres et quatre hydravions y furent inscrits. Le meeting de Lausanne eut la particularité de comporter une épreuve d’atterrissage dans un champ, ce qui indique (faute de disponibilité d’une liste précise des appareils inscrits) que le concours s’adressait aux hydravions convertibles en avions via le remplacement des flotteurs par un train d’atterrissage classique.
10Pour les pilotes, outre la tenue du concours lui-même, se rendre sur le lieu de la compétition, ou effectuer le trajet retour, était susceptible de constituer une épreuve en soi, ou l’occasion de réaliser une autre performance remarquable en dehors du cadre réglé par le concours. Par exemple, la première course de ville à ville en hydravion, le trajet Paris-Deauville, précédait le meeting proprement dit de Deauville en 1913 (Aéro-Club de France, 1913), et dix des quinze concurrents du meeting que nous avons pu répertorier participèrent à ces deux manifestations. Dans un autre cas, le pilote Charles Weymann, rentrant à Paris depuis la Belgique après le meeting de Tamise-sur-l’Escaut, un trajet de 650 km, établit le record de durée du moment d’un vol en hydravion. Les meetings de Monaco de 1913 et 1914 (Hartmann, 2008 ; International Sporting Club, 1913 ; 1914) étaient immédiatement suivis de la coupe Schneider dans la rade de Monaco, course de vitesse pure propre à renforcer le caractère spectaculaire des compétitions monégasques, les plus relayées dans la presse française, et très fournies puisqu’en plus des compétitions d’hydravions, Monaco accueillait déjà un meeting annuel de canots automobiles à partir de 1904 (Hartmann, 2014a,b ; Musée océanographique de Monaco, 1994 ; Tétart, 2012) et le rallye automobile de Monte-Carlo depuis 1911. Certains pilotes très actifs en compétition étaient susceptibles de participer tant à des meetings d’aviation que d’hydraviation, par exemple Hélène Dutrieu. Si des incidents mécaniques dus au manque de fiabilité des moteurs étaient courants et pouvaient empêcher de prendre un départ ou forcer à l’abandon, les accidents mortels d’hydravion en compétition étaient rares, contrastant fortement avec les pertes d’autres disciplines telles que les morts de la course automobile Paris-Madrid de 1903. En effet, nous n’en avons relevé qu’un dans la presse de l’époque. Alors que les motoristes équipaient également avions et autres machines de course motorisées (Gnome, Anzani, Renault par exemple), la rareté des accidents graves renforça l’opinion selon laquelle l’hydravion était un aéronef sûr. Cependant, l’idée de sûreté intrinsèque de l’hydravion doit être nuancée par le fait que les meetings d’hydravions n’accordaient que peu de place à l’acrobatie, plus prégnante dans l’aviation terrestre, ce qui pouvait réduire les risques pris par les pilotes.
11La coupe d’Aspremont, premier meeting d’hydravions dont nous avons trouvé trace, consistait en un vol d’environ huit kilomètres avec décollage et amerrissage, organisé par l’Aéro-Club de France, alors une section de l’Automobile Club. Les compétitions suivantes récompensaient avant tout la capacité à effectuer les manœuvres suivantes : le décollage et l’amerrissage, éventuellement subdivisés en épreuves à réaliser en eau calme et en eau agitée, pouvoir se déplacer sur l’eau et revenir au point de départ. La possibilité, pour le pilote, de décoller et amerrir sans être obligé de se mouiller figura également dans les règlements des compétitions dès 1912. Chaque épreuve rapportait un ou plusieurs points, et le cumul final des points de chaque concurrent déterminait le classement. Les pilotes ayant la possibilité d’effectuer ces différentes épreuves plusieurs fois s’ils le souhaitaient afin de faire comptabiliser le meilleur résultat dans le classement final, une marge d’expérimentation était admise et les résultats pouvaient donc finalement être influencés par les initiatives prises par les concurrents. La diversité des épreuves durant ces rassemblements était également propre à tester, non seulement les talents des pilotes mais aussi la fiabilité de différentes configurations techniques. En plus des épreuves communes, les participants avaient la possibilité de concourir pour des prix particuliers, comme une épreuve spécifiquement réservée aux hydravions durant la semaine d’aviation de Barcelone, tandis que d’autres pouvaient être concourues par les deux types d’appareils, des prix réservés aux machines de construction nationale, ou encore un prix du plus long vol plané à Genève en 1912.
12Lorsque les courses de vitesse et d’endurance furent introduites dans les meetings d’hydravions à partir de la semaine d’aviation de Barcelone, préfigurant les rallyes d’hydravions, celles-ci devinrent les éléments les plus valorisés. Les épreuves de manœuvres continuèrent à être systématiquement tenues et formèrent l’essentiel des meetings de Tamise-sur-l’Escaut et de Genève en 1912 (Aéro-Club de Belgique, 1912 ; Association des Intérêts de Genève & Club Suisse d’Aviation, 1912) pour devenir ensuite des épreuves éliminatoires. 1913 marqua l’instauration du modèle des rallyes de plusieurs centaines de kilomètres voire dépassant le millier, comme dans le cas du rallye européen de Monaco de 1914 (International Sporting Club, 1914), et de la coupe Schneider, une course de vitesse concourue par équipes nationales de trois appareils, qui reprit après la guerre jusqu’à la victoire définitive du Royaume-Uni en 1931. Bien qu’initialement annoncés dans la presse, les concours de la Manche, d’aviation maritime du Nord (Danske Aëronautiske selskab et al., 1914) et les suivants, programmés pour l’été et l’automne 1914, ne semblent pas avoir eu lieu, très probablement à cause du déclenchement des hostilités. Pour les constructeurs, les concours représentaient des opportunités de pro- mouvoir les qualités de leurs machines, et éventuellement de financer leur activité avec la perspective de remporter des prix ou des promesses d’achat. Les pilotes professionnels faisaient la démonstration de leur talent, et la presse, en couvrant les événements, participa à la construction de l’image publique des aviateurs. De plus, les récompenses réservées aux machines de la nationalité du pays dans lequel se déroulait le concours étaient l’une des expressions des motivations nationalistes entourant l’aviation.
