1Habiter les villes en Amérique latine, c’est aussi habiter la nature. Les citadins vivent une expérience quotidienne de la nature urbaine, une nature transformée, modifiée par l’urbanisation, mais qui n’en reste pas moins présente et perçue comme un ensemble de phénomènes biophysiques. Pourtant, celle-ci a été relativement peu appréhendée par les sciences sociales ou les études urbaines, qui ont relativement peu pris la nature comme objet d’étude. Ce dossier se propose d’appréhender la nature à partir de l’habiter, à savoir, les activités et les pratiques quotidiennes associées au fait de résider, et plus largement de vivre, dans un espace donné [Giglia, 2012]. Ici, l’habiter n’est pas uniquement entendu comme une expérience individuelle ou collective, ou « une spatialité des acteurs individuels » [Lévy & Lussault, 2003]. Au contraire, les modes d’habiter doivent être compris dans leur historicité pour intégrer les rapports de pouvoir qui s’y jouent. En ce sens, nous soulignons la nécessité d’appréhender les rapports des citadins à la nature depuis trois approches conjointes : par les politiques urbaines, les rapports de pouvoir et l’expérience quotidienne. Cela requiert une ouverture méthodologique pour dépasser monographies et études de cas et exige de laisser place à des méthodes innovantes qui croisent les perspectives pluriscalaires, diachroniques et phénoménologiques.

2Les rapports quotidiens des habitants à la nature sont façonnés par plusieurs dynamiques conjointes. Ce dossier souligne les processus historiques qui produisent des modes d’habiter la nature changeante et se propose d’en révéler leur historicité. Les pratiques quotidiennes (se loger, se nourrir, se divertir, se réunir ou consommer) sont souvent façonnées par la mise en œuvre au niveau local des politiques urbaines, des décisions municipales résultant de dynamiques institutionnelles, des actions individuelles ou collectives, ou par le rôle des entreprises immobilières. Tous participent à la transformation socio-spatiale des villes. Ce processus de transformation se déploie à plusieurs échelles et l’évolution des modes d’habiter doit s’appréhender depuis une approche pluriscalaire. L’ensemble de ces acteurs interviennent à plusieurs niveaux. En même temps, la transformation des paysages urbains résulte d’une imbrication de différentes échelles, tout particulièrement dans la circulation et la traduction des modèles d’aménagement urbain. Par ailleurs, ce processus de transformation est traversé par des intérêts divergents, qui se cristallisent dans la lutte pour l’appropriation et la production de l’espace. La légitimation de certains usages, la valorisation de certaines pratiques plutôt que d’autres, la prise de décision de manière unilatérale, sans faire participer les habitants produisent des désillusions, un sentiment d’injustice et des inégalités. Enfin, ce processus est à la fois matériel et idéel. Les rapports à la nature s’inscrivent dans des lieux, sont médiatisés par des objets, des techniques ou des infrastructures. Cette matérialité façonne les représentations individuelles et collectives sur la nature. Si le vécu, les sentiments et les perceptions des habitants semblent provenir de leurs trajectoires individuelles, ces dernières sont pourtant indissociables de leurs inscriptions dans un espace social et matériel façonné par la société dans laquelle elles s’inscrivent.

4Les questions soulevées ont fait l’objet de nombreuses recherches en sciences sociales, menées depuis des perspectives disciplinaires et théoriques distinctes. Nous proposons de les réunir autour de trois axes thématiques. Un premier pan des recherches aborde les effets de l’urbanisation sur la nature en milieu urbain et les problèmes liés à l’environnement construit dans les villes latino-américaines. L’étalement urbain produit des dégradations environnementales. Le changement d’usage des sols, pour augmenter la surface bâtie sous la pression foncière, et les pratiques d’aménagement ont réduit les espaces de nature, notamment dans les centres-villes, comme en témoigne le cas emblématique de la ville de Mexico D.F. [Musset, 1991]. Cette réduction du couvert végétal a plusieurs conséquences négatives sur l’environnement vécu par les habitants : elle limite la régulation des températures et de l’écoulement des eaux, et entraîne une accumulation des pollutions atmosphériques. De plus, elle favorise de nouveaux aléas en ville, comme les éboulements de terrain ou les épisodes caniculaires [Romero-Lankao, 2013]. L’artificialisation de l’environnement est rendue visible par la production de déchets et l’extension des surfaces destinées à les recevoir, les pollutions des eaux et, particulièrement, les écoulements superficiels, ainsi que l’extension des espaces industriels polluants, dont le cas notoire des « zones de sacrifice » au Chili, des espaces profondément et durablement endommagés en raison des pollutions et autres dégradations environnementales [Delamaza et al., 2017]. Ces différents facteurs amènent les citadins à vivre dans un environnement dégradé et à rechercher, quand ils le peuvent, des formes différenciées d’accès à une nature perçue comme moins détériorée.

