- 1 Traduction de : Asamblea Nacional [2010] : « Que los hidrocarburos constituyen la principal fuente (...)
1La réforme de la Loi des hydrocarbures de 1971, adoptée en 2010 en Équateur, mentionne que : « les hydrocarbures constituent la principale source de revenus économiques pour l’État équatorien1 ». En effet, l’Équateur devient un État pétrolier à partir de l’arrivée au pouvoir du général Guillermo Rodriguez Lara, en 1972, qui décide de s’appuyer sur ces ressources afin de financer un processus d’industrialisation par substitution des importations. Ce faisant, il ouvre la voie à un cycle économique caractérisé par le monopole de l’État dans la gestion des ressources pétrolières. L’arrivée au pouvoir du président Osvaldo Hurtado le 24 mai 1981 inaugure une nouvelle phase de la politique pétrolière équatorienne, en parallèle à la diffusion à l’échelle régionale du Consensus de Washington, un programme d’ajustement structurel encourageant la libéralisation des économies latino-américaines et la privatisation de leurs principaux secteurs économiques. Dans ce cadre, les gouvernements qui se succèdent en Équateur entre 1981 et 2006 adoptent une série de réformes visant à reconfigurer progressivement le rôle de l’État dans la gestion des ressources pétrolières au profit du secteur privé. Or, un ensemble de mobilisations sociales se tiennent à partir de 2005 en vue de dénoncer à la fois les impacts environnementaux du renforcement des activités extractives, ainsi que les conséquences sociales générées par les mesures de privatisation des ressources pétrolières. En effet, les 20 % les plus pauvres de la population équatorienne touchent en moyenne 2,4 % du revenu global en 2004, alors qu’ils en touchaient 4,4 % au début des années 1990 [Système intégré d’indicateurs sociaux de l’Équateur, 2008]. Dans la foulée de ces mobilisations, l’élection de Rafael Correa à la présidence de l’Équateur au mois d’octobre 2006 et l’installation du gouvernement de la révolution Citoyenne sont alors synonymes d’une nouvelle réorientation significative de la politique pétrolière équatorienne. Celui-ci s’engage à impulser une régulation importante des ressources économiques stratégiques en vue de réorienter notamment les revenus pétroliers vers l’État, de sorte à les réinvestir dans le développement d’activités destinées à diversifier la structure productive nationale, ainsi que dans le financement d’importants programmes de redistribution sociale visant à réduire les inégalités économiques et sociales. Il apparaît nécessaire de préciser le fait que les conceptions économiques défendues par Rafael Correa s’appliquent au cours de la période du boom des commodities, caractérisée par une hausse significative de la demande de ressources pétrolières de la part de la Chine à l’échelle internationale. Il s’agit alors d’observer de quelle manière ce contexte économique international impacte la politique pétrolière mise en place à l’échelle nationale, entre l’arrivée au pouvoir de Rafael Correa en 2007 et le choc des commodities – caractérisé par une chute importante du prix des ressources naturelles telles que les hydrocarbures en 2015 – , afin de comprendre les marges de manœuvre dont dispose le gouvernement équatorien en vue de réorienter son modèle économique à la sortie du boom des commodities.
2Dans cette perspective, cette contribution s’appuie sur une approche pluridisciplinaire afin d’analyser les différents éléments permettant d’évaluer l’impact des dynamiques internationales générées par le boom des commodities sur la politique pétrolière mise en place par l’État équatorien. Pour ce faire, il s’agira de se pencher sur la manière dont le gouvernement de la révolution Citoyenne envisage d’étatiser les ressources pétrolières présentes sur son territoire, en analysant la teneur des mesures adoptées à la lumière des dynamiques économiques qui se développent à l’échelle internationale durant cette période. D’autre part, afin de dresser un état des lieux exhaustif de l’ensemble des éléments contribuant à déterminer les marges de manœuvre dont dispose l’État équatorien en termes de gestion des ressources pétrolières, il sera indispensable d’évaluer la manière dont la volonté d’étatisation du secteur pétrolier se trouve confrontée à la réorientation diplomatique impulsée par Rafael Correa d’une part, ainsi qu’à la législation internationale relative aux investissements, d’autre part.
