Cette introduction doit beaucoup aux multiples échanges que j’ai eus, depuis une année, avec les auteur·e·s des articles contenus dans ce volume ainsi qu’avec Pierre Teissier et Stéphane Tirard. Les discussions collectives avec les membres du comité de rédaction des Cahiers François Viète ont pleinement participé à la bonne mise en place de la troisième série de la revue. Le rôle de Sylvie Guionnet, secrétaire de rédaction depuis 2015, a été particulièrement important et son implication permet depuis une parution de deux volumes par an. Enfin, depuis 2016, François Lê (Institut Camille Jordan, Université Claude Bernard Lyon 1) a régulièrement travaillé pour construire une maquette LaTeX des Cahiers François Viète qui réponde à nos exigences. Qu’ils et elles en soient ici chaleureusement remercié·e·s.

1Suite au lancement de la série iii des Cahiers François Viète en septembre 2016, le comité éditorial de la revue a choisi de présenter, dans ce quatrième volume, la diversité de la recherche du Centre François Viète d’épistémologie, d’histoire des sciences et des techniques. Ce volume a été constitué à partir d’un appel à contribution ouvert aux membres du Centre et à quelques chercheur·e·s proches. Il regroupe finalement sept articles représentant quelques-uns des programmes de recherche actuels du Centre François Viète. Une rapide présentation des articles dans l’ordre où ils apparaissent dans le volume, correspondant aux périodes étudiées, montre la pluralité des objets de recherche et des approches méthodologiques des membres du Centre Viète.

2Frédéric Le Blay explique comment des concepts tels l’idiosyncrasie, qui fondent une nouvelle théorie médicale au xix^e siècle, restent fortement liés à la culture ancienne dont les médecins contemporains se démarquent pourtant de manière explicite. Colette Le Lay aborde la carrière d’un géomètre et éditeur bien connu, Joseph Liouville, d’une manière originale en regardant son parcours au Bureau des longitudes. Ce faisant, elle souligne l’importance de cette institution au sein des réseaux mobilisés par les géomètres et les astronomes du xix^e siècle. À la croisée de l’histoire des observatoires et de l’histoire coloniale, Frédéric Soulu prolonge et enrichit son travail de thèse sur les « Observatoires français dans l’Algérie coloniale » grâce à une double grille d’analyse fondée sur les « régimes de spatialité » et une variation d’échelles d’espace. Après le ciel, la mer : Loïc Péton analyse les représentations développées par les savants du xix^e siècle pour penser les fonds marins, inaccessibles à une observation directe. Il esquisse ensuite une comparaison avec les représentations actuelles d’un monde « en crise ». À partir du cas des sciences de la vie dans la Roumanie communiste (1945-1965), Cristiana Oghină-Pavie étudie le rôle des pratiques mémorielles comme vecteurs de soviétisation ou de reconstitution d’une identité nationale. Dans leur travail interdisciplinaire d’« humanités numériques », Pierre Teissier, Matthieu Quantin et Benjamin Hervy fabriquent et interprètent des cartographies d’un corpus d’archives orales basées sur la proximité sémantique des interviews du corpus. Ils confrontent ainsi analyse quantitative et qualitative d’une mémoire collective liée à l’histoire des matériaux au xx^e siècle. Enfin, Yaovi Akakpo examine des cas d’étude issus de la médecine traditionnelle et des jeux de calcul en Afrique et répertorie les méthodologies mises en œuvre pour constituer une histoire des savoirs de l’oralité. Il définit ainsi un programme d’ethnographie comparée des pratiques savantes afin de restituer l’historicité de ces savoirs.

