1Ce dossier des Cahiers des Amériques latines présente une analyse transversale, nourrie de plusieurs études de cas, articulant politiques extractives, choix de politiques économiques et contraintes internationales. Il s’agit de s’interroger sur l’après-boom des commodities (autrement dit des matières premières plus ou moins élaborées ou transformées) au niveau régional. La décélération – voire la chute – du prix des matières premières à partir de l’année 2013 a fait surgir de nouvelles questions telles que la détérioration des échanges commerciaux et l’émergence de gouvernements dont l’orientation politique diffère de celle de la décennie précédente.
2Cet ensemble de textes met en évidence les contradictions du modèle d’une croissance tirée par les prix des commodities et esquisse des pistes pour envisager, pour l’avenir, des modèles alternatifs qui tiendraient compte des politiques visant la stabilité macroéconomique tout en minimisant les risques associés à la dépendance externe. Certains auteurs s’interrogent également sur les conditions de possibilité de nouvelles politiques industrielles, commerciales et financières permettant de modifier la structure de production.
3Ces interrogations, qui renvoient immédiatement à l’historicité des processus de développement des économies et à la diversité des capitalismes en Amérique latine, se situent à la jonction de plusieurs thématiques importantes comme les héritages de l’histoire économique (récente, mais aussi lointaine), la fréquence des chocs externes, la centralité des ressources naturelles ou encore l’ampleur des crises économiques. Rappelons ainsi que l’intention première des colons arrivés dans le Nouveau Monde ibérique au tournant des xve et xvie siècles n’était pas de peupler un territoire (à la différence de ceux qui arrivèrent au nord de l’Amérique), mais d’exploiter ses ressources naturelles. De là découle le fait que la plupart des pays se sont spécialisés dans l’exportation de la même poignée de produits de base pendant la majeure partie de leur histoire, y compris après les processus d’indépendance et le « revers de fortune » qui les accompagna [Acemoglu, Johnson & Robinson, 2002]. S’il y eut bien au milieu du xxe siècle des essais d’industrialisation dans le cadre de la stratégie dite de substitution des importations, leurs résultats furent contrastés à l’échelle de la région en dépit de l’hypothèse de Singer-Prebisch sur la détérioration des termes de l’échange, selon laquelle le prix des matières premières diminue de manière tendancielle relativement aux prix des biens industriels [Singer, 1950 ; Prebisch, 1950]. Plus généralement, la tension entre la croissance du secteur industriel d’une part, qui consomme des devises, mais qui ne contribue pas (ou peu) à leur production, et le secteur agricole d’autre part, qui génère des devises, mais avec une croissance beaucoup plus lente, est au cœur de l’histoire économique de l’Amérique latine contemporaine puisque cette divergence est en partie responsable de la crise séculaire de la balance des paiements (crises dites de « stop and go » à de nombreuses reprises au xxe siècle, marquées plus récemment par des attaques spéculatives sur la monnaie et une inflation galopante) et constitue le principal frein à la croissance.