5Un second pan de la littérature analyse les politiques publiques environnementales appliquées dans les villes latino-américaines. Le tournant actuel des politiques urbaines rend compte d’une écologisation, fruit d’alliances entre agents qui portent de nouvelles valeurs et expertises et font face à des inerties, voire des résistances institutionnelles [Barraqué, 2011 ; Poupeau, 2018]. La sectorisation des politiques et la fragmentation des pratiques d’aménagement ont rendu difficile l’intégration des enjeux environnementaux dans la production urbaine [Jaglin & Zérah, 2010 ; Robert, 2019]. La gestion des risques environnementaux et des déchets, celle des services de distribution de l’eau ou de l’énergie, de l’assainissement, des transports, et la production d’aménités environnementales ont été analysées à l’aune de la notion de ville durable [Theys & Emelianoff, 2001 ; Winchester, 2006]. Les villes latino-américaines voient également naître des initiatives qui remettent en question les rapports ville-campagne, notamment par l’essor de l’agriculture urbaine et périurbaine [Le Gall, 2014 ; Faliès & Mesclier, 2015 ; Fernández et al., 2020] et la création d’espaces protégés métropolitains [Pelenc & Velut, 2012].

6Enfin, un troisième pan de la littérature analyse les inégalités environnementales en milieu urbain et ses contestations dans les villes latino-américaines. Les sociétés urbaines rendent compte de l’existence d’un accès inégal aux ressources naturelles, aux services urbains et aux aménités environnementales [Fournier & Hérin, 2001 ; Schneier-Madanes & De Gouvello, 2003 ; Botton, 2004 ; Schneier-Madanes, 2014 ; Poupeau, 2012]. On y observe également une inégale exposition aux risques environnementaux et aux aléas naturels [Sierra, 2009 ; Rebotier, 2012 ; Revet, 2013]. Ces dernières années, les principales contributions proviennent des courants de la justice environnementale, de l’écologie politique urbaine ou de l’histoire de l’environnement [Swyngedouw, 1994 ; Carruthers & Rodriguez, 2009 ; Camargo, 2016 ; Alimonda et al., 2017 ; Merlinsky, 2013]. Les difficultés d’accès au sol conduisent les habitants, toutes catégories sociales confondues, à occuper des terrains dans des espaces de nature non urbanisés en ville, constituant parfois des zones à risques [Fernández, 1996]. Les inondations, les pollutions hydriques, les éboulements de terrain liés aux fortes pluies concentrées sur de courtes périodes, ou encore les maladies respiratoires chroniques produites par les pollutions atmosphériques affectent principalement, mais pas systématiquement, les groupes sociaux défavorisés et racisés [Romero-Lankao, 2012]. Face à des situations vécues comme des injustices environnementales, les populations urbaines se mobilisent contre les politiques étatiques ou en opposition aux projets d’aménagement urbain [Aliste & Stamm, 2016 ; Biskupovic & Stamm, 2016 ; Ruiz, 2018]. Le recours aux instances judiciaires acquiert un rôle croissant dans ces conflits pour la reconnaissance des droits environnementaux [Melé et al., 2020], lorsque les habitants ne réinventent pas des pratiques urbaines plus respectueuses de l’environnement.

7Cette brève révision de la littérature permet d’établir deux constats. D’une part, les études urbaines ont davantage appréhendé la nature depuis une échelle macro ou méso. Les principales contributions ont identifié l’origine naturelle ou anthropique des phénomènes socioenvironnementaux, analysé l’action publique et les agencements institutionnels destinés à aménager l’environnement, ou étudié la distribution spatiale inégale des aménités ou des dégradations environnementales. De ce fait, la dimension phénoménologique des rapports des habitants à la nature a été relativement peu abordée, à savoir l’étude des expériences vécues et sensibles des sujets en lien avec celle-ci. D’autre part, on observe une relative absence des deux corpus majeurs des études urbaines : la littérature sur le droit à la ville et celle sur le logement. De manière générale, les chercheurs qui contribuent à ces deux champs thématiques intègrent peu les considérations environnementales dans leurs travaux. Ainsi, les études sur les rapports de pouvoir autour de l’appropriation des espaces urbains, sur la spéculation foncière et immobilière, sur les politiques de logement ou sur les revendications pour le droit à la ville et au logement dialoguent relativement peu avec les études sur l’environnement, à l’exception des travaux fondateurs et des recherches de l’écologie politique urbaine [Ibarra et al., 1984 ; Swyngedouw, 1994 ; Merlinsky, 2013].