13La Première Guerre mondiale fit cesser toutes les compétitions, à l’exception de la Curtiss Marine Trophy Race aux États-Unis, qui eut lieu en 1915, 1916 et 1917 (Pelletier, 2016), du fait de l’entrée en guerre des États- Unis en 1917 seulement. Durant le conflit, les hydravions occupèrent des espaces nouveaux, selon des modalités différentes. Ainsi, la France et la Grande-Bretagne engagèrent dès 1914, dans leurs marines respectives, des hydravions nationaux mais aussi des productions étrangères, point sur lequel nous allons revenir. Ce fut le cas également du Japon et de la Russie (Nicolaou, 1998). Cependant, pour le Japon, engagé dans la guerre du fait de son alliance avec le Royaume-Uni, les hydravions ne semblent pas avoir joué un rôle d’importance. La Russie, entrée en guerre contre l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, engagea des hydravions à coque Grigorovitch en mer Noire et en mer Baltique avant la révolution mais à une petite échelle, probablement impactée par les difficultés de production de la Russie (Chant, 2002 ; Gray & Thetford, 1962). Il ressort de l’ensemble de la littérature que l’essentiel de l’action, pour les hydravions, se passa sur les fronts ouest, même si l’Allemagne installa de nombreuses hydrobases notamment dans la Baltique, comme le montre la figure 2, avec, entre autres missions, la formation de personnel comme à Putzig (Olejko, 2019). L’emploi d’hydravions par l’Empire ottoman et la Bulgarie fut anecdotique (Mahoney, 2015). Lorsque l’Italie entra en guerre le 24 mai 1915 du côté de l’Entente, elle compta d’abord sur son alliance avec la France et la Grande-Bretagne pour construire une hydraviation sous commandement italien dans l’Adriatique, n’étant elle-même que peu équipée en matériel, principalement français (Casarrubea, 2018 ; Feuilloy & Morareau, 2019 ; Mehtidis, 2008).
- 2 SHD Vincennes, MV SSGa 13, SS 850 g : Concours d’hydroaéroplanes de Saint-Malo.
- 3 SHD Vincennes, MV SSGa 13, SS 850 i : Meeting de Monaco 1912.
- 4 SHD Vincennes, MV SSGa 13, SS 850 j : Meeting de Monaco 1913.
14Les premières expériences d’embarquement d’hydravions sur des navires militaires furent précoces compte tenu des dates des premiers vols en hydravion : 1912 aux États-Unis (Johnson, 2009) et en France avec le croiseur Foudre, 1913 en Grande-Bretagne (Hobbs, 2013). Mais elles ne menèrent pas à une utilisation systématisée et réglée. Les compétitions sportives de Putzig et Stettin avaient été mises en place par la Reichs-Marine-Amt, afin de disposer d’un état de l’art des appareils et des performances disponibles et de guider les premières décisions d’achats d’appareils (Weckerle, 2015). En France, la Marine attribua une médaille à délivrer au gagnant du meeting de Saint-Malo en 1912, venant s’ajouter à la récompense monétaire, bien que le concours ait été organisé par la section aéronautique de l’Automobile Club de France2. Le meeting de Monaco de 1912 fut suivi par les missions militaires française, mais également allemande et russe3. Une démarche similaire fut réitérée au même endroit en 1913 : des officiers de la Marine furent à nouveau missionnés pour assister au meeting et remettre des rapports détaillés sur les appareils engagés4. La Marine française promit également l’achat de deux hydravions à l’issue du meeting de Deauville (1913), choisis en fonction des résultats. Les Expositions internationales de la locomotion aérienne, ayant lieu chaque année en automne, permirent un prolongement des compétitions et un renforcement des relations avec de potentiels clients pour les constructeurs, en particulier l’armée. Les hydravions exposés étaient ceux ayant obtenu des récompenses ou des critiques positives sur leurs performances aux compétitions du printemps ou de l’été précédent le salon.
Figure 2 - Placement des hydrobases de 1911 à 1918
- 5 Les cartes des figures 2 à 4 répertorient toutes les hydrobases dont nous avons pu trouver des trac (...)
Les ronds correspondent aux sites français, les carrés aux sites italiens, les losanges aux sites britanniques, les triangles aux sites allemands et les étoiles aux sites austro-hongrois5.
15Les premiers projets d’hydrobases militaires démarrèrent peu après l’invention de l’hydravion également : Putzig en 1911 dans la Baltique, Fréjus-Saint-Raphaël en 1912, qui servit également de centre de formation des marins aviateurs sur hydravion et resta en activité après la Première Guerre mondiale, ou encore une dizaine de sites britanniques en mer du Nord, avec peu de matériel et d’infrastructure (Feuilloy & Morareau, 2019 ; Hobbs, 2017 ; Maritime Archaeology Trust, 2018 ; Weckerle, 2015). L’absence de nécessité d’un aérodrome était perçue comme un avantage sur l’aviation terrestre. Cet aspect a vraisemblablement contribué aux choix de sites sur des critères très empiriques, avec l’installation d’infrastructures minimalistes qui pouvaient se réduire à un hangar démontable en bois et en toile, une rampe pour mettre à l’eau les appareils, une petite section de trois ou quatre hydravions et quelques hommes, pour mener des vols expérimentaux. Le site était pérennisé petit à petit, ou l’escadrille temporaire réemployée ailleurs. Tout au long de la Première Guerre mondiale, les différentes puissances aéronautiques belligérantes multiplièrent les hydrobases, suivant les événements et les besoins mouvants du front.
16Du point de vue militaire, les hydravions étaient considérés comme une arme propre à être rattachée à la Marine plutôt qu’à l’armée de Terre, une nouvelle arme aérienne pour les flottes en complément des ballons, dirigeables et cerfs-volants déjà employés. Ils furent utilisés massivement pour la reconnaissance et la protection des bâtiments de surface, la lutte anti-sous-marine, la recherche de mines, et l’aide au réglage de tir de l’artillerie. Bien que certaines tâches puissent être communes entre aviations terrestre et maritime, leurs structures et leurs organisations au sein des corps militaires étaient distinctes, et les pilotes d’hydravions étaient majoritairement des marins. Cette logique se traduit dans la répartition des hydrobases, non plus à l’intérieur des terres mais uniquement sur les côtes, sans plus utiliser les lacs, afin de faire opérer les appareils en mer.
