• 1 Par exemple, il est question de classification des problèmes de probabilité (Poincaré, 1902, p. 219 (...)

2Si forte et réfléchie que puisse apparaître cette position de Poincaré, il faut noter cependant que la question du lien entre science et classification n’est pas un thème faisant l’objet de longs développements dans La Valeur de la Science. Les passages que nous venons de citer y surviennent en effet au cours de la discussion finale sur l’objectivité de la science, et à part le paragraphe auquel fait référence notre citation introductive, la poignée d’autres mentions de « classification » dans l’essai ne sont accompagnées d’aucun commentaire épistémologique général (p. 75, 131, 226, 261). En fait, dans les autres grands écrits philosophiques de Poincaré que sont La Science et l’hypothèse, Science et méthode et les posthumes Dernières pensées, aucune discussion générale sur l’activité classificatoire et ses liens avec l’activité scientifique n’est pas non plus développée, les quelques occurrences du mot « classification » dans ces livres renvoyant le plus souvent à des situations mathématiques bien spécifiques1.

• 2 Au sujet de l’influence de la pratique scientifique sur la philosophie de Poincaré, voir (Rollet, 1 (...)
• 3 Le problème de la classification s’étend bien entendu au-delà des sciences telles que les mathémati (...)

3Que de façon générale la philosophie de Poincaré s’inspire de son activité scientifique est un point qui a déjà été souligné et commenté ; joint à la constatation sur les occurrences du mot « classification » faite à l’instant, cela semble ainsi suggérer que, plus spécifiquement, les réflexions de Poincaré sur la place de la classification dans les sciences aient été construites (au moins partiellement) à partir de sa pratique mathématique et physique2. L’importance qu’il donne à la classification aurait ainsi été alimenté notamment par son travail de recherche quotidien, mais aussi par ses diverses lectures, par ses échanges, par les enseignements qu’il a reçus ou encore à travers les usages en place et les connaissances usuelles liés aux domaines scientifiques auxquels il s’est intéressé3.

• 4 Dans l’ordre de l’énumération précédente, voir ( Boyer, 1956 ; Dumbaugh Fenster, 2007 ; Epple, 1999 (...)

4De fait, même en se restreignant au seul cas des mathématiques, force est de constater que les problèmes de classification ne manquent pas, quelle que soit l’époque considérée. Pour donner quelques exemples parmi bien d’autres, mentionnons les classifications des courbes et des problèmes de la géométrie par Pappus d’Alexandrie au iv^e siècle (puis par René Descartes au xvii^e siècle), des équations du troisième degré par Omar Al-Khayyām au xi^e siècle, des courbes cubiques par Isaac Newton au xvii^e siècle, des fonctions par Leonhard Euler au xviii^e siècle, des formes quadratiques par Carl Friedrich Gauss et des nœuds par Peter Tait au xix^e siècle, ou encore des algèbres à division par Abraham Adrian Albert au xx^e siècle. Toutes ces classifications ont déjà été prises en compte et analysées dans des travaux d’historiens des mathématiques, mais leurs descriptions ne sont pas, pour la plupart, le but premier des recherches dans lesquelles elles apparaissent4. Plus encore, il semble que l’activité classificatoire elle-même n’a pas encore été considérée comme objet d’étude à part entière en histoire des mathématiques.

• 5 Notons que la question de la classification des sciences et du savoir en général a déjà fait l’obje (...)

5Notre ambition ici est d’ouvrir la voie dans cette direction5. Pour cela, nous nous basons sur deux études de cas mettant en lumière un certain nombre de problèmes et de pistes de réflexion au sujet de la question classificatoire en mathématiques. Nous verrons en particulier que ces exemples invitent à aborder cette question en la décloisonnant justement des seules mathématiques par un regard interdisciplinaire.

• 6 Sur Bourbaki, voir les travaux de Liliane Beaulieu, en particulier (Beaulieu, 1989).