8Ce numéro a pour objectif de présenter les travaux qui se situent à la croisée des études urbaines et de l’environnement en Amérique latine. Les contributions explorent les modes d’habiter la nature en ville, les représentations et significations que se font les habitants de la nature, et les processus et rapports de pouvoir qui façonnent ces représentations et pratiques spatiales. Une façon d’aborder de manière transversale ces thématiques est de porter une attention particulière à la dimension quotidienne des rapports à la nature. Cette entrée offre la possibilité de recueillir des productions scientifiques pluridisciplinaires. En effet, le quotidien a été saisi par l’ensemble des sciences sociales depuis la philosophie [Lefebvre, 1981 ; Paquot, 2001], la sociologie et l’anthropologie [Goffman, 1973 ; De Certeau, 1980] ou encore la géographie [Di Méo, 1996]. Défini comme « l’ensemble des faits et gestes qui constituent la réalité sociale dans sa dimension la plus ordinaire » [Ciccarelli, 2004, p. 70], il invite à réfléchir aux activités journalières, à la durée des actions, au sens que les habitants leur donnent, mais aussi aux événements qui sortent de l’ordinaire. Il permet également de réfléchir aux rapports au temps : sa maîtrise, sa répétition et l’utilisation créative ou festive du quotidien qui s’opposent à la routine, au banal et à la mélancolie. Ainsi, réfléchir aux rapports des sociétés à la nature en ville depuis le prisme de la vie quotidienne invite à appréhender sous un autre angle la place de la nature dans les villes latino-américaines aujourd’hui.

9Dans ce dossier les auteurs parcourent les transformations des rapports à la nature des citadins depuis la matérialité des espaces de nature, mais également depuis ses représentations collectives et individuelles. Si la production urbaine repose aujourd’hui sur la financiarisation [French, Leyshon & Wainwright, 2011 ; Aalbers, 2019] et l’écologisation des politiques urbaines et du logement, ces spécificités façonnent les modes d’habiter dans les villes latino-américaines. Comment la production d’exclusions, d’inégalités, de ségrégations, dans et par la ville, s’imbrique-t-elle avec les enjeux environnementaux contemporains, et surtout, comment modifie-t-elle les rapports des habitants à la nature au quotidien ? Les articles qui composent ce numéro thématique répondent à cette question depuis des horizons disciplinaires, méthodologiques et des échelles différentes.

Appropriation de la nature et production des espaces résidentiels

10La première partie de ce numéro interroge les liens entre l’appropriation de la nature et la production des espaces résidentiels. Les auteurs proposent une perspective originale, à la croisée des études sur la politique d’aménagement urbain et de l’écologie politique, pour aborder la place de la nature dans ces espaces. Dans leur article intitulé « Turistificación, renovación urbana y ecología política: contestaciones en tres ciudades de la costa ecuatoriana », Alejandra Bonilla Mena (et al.) comparent les aménagements urbains « verts » dans trois villes équatoriennes et leurs effets sur la production des espaces résidentiels. Les auteurs montrent comment les autorités municipales mettent en avant la protection des espaces de nature en milieu urbain pour justifier les aménagements visant à développer le tourisme et produire des espaces de vie destinés aux classes aisées et aux touristes internationaux. Cet argument environnemental « positif » produit pourtant l’exclusion des populations de classes défavorisées des centres-villes, déplacées vers les périphéries par le biais de dispositifs de relogement social. En outre, de façon paradoxale, la construction des logements sociaux en périphérie s’effectue sur des espaces naturels protégés conduisant à leur forte dégradation. Ainsi, dans les trois villes étudiées, Guayaquil, Portoviejo et Esmeraldas, l’écologisation des politiques d’aménagement renforce les rapports de pouvoir entre groupes sociaux autour de l’appropriation des espaces habités des centres-villes et des espaces de nature qui leur sont associés.

11Si dans ce cas, la nature est valorisée dans les centres-villes pour répondre au goût des classes favorisées, le second article révèle, au contraire, l’instrumentalisation de la nature située en périphérie des villes par les sociétés immobilières. L’usage sera cette fois-ci destiné aux populations de classes défavorisées. Dans leur article intitulé, « Las contradicciones de la producción de naturaleza en las áreas de vivienda social de ciudades lacustres y fluviales chilenas (2011-2018) », Rodrigo Hidalgo (et al.) analysent la façon dont la nature joue un rôle central dans les choix de localisation des logements sociaux et dans la construction des vulnérabilités sociales face aux aléas environnementaux. Les aménités environnementales (bord de lac, de fleuves, de zones humides et de volcans) offertes par la proximité de la nature des trois villes chiliennes étudiées (Valdivia, Pucón et Villarica) permettent aux entreprises immobilières de construire des logements sociaux aux qualités résidentielles exceptionnelles (vues, cadres de vie, proximité à la nature, calme), augmentant la rentabilité desdits projets. Néanmoins, l’accès à ce type de logement, dont les populations défavorisées sont ordinairement privées, va de pair avec une obligation de vivre quotidiennement avec les risques environnementaux. Si l’État et les agents immobiliers minimisent ces risques, les auteurs soulignent que ce sont justement les caractéristiques sociales des populations bénéficiaires qui augmentent leur vulnérabilité face aux aléas naturels. Ils concluent que, contrairement aux idées reçues, l’exposition aux risques environnementaux des populations de classes défavorisées ne dépend pas d’un étalement urbain incontrôlé. Elle émane des choix de localisation des logements sociaux, par l’État et les sociétés immobilières, qui intègrent la nature afin d’accroître la rentabilité des projets.

Se saisir de la nature dans les luttes urbaines

12La seconde partie du numéro est consacrée à la place de la nature dans les luttes urbaines. Les deux articles qui la composent présentent des études de cas situées dans la province de Buenos Aires, en Argentine. Ils offrent une réflexion sur l’imbrication entre les luttes urbaines et environnementales, en soulignant la mobilisation croissante du droit de l’environnement dans ces conflits. Dans son article intitulé « Conflicto y ambientalización ante procesos de renovación urbana en la ribera de la ciudad de Buenos Aires », Marina Wertheimer analyse les conflits survenus à la suite de l’aménagement du littoral, mené sur la commune péricentrale de Vicente Lopez entre 2004 et 2019. La construction de logements et de bureaux destinés à des classes aisées sur un ancien espace vert hautement fréquenté par les habitants historiques a conduit une partie de la population à se mobiliser. Les revendications portaient sur la dégradation de l’environnement, mais aussi sur la réduction des espaces publics fréquentés quotidiennement par les habitants pour y déployer des pratiques récréatives. Dans le cadre d’une fine ethnographie, l’autrice identifie le sens que les promoteurs immobiliers, l’État et la population donnent à la nature pour justifier leur position dans la lutte autour de l’appropriation de cet espace vert. Elle analyse les processus d’environnementalisation du conflit, à savoir l’instrumentalisation des thématiques environnementales par les acteurs dans le but de défendre leurs intérêts divergents. Ainsi, pour les promoteurs immobiliers, les espaces de nature sont sources de plus-value, et pour les classes aisées, une aménité rare permettant une stratégie de distinction. Les habitants mobilisés dans le collectif Unidos por el Río, quant à eux, se saisissent de l’environnement pour obtenir un large soutien des populations locales. La valorisation des espaces de nature perçus comme primordiaux dans la vie quotidienne renforce également le sentiment d’appartenance au territoire. L’expérience de Unidos por el Río reflète une judiciarisation du conflit environnemental : les habitants inscrivent leurs revendications dans des cadres réglementaires et des procédures judiciaires. Néanmoins, l’État a ignoré ces recours et a soutenu le projet d’aménagement, forçant les habitants à se centrer sur des répertoires d’action collective traditionnels.