17En ce qui concerne la création et la période d’activité des hydro- bases, nous nous concentrerons sur les bases françaises et britanniques plus en détail que pour les autres pays, car les données disponibles sont plus précises sur leurs périodes d’activité (cf. figure 3).
Figure 3 - Carte des hydrobases françaises (ronds) et britanniques (losanges) actives entre 1911 à 1916, avec en gris les bases actives dès avant la guerre
18Entre 1914 et 1916, les britanniques multiplièrent les bases groupées de petite taille, assez proches les unes des autres, en particulier dans la Manche, à proximité du Nord de la France et de la Belgique, et dans l’archipel des Orcades, avec des sites installés sur les bords des lochs et notamment autour de Scapa Flow. L’Irlande contrastait fortement par l’absence d’hydrobase, bien que des avions terrestres et des ballons aient été utilisés sur ce territoire. Lorsque l’Italie entra en guerre du côté de l’Entente en 1915, une coopération se mit en place dans l’Adriatique pour la soutenir face à l’Autriche-Hongrie, avec la base britannique d’Otrante (Casarrubea, 2018) et la mise à disposition, sous commandement italien, de personnel et d’hydravions français, étape probablement facilitée par le fait que les Français étaient déjà présents à Venise et à Brindisi. Les Britanniques, afin de compléter leur couverture jusque-là principalement concentrée sur l’est de la Manche, ajoutèrent un certain nombre de bases à l’ouest de celle-ci pour couvrir les débouchés sur l’Atlantique, ainsi que quelques sites sur la façade de la mer du Nord jusqu’aux îles Shetland. Par contre, ils ne se projetèrent aucunement vers des rivages étrangers.
19Pour l’Italie et l’Autriche-Hongrie, l’enjeu principal était l’étroite Adriatique, avec un ennemi suffisamment proche pour des attaques directes. On remarque dans la littérature la mention de Grado en tant que poste de combat d’hydravions français en 1915, site italien en 1917, et austro-hongrois à partir de novembre 1917 (Feuilloy & Morareau, 2019 ; Mehtidis, 2008 ; Schupita, 1983). Ceci s’explique par l’appui français en Italie à partir de mai 1915, puis par la prise de Grado par les austro-hongrois durant la douzième bataille de l’Isonzo, en octobre 1917. Les hydrobases italiennes s’établirent finalement tout autour de l’Italie et de la Sicile, dans l’Adriatique et la Méditerranée. Dans le cas de l’Allemagne, outre les accès directs à la mer du Nord et à la mer Baltique, des hydrobases furent mises en place dans des territoires centraux alliés comme dans les Dardanelles, ainsi qu’au bord de la mer Noire en Roumanie et en Bulgarie. D’autres furent installées en Belgique à proximité des lignes de front, par exemple à Zeebrugge, dès 1914.
20Les hydrobases françaises commencèrent modestement : outre le centre de formation de Fréjus-Saint-Raphaël, des escadrilles temporaires furent envoyées à Nice, Port-Saïd et Bonifacio (cette dernière durant un mois uniquement, en août 1914), et une base installée à Dunkerque. Quatre autres furent établies ensuite : dans le Nord de la France, à Boulogne-sur-Mer, cette dernière d’abord une annexe de soutien à Dunkerque en décembre 1914, juste après la création du centre allemand de Zeebrugge, une au Havre et deux en Italie à partir de mai 1915. Le tour- nant, pour la France, fut l’année 1916, durant laquelle les hydrobases se multiplièrent sur d’autres terrains, renforçant particulièrement la présence française en Méditerranée : sur dix bases créées, neuf le furent en cette mer, en particulier sur les côtes tunisiennes, les îles grecques, et une dans le Golfe de Gascogne, ouvrant le champ d’action militaire des hydravions sur l’Atlantique (Feuilloy & Morareau, 2016 ; 2019).
Figure 4 - Carte des hydrobases françaises (ronds) et britanniques (losanges) actives en 1917 et 1918 (avec en gris les sites actifs précédemment)
21Dans la pratique, les hydravions se spécialisèrent dans la lutte anti- sous-marine, et la multiplication des hydrobases en 1917 (cf. figure 4) fut une réponse à l’intensification de la guerre sous-marine. De nombreux centres d’aviation maritime et postes de combat français équipés d’hydravions furent mis en place, sur le pourtour de la côte Atlantique, dans le Nord de la France, et en Méditerranée, au Maghreb principalement (Feuilloy & Morareau, 2017 ; 2019), afin de contrôler les zones de passage des sous-marins ennemis. 1918 correspondit à une densification de la couverture dans les zones déjà pourvues en hydrobases (Feuilloy & Morareau, 2018), avec une extension jusqu’au Portugal avec la base d’Aveiro, par la suite revendue au gouvernement portugais (Tadeu, 2017). Ainsi, les centres d’hydravions marquèrent les frontières maritimes des différents pays mais ne s’y arrêtèrent pas, le jeu des alliances et de l’occupation des territoires entraînant leur expansion en dehors des espaces nationaux. Si la plupart de ces bases cessèrent leur activité à la fin de la Première Guerre mondiale, quelques-unes continuèrent d’être utilisées jusqu’au début des années 1920, par exemple Toulon-Saint Mandrier ou Norderney.
22En 1910, Henri Fabre inaugura la filière technique des hydravions à flotteurs, et à partir de 1911, Glenn Curtiss réalisa des appareils munis d’un unique flotteur central puis à coque. Ces deux filières techniques furent les deux principales configurations de la lignée technique de l’hydravion massivement exploitées par la suite, bien que des essais hybrides d’hydravions dits amphibies, capables d’amerrir et d’atterrir, furent réalisés. Plutôt que de distinguer conceptuellement les appareils civils et militaires, les constructeurs firent auprès des marines la promotion des appareils prometteurs, en particulier ceux récompensés en compétition, et collaborèrent avec elles pour leurs premières expérimentations de faisabilité, lesquelles contribuèrent à influencer les décisions d’achat. Les constructeurs investirent les deux filières des flotteurs et de la coque, sans qu’il soit possible de trancher définitivement en faveur de l’une ou de l’autre dans les performances, même si des tendances apparurent dans l’usage.