4Un autre trait commun à l’ensemble de la région est la forme d’intégration internationale, qui s’est principalement jouée au travers des exportations de matières premières et qui demeure de la plus grande actualité avec le poids des maquiladoras, du textile, du cuir ou encore des produits d’ameublement, etc. En revanche, l’histoire montre qu’il n’existe pas vraiment d’homogénéité dans le type de produit agricole exporté par les pays de la région, qui vont du café à la banane en passant par le blé ou la viande pour ne citer que les tout premiers. La question du mode d’intégration internationale se pose alors avec d’autant plus d’acuité que les sciences humaines et sociales, et plus particulièrement l’histoire économique, ont produit diverses hypothèses afin d’expliquer les processus de développement des pays latino-américains. Ainsi, selon l’économiste cubain Carlos Diaz-Alejandro [1984], ces pays ont été l’objet d’une « loterie » des commodities (commodity lottery) dont la production et la spécialisation ont déterminé le développement. Reprise par l’historien Victor Bulmer-Thomas [1994], cette théorie offre une réponse aux déterminants du processus de développement tronqué de la région en même temps qu’elle laisse une place importante à l’environnement des politiques économiques. La diversité des capitalismes, des formes d’organisation des rapports sociaux, économiques et technologiques, est dictée par, d’une part, la diversité en termes d’élasticité de la demande (selon la variation des prix, l’élasticité de la viande est bien plus forte que celle du café) ; et, d’autre part, par de grandes différences concernant la possibilité d’avoir des « forward linkages » (des effets d’entraînement en aval) et de stimuler l’industrie et l’urbanisation (comme dans le cas de la viande en Argentine), ou des effets en amont en termes de demande de matières premières. Cette approche de la question du processus de production est tout à fait originale en ce qu’elle met en évidence différents cas de figure et différentes trajectoires : certaines matières premières (comme le café) sont intensives en main-d’œuvre alors que d’autres (comme la viande) demandent du capital, cette loterie des produits déterminant finalement les trajectoires divergentes des pays. En cela, la théorie de la commodity lottery explique non seulement la spécificité de la région par rapport au reste du monde, mais ses fortes disparités internes.
5Ces éléments généraux étant posés, les discussions des vingt dernières années ont beaucoup porté sur la question de l’« extractivisme », qui désigne à la fois le processus d’extraction de ressources naturelles et des économies reposant principalement sur l’exportation de ces ressources et se reproduisant sur la base de l’expansion constante de leur accumulation dans le contexte d’une économie mondiale capitaliste [Domínguez, 2021 ; Sánchez et al., 2019]. Cette logique expansive génère, de manière endogène, des désarticulations sociales et environnementales liées à la marchandisation croissante des espaces naturels. Ce type de dynamique se déploie en réponse à des mobilisations sociales croissantes de « dé-marchandisation » [Ellner, 2021 ; Gudynas, 2021 ; Petras & Veltemeyer, 2014]. En effet, les conflits autour des dynamiques extractives ne sont pas seulement fondés sur le travail et les relations sociales, mais – comme Karl Polanyi [2001] l’a souligné dans son analyse de la société de marché – sur les limites des dynamiques de marchandisation/mercantilisation.
6Introduit par Maristella Svampa dans la première moitié des années 2000, le terme de « néo-extractivisme » désigne quant à lui la surexploitation de la part de l’État (et non pas seulement par des capitaux privés, qu’ils soient nationaux ou étrangers) de ressources de plus en plus rares. Une surexploitation encouragée par le boom des prix des marchandises et induisant une rente qui permet non seulement la redistribution des richesses [Svampa, 2019 ; Gudynas, 2011], mais aussi sa légitimation sur le plan social malgré des effets très négatifs sur le plan environnemental. Cet extractivisme du xxie siècle dépend du boom des prix des matières premières, qui coïncide avec la « marée rose » ou le « virage à gauche » touchant la région latino-américaine du début des années 2000 à 2013, environ, et repose sur une expansion des frontières pétrolières et énergétiques, une intensification de l’usage des ressources et un poids croissant de la monoproduction. Les taxes à l’exportation sont utilisées pour redistribuer les revenus sous le paradigme du « nouveau développement ». De là naîtrait une tendance à la reprimarisation de l’économie par la réorientation vers des activités primaires d’extraction, mais aussi l’exploitation des sous-sols dans des zones protégées. Ainsi observe-t-on dans la plupart des pays de la région une tendance claire à la hausse du poids des activités primaires – sauf au Pérou et en Argentine – et un déclin relatif de l’industrie dans la plupart des pays. Ce nouveau « consensus des commodities » a pour ambition de remettre en cause le néolibéralisme en faisant appel à des politiques économiques hétérodoxes, à l’augmentation des dépenses publiques permettant une diminution de la pauvreté, à la stimulation de la consommation, ainsi qu’à la construction d’un espace latino-américain sous hégémonie politique progressiste – même si certains auteurs n’identifient en réalité aucune rupture historique avec l’arrivée du nouveau millénaire, mais voient dans cette séquence un enracinement du processus néolibéral [voir Svampa, 2019, par exemple]. En appui de cette dernière remarque, il convient de souligner que la dynamique néo-extractiviste telle qu’on l’a définie au début des années 2000 s’est poursuivie au-delà du « virage à gauche », autrement dit du milieu des années 2010 au début des années 2020, et il semble désormais acquis qu’il existe un extractivisme néolibéral et un extractivisme « progressiste », tous deux présentant des caractéristiques communes si l’on en mesure les effets en matière environnementale ou auprès des groupes indigènes. Les transformations des deux dernières décennies n’empêchent cependant pas que les prix des commodities demeurent très instables, rendant vulnérables les pays qui dépendent fortement de leurs exportations en raison des fluctuations importantes des revenus issus des taxes à l’export, des taux de change et des investissements domestiques.