13Ce sont justement ces ambivalences entre la reconnaissance d’un droit à l’environnement et les luttes pour le droit à la ville qu’analysent Gabriela Merlinsky et Patrice Melé, dans leur article intitulé « Environnement et droit(s) dans la ville à Buenos Aires ». À partir de la mise en relation de trois études de cas, les auteurs soulignent que les relations entre les luttes environnementales et urbaines sont complexes, ambiguës et parfois contradictoires. D’une part, le conflit à Villa Inflamable révèle le caractère ambivalent de la judiciarisation de la question environnementale. Le recours porté par les habitants en raison de la pollution du fleuve Riachuelo produit des tensions autour de l’expulsion et du relogement. D’autre part, le cas de la Villa Rodrigo Bueno, située en bordure de la réserve écologique Costanera Sur, dévoile comment la protection de la nature mise en avant par l’État justifie l’expulsion des habitants. Toutefois, cette éviction a été bloquée par la justice en raison des conditions d’expulsion. De plus, à la suite de la demande des habitants, la justice a ordonné aux pouvoirs publics de déplacer des activités polluantes situées à proximité et de rétablir les services publics. Enfin, les conflits autour des zones humides du delta du fleuve Luján révèlent les tentatives d’associations environnementales d’entraver la construction de lotissements fermés. Cette revendication traduit une superposition des arguments urbanistiques et environnementaux. À l’instar de l’article précédent, la mobilisation de l’environnement dans les luttes passe souvent par des recours juridiques. Néanmoins, les auteurs concluent que le renforcement des législations et des institutions environnementales ne se traduit pas nécessairement par une capacité généralisée des populations à faire valoir leurs droits. Ils montrent, au contraire, que la reconnaissance des droits se construit dans des situations de conflit ou de controverse. Elles offrent la possibilité d’ouvrir des espaces publics qualifiés d’intermédiaires ou d’insérer les demandes des habitants dans des institutions judiciaires. Ces insertions permettent parfois de construire des alliances entre acteurs, de modifier les rapports de pouvoir et les possibilités d’action des habitants.

Vivre les inégalités environnementales au quotidien

14Bien que construits à partir de perspectives disciplinaires et méthodologiques différentes, les trois articles qui composent la dernière partie de ce numéro abordent les inégalités environnementales depuis la vie quotidienne. Dans leur article intitulé, « Navigating the Archipelago City: everyday experiences and socio-political imaginaries of urban floods in Cartagena de Indias, Colombia », Silke Oldenburg et Laura Neville étudient les expériences inégales des habitants face aux inondations causées par les crues saisonnières dans la ville côtière de Cartagena. Pour ce faire, les autrices se revendiquent de l’« écologie politique urbaine située ». Elles proposent la notion de ville archipel afin d’insister sur la dimension historique de la fragmentation urbaine et des inégalités sociospatiales. Depuis une enquête ethnographique, elles identifient et décrivent minutieusement les expériences corporelles et sensorielles de l’inondation dans les quartiers de El Centro et d’Olaya Herrera. Elles montrent ainsi comment – en raison des fortes pluies, mais aussi des systèmes d’égouts dysfonctionnels et des glissements de terrain – le quotidien des habitants est perturbé, ralenti ou accéléré. L’incertitude générale qui pèse sur eux, associée à la montée des eaux des océans en raison du changement climatique, les oblige à improviser pour vivre. Loin de défendre une vision romancée de cette ingéniosité des subalternes, les autrices soulignent que ces expériences qui réinventent les rapports quotidiens des habitants à la nature s’ancrent dans les inégalités sociospatiales structurelles en ville.

15Ce sont justement les inégalités sociospatiales urbaines que révèlent les représentations de la nature de jeunes habitants d’El Alto, en Bolivie, étudiées par Jordie Blanc Ansari. Dans son article, « Perceptions populaires et urbaines de la Nature chez les jeunes à El Alto (Bolivie) », l’autrice présente les significations de la nature des jeunes de 12 à 23 ans issus de familles d’origines rurales et indigènes, fils et filles de migrants, d’anciens paysans ou de mineurs. La méthode d’enquête revêt un intérêt particulier puisque les imaginaires des jeunes sont analysés à partir du traitement de leurs productions filmiques réalisées dans le cadre d’ateliers audiovisuels. Les trois jeunes enquêtés habitent dans le quartier de Los Angeles du district 8, situé en périphérie de la ville. Les espaces verts et de nature y sont peu nombreux. Leur regard se porte donc sur les touffes d’herbes qui longent les chemins, le ciel, la pluie, les flaques d’eau ou encore la terre nue au bord des routes. Les discours commentant les images de leur création filmique rendent compte de leurs catégorisations et significations de la nature, à la dimension à la fois individuelle et collective. Ils révèlent leurs inquiétudes associées à leur position sociale, économique et ethnique dans une société inégalitaire. En effet, le traitement de la nature dans leur production donne lieu à une introspection qui les mène à réfléchir sur leur place dans le monde. Parfois, la nature est idéalisée, perçue comme un héritage de leur ancêtre indigène. Dans d’autres cas, sa disparition dans la ville est critiquée. Le ciel apparaît alors comme une sortie possible à la crise écologique, révélant une vision cosmologique andine. Ces différentes perceptions assez négatives donnent une forte place à l’identité alteña, produit d’un mélange entre urbanité, modernité et histoire des luttes indigènes et sociales. Toutefois, l’autrice montre qu’elles ne représentent pas la pensée de la jeunesse bolivienne. Les discours analysés sont situés et rendent compte d’une mise en scène de soi face aux autres et, notamment, face aux chercheurs.