23L’hydravion d’avant-guerre avait peu d’utilisations clairement défi- nies en dehors du terrain de l’expérimentation technique et de la compétition. Son emploi commercial était embryonnaire avant 1914. On peut citer les premiers vols touristiques en hydravion Astra entre Nice, Cannes et Monaco par la Compagnie générale transaérienne en 1913, mais cette initiative semble isolée. Les prix promis par des investisseurs privés tels que le quotidien britannique Daily Mail ou Jacques Schneider pour la réalisation de « raids » ou de concours ne semblent rentrer dans aucune logique véritablement commerciale, mais plutôt dans une démarche consistant à repousser les limites d’opérabilité de cette nouvelle technologie, très probablement inspirée par la charge symbolique de la traversée de la Manche de Louis Blériot en 1909, ainsi que par les initiatives similaires dans le domaine de l’aviation terrestre et de l’automobile comme la Coupe Gordon Bennett. Par ailleurs, cela permettait également de se positionner publiquement au sein du réseau de l’industrie aéronautique.
24Journalistes, aviateurs ou officiers militaires n’hésitaient pas à prendre la plume pour exposer des idées sur le futur de l’hydravion. L’idée de traverser l’Atlantique en hydravion avait déjà été émise dans la presse française en 1912, bien qu’aucune tentative ne fut réalisée avant 1913, et ce sans succès. Le Daily Mail promit en 1913 un prix au premier pilote à y parvenir. Un premier essai fut tenté par l’états-unien Rodman Wanamaker sur un hydravion à coque Curtiss, entre Terre-Neuve et l’Irlande, et d’autres étaient envisagés pour 1914. Le journal promit également une récompense à celui qui parviendrait à réaliser un tour des îles britanniques en moins de 72 heures, selon un parcours prédéfini (cf. figure 5), dans un hydravion de conception intégralement britannique. Malgré le peu de résultats, ce prix montra une position patriotique et une conscience des enjeux politiques liés aux hydravions. Ceux-ci étaient susceptibles de briser pour de bon l’insularité des îles britanniques, et les frontières entre États en général. De la même manière, le journal avait proposé des prix à tout avion qui parviendrait à réaliser un tour des îles britanniques dès 1910, mais avec des escales différentes et sans la restriction de nationalité.
Figure 5 - Itinéraire du Daily Mail Circuit of Britain
Source: Flight, 16 août 1913, n° 242, p. 893 ; © Archive.org
25Ainsi, durant les compétitions d’avant-guerre, des appareils mono- plans ou biplans, munis en général de deux flotteurs sous l’avion (plus un flotteur de queue) et des hydravions à coque s’affrontèrent. La première coupe Schneider en 1913 fut une exception, car seuls des hydravions à flotteurs concoururent, bien que le règlement de la course n’imposât pas de telles restrictions. Le poids des flotteurs ou d’une coque désavantageait a priori les hydravions par rapport aux avions sur le plan de la vitesse, tandis que la capacité d’amerrir représentait une dimension avantageuse en cas d’incident tel qu’une panne de moteur, ou simplement pour faire escale, permettant de se projeter dans des parcours ambitieux, de plus en plus loin en mer. Ce paramètre explique l’importance du décollage et de l’amerrissage en tant que tels dans la comptabilisation des points lors des premiers meetings d’hydraviation comme Saint-Malo. Ces épreuves, ainsi que la vitesse, posaient des problématiques spécifiques puisqu’un hydravion avait besoin d’une vitesse de décollage suffisante pour pouvoir s’envoler sans risquer de retomber ou de rebondir sur l’eau, difficulté accrue par l’absence de vent ou une mer dure, avec une motorisation faible, souvent de moins de 100 chevaux-vapeur avant la guerre. La coupe Schneider, dont le parcours consistait à réaliser trois fois un trajet en triangle en se repérant par des bouées dans la rade de Monaco, se transforma rapidement en concours de vitesse pure, et le resta lorsqu’elle eut à nouveau lieu à partir de 1919. D’autres courses accordaient pour leur part plus d’importance au test des capacités des hydravions dans différents environnements, toujours avec comme critères principaux le comporte- ment sur l’eau à l’arrêt, le décollage, l’amerrissage et la vitesse. Les pilotes concouraient majoritairement seuls, plus rarement avec un mécanicien comme passager.
26La veille technique effectuée par les marines aux compétitions, les démonstrations hors concours tenues devant les officiels militaires, et les ponctuels vols d’essais réalisés dans les hydrobases militaires d’avant- guerre, constituèrent autant d’outils pour permettre aux armées de commencer à formuler leurs propres desiderata techniques vis-à-vis des hydravions, lesquels convergèrent avec ceux des concours. La Marine française définit comme critères prioritaires une capacité d’amerrissage idéalement par tous les temps, donc des bonnes qualités nautiques, des moyens de télécommunication par pigeon ou TSF, un long rayon d’action et la possibilité de bombarder des cibles.