3Afin de bien comprendre l’orientation de la politique pétrolière mise en place au cours du boom des commodities en Équateur, il est tout d’abord indispensable de préciser que la place occupée par ce pays dans le système économique international est appréhendée par les acteurs de la révolution Citoyenne comme étant l’un des déterminants essentiels de la configuration de la structure productive nationale. En effet, selon Alberto Acosta, ministre de l’Énergie et des Mines au début de la présidence de Rafael Correa, le développement croissant de l’extraction des ressources pétrolières en Équateur résulte de la recherche d’un avantage comparatif, suivant la théorie établie par l’économiste David Ricardo [Ricardo, 1817], selon qui chaque pays doit se spécialiser dans la production dans laquelle il est le plus performant afin de maximiser ses profits et de trouver ainsi sa place dans le système économique international [Acosta, 2011]. Cette théorie conduit alors les pays riches en hydrocarbures à développer le plus possible les activités extractives afin d’exporter ensuite ces ressources vers les pays industrialisés qui eux, sont spécialisés dans les produits manufacturés. C’est précisément cette relation de domination entre les pays développés et les pays producteurs de matières premières que dénonce Acosta. Il se déclare alors favorable à une rupture radicale avec l’extractivisme, là où Correa critique plutôt la logique de libéralisation des activités extractives que leur prédominance dans la structure productive équatorienne [Correa, 2009]. En effet, la faible diversification de l’économie équatorienne est, selon lui, la conséquence de la prédominance du pouvoir du marché qui s’appuie sur la formation de monopoles privés tirant profit de la quasi-totalité des activités extractives, au détriment de l’État qui n’a donc pas les moyens suffisants pour diversifier la structure productive. Il dénonce ainsi le fait que l’Équateur se soit engagé, au cours des années 1990, dans un processus de « reprimarisation extractive » [Prévôt-Schapira, 2008], reposant sur l’installation de grandes entreprises privées pour exploiter les principales ressources économiques du pays. Les divergences entre ces deux acteurs sont plus largement représentatives des différences idéologiques entre les courants post-extractivistes et néo-développementalistes – porteurs, au sein du gouvernement de la révolution Citoyenne, de deux conceptions radicalement différentes de la politique pétrolière. En effet, tandis que les premiers sont favorables à un investissement massif des revenus issus de l’extraction pétrolière dans des activités économiques permettant de se détacher de la dépendance aux activités extractives [Le Quang, 2019], les seconds estiment que l’État doit chercher en priorité à assurer l’équité sociale [Bresser-Pereira, 2007] par le biais d’une régulation significative des principaux secteurs économiques du pays – et en particulier des activités pétrolières – en vue de redistribuer les revenus issus de ces secteurs dans des programmes de redistribution sociale, ainsi que dans le développement d’activités industrielles jugées stratégiques dans le but de créer massivement des emplois et de réduire la pauvreté [Da Silva, Flexor, Pinto, 2017]. Si ces deux courants ne partagent pas les mêmes priorités, ils poursuivent malgré tout le même objectif de diversification de la structure productive, qui est établi comme une priorité par le Plan national pour le buen vivir (PNBV), adopté en 2009 par le secrétariat National à la planification et au développement (SENPLADES), en vue de planifier les différentes étapes de la réorientation économique souhaitée par Correa.
- 2 Traduction de SENPLADES [2009] : « Acumulación para la transición y profundización de la redistribu (...)