4L’axe « concepts et théories » regroupe les travaux d’analyse historique des idées scientifiques avec l’étude des formalismes, des modèles, des concepts, des théories, des représentations, des disciplines ou encore des systèmes de pensée. Chacun des articles du volume présente un recoupement avec ce premier axe. L’étude, par F. Le Blay, du texte médical de François Gabriel Boisseau (1823), montre comment un discours porteur d’un nouveau cadre théorique, s’inscrit dans la filiation des vitalistes des Lumières et revendique une rupture avec la médecine galénique fondée sur la théorie des tempéraments. Pourtant, Boisseau intègre de manière implicite plusieurs représentations anciennes, proches des conceptions galéniques. Si la question de l’individualité physiologique de l’humain reste, comme dans l’Antiquité, au cœur des théories contemporaines, la notion de tempérament y est remplacée par celle d’idiosyncrasie. Cette notion « nouvelle » est, comme le montre F. Le Blay, elle-même également héritée de l’Antiquité, avant d’avoir été mobilisée dans le second xviii^e siècle par les vitalistes. La réappropriation de référents anciens pour légitimer une théorie se retrouve sous une autre forme dans l’article de C. Oghină-Pavie. Ainsi, plusieurs instances, à commencer par l’Association pour le resserrement des liens avec l’Union soviétique, conduisent leur politique scientifique via des commémorations dont le fond épistémologique s’appuie sur la recherche de « précurseurs ». Dans ce cadre, les sciences de la vie ont une position spécifique : la génétique, assimilée à une science bourgeoise, est vivement critiquée par Trofim D. Lyssenko notamment, qui promeut à la fin des années 1940 la « biologie mitchourienne ». À la « chaîne d’historicité » Mendel – Weismann – Morgan, Lyssenko oppose une interprétation de la biologie plus conforme au régime communiste en convoquant la figure du jardinier Mitchourine, parfait « savant prolétaire ». De même, en médecine, physiologie et psychologie, le pavlovisme est activement imposé dans les différents instituts roumains, par l’intermédiare de délégations soviétiques.

5Les articles de C. Le Lay et F. Soulu abordent les transformations des « sciences de l’observatoire » au xix^e siècle et rappellent comment la mécanique céleste, surtout théorique, est concurrencée par une diversité de domaines comme la géodésie, la météorologie, l’astronomie stellaire ou encore l’astronomie physique. Ce sont des domaines où théorie et instrumentation interagissent constamment. Ces évolutions épistémologiques sont intimement liées à des facteurs politiques (entreprises de cartographies coloniales par exemple) ou techniques et industriels (mise en place du réseau télégraphique). Le travail de L. Péton traite de l’essor de l’« étude de l’océan et de ses profondeurs » : il montre comment des représentations familières — construites à partir d’analogies « continentales » et « anthropomorphiques » — sont mobilisées pour imaginer un milieu inaccessible dont les seules traces matérielles sont obtenues via des instruments. La question des frontières (disciplinaires, entre théorie et pratique, entre accessible et inaccessible) est sous-jacente à ces différents travaux. Elle se retrouve également dans les cartographies numériques produites et analysées par P. Teissier, M. Quantin et B. Hervy, pour ainsi dire par obligation de l’approche interdisciplinaire. Les cartographies définissent des territoires épistémiques sur les matériaux, confirment des transferts théoriques et instrumentaux entre physique et chimie du solide ou proposent de nouvelles mises en relation entre industrie et recherche fondamentale. Dans son étude des savoirs de l’oralité, Y. Akakpo poursuit une interrogation sur les frontières entre science et mythe, entre connaissance expérimentale — associée à une approche moderne — et connaissance magique — associée à une approche traditionnelle —, entre savoir écrit et savoir oral.

6Ainsi, une première lecture transversale du volume, via l’axe 1 du Centre Viète, permet de comprendre les articles comme des analyses des processus de transformation de « concepts et théories » suivant des échelles de temps (mémoriel, politique, historique) ou des échelles d’espaces (géographiques, disciplinaires, sociaux). Concepts et théories sont ainsi formulés, lus, transformés par des pratiques et des discours, ancrés dans des organisations collectives, intellectuelles, institutionnelles, politiques.