27Les Français s’affirmaient en étant majoritaires (tant concernant le matériel lui-même que la nationalité des pilotes) dans les compétitions ouvertes à l’international, avec de bons résultats, et les achats d’hydravions français ainsi que la formation en France de pilotes étrangers contribuaient aux transferts de techniques et de savoir-faire. Comme dans le domaine de l’automobile (Loubet, 1999) et de l’aviation, l’industrie française de l’hydravion occupa ainsi une place de premier plan. Quelques raids réalisés par des militaires, tels qu’une traversée de Saint-Raphaël à Ajaccio menée par deux officiers de marine français en 1913, avaient lieu vraisemblablement à des fins tactiques (même si le vocable de « raid » était partagé avec le défrichage de nouveaux trajets par des pilotes civils), puisque ces deux sites accueillirent par la suite des bases d’hydravions de la Marine durant la guerre. Ce type de démarche préfigurait également l’institutionnalisation de l’utilisation des hydravions à des emplois militaires, alors que le pilotage de cette machine était avant 1914 principalement dans le domaine des sportifs, des pilotes d’essai travaillant pour les constructeurs et des initiatives personnelles de bricoleurs. Les parcours de plus en plus longs testaient les rayons d’action possibles des machines, principal facteur limitant qui amena à multiplier les petites hydrobases sur toutes les côtes à défendre durant la guerre, opérant près les unes des autres et se renforçant mutuellement en fonction des besoins opérationnels et de l’évolution de la ligne de front. En effet, pour la majorité, les hydravions ne dépassaient pas les trois heures d’autonomie et les 120 km/h de vitesse maximale. La Marine définit à partir de cela deux catégories d’hydravions distinctes. Les « avions de côte » devaient être grands, puissamment motorisés pour pouvoir effectuer des vols de deux ou trois heures avec un rayon d’action de 250 km minimum depuis leur base, avoir des flotteurs et (idéalement) un train d’atterrissage escamotable. Les hydravions dits « de bord », destinés à être embarqués sur des navires, devaient au contraire être petits, si possible avec des ailes repliables, et avoir la capacité d’amerrir même en cas de mer un peu agitée, ainsi que 200 km de distance franchissable. Ces deux catégories devaient absolument pouvoir embarquer un équipage de deux : pilote et observateur-mitrailleur. Ainsi, un type d’hydravion, impliquant la présence de bases sur le rivage, et l’autre type impliquant le développement de porte-hydravions, pouvant faire office de bases mo- biles permettant de se passer d’hydrobases à terre, généraient des espaces techniques différents. Dans la pratique, c’est principalement le premier qui se développa durant la guerre (cf. figures 2 à 4). Si le concept de porte-hydravion ne fut pas entièrement oublié, c’est principalement le Royaume-Uni qui l’exploita durant le conflit.
28À leurs débuts, les hydravions étaient utilisés pour la reconnaissance sous la forme de patrouilles de groupes de deux ou trois appareils, comme l’aviation terrestre, et pour l’escorte des navires. Ce rôle d’observateur pour les flottes en fit un outil essentiel au repérage non seulement des bâtiments ennemis, mais aussi des mines et des sous-marins. C’est à partir de 1915 que l’on commença à armer véritablement les hydravions de mitrailleuses, dans un but défensif (Feuilloy & Morareau, 2015 ; 2019). Bien que le bombardement par hydravion ait été envisagé dès 1911 au moins en théorie, concrètement, l’emport de bombes ou d’une torpille en hydravion ne se fit pas avant 1915 en opération. Celles-ci devaient être lâchées sur les bâtiments ennemis, tant de surface que sous-marins, par exemple par des hydravions Gotha allemands, Short britanniques ou Donnet-Denhaut français. Ce type de mission fut effectué, non en accord avec une doctrine prédéfinie, mais au cas par cas selon le terrain et les capacités des machines, avec plus ou moins de résultats. L’hydraviation de chasse joua également un rôle dans le cadre de l’exacerbation des conflits aériens, particulièrement entre bases proches géographiquement, à partir de 1916, et eut son propre système de classement d’as (Chant, 2002 ; Guttman, 2011). La construction idéologique de la figure de l’as fut cependant principalement concentrée sur la chasse dans l’aviation terrestre. Enfin, les hydravions firent également office de machines multifonctions en s’adaptant aux besoins des opérations, comme les Hansa-Brandenburg austro-hongrois mobilisés à la fois pour des tâches de reconnaissance, de liaison, et de bombardement entre leurs bases et les sites d’opération dans le détroit d’Otrante en 1917 (Halpern, 2004).
29Les types d’hydravions utilisés dans les centres d’aviation maritime durant la guerre étaient assez homogènes ; en l’absence de stocks d’hydravions préexistants, la préférence était de commander plusieurs dizaines d’appareils aux mêmes constructeurs. En 1914, les Français n’utilisaient donc qu’une petite quantité d’hydravions à flotteurs (Feuilloy & Morareau, 2014 ; 2019). Tout au long de la guerre, le parc augmenta avec le nombre de centres, mais à partir de 1915, tout en conservant des hydravions à flotteurs, la France se tourna vers la commande d’appareils à coque de la Franco-British Avation (FBA) et de Donnet-Denhaut, les plus employés durant le conflit (Feuilloy & Morareau, 2019 ; Hartmann, 2010). Les accidents, les indisponibilités temporaires dues à la maintenance et l’action de l’eau de mer donnaient aux hydravions une durée de vie de quelques mois. Les machines d’un an ou plus encore utilisables devenaient des appareils d’entraînement. Outre ces hydravions à coque, la Marine passa commande d’aéronefs plus massifs et plus lourdement armés, notamment des Tellier équipés de canons Hotchkiss à l’avant, à partir de 1916. De plus, en 1916, des hydravions de chasse britanniques Sopwith Baby, livrés et utilisés à partir de 1917, furent commandés puis produits en France sous licence par Hanriot, afin de renflouer en particulier le centre de Dunkerque décimé par les hydravions de chasse allemands de Zeebrugge (Feuilloy & Morareau, 2017), qui obtinrent temporairement la suprématie aérienne dans cette zone.
30Dès le début de l’aviation maritime et dans la suite logique de sa position d’avant-guerre encourageant la production d’hydravions nationaux, la Grande-Bretagne chercha à se fier uniquement aux appareils britanniques, et le Royal Naval Air Service fut largement équipé d’hydravions Short et Sopwith, tant dans la Manche et la mer du Nord que dans l’Adriatique, ce qui ne l’empêcha pas d’acquérir des hydravions à coque français FBA, ainsi que des hydravions américains Curtiss (Johnson, 2009). Ces achats contrastant avec la démarche nationale s’expliquent par le fait que les hydravions à coque étaient alors vus par les Britanniques comme des spécificités françaises et américaines, et n’intéressaient pas particulière- ment les constructeurs britanniques. L’Italie employa des appareils de différents producteurs et nationalités : outre des hydravions Macchi inspirés d’hydravions austro-hongrois Lohner capturés, elle employa des Curtiss américains ainsi que des FBA français.