6Notre premier exemple se rapporte au collectif de mathématiciens Bourbaki et à ses rapports à la pratique de la classification en mathématiques. Rappelons que ce collectif a été fondé en 1935 et que son influence a été majeure dans les mathématiques françaises des années 1950-1960. Deux aspects de son fonctionnement pourront être retenus : d’une part, une activité réservée aux seuls membres du groupe que sont les congrès internes réguliers au cours desquels sont discutées les rédactions qui, à terme, sont intégrées dans les Éléments de mathématique, ouvrage visant à présenter la discipline de façon complète et cohérente ; d’autre part, une activité publique consistant en l’organisation des séminaires Bourbaki, événements à l’Institut Henri Poincaré auquels viennent assister de nombreux mathématiciens de province6.

• 7 Sur Dieudonné et son œuvre mathématique, voir (Dugac, 1995). Sur certains aspects de la vie et des (...)

7Dans cette section, nous allons en particulier nous intéresser au regard sur la classification de deux des membres de Bourbaki : l’un de ses fondateurs, Jean Dieudonné, très actif rédacteur au sein du groupe, et le premier membre de seconde génération Laurent Schwartz, qui rejoint les activités du groupe pendant la Seconde Guerre mondiale7.

• 8 Dieudonné s’est effectivement intéressé à de très nombreuses parties des mathématiques : loin de se (...)

8Ces deux mathématiciens ont la particularité d’accorder une grande place à la classification dans leur pratique scientifique, mathématique pour Dieudonné, naturaliste pour Schwartz. Lorsqu’il revient sur sa pratique mathématique au sein de Bourbaki, Dieudonné affirme ainsi8 :

• 9 (Dieudonné, 1969). Nous remercions Liliane Beaulieu d’avoir attiré notre attention sur ce texte, da (...)

10Pour ces acteurs, l’objectif de Bourbaki est avant tout une entreprise de classification mathématique, comparable à « l’immense révolution introduite par Linné avec son Systema naturae », comme l’écrit Schwartz dans son autobiographie (p. 162). Si ce dernier y réaffirme cette position : « Bourbaki est le Linné des mathématiques » (p. 163), il semble en fait que ce soit Jean Dieudonné qui, le premier, ait proposé une analogie entre l’entreprise de Bourbaki avec ses Éléments de mathématique et celle des naturalistes avec leurs traités, dans une description qu’il donne de l’activité du collectif de mathématiciens9.

• 10 L’Encyklopädie der mathematischen Wissenschaften mit Einschluß ihrer Anwendungen est un projet coll (...)
• 11 Au sujet de Dieudonné et des encyclopédies, voir (Dieudonné, 1981, Tome I, p. 3).
• 12 Cette citation est tirée du « Mode d’emploi » des Éléments (Bourbaki, 1940, p. v).

11Dans cette description, Dieudonné commence par évaluer l’activité de Bourbaki en regard du projet d’encyclopédie mathématique lancé en Allemagne au tournant du siècle, tout en l’en dissociant10. S’il explique ailleurs avoir personnellement assouvi sa passion des encyclopédies avec Bourbaki11, les Éléments de ce dernier se distinguent quant à eux du projet d’une encyclopédie car il « prend les mathématiques à leur début et donne des démonstrations complètes12 ». Les questions de choix comme d’organisation dans ce traité deviennent primordiales et aboutissent à des réflexions de nature classificatoire. Dieudonné file ainsi la métaphore naturaliste :

• 13 Sur Linné et la classification en sciences naturelles, voir par exemple (Hoquet, 2005). Voir aussi  (...)

12Les rapprochements entre mathématiques et sciences naturelles ainsi créés par Dieudonné et Schwartz tendent à donner à Bourbaki l’ampleur qu’a pu avoir Linné dans la classification des espèces vivantes13. Ce faisant, ces porte-parole du groupe en construisent une certaine image, mettant en avant une rupture dans la conception des mathématiques de Bourbaki avec ce qui l’a précédé.