4Dans cette perspective, ce plan stipule que l’État équatorien doit s’appuyer sur : « L’accumulation pour la transition et le renforcement de la redistribution »2. La priorité établie par la SENPLADES est ainsi celle d’accumuler le maximum de ressources issues des secteurs économiques déjà développés sur le territoire équatorien afin de mettre en place des politiques de redistribution destinées à réduire la pauvreté, ainsi que les inégalités économiques et sociales d’une part, tout en favorisant l’émergence de technologies permettant le développement d’activités industrielles, d’autre part. Ce plan repose ainsi sur une conception structuraliste de l’économie inspirée des idées portées par la Commission économique pour l’Amérique latine (CEPAL) au cours des années 1970. En effet, la SENPLADES préconise d’investir massivement dans des technologies permettant le développement d’activités industrielles, suivant le schéma de l’industrialisation par substitution des importations. Dans ce modèle, il s’agit de développer l’industrie nationale par le biais de la production de biens qui étaient auparavant importés. L’étatisation des ressources pétrolières est ainsi mise au service de la diversification de la structure productive qui doit permettre à l’Équateur de sortir de sa dépendance à l’exploitation des ressources naturelles. Suivant cette conception, le maintien de l’extraction pétrolière est perçu comme une nécessité afin de générer une accumulation suffisante de ressources susceptibles de permettre une transition vers un modèle économique à la fois post-néolibéral et post-extractiviste. Selon le politologue Matthieu Le Quang, ce terme ne fait pas référence à une société qui n’exploite plus les hydrocarbures, mais plutôt à une société dont le budget et l’alimentation en énergie ne sont plus dépendants de ces ressources [Le Quang, 2019]. Cet objectif de diversification de la structure productive pèse alors sur l’organisation de l’administration chargée de la gestion des ressources pétrolières. En effet, une cellule est notamment créée au sein de l’entreprise publique pétrolière Petroecuador en vue d’analyser de quelle manière les hydrocarbures peuvent être utilisés pour développer des activités industrielles dans des secteurs tels que la fabrication de l’aluminium [Parra Jacome, 2013]. La volonté de diversifier la structure productive vient ainsi élargir de manière significative les compétences et les champs d’intervention de l’entreprise pétrolière étatique Petroecuador. La gestion du secteur pétrolier ne se limite plus seulement aux opérations directement liées à l’exploitation et à la commercialisation des ressources pétrolières, mais inclut également un ensemble de nouvelles activités impulsées par l’État en vue de diversifier la structure productive nationale. Si l’étatisation du secteur pétrolier est ainsi perçue comme un outil nécessaire pour engager une transition vers un modèle économique qui ne dépendrait plus de l’extraction des ressources pétrolières, elle s’opère cependant dans le contexte du boom des commodities, caractérisé par une hausse de la demande de pétrole à l’échelle internationale.
5En effet, la consommation de pétrole en Chine est multipliée par deux entre 2000 et 2010 [Amazon Watch, 2014]. Or, dans la mesure où les gisements pétroliers présents sur le territoire chinois ne permettent pas de répondre aux besoins de l’ensemble de la population, le gouvernement cherche à développer des relations avec plusieurs pays producteurs de pétrole afin de diversifier et ainsi sécuriser ses sources d’approvisionnement en ressources pétrolières. Dans ce contexte, les exportations de pétrole équatorien en Chine augmentent de manière significative, jusqu’à représenter 83 % des exportations pétrolières équatoriennes en 2013 [Amazon Watch, 2014]. Le boom des commodities à l’échelle internationale conduit ainsi à une augmentation de la production pétrolière équatorienne, ce qui profite principalement au secteur public. En effet, nous pouvons constater que la production pétrolière atteint 192 millions de barils en 2013 [Banco Central del Ecuador, 2014], alors qu’elle ne s’élève qu’à 178 millions en 2009 [Banco Central del Ecuador, 2009]. Or, cette augmentation s’accompagne d’un accroissement significatif de la production des entreprises pétrolières publiques Petroecuador et Petroamazonas, directement administrées par l’État, parallèlement à une diminution importante de la participation des entreprises privées aux activités extractives, comme le démontre le tableau suivant :
Tableau 1. Évolution de la participation des entreprises publiques et privées à la production pétrolière au cours de la présidence de Rafael Correa
Date
|
Entreprises privées
|
Entreprises publiques
|
2007
|
92
|
94
|
2008
|
87
|
97
|
2009
|
75
|
103
|
2010
|
67
|
110
|
2011
|
52
|
131
|
2012
|
51
|
134
|
2013
|
47
|
145
|
2014
|
45
|
158
|
2015
|
44
|
154
|
2016
|
43
|
158
|
Tableau réalisé par l’auteur de l’article sur la base des données collectées auprès de la Banque centrale de l’Équateur par Wendy Maleny Carlosama Yépez et Karina Maricela Ramos Yaguachi [Carlosama Yépez, Ramos Yaguachi, 2018] en vue de mesurer l’évolution de la production des entreprises publiques et privées en millions de barils par an.