31Les premiers constructeurs allemands auprès desquels l’armée passa commande d’hydravions étaient concrètement des constructeurs d’aviation terrestre qui tentèrent d’adapter des modèles préexistants ou proches de ce qu’ils produisaient déjà, en ajoutant des flotteurs sous l’avion, comme Albatros ou Aviatik. La large majorité des hydravions allemands produits jusqu’à la fin de la guerre furent en conséquence des biplans à flotteurs. L’Allemagne avait ainsi adopté une « formule » d’hydravion stable et cherchait à en améliorer les performances avec un rythme de quasiment un nouveau modèle chaque mois par constructeur, comme le fit l’entreprise Friedrichshafen, ou encore Ernst Heinkel (plus connu pour ses travaux ultérieurs sous son nom propre) au sein de l’entreprise Hansa-Brandenburg, en développant des hydravions à flotteurs destinés à opérer en mer du Nord (Herris, 2013 ; Imrie, 1989 ; Mückler, 2013). Une exception à cette direction fut Claude Dornier, qui travailla dès 1914 sur des hydravions à coque particulièrement massifs : des « Riesenflugboote », ou hydravions géants (Forst, Kôssler & Koos, 2010). Le concours militaire national de Stettin en mai 1912 avait permis de comparer l’avancement du développe- ment des hydravions allemands, dont un Albatros, et des appareils achetés en France et en Grande-Bretagne : deux Paulhan-Curtiss (résultant de la collaboration, en France, de Louis Paulhan et Glenn Curtiss), un Sopwith Bat Boat et un Avro, ces deux derniers de construction britannique. C’est finalement l’Avro à flotteurs qui fut le plus apprécié, pour sa tenue à la mer. En 1914, une commande d’hydravions à flotteurs fut en conséquence passée auprès de la firme Ago, avec comme cahier des charges de s’inspirer de la structure de l’Avro de 1912, afin d’en égaler les performances (Mückler, 2013). U est donc fort possible que l’uniformisation assez rapide des hydravions allemands opérés en mer du Nord et dans la Baltique, sous la forme de biplans a flotteurs, ait pris sa source dans cette structure de base de l’appareil Avro.
32Le cas de l’Autriche-Hongrie fut celui d’une marine militaire intéressée par les hydravions avant d’envisager d’utiliser des avions terrestres. Dans ce but, deux Paulhan-Curtiss et deux Donnet-Lévêque, des hydravions à coque français, avaient été achetés en France en 1912, et inspirèrent probablement la conception des Lohner austro-hongrois (Ciglic, 2011 ; Weckerle, 2015). Toutefois, devant faire face à des difficultés pour produire des appareils de fabrication austro-hongroise, l’empire dut compter en partie sur les apports d’appareils allemands tout au long de la guerre, principalement des Hansa-Brandenburg, et quelques exemplaires d’autres firmes comme Albatros. Les Hansa-Brandenburg, les Lohner et des appareils autrichiens Weichmann formèrent la majorité des hydravions de combat utilisés par l’Autriche-Hongrie dans l’Adriatique (Halpern, 2004 ; Herris, 2013 ; Mehtidis, 2008 ; Owers, 2016 ; Schupita, 1983 ; Weckerle, 2015).
33Durant le conflit, l’Autriche-Hongrie ne produisit que des appareils à coque (cf. tableau 2), inspirés des hydravions français achetés avant la guerre ou des modèles allemands sous licence (Ciglic, 2011 ; Schupita, 1983).
Tableau 2 - Liste des constructeurs d'hydravions par pays, de 1910 à 1918
|
Pays
|
Coques
|
Flotteurs
|
1910-1914
|
Fr.
|
Donnet-Lévêque ; FBA ; Paulhan-Curtiss ; Train
|
Astra ; Besson ; Blériot ; Borel ; Bréguet ; Caudron ; D’Artois ; Deperdussin ; Fabre ; Farman ; Goupy ; Morane-Saulnier ; Nieuport ; REP ; Sanchez-Besa ; Sommer ; Voisin
|
It.
|
—
|
Calderara ; Guidoni
|
RU
|
Lake Flying Co
|
Avro ; Blackburn ; Graham-White ; Royal Aircraft Factory ; Short ; Sopwith ; White
|
All.
|
Fokker
|
Albatros ; Aviatik ; Mars ; Otto ; Rumpler ; Schelies
|
1914-1918
|
Fr.
|
Aiglon-Roulier ; André Lévy ; Besson ; Coûtant ; Desmons ; Donnet-Denhaut ; FBA ; Georges Lévy ; Halbronn ; Lévy-Besson ; Lévy-Le Pen ; Rousset Sénemaud ; Tellier
|
Blériot ; Borel-Odier ; Breguet ; Caudron ; Farman ; Hanriot ; Nieuport ; Schmitt ; SPAD ; Voisin
|
RU
|
British Admiralty ; Felixstowe ; Norman Thompson ; Pemberton-Billing ; Supermarine ; White and Thompson ; Wight
|
Avro ; Blackburn ; De Havilland ; Fairey ; Mann Egerton ; RNAS ; Royal Aircraft Factory ; Short ; Sopwith ; Westland ; White
|
It.
|
Macchi ; Societa Idrovolanti Alta Italia
|
Guidoni
|
All.
|
Albatros ; Friedrichshafen ; Hansa-Brandenburg ; Sablatnig ; Zeppelin-Lindau (Dornier)
|
Albatros ; Aviatik ; Friedrichshafen ; Gotha ; Hansa-Brandenburg ; Junkers ; Lübeck-Travemünde ; Roland ; Rumpler ; Sablatnig ; Ursinus ; Wilhelmshafen
|
AH
|
Lohner ; Osterreichische Flugzeugfabrik A.G. ; Phonix-Mickl ; Ungarische Flugzeugwerke Aktiengesellschaft ; Weichmann
|
-
|
Fr = France ; It. = Italie ; RU = Royaume-Uni ; Ail. = Allemagne ; AH = Autriche-Hongrie. Entre 1910 et 1914, la flotte d’hydravions austro-hongroise repose sur l’achat d’appareils français et leur émulation par Lohner.