7Une autre dimension importante du débat évoquée dans ce recueil de textes renvoie à l’exposition des pays de la région à une double contrainte : d’une part la concurrence accrue des pays moins développés pratiquant des coûts salariaux plus faibles, d’autre part un déficit de compétitivité. Ils rencontrent en effet des difficultés à gagner des parts de marché sur des segments à forte valeur ajoutée, face à l’accumulation de capital humain et de technologie par les pays les plus riches, et face à la forte croissance de productivité d’autres pays émergents, en particulier en Asie du Sud-Est et en Chine [Paus, 2014]. À cela s’ajoute une incapacité à maintenir dans la durée une hausse de la productivité, bien que plusieurs pays aient connu des périodes de croissance élevée, si bien qu’aucun pays d’Amérique latine et des Caraïbes n’a encore « rattrapé » les pays riches – par exemple en termes de PIB/habitant. Cette difficulté à augmenter la productivité du travail peut être liée à de faibles taux d’investissement, eux-mêmes liés à de faibles taux d’épargne. Enfin, comme le reste du monde, la région est aujourd’hui confrontée aux incertitudes et à la crise qui découlent des politiques mises en œuvre pour contrôler la pandémie de Covid-19 à l’échelle mondiale, la plupart des pays montrant des signes importants de stagnation économique, avec une faible création d’emplois qualifiés, des investissements limités et de fortes instabilités sociales et politiques.
8Ces situations, cependant, ne sont pas entièrement nouvelles. Sur le long terme, l’une des caractéristiques de la région latino-américaine et caribéenne réside dans sa performance économique instable et fragile, les périodes de croissance étant rapidement suivies de périodes de stagnation et de déclin. Le dynamisme des années 1970 a pris fin avec la crise de la dette et la « décennie perdue » des années 1980. Le régime socioproductif développementaliste a alors cédé la place au consensus néolibéral de Washington dans les années 1990, qui a marqué la stratégie d’insertion commerciale et substantiellement modifié la structure productive de la région jusqu’au début des années 2000 au moins. Ce consensus a toutefois rapidement montré des signes de fragilité et de court-termisme. Les années 1990 ont ainsi été marquées par diverses crises financières (Mexique, Argentine, Brésil), une désindustrialisation prématurée et une réorientation vers l’exploitation des ressources naturelles, pour lesquelles la région dispose d’avantages comparatifs évidents sur le marché international [Ocampo & Bértola, 2013]. À cet égard, Dani Rodrik [2016] soutient que la désindustrialisation prématurée est un problème important pour les économies émergentes, qui se tournent vers la fabrication à un moment où l’automatisation est déjà arrivée.