7Les thèmes principaux de l’axe « traces et matérialités des savoirs » touchent aux archives et à leur matérialité, aux méthodes d’élaboration d’archives, de corpus et de patrimoine (archives orales, éditions critiques, instruments…) et de transformation de cette matérialité (bases de données, numérisation, modélisation de connaissances). Les différents textes regroupés dans le volume mobilisent une diversité de sources publiées et archivistiques. C. Oghină-Pavie étudie la construction politique de commémorations savantes dans la sphère soviétique à partir d’archives institutionnelles des instances du parti communiste, des ministères roumains et de la police secrète. F. Le Blay analyse un texte médical méconnu de 1823, témoin idéal d’un moment de l’histoire de la médecine dite « moderne », et le met en regard de sources anciennes, ce qui lui permet de mettre à jour des circulations, des permanences et des transformations de notions liées à la conception générale d’une individualité physiologique des êtres humains et des sociétés. À partir d’un rapprochement de sources savantes et littéraires, L. Péton fait émerger les représentations des fonds marins ayant cours au xix^e siècle. C. Le Lay propose, pour la première fois, un croisement des carnets manuscrits de Liouville et des procès-verbaux du Bureau des longitudes, ce qui lui permet de renouveler certaines perspectives de l’histoire institutionnelle des sciences astronomiques au xix^e siècle. F. Soulu dresse un parallèle entre la matérialité des observatoires algérois et le contexte colonial : des lieux temporaires et une fragilité des matériaux qui vont de pair avec la situation politique dans les années 1830 ; la construction du premier « observatoire permanent » en 1874 qui fait écho à l’ancrage de l’État français sur le territoire. Enfin, la question des archives orales trouve une résonance intéressante à travers deux usages différents. D’une part, Y. Akakpo s’appuie sur des archives orales et des observations ethnographiques pour souligner l’existence de multiples espaces de production, de communication et d’appropriation de connaissances (pendant et après des parties d’awalé par exemple), mettant en jeu mémoire et incorporation de gestes et de stratégies acquis par l’expérience. La question de l’historicité de ces pratiques savantes est ici centrale et Y. Akakpo interroge la possibilité d’utiliser la spatialité de ces pratiques pour en restituer la temporalité. D’autre part, P. Teissier, M. Quantin et B. Hervy testent les possibilités analytiques et heuristiques d’Haruspex, logiciel basé sur la proximité sémantique sans a priori (c’est-à-dire sans critères de recherche programmés par les humains), pour appréhender un corpus d’archives orales déjà constitué et étudié par plusieurs historien·ne·s. Ils construisent et analysent ainsi trois images numériques, globales ou locales, obtenues sans ou avec des critères de sélection, qui induisent une multiplicité de lectures possibles du corpus historien. L’expression « philosophie de terrain » est ici à prendre au sérieux : les trois auteurs soulignent l’importance d’une connaissance qualitative antérieure du corpus historien et la multiplicité des interactions nécessaires entre historiens et numériciens, entre humains et machines, pour rendre effectif l’apport des humanités numériques. Ils insistent aussi sur l’incommensurabilité existant entre un corpus historien, ici d’archives orales, et un traitement numérique. Si ce dernier peut mettre en évidence de nouvelles traces, l’historien.ne doit garder à l’esprit qu’un lien numérique constitue une « réduction pratique mais trompeuse qui cache une grande variété de significations ».

8Cette deuxième lecture transversale du volume, via l’axe 2 du Centre Viète, montre la multiplicité des liens de dépendance des historiens et des philosophes des sciences par rapport aux « traces et matérialités des savoirs » : conservation et/ou destruction de traces (C. Oghină-Pavie, F. Soulu) ; mise en exergue de textes méconnus (F. Le Blay) ; rapprochements inédits de sources déjà étudiées (C. Le Lay, L. Péton) ou encore traitements nouveaux de traces anciennes (Y. Akakpo, P. Teissier, M. Quantin, B. Hervy). Cette lecture suggère une telle dépendance des récits fabriqués aux traces utilisées qu’elle souligne la nécessité d’expliciter, de manière systématique, les choix de « traces et matérialités des savoirs » et, donc, de poursuivre la réflexion collective du Centre Viète en ce sens.

9L’axe « systèmes et artefacts » concerne une approche relationnelle (systèmes) des choses (artefacts) et regroupe les travaux consacrés à des objets dont l’identité est marquée par une interaction avec l’homme ou à des dispositifs complexes intégrant une dimension organisationnelle et sociale (l’espace portuaire comme système technique complexe, le végétal modifié comme artefact). Les articles du volume présentent deux types de systèmes : des territoires socio-techniques et des communautés humaines. Dans les deux cas, les relations épistémiques et sociales sont intégrées à un ensemble plus vaste et déterminées de manière forte (mais non univoque) par cet ensemble.