34Ainsi, sur le théâtre d’opération de l’Adriatique, comportant des escadrilles françaises, italiennes et britanniques, très proches géographiquement des hydrobases austro-hongroises (cf. figure 2), les différents belligérants engagèrent des hydravions très similaires, presque tous exclusivement à coque, à l’exception de quelques hydravions à flotteurs français, et des hydravions à flotteurs britanniques, utilisés également sur les fronts de la Manche et de la mer du Nord (Casarrubea, 2018 ; Gamble, 1967 ; Hobbs, 2017). Certains constructeurs allemands d’avant-guerre semblent avoir changé d’activité ou fait faillite ensuite, puisque les noms de Mars, d’Otto, ou la machine expérimentale de Schelies disparaissent des sources disponibles après 1914 (Jane, 1913 ; 1914). Les principaux producteurs d’hydravions allemands exploitaient les deux filières à coque et à flotteurs simultanément, la première destinée au renforcement des forces austro-hongroises dans le sud de l’Europe et la seconde aux hydrobases allemandes dans le Nord. Certains réalisèrent des travaux essentiellement expérimentaux comme Ursinus et Dornier, tandis qu’Anthony Fokker se tourna vers l’aviation terrestre exclusivement. La France et le Royaume- Uni ne furent pas non plus exempts de réalisations à but expérimental déployées à petite échelle, comme les hydravions Felixstowe, ou l’unique hydravion Blériot de l’escadrille française de Nice, découlant directement du Blériot XI terrestre (Feuilloy & Morareau, 2019). Bien que comptant sur la production en masse de certains modèles pour équiper un grand nombre de centres d’aviation maritime (cf. tableaux 3 et 4), on trouve ainsi, majoritairement au centre de Fréjus-Saint-Raphaël qui servait égale- ment de centre de formation, des hydravions de configuration particulière tels que l’hydravion bicoque de Desmons, dans une logique de tests de prototypes.
Tableau 3 - Nombre d'hydravions à flotteurs utilisés par la Marine française durant la Première Guerre mondiale
Filière des hydravions à flotteurs
|
Modèles
|
1914
|
1915
|
1916
|
1917
|
1918
|
Voisin
|
6
|
|
Nieuport
|
6
|
|
Caudron J
|
1
|
|
Breguet AU3
|
|
1
|
|
Caudron type R
|
|
1
|
|
Henry Farman 22
|
|
1
|
|
Morane-Saulnier type G
|
|
2
|
|
Caudron G.4
|
|
6
|
Hanriot HD. 2
|
|
138
|
Schmitt Type X
|
|
1
|
Rumpler (capturés)
|
|
2
|
SPAD XIV canon
|
|
40
|
Les chiffres utilisés proviennent des Archives centrales de la Marine, série SSGa, Service Historique de la Défense (Vincennes) et de la bibliographie.
Tableau 4 - Nombre d'hydravions à coque utilisés par la Marine française durant la Première Guerre mondiale
Filière des hydravions à coque
|
Modèles
|
1914 1915
|
1916
|
1917
|
1918
|
DD 160 ch
|
|
90
|
DD 140-150 ch
|
|
195
|
FBA type H
|
|
330
|
Sopwith Baby
|
|
33
|
Aiglon-Roulier
|
|
1
|
|
Borel-Odier T
|
|
91
|
DD 160 ch Lorraine
|
|
130
|
DD de bombardement
|
|
450
|
DD de reconnaissance
|
|
65
|
DD triplace
|
|
80
|
DD 230 ch
|
|
1
|
Tellier
|
|
184
|
André Lévy AL.2
|
|
1
|
Coûtant RMC Type 17
|
|
20
|
DD bimoteur
|
|
30
|
FBA Type S
|
|
220
|
FBA Type Alerte
|
|
2
|
Friedrichshafen FF.33e (capturés)
|
|
6
|
Georges Lévy HB2
|
|
~ 150
|
Halbronn HT. 1
|
|
1
|
Halbronn HT.2
|
|
2
|
LAF Desmons
|
|
1
|
Lévy-Besson
|
|
~ 250
|
Lévy-Le Pen
|
|
2
|
Rousset Sénemaud
|
|
1
|
Tellier Sunbeam
|
|
~ 30
|
Tellier BM
|
|
~ 30
|
Tellier canon
|
|
~ 110
|
Les chiffres utilisés proviennent des Archives centrales de la Marine, série SSGa, Service historique de la Défense (Vincennes) et de la bibliographie. L'abréviation « DD » désigne DonnetDenhaut.
35La plupart des hydravions français avaient pour mission principale le repérage des U-Boote, et la probabilité que des sous-marins allemands opéreraient dans une zone donnée figurait parmi les critères de choix des sites des hydrobases françaises. Cet aspect prospectif n’était cependant pas sans faille : le centre de Sète par exemple (alors orthographié Cette), était parfois empêché de vol plusieurs jours durant à cause de la tramontane, et ses appareils ne rencontrèrent jamais de sous-marin ennemi (Feuilloy & Morareau, 2019). Dans le cas de la France, les opérations se polarisèrent à l’extrême dans la lutte anti-sous-marine, et l’idée d’hydravions de côte et de bord distincts n’eut dans la pratique que peu de sens, d’autant plus qu’au contraire de la Grande-Bretagne, la France utilisa peu d’hydravions embarqués. Les zones les plus actives au niveau du combat, comprenant des duels aériens, se définissaient par la proximité entre les bases des antagonistes : la Manche avec les bases allemandes de Zeebrugge et Ostende, celles de la côte anglaise et les bases françaises de Dunkerque et Boulogne- sur-Mer, ou encore l’Adriatique. La proximité de ces bases amena une grande activité offensive de part et d’autre (Abbatiello, 2006 ; Hobbs, 2017), de laquelle découla très probablement la conception et l’utilisation d’hydravions de chasse, alors que la chasse n’était pas envisagée pour les hydravions avant la guerre. Plus rapides de 10 à 25 km/h que les autres hydravions, et ne nécessitant qu’un seul membre d’équipage alors que la norme était de deux, ces appareils parvinrent à être suffisamment offensifs pour causer des pertes humaines.