• 14 La notion de structure est définie dans le premier tome paru (en 1939) des Éléments, intitulé Fasci (...)
• 15 Voir la description de la méthode employée dans les « problèmes de classification » dans (Dieudonné (...)

13La citation précédente de Dieudonné met aussi en évidence l’importance accordée à la notion de structure. Cette notion est ce qui distingue l’entreprise de classification de l’organisation d’une encyclopédie ou d’un recensement bibliographique (Dieudonné, 1969). Elle est aussi ce qui doit prévaloir dans l’organisation et la classification des mathématiques, au détriment des divisions disciplinaires habituelles, comme l’algèbre ou la géométrie. On entrevoit ainsi chez Dieudonné un lien fort entre la classification des mathématiques et la pratique mathématique de la classification. Comme expliqué dans « L’Architecture des mathématiques » (Bourbaki, 1948), ce sont encore les structures qui permettent la classification des objets mathématiques eux-mêmes, via l’analyse des axiomes qu’ils vérifient14. « Pour définir un objet, on définit les axiomes qu’il doit vérifier, et non cet objet lui-même », écrit par ailleurs Schwartz (1997, p. 159). Dans cette perspective, un résultat de classification en mathématique est une comparaison de différentes structures, dans laquelle deux structures isomorphes sont identifiées15.

• 16 Sur différentes images du structuralisme en France, voir (Aubin, 1997).
• 17 Les fascicules d’algèbre sont parus à partir de 1947. Nous nous basons ici sur une édition ultérieu (...)

17Il faut d’abord noter que les déclarations que nous avons relevées jusqu’à présent participent à la construction de l’image structuraliste des mathématiques donnée par Bourbaki. Elles correspondent à un contexte culturel particulier16 et propagent l’idée que c’est Bourbaki qui introduit les structures comme mode de pensée en mathématiques. Leo Corry a montré que la notion formelle de structure ne joue finalement pas de rôle dans l’organisation des Éléments, pas plus que dans celle des mathématiques de ce traité (Corry, 2001, p. 289-338). En fait, les classifications ne forment pas non plus le cœur des Éléments. En effet, si l’on regarde par exemple la manière dont y sont traités les corps finis, on peut lire en introduction qu’il s’agit d’une « classification des corps finis », mais rien dans le chapitre en question ne permet de reconnaître cette classification : ni commentaires, ni efforts d’organisation, si ce n’est quelques remarques éparses dans la note historique qui suit17.

• 18 Sur les rencontres mathématiques entre Bourbaki et Schwartz, voir (Paumier, 2014, chapitre 1).
• 19 (Schwartz, 1997, p. 163). Rappelons que les distributions sont définies comme des formes linéaires (...)
• 20 Ce qui n’est qu’esquissé ici mériterait d’être abordé plus en avant dans les textes mathématiques d (...)

19Par exemple, Schwartz conserve de sa formation bourbakiste une pratique méthodique d’identification des structures, dont nous avons vu qu’elles étaient au cœur de la pratique classificatoire pour Bourbaki18. Il écrit ainsi que « [s]on esprit mathématique, profondément classificateur, goûtait au plus haut point cette organisation qu[’il n’a] jamais cessé de respecter. Les distributions s’étudient d’abord sur \(\mathbf{R}^n\), puis sur n’importe quel espace affine de dimension finie, puis, sous forme de courants, sur n’importe quelle variété indéfiniment différentiable19 » : dans sa recherche de généralisation de sa théorie des distributions, il se place dans le cadre des structures telles qu’il a été décrit plus haut. Le même objet, à savoir une forme différentielle continue sur un certain espace, peut se définir sur un espace avec une structure de moins en moins riche et de plus en plus générale (\(\mathbf{R}^n\), espace affine de dimension finie, variété indéfiniment différentiable), et un nom différent lui est alors donné selon le cas (distribution, distribution-vectorielle, courant)20.

• 22 Après avoir expliqué comment Bourbaki a choisi les théorèmes à énoncer à partir de la notion de str (...)
• 23 (Foucault, 1966). Par ailleurs, voir (Rousseau & Morvan, 2000) pour un travail interdisciplinaire s (...)

22Si la question de la dénomination a donc joué un rôle fort chez Bourbaki, notamment rendue nécessaire par la mise à plat des mathématiques à traiter dans les Éléments22, nous devons souligner qu’elle n’a pas été explicitement mise en relation avec celle de la classification. Nous pourrons toutefois ici les rapprocher en suivant les réflexions de Michel Foucault, présentant l’élaboration de nomenclatures adéquates comme indissociable du processus classificatoire lui-même23.

• 24 Ainsi, des deux exemples précédents, le premier est une surface réelle tandis que le second est une (...)

25Nous utilisons pour cela l’exemple de surfaces particulières qui ont été intensément étudiées dans la seconde moitié du xix^e siècle. Il s'agit de surfaces pouvant être définies par une équation polynomiale de degré \(3\) en les coordonnées \(x,y,z\) de l'espace, comme par exemple \(x^3+y^2z+3xyz+x^2-1=0\) ou \(x^3+ix^2y-z^3+(2-3i)y^2+x+z=0\), le nombre \(i\) étant un nombre complexe tel que \(i^2=-1\). En raison de la valeur de ce degré, ces surfaces sont appelées « surfaces cubiques », « surfaces du troisième degré » ou encore, comme c’était plus souvent le cas au xix^e siècle, « surfaces du troisième ordre ». À cette époque, les mathématiciens prenaient en considération tout aussi bien des surfaces « réelles » que des surfaces « complexes », c’est-à-dire pouvant être définies par une équation à coefficients tous réels ou non, respectivement24. De plus, les coordonnées \(x, y, z\) étaient généralement vues comme des nombres complexes, que la surface soit réelle ou complexe. Enfin, rappelons que parmi les points d’une surface cubique, il peut exister des « points singuliers », aussi appelés « singularités » : si est une équation d’une surface, ce sont les points de coordonnées \(x, y, z\) qui annulent à la fois \(F\) et sa différentielle première, c’est-à-dire que \(F(x,y,z)=0\) et \(\mathrm{d}F_{(x,y,z)}=0\).

• 25 (Cayley, 1849 ; Salmon, 1849). Dire qu’une droite est incluse dans une surface signifie que tout po (...)

26Un résultat important, démontré en 1849 par les britanniques Arthur Cayley et George Salmon, est que dans toute surface cubique « lisse », c’est-à-dire n’ayant aucun point singulier, sont incluses vingt-sept droites25. Ces deux mathématiciens montrèrent en outre que ces vingt-sept droites sont contenues trois à trois dans un même plan. Ils dénombrèrent en tout quarante-cinq tels plans et les baptisèrent « plans tangents triples ». Notons qu’à l’instar des surfaces cubiques, il est possible de faire la distinction entre droites et plans réels ou complexes selon qu’ils peuvent être définis par des équations à coefficients tous réels ou non ; dans le théorème de Cayley et Salmon, il est sous-entendu que parmi les vingt-sept droites, toutes ne sont pas réelles a priori, et de même pour les quarante-cinq plans tangents triples.

• 26 L’idée de la démonstration de Schläfli est la suivante. Il s’agit d’abord d’écrire l’équation d’une (...)
• 27 Cet article de Schläfli a été publié en anglais, mais on lit dans son introduction que c’est Cayley (...)

27Une dizaine d’années après ces travaux de Cayley et de Salmon, le mathématicien suisse Ludwig Schläfli consacra aux surfaces cubiques deux articles dans lesquels il proposa deux classifications des surfaces du troisième ordre (Schläfli, 1858 ; 1863). Dans celui de 1858, il s’agit d’une classification des surfaces cubiques réelles et lisses selon le nombre de droites réelles et le nombre de plans tangents triples réels qu’elles peuvent contenir. Le résultat auquel Schläfli aboutit est qu’il n’y a que cinq possibilités pour ces nombres, à savoir \((27,45)\), \((15,15)\), \(7,5\), \((3,13)\) ou \(3,7)\)26. Dans les termes de Schläfli, cela donne cinq « espèces » de surfaces lisses du troisième ordre27.