9À la fin des années 1990 et du fait de l’impact de la crise asiatique, l’Amérique latine souffre de plusieurs années de stagnation économique – cette crise exogène touchant une région déjà frappée par de nombreux problèmes structurels. En premier lieu, les inégalités restent très élevées par rapport aux autres régions – quand elles n’augmentent pas – tandis que la croissance de l’emploi est principalement informelle et peu qualifiée. En second lieu, alors que toute la région subit une désindustrialisation intense, les grandes entreprises se consacrent massivement à l’exportation de ressources naturelles ou bien fournissent de la main-d’œuvre. Cette crise exacerbe ainsi des problèmes déjà aggravés par le consensus de Washington et c’est dans cette conjoncture critique que différentes stratégies de réorientation des projets de développement voient le jour. Les changements de gouvernement au Venezuela (1999), au Brésil (2003), en Argentine (2003) et en Bolivie (2006) modifient sensiblement la structure politique de la région, qui perd alors son ancienne homogénéité en matière de modèles de développement puisque des gouvernements nationaux populaires s’alternent désormais avec des gouvernements aux stratégies néolibérales.
10La « demi-décennie perdue » des années 1998-2003 n’a pu être surmontée que par un choc exogène : celui de l’explosion des prix des matières premières due à la demande chinoise et à la dynamique financière spéculative. Ce nouveau choc des prix a déclenché un réarmement non seulement économique, mais aussi politique dans les pays de la région, ouvrant à une sorte de « Belle Époque ».
11L’industrialisation accélérée de la Chine, fondée sur la diversification de ses exportations, ajoutée à une ascension rapide des chaînes de valeur, provoque la demande d’une série de produits et de ressources naturelles dont l’Amérique latine dispose en abondance. Le pétrole du Venezuela et de l’Équateur, le soja du Brésil, d’Argentine et d’Uruguay, le cuivre du Chili et du Pérou voient leur prix augmenter de manière soutenue en raison du boom de la demande, ce qui permet à la région de mettre fin à la stagnation antérieure, de croître économiquement, et grâce aux nouvelles ressources publiques, de réduire des inégalités endémiques [Gallagher, 2016]. Une bonne partie des pays latino-américains a ainsi bénéficié de la hausse des prix des matières premières exportées, ainsi que d’une croissance des entrées de capitaux étrangers, enregistrant une évolution favorable des termes de l’échange bien que la situation varie selon les espaces considérés et que les Caraïbes et l’Amérique centrale apparaissent plutôt perdantes face à l’Amérique du Sud. Le consensus de Washington autour des privatisations et de la libéralisation du commerce, avec les États-Unis en son cœur, a cédé la place à un nouveau consensus sur les matières premières, plus multipolaire, marqué par l’influence croissante de la Chine et offrant la possibilité de tirer parti de l’explosion des prix des ressources naturelles par l’accumulation de rentes pour financer des politiques sociales et des mesures de redistribution. De ce nouveau consensus est née une période de stabilité politique et de reprise économique, accompagnée d’une redistribution des revenus et d’une réduction des inégalités dans un grand nombre de pays de la région.
12La conjoncture économique positive sur le front des exportations de commodities a en effet permis aux gouvernements de mener des politiques de redistribution des revenus en faveur des classes les plus défavorisées. D’autres tendances macroéconomiques expliquent cette décrue de la pauvreté et des inégalités, comme une croissance soutenue par le boom des commodities, de nouveaux systèmes de transferts conditionnels, l’augmentation des remesas et les fluctuations des taux de change [Ocampo & Bértola, 2013]. Toutefois, cette nouvelle croissance due à la demande grandissante en ressources naturelles n’en approfondit pas moins les tensions de la période précédente. Converti en un modèle d’expansion extractiviste, le modèle exportateur génère de nouvelles protestations locales, notamment de la part des populations indigènes qui réclament la dé-marchandisation des terres et la protection des cultures menacées. De son côté, le commerce avec la Chine accélère la désindustrialisation régionale alors que différents gouvernements augmentent leurs dépenses en supposant que les cours leur seront toujours favorables. S’il est vrai que les avancées sociales de la région sont substantielles (l’indice de Gini diminue par exemple de 20 points dans la Bolivie d’Evo Morales), elles restent fragiles et la soutenabilité des résultats est progressivement remise en question.