10Premièrement, deux articles portent sur l’intégration de pratiques savantes ou d’objets scientifiques sur des territoires à étudier, organiser ou contrôler. Dans son article sur la conception et l’insertion d’observatoires à Alger, F. Soulu saisit la superposition de strates politiques, sociales et savantes en utilisant la notion de régimes de spatialité (dans la perspective d’une approche comparative avec la France métropolitaine notamment) et la variation d’échelle d’espaces (site, ville, monde). Ainsi, il montre la situation des observatoires, qui évolue pendant la période 1830-1940, selon plusieurs échelles. L’analyse de la place des observatoires dans la ville d’Alger donne par exemple à voir un « espace en tension » où sont mises en regard qualité des observations et sécurité des acteurs : à l’échelle de la ville, les observatoires sont donc installés et adaptés pour répondre au mieux aux nécessités des observations astronomiques tout en s’intégrant à un espace organisé politiquement — place et condition des colons et des colonisés dans l’espace — et techniquement. Par ailleurs, la situation des observatoires algérois dans l’astronomie internationale s’inscrit dans des réseaux savants et politiques, des systèmes économiques et de communication. Cette situation reflète une participation aux réseaux internationaux constituant un « maillage de la mise en mesure de la planète » et appuie la puissance de l’État et de la région algérienne. En retour, elle est également utilisée pour justifier la demande de financements publics. L’importance symbolique du port d’Alger, nœud de communication reconnu, est également mobilisée pour justifier l’installation d’un observatoire permanent. L’étude de L. Péton montre aussi comment l’étude des fonds marins, dans le second xix^e siècle, est inscrite dans un système social et culturel complexe. Les profondes transformations techniques et culturelles ayant alors cours dans la société encouragent l’intérêt porté à l’étude des fonds marins, pour faciliter par exemple la mise en place des réseaux télégraphiques transatlantiques. Elles influencent également les représentations de ce milieu inaccessible et de ses habitants : monstrueux ou accueillant vis-à-vis des systèmes de communication en cours d’installation. Les critères choisis pour déterminer les possibilités de vie sous-marine et pour interpréter les prélèvements effectués font également partie de la culture contemporaine : c’est le cas de la valorisation de la lumière, à une époque où éclairages au gaz et à l’électricité deviennent synonymes de civilisation. Les analogies faites avec des espaces mieux connus, continentaux, permettent ainsi d’intégrer les fonds marins dans un tout harmonieux.

11Ensuite, l’organisation sociale des communautés savantes est étudiée sous plusieurs aspects. Par exemple, C. Le Lay montre le rôle que peut avoir le Bureau des longitudes dans les carrières des géomètres et des astronomes du xix^e siècle et donne à voir un système de réseaux institutionnels (institutions savantes, d’enseignement supérieur, journaux…) dans lequel circulent humains, savoirs et mettant en jeu pouvoirs symboliques et économiques. Y. Akakpo montre également comment la pratique de la médecine traditionnelle en Afrique se déploie dans un système composé de profils de soignants et de lieux de soins divers, intégrant procédures thérapeutiques naturelles, divinatoires ou sacrificielles. À travers son étude, C. Oghină-Pavie montre la « tension entre le projet politique d’acculturation du modèle soviétique et l’attachement à la continuité de la science nationale », le premier induisant le plus souvent une rupture avec le passé national. Par exemple, le remplacement de l’Académie roumaine par l’Académie de la République Populaire de Roumanie en 1948 inaugure l’élaboration d’un système institutionnel et administratif orchestré par les instances de l’URSS et d’une politique de l’État visant à diriger la science et à assurer sa légitimité via divers « vecteurs de soviétisation » : calendriers de commémorations, documents modèles unifiés, promotion active dans les instituts savants et propagande dans les journaux populaires. Enfin, la cartographie quantitative des archives orales par P. Teissier, M. Quantin et B. Hervy permet de retrouver la structuration, déjà connue de manière qualitative, de la communauté de la chimie du solide autour de deux mandarins et de leurs écoles de recherche. De manière plus intéressante, le choix de critères de visualisation permet même de suggérer l’existence d’autres formes de « communautés épistémiques », qu’il s’agira de confirmer, dans un deuxième temps, de manière empirique. Par ailleurs, ce travail montre que le va-et-vient entre les artefacts numériques (cartographies quantitatives) et les artefacts des humanités (corpus d’archives orales) constitue une méthode prometteuse pour confirmer des résultats obtenus et tester ou imaginer de nouvelles hypothèses de travail.

12Cette troisième lecture transversale permet d’amorcer une réflexion sur les réseaux de relations en jeu dans les différents cas d’études présentés ici, impliquant objets scientifiques et techniques, représentations culturelles, acteurs humains, institutions situés dans des lieux et temps spécifiques. Elle souligne en particulier la question cruciale des facteurs de contrainte et des espaces de liberté des acteurs au sein d’un système technique.

13Pour finir, ce volume des Cahiers François Viète est un bel exemple de l’équilibre entre travaux individuels et collectifs et met en évidence la pluralité des approches des membres du Centre François Viète. Dans le même temps, il indique qu’il est possible de rapprocher ces travaux singuliers à travers une lecture collective. C’était le pari de cette introduction de montrer que les trois axes de recherche du Centre avaient une valeur heuristique pour le collectif de recherche. Cela suggère d’intéressantes modalités de réflexion collective, qui s’avèrent d’ores et déjà stimulantes pour l’avenir.