• 31 « Dr.Schläfli has omitted to notice a special form of the ruled surface of the third order which pr (...)

31Remarquons que l’article de Schläfli se termine par une remarque écrite par Cayley (le traducteur, rappelons-le) : « Dr. Schläfli a omis de mentionner une forme spéciale de la surface réglée du troisième ordre qui m’est apparue d’elle-même31 ».Cayley met ainsi en évidence une lacune dans la classification de Schläfli provenant d’un oubli dans la disjonction des cas menée par ce dernier, et la complète en introduisant une nouvelle espèce de surface cubique — Cayley reprendra cette classification complétée dans un long mémoire sur les surfaces cubiques (Cayley, 1869)(voir la figure 3).

• 33 Il s’agit ici de la forme d’une surface au sens de son aspect (Gestalt en allemand, shape en anglai (...)
• 34 « Allerdings sind sowohl die in diesen Arbeiten zugrundegelegten Äquivalenzbegriffe als auch die be (...)

34Cet ancrage historique des points de vue sur une classification peut d’ailleurs se manifester de façon plus radicale, en agissant sur les critères classificatoires eux-mêmes. Ainsi, dans une publication de 1987, Horst Knörrer et Thomas Miller proposent de revenir sur les classifications de surfaces cubiques proposées par Schläfli, mais aussi par Felix Klein et Carl Rodenberg : ces derniers avaient respectivement classifié les cubiques selon leur forme33 et selon ce qu’on appelle « leur pentaèdre » (Klein, 1873 ; Rodenberg, 1879). Or, d’après H.Knörrer et T. Miller, « non seulement les concepts d’équivalence à la base de ces travaux, mais aussi les méthodes employées pour les classifications ne sont pas formulés assez précisément au vu des standards actuels34. » En conséquence de ces remarques, les deux mathématiciens proposent une classification basée sur ce qu’ils appellent le « type topologique » des surfaces et qu’ils annoncent définir précisément. La classification est ainsi réévaluée en fonction des normes et des exigences du travail mathématique d’une époque de rédaction (liées ici au développement de la topologie), allant jusqu’à entraîner une modification des critères mêmes du classement.

• 35 Le problème du pluralisme taxinomique a récemment fait l’objet de commentaires philosophiques à par (...)

35On remarquera au passage que de mêmes objets (les surfaces cubiques) peuvent être classés selon des critères a priori différents : existence et nature de singularités, forme, pentaèdre, type topologique. Cette diversité ne rend pas les classifications résultantes contradictoires, mais reflète la possibilité d’appréhender de mêmes objets sous plusieurs points de vue disciplinaires, comme la géométrie ou la topologie35.

• 36 Il existe plusieurs notions mathématiques de « genre » pour les surfaces, mais aucune n’est discuté (...)

36Revenons encore sur les travaux de Schläfli pour illustrer un dernier point. Nous avons pu constater que la classification de ce dernier donne lieu à des divisions successives des surfaces cubiques en familles et espèces, la « classe » de ces surfaces apparaissant comme une des caractéristiques de chaque famille — comme le montre la citation précédente de Schläfli (p. 23), des surfaces cubiques ayant même classe peuvent apparaître dans des familles différentes. La classification des surfaces du troisième ordre se présente donc par classes, familles et espèces, en allant du plus général au plus particulier. À ce stade, on peut remarquer la proximité du vocabulaire avec celui du modèle classique de classification du vivant (et en particulier du monde végétal) hérité de Linné, et impliquant classes, ordres, familles, genres et espèces (du plus général au plus particulier). Deux différences notables se présentent toutefois. La première est que dans la classification de Schläfli, la classe est une sous-division de l’ordre, ce qui est donc inversé par rapport au modèle classique. La seconde est qu’il n’y a pas d’utilisation par Schläfli d’une catégorie de genre, intermédiaire entre celles de famille et d’espèce36.