13Ce consensus dépendant d’un moteur économique fragile – le prix élevé des matières premières – a dégénéré en une série de tensions, sous le coup de l’intensification de la reprimarisation des exportations, de la perte de capacités productives nationales et du court-termisme des politiques redistributives. Cet ordre économique a suscité des mobilisations socio-environnementales, syndicales et indigènes croissantes, en opposition ouverte au type de croissance extractive. Depuis la fin des années 2010, le consensus régional sur l’exportation des produits de base se fracture donc, en raison à la fois de la fin du boom, de la stagnation économique et productive et des instabilités politiques qui en découlent. Ceci interroge sur les raisons de la faible capacité des États à utiliser les rentes accumulées pour mener des politiques productives et sur les opportunités qui s’ouvrent en fin de cycle. Les anciens paradigmes de développement sont remis en question et de nouvelles tensions régionales surgissent.
14Les articles de ce dossier apportent un certain nombre de réponses en analysant les multiples conséquences provoquées par ce choc exogène dans la région. Ils abordent les impacts sociaux, politiques et économiques selon différentes grilles d’analyse – locales, nationales, supranationales. Ils exposent les différentes stratégies productives liées à la gestion des minerais, l’impact socio-environnemental de la spécialisation minière pendant le boom des matières premières, la manière dont les politiques publiques se déploient dans différents pays, ainsi que les opportunités et les restrictions à l’ouverture de nouveaux marchés à la fin du cycle actuel. Les textes portent sur différents pays, de l’Équateur à l’Argentine en passant par le Pérou, la Bolivie et le Chili, emblématiques de la dynamique et des conséquences de cette spécialisation extractive qui s’est approfondie au cours de la période considérée.
15L’article de Martín Obaya présente une analyse comparative des différentes stratégies technoproductives pour l’exploitation du lithium en Argentine, en Bolivie et au Chili. L’auteur met en évidence le fait que le lithium est devenu une ressource stratégique permettant le passage d’une matrice productive énergétique basée sur les combustibles fossiles à d’autres formes de production énergétique moins dépendantes des combustibles fossiles et plus durables. Les pays du « triangle du lithium » ont ainsi la possibilité non seulement d’exploiter le minerai, mais aussi de créer des capacités de production locales et de consolider des réseaux technologiques denses en amont et en aval autour des batteries lithium-ion, par des stratégies différentes. Le cas bolivien est un exemple de caractère nationaliste et industriel, dans lequel l’État a assumé un rôle clé dans la gestion du minerai, malgré une flexibilisation ultérieure. Le cas de l’Argentine, en revanche, est marqué par une désarticulation stratégique qui oscille entre une position extractiviste, via l’accent mis sur les politiques dites « prospectives » et les mesures fiscales d’appropriation publique des rentes, et une position plus « industrialiste », basée sur la production locale de batteries lithium-ion. Le Chili serait un cas de figure intermédiaire, combinant des éléments de ses deux voisins.
16L’article présenté par Lachman, López et Gómez-Roca discute des raisons pour lesquelles, contre toute attente, le cannabis n’a pas connu un nouvel essor de sa production et de sa distribution commerciale dans la région. Plusieurs pays d’Amérique latine présentaient, à première vue, des conditions très favorables à son déploiement productif : forte demande, accès au crédit pour les investissements, disponibilité de technologies pour sa production et modèles réglementaires pouvant être facilement adaptés à la gestion économique. Pour comprendre pourquoi l’industrie du cannabis stagne, les auteurs mobilisent une lecture institutionnaliste des marchés, soulignant comment ils doivent, pour se déployer, disposer d’une infrastructure institutionnelle garantissant les investissements et les échanges. Sans cela, quelles que soient les incitations, la demande potentielle et la disponibilité des capitaux, leur expansion restera freinée.
17L’article de Robalino et De Visscher traite de l’impact des prix des matières premières sur l’institutionnalité politique. Les auteurs prennent comme variable dépendante l’appareil exécutif du gouvernement équatorien pendant les trois mandats de Rafael Correa (2007-2017) et comme variable indépendante l’évolution des prix du pétrole. Ils identifient la croissance et le déclin des organisations et analysent si ces changements répondent à l’évolution des prix ou si, au contraire, ils sont le résultat de facteurs internes au processus politique. Les auteurs concluent qu’il n’y a pas de relation entre les deux variables, suggérant que le facteur explicatif du changement de la taille de l’exécutif est à chercher dans la stratégie politique interne du gouvernement Correa. Leur étude diverge des théories qui mettent en évidence un lien entre l’évolution des prix dans une économie à forte intensité de ressources naturelles et certaines formes de structures politiques (qu’il s’agisse de la littérature sur la « malédiction des ressources naturelles » ou de celle sur « l’État pétrolier »), ce qui ouvre la porte à de nouvelles hypothèses.
18L’article de Florence Larocque analyse l’impact du boom des prix du cuivre au Chili sur des zones qui, à première vue, devraient être considérées comme indépendantes de cette dynamique. Il met particulièrement en lumière l’évolution du cadre réglementaire national en matière d’eau potable autour du cuivre et des normes chiliennes de qualité de l’eau depuis la flambée des prix des matières premières, la diffusion des politiques publiques étant une variable clé. Le cadre réglementaire adopté tient compte de ces éventuels dysfonctionnements transfrontaliers. En effet, il interagit avec les intérêts des groupes économiques impliqués dans le boom des matières premières, afin de pouvoir être mis en œuvre dans différents pays, influençant les cadres réglementaires d’autres pairs commerciaux.
19L’article de Vincent Arpoulet analyse l’impact des processus internationaux sur les politiques et les sphères d’action de l’État équatorien relatives à la gestion nationale du pétrole pendant le boom des matières premières. Il met en relief l’influence de la Chine sur la gestion du pétrole par le biais d’une série de mécanismes allant des investissements en joint-venture à la liaison des crédits aux quotas d’exportation de pétrole. De cette manière, grâce à une articulation entre les compagnies pétrolières chinoises et la Banque de développement de Chine, cette dernière est en mesure de consolider son approvisionnement en pétrole équatorien, et l’Équateur accède à des crédits pour diversifier sa structure productive. L’auteur souligne également les limites imposées par les traités bilatéraux d’investissement au champ d’action de l’État équatorien.
20Enfin, l’article d’Azócar et Lichtenstein porte sur les biens communs bioculturels andins, et problématise la position de l’Amérique du Sud dans les chaînes de valeur mondiales du lithium et de la fibre de vigogne, notamment en Argentine, au Pérou et en Bolivie. Le point central est la tension entre la gestion locale des biens communs et la marchandisation/privatisation de cette richesse naturelle par la stratégie extractiviste (publique ou privée). À partir de sources secondaires, il analyse la trajectoire de la production et de la consommation de ces produits, ainsi que les impacts socio-environnementaux sur les communautés locales. Les auteurs proposent une analyse comparative de différentes stratégies « d’enfermement » des biens communs par le capital étranger, ainsi que de divers engagements et résistances des populations locales. Leurs études de cas décrivent l’une des tensions les plus importantes du capitalisme latino-américain de ces dernières décennies, à savoir celle de « l’accumulation par la dépossession » (selon le concept du géographe marxiste David Harvey [2010], qui rappelle celui de « l’accumulation primitive » de Marx) par opposition au maintien et à la défense de l’environnement par les communautés locales. En effet, le capital se reproduit de manière extensive, en « colonisant » de nouveaux territoires non encore acquis à la logique capitaliste.
21Cet ensemble d’articles s’inscrit bel et bien dans la mission particulière des sciences humaines et sociales, qui est de (re)partir de grandes questions de recherche et, en même temps, de revenir aux sources, en compilant des données primaires et secondaires, tout en respectant une perspective critique vis-à-vis de l’objet d’étude, mobilisant le recours à une approche quantifiée. De ce point de vue, les contributions rendent compte des tensions qui, au-delà de la conjoncture actuelle (très souvent liée aux conséquences de la pandémie de la Covid-19), peuvent se cristalliser sur le long terme.