36Loin d’être une arme confidentielle, l’hydravion devint partie intégrante de l’arsenal aérien des marines et produit en grand nombre pour pouvoir équiper les hydrobases, dont la quantité d’hydravions en état de marche pouvait aller de quatre — la taille des plus petites escadrilles — à plusieurs dizaines pour les centres les plus actifs et exposés aux combats, ainsi que les navires porte-hydravions. Ainsi, à l’exception de l’Autriche- Hongrie, confrontée à des difficultés de production, les principaux belligérants avaient, au terme des quatre années de guerre, constitué un parc de plus d’un millier d’hydravions chacun (cf. tableau 5).
Tableau 5 - Nombre d'hydravions des différentes puissances aériennes engagées durant la Première Guerre mondiale
Pays
|
Nombre d’hydravions au début de la guerre
|
Nombre d’hydravions à la fin de la guerre
|
France
|
13
|
~ 1264
|
Royaume-Uni
|
31
|
?
|
Italie
|
15
|
1121
|
Allemagne
|
~ 4
|
1119
|
Autriche-Hongrie
|
22
|
257
|
Les chiffres reportés dans ce tableau sont les estimations provenant de la bibliographie.
37En l’absence d’un chiffre exact pour la Grande-Bretagne, le nombre de 2949 aéroplanes (avions terrestres et hydravions confondus) (Nicolaou, 1998) lors de la fusion du Royal Flying Corps et du Royal Naval Air Service en avril 1918 pour former la Royal Air Force, ainsi que la quantité d’hydrobases britanniques (cf. figures 3 et 4), permettent de raisonnablement penser que la Grande-Bretagne devait également avoir mis en œuvre plusieurs centaines d’hydravions au total.
38Outre l’utilisation privilégiée d’hydravions à flotteurs dans le nord de l’Europe et d’hydravions à coque dans le sud, en définitive très similaires les uns aux autres au sein d’une même filière technique, et les modifications ponctuelles d’un modèle à l’autre, les hydravions connurent, à partir de 1917 en particulier, des innovations plus ambitieuses sur le plan technique, bien qu’elles ne furent pas nécessairement réellement mises en pratique dans le cadre du conflit. Pour la France, de par une volonté d’étendre le rayon d’action en mer, alors même que cet objectif ne pouvait être atteint en comptant sur la motorisation seule, un gros hydravion triplan destiné à la haute mer fut mis au point par Marcel Besson et Georges Lévy (Hartmann, 2011) et testé avec succès à Fréjus-Saint-Raphaël (Weckerle, 2015), mais tarda à être mis en opération. La Grande-Bretagne développait quant à elle particulièrement l’hydraviation embarquée (Leith, 2015 ; Polmar, 2006), et des travaux expérimentaux dans certaines bases d’hydravions comme celle de l’Isle of Grain (Collyer, 1993). On peut également noter une tentative d’hydravion à flotteurs rétractables assemblé par Gotha en Allemagne dans une recherche de réduction de la traînée (Herris, 2013).
39L’hydraviation présente la particularité de constituer un moyen de contrôle et de défense du rivage impliquant pour ce faire une projection vers l’horizon. Il implique en conséquence pour son bon fonctionnement un aménagement de la façade maritime qui lui sert de point d’attache, et une capacité à naviguer efficacement à distance — par la voie des airs, autre particularité, puisque son rapport à la mer n’est en conséquence que partiel. De par la limitation initiale de ses capacités de franchissement et de navigation, les débuts de cet objet technique furent intimement liés au rivage, et même plus à celui des plans et cours d’eau intérieurs qu’à celui de la mer et de l’océan. Les meetings et autres compétitions se tournèrent cependant après quelques années seulement vers les espaces maritimes, la maîtrise de ceux-ci constituant en effet un critère de compétition de premier choix, car présentant plus de difficultés qu’un vol sur une eau calme et entourée de terres. Au déclenchement de la Grande Guerre, le glissement de l’emploi civil vers le militaire était déjà une réalité, la plupart des puissances européennes ayant déjà implanté au moins une base sur leur rivage ; celles-ci se multiplièrent ensuite, d’abord à des fins de protection des territoires nationaux, puis pour certaines puissances (la France et l’Allemagne, à l’inverse de la Grande-Bretagne, l’Italie et l’Autriche-Hongrie) comme moyen de contrôle et de maîtrise d’autres espaces. Finalement, l’hydravion prit sa place au sein de l’espace technique du rivage dans des buts militaires, mais a finalement servi à constituer un espace technique de la navigation aérienne qui lui était propre.
40L’emploi de ces appareils, selon les cas, pouvait être dirigé vers la protection de l’espace aérien contre un envahisseur, que celui-ci vienne d’un rivage commun dans les Flandres ou le Frioul, ou d’au-delà de l’horizon, au-dessus de la Manche et de l’Adriatique, mais également voire surtout vers la détection et la lutte contre les sous-marins disputant sous les flots le contrôle de l’horizon. Les améliorations techniques apportées pendant le conflit mondial en vue de disputer l’horizon à l’adversaire ont conduit, après la guerre, à un nouveau développement de l’hydravion civile, permettant in fine de relier de nouveaux rivages par-delà les horizons transocéaniques. En effet, avant la Première Guerre mondiale, le transport de passagers sur de longues distances se faisait exclusivement par bateau. Le développement des hydravions permit d’envisager les voyages transatlantiques aériens, possibilité qui fut exploitée dans l’entre-deux-guerres. Les gains techniques réalisés durant le conflit en militarisant l’espace technique de l’hydravion constituèrent des composantes techniques qui firent entrer cet aéronef dans l’espace technique du transport longue-distance, des circumnavigations exploratoires et de la lutte contre les incendies (Garrigues, 1997). Si l’avion est actuellement la solution adoptée dans le transport longue-distance, l’hydravion a pu servir de moyen de transition vers celle-ci, en particulier avec le transport de passagers de luxe, avantagé par la possibilité d’effectuer amerrissages et escales.