6Nous pouvons ainsi observer que, si la production pétrolière des entreprises publiques et privées s’élève respectivement à 94 et 92 millions de barils en 2009 [Banco Central del Ecuador, 2009], le secteur privé ne produit plus que 45 millions de barils en 2014 [Banco Central del Ecuador, 2017], tandis que la production de Petroecuador et Petroamazonas représente alors 158 millions de barils. En d’autres termes, l’augmentation de l’exploitation et de la commercialisation des ressources pétrolières s’explique par un accroissement significatif de la participation du secteur public aux activités extractives. Cet accroissement de la production pétrolière permis par l’étatisation importante du secteur conduit à une augmentation du budget général de l’État, et ce, en raison de la renégociation des contrats pétroliers, qui est le principal instrument utilisé par le gouvernement de la révolution Citoyenne en vue d’impulser une étatisation des ressources pétrolières. En effet, la réforme de la loi des Hydrocarbures adoptée en 2010 stipule que toute entreprise privée souhaitant développer des activités extractives en Équateur doit accepter de conclure avec l’État un contrat de prestation de services, selon lequel elle s’engage à payer, pour chaque baril produit, une taxe s’élevant à 25 % des bénéfices. D’autre part, ce type de contrat pétrolier stipule que la totalité des excédents pétroliers résultant des variations du cours du pétrole à l’échelle internationale doit revenir à l’État.
7Si la réorientation des ressources pétrolières vers l’État est donc significative, nous pouvons cependant souligner le fait que l’étatisation de ce secteur économique est moins importante que celle prévue au départ. En effet, l’objectif initial affiché par le mouvement Alianza Pais lors de l’élection présidentielle qui se tient en 2006 est de réorienter 80 % des revenus de l’exploitation pétrolière vers l’État et de n’en laisser que 20 % aux entreprises privées [Alianza Pais, 2006]. Cependant, en raison du contexte économique dans lequel Correa accède au pouvoir, il est impossible d’opérer une étatisation si importante. En effet, l’Équateur est alors en concurrence avec d’autres pays producteurs de pétrole tels que le Pérou ou le Brésil, au sein desquels les conditions peuvent être plus favorables à l’installation de nouvelles entreprises, pétrolières dans la mesure où ce secteur y est bien moins étatisé et où le secteur privé y conserve une marge de manœuvre importante [Parra Jacome, 2013]. En outre, la crise des commodities qui frappe la majorité des pays de la région en 2015 a des répercussions plus importantes en Équateur qu’au sein des pays voisins. [Le Quang, 2019]. Cela s’explique par le fait que ces pays-là ont pris la décision de dévaluer leur monnaie afin de permettre aux entreprises installées sur leur territoire de rester compétitives à l’échelle internationale face à la chute des prix des matières premières – ce que l’Équateur n’a pas la possibilité de faire, étant donné que son économie est dollarisée. Dans ce cadre, l’État équatorien ne dispose pas du pouvoir de création monétaire ni de dévaluation de sa monnaie, dans la mesure où les liquidités en circulation en Équateur sont créées par la Federal Reserve (FED), qui est la Banque centrale des États-Unis [Chiriboga-Tejada, 2019]. Par conséquent, la valeur de ces liquidités dépend directement du cours du dollar étasunien, à l’inverse du sol, la monnaie nationale péruvienne. Ainsi, contrairement à l’État équatorien, son homologue péruvien dévalue sa monnaie face à la crise des commodities, ce qui conduit à une baisse du prix des matières premières dans la monnaie dévaluée, favorisant une augmentation de la demande de biens vendus dans cette monnaie, parallèlement à une diminution corrélée de l’achat de biens