16L’apport du troisième article intitulé « Green gentrification and contemporary capitalist production of space: notes from Brazil » est davantage conceptuel. Les auteurs proposent une grille de lecture, depuis la notion de gentrification verte, afin de comprendre les effets des politiques et des aménagements dits écologiques sur les modes de vie quotidiens. Situés à la croisée de la justice environnementale et de l’écologie politique, les auteurs soulignent, notamment, l’exclusion des populations défavorisées par des groupes de classe aisée et blancs. À partir du cas brésilien, ils proposent une typologie de différentes situations de gentrification verte. Ils distinguent : les projets de construction d’espaces verts dans les quartiers à faibles revenus qui supposent le déplacement des familles ; les projets qui combinent la création de parcs urbains et la verticalisation des zones environnantes ; et la construction de condominiums de classe aisée situés à proximité d’une zone de conservation de la nature. Dans ces trois cas, les auteurs identifient une augmentation du prix du foncier, un déplacement des populations vulnérables, un embourgeoisement, une augmentation des conflits entre groupes sociaux et la perturbation des modes de vie des populations historiques. L’article constitue avant tout une invitation à mobiliser le concept de gentrification verte en Amérique latine en multipliant les études empiriques. Selon les auteurs, le cas latino-américain permettrait de souligner les effets que produisent les modèles de développement sur la gentrification verte, notamment en raison de la perpétuation des pratiques colonialistes, notamment de contrôle, de violence et de spoliation.

Conclusion

17Ce dossier cherche à contribuer à la discussion scientifique autour de la place de la nature dans les villes latino-américaines. Il s’agit d’un débat récent dans la région, car les études sur la nature ont été historiquement associées à la ruralité et aux territoires touchés par les industries extractives, approches fortement influencées par l’écologie politique et les conflits environnementaux. Jusqu’à il y a quelques années, les études sur la ville et la nature en Amérique latine montraient la disparition de cette dernière, son déclin et sa privatisation croissants, ainsi que les inégalités d’accès à la nature, de plus en plus limitée aux groupes privilégiés. À travers différentes méthodologies, cadres théoriques et échelles d’analyse, les articles de ce dossier montrent comment la relation entre nature et ville est produite, contestée et appropriée, en plaçant l’expérience des habitants au centre de leurs travaux.

18L’ensemble des contributions montre que la question de la nature dans les villes latino-américaines s’insère dans des débats à la fois globaux et régionaux. Les articles présentent différentes situations d’instrumentalisation de la nature dans le but de reproduire la spéculation immobilière et transformer les communs en des objets hautement rentables, tant sur le plan économique que politique. L’étalement urbain a raréfié les espaces de nature créant un contexte matériel favorable à l’application d’instruments de régulation par le marché. Cette marchandisation devient une source d’exclusion dans les villes, accentuant les inégalités sociales, renforçant les pratiques d’appropriation et d’exploitation. En même temps, les habitants font preuve de capacités de mobilisation, souvent par le droit, et parviennent à forger des espaces de participation contre l’État. Les réflexions de ce dossier montrent également comment les relations de classe et de race à l’intérieur des villes se reflètent dans les représentations, pratiques et significations que les habitants construisent autour de la nature. Ces inégalités sociales et ces processus d’exclusions se traduisent par une polarisation des représentations collectives sur la nature et des pratiques qui leur sont associées entre différentes classes sociales.