• 37 Tony Crilly a comparé Cayley à un mathématicien naturaliste (et en particulier à un botaniste) dans (...)

37Cette ressemblance lexicale, qui n’est pas une stricte analogie, pose à nouveau la question du rapport des mathématiques aux sciences naturelles. Car si dans l’exemple de l’entreprise classificatoire de Bourbaki, ce rapport était explicitement mis en avant par les auteurs eux-mêmes, le cas des surfaces cubiques montre des traces dont le lien aux sciences naturelles est le résultat de notre interprétation37. On peut par conséquent se demander s’il s’agit ici d’un véritable emprunt au modèle de classification du vivant (avec éventuellement un véritable transfert de méthode), ou seulement d’un indice pointant vers une origine terminologique commune. Autrement dit, l’emploi des termes « classe », « ordre », « espèce » et « famille » n’est-il ici que le fruit d’usages en place hérités du passé, ou indique-t-il une réelle identité de démarche, voire plus généralement un point de vue épistémologique fort sur un lien entre mathématiques et sciences du vivant ?

• 38 Voir aussi (Foucault, 1966, p. 149) sur l’objectif de Michel Andanson de vouloir « traiter la Botan (...)

41Par ailleurs, soulignons que même dans ces cas où ont été impliquées surtout les sciences naturelles, des transferts disciplinaires réciproques ont également existé — par exemple, J.-M. Drouin a décrit l’intervention du calcul combinatoire dans les travaux de Linné (Drouin, 2008, p. 116-119)38. Ces mouvements inverses laissent ainsi envisager des dynamiques du savoir plus complexes que dans le cas d’une simple application d’un modèle naturaliste aux mathématiques.

• 39 « Quant à la distance entre ces classifications et celles de la botanique, elle tient avant tout à (...)

42Quelles que soient les disciplines rapprochées autour de problèmes classificatoires, il s’agit enfin d’étudier la résistance des objets et de ces disciplines aux ponts que leurs praticiens fabriquent, aux passages qu’ils tentent de créer et qu’ils décrivent ensuite39. En particulier, il semble qu’il faille bien prendre en compte les spécificités de chaque discipline dans ces examens. Ainsi, dans les exemples mathématiques que nous avons traités, nous n’avons pas vu de réflexions épistémologiques sur le caractère naturel ou artificiel des classifications comme celles qui ont suivi les propositions taxinomiques de Linné. Nous avons cependant constaté à quel point est importante, dans les problèmes classificatoires en mathématiques, la question de la démonstration, autour de laquelle s’articulent des enjeux de points de vue disciplinaires, d’exhaustivité et de compréhension des objets considérés.

• 40 Voir par exemple (Solomon, 1995, p. 239). Là encore, on trouve une référence à Linné : « The classi (...)

43La classification des groupes finis simples, vaste entreprise montrant encore une fois l’importance des questions de classification pour les mathématiciens (même actuels), est particulièrement intéressant vis-à-vis de cette question de la démonstration. En effet, le résultat de cette classification peut s’exprimer de façon très concise : « Tout groupe fini simple est isomorphe à l’un des groupes suivants : groupe cyclique d’ordre premier, groupe alterné, groupe fini simple de type Lie, ou l’un des vingt-six groupes finis simples sporadiques », mais sa démonstration a été mise en doute ou retravaillée par de nombreux mathématiciens en raison de sa complexité — plus de 10 000 pages développées par une centaine d’auteurs entre 1955 et 1983, suivie d’une seconde génération de preuve jusqu’en 2005. Les enjeux classificatoires se situent donc ici véritablement autour de la preuve, mais se doublent par ailleurs d’un phénomène particulier : c’est le travail de démonstration lui-même, plus que le résultat classificatoire, qui permet aux mathématiciens de développer de nouvelles techniques autour des objets qu’ils classifient, et de mieux les connaître40.