vendus dans une monnaie surévaluée en comparaison. Par conséquent, des entreprises peuvent être tentées de privilégier le développement de leurs activités au sein d’États susceptibles de garantir leur compétitivité lors de crises économiques de grande ampleur. L’Équateur se trouvant dans une situation structurelle défavorable de ce point de vue, il ne peut pas se permettre d’ajouter des contraintes supplémentaires aux investisseurs, en imposant une étatisation beaucoup plus importante que dans les pays transfrontaliers. C’est donc en raison de cette confrontation entre la volonté politique initiale et le contexte économique structurel que la Constitution adoptée en 2008 consacre le principe de l’ajustement souverain, qui se substitue alors à l’idée de réorienter 80 % des revenus pétroliers vers l’État [Parra Jacome, 2013]. Le fait de considérer que le montant des revenus pétroliers revenant à l’État doit être supérieur aux revenus du secteur privé, sans tendre vers une réorientation de 80 % des revenus issus de l’exploitation pétrolière vers l’État, démontre en effet que le gouvernement de la révolution Citoyenne envisage dès 2008 une étatisation moins importante que lors de l’arrivée au pouvoir de Rafael Correa. Cependant, la décision de réorienter la totalité des excédents pétroliers vers l’État permet tout de même à ce dernier de profiter des dynamiques économiques qui se développent à l’échelle internationale dans le cadre du boom des commodities.
8En effet, parallèlement à l’augmentation de la demande de pétrole de la part de la Chine, le prix du baril augmente de manière significative à l’échelle internationale. Cela s’explique par le fait qu’en 2010, l’État islamique s’empare de plusieurs gisements pétroliers en Irak. Cela crée une nervosité importante sur le marché du pétrole international, qui se traduit par une augmentation importante du prix du baril de pétrole entre 2010 et 2014. De ce point de vue, nous pouvons observer une certaine corrélation entre la variation du cours international du pétrole et celle du budget général de l’État équatorien dans la mesure où la hausse significative du prix du baril – qui passe de 75 dollars en 2010 à 100 dollars en 2013 [Banco Central del Ecuador, 2014] – se traduit par une hausse importante du budget général de l’État équatorien. En effet, s’il s’élève à 21 milliards de dollars en 2010, il représente 34 milliards de dollars en 2013 [Carlosama Yépez & Ramos Yaguachi, 2018]. Cela traduit l’impact du contexte économique international sur la politique pétrolière équatorienne. En effet, si la renégociation des contrats pétroliers conduit à une réorientation significative des revenus issus de ce secteur vers l’État, c’est avant tout en raison de l’augmentation du cours du pétrole à l’échelle internationale, au cours de cette période, étant donné que tous les excédents générés par cette variation du prix du baril de pétrole reviennent à l’État équatorien. Malgré cet impact significatif des variations du prix international du pétrole sur le budget équatorien, nous pouvons cependant constater le fait que la baisse du budget équatorien n’est pas aussi importante que la chute du cours du pétrole lors du choc des commodities. En effet, si le prix du baril chute de 80 dollars en 2014 à 41,33 dollars en 2015 [Banco Central del Ecuador, 2017], le budget de l’État équatorien ne diminue que de 2 milliards de dollars, passant de 37 à 35 milliards de dollars [Carlosama Yépez & Ramos Yaguachi, 2018]. Cela peut s’expliquer par le fait que les contrats de prestation de services assurent à l’État équatorien 25 % des bénéfices sur chaque baril de pétrole produit, indépendamment de la variation de son prix à l’échelle internationale. Par conséquent, si la chute du cours du pétrole en 2015 prive l’État équatorien des excédents pétroliers dont il bénéficiait depuis 2010, ce dernier est tout de même assuré de recevoir constamment un niveau de revenu stable issu des activités extractives. D’autre part, l’impact relatif du choc des commodities sur le budget général équatorien traduit le fait qu’au cours de la présidence de Rafael Correa, le poids de l’extraction pétrolière dans le produit intérieur brut (PIB) diminue, alors même que les frontières des territoires exploités s’élargissent. En effet, la part du secteur pétrolier et minier dans le PIB passe de 11,4 % en 2006 à 4,3 % en 2016 [CEPALSTAT, 2022]. Cette diversification de la structure productive se traduit notamment par le réinvestissement d’une partie des revenus pétroliers dans l’élaboration d’infrastructures nécessaires au développement de sources d’énergie alternatives aux hydrocarbures. En ce sens, la réorientation de la politique pétrolière équatorienne conduit ainsi à un changement important de matrice énergétique, qui permet de garantir à 99,20 % de la population un approvisionnement suffisant en électricité en 2017 [Our World in Data, 2022], tout en diminuant la dépendance aux ressources pétrolières dans le cadre de la production d’énergie. En effet, la part de la production d’énergie provenant des centrales hydroélectriques passe de 18,11 % en 2007 à 26,30 % en 2017 [Our World in Data, 2020], tandis que celle du pétrole diminue de quasiment 10 points, passant de 77,33 % en 2007 à 68,59 % en 2017 [Our World in Data, 2020]. Si la diversification de la matrice énergétique est ainsi notable, il apparaît tout de même nécessaire de nuancer le fait que l’État équatorien atteindrait ainsi une indépendance énergétique, car les barrages permettant d’alimenter l’ensemble du pays en électricité sont en partie financés par le biais de prêts contractés auprès de créanciers internationaux, tels que l’État chinois.
9La Chine appuie la construction de barrages hydroélectriques destinés à diversifier les sources d’approvisionnement en énergie sur le territoire équatorien. Nous pouvons notamment constater le fait que l’entreprise chinoise Sinohydro est chargée de la construction d’un barrage sur la rivière Coca dans la province Napo, financé à hauteur de 15 % par l’État équatorien par le biais de l’entreprise publique Coca Sinclair, tandis que la Banque d’exportation et d’importation de Chine (China Ex-Im Bank) octroie un prêt afin de financer les 85 % restants [Amazon Watch, 2014]. Il est intéressant de noter que l’octroi de ce type de prêt s’inscrit dans la perspective d’un rapprochement diplomatique entre les gouvernements équatorien et chinois. En effet, si l’Équateur engage officiellement des relations diplomatiques avec la Chine en 1980, nous pouvons constater un renforcement des relations diplomatiques entre ces deux États au cours de la présidence de Rafael Correa, qui se traduit notamment par la visite du président chinois Xi Jinping en Équateur au mois d’octobre 2016 [Ministry of Foreign Affairs of the People’s Republic of China, 2016]. Cet événement est inédit dans la mesure où il s’agit de la première visite d’un président chinois dans le pays. Or, il est intéressant de noter que cette visite est présentée par le gouvernement équatorien comme caractéristique d’un : « appui au processus de changement de la matrice productive et énergétique qui cherche à transformer l’économie équatorienne d’exportateur primaire à un producteur de biens industriels de haute valeur ajoutée » [Ministerio de Relaciones Exteriores y Movilidad Urbana, 2016]. Cela démontre que le rapprochement diplomatique avec la Chine vient appuyer la réorientation de la politique économique équatorienne. Or, nous avons pu constater que cet appui prend la forme d’un prêt dans le cadre de la construction du barrage hydroélectrique sur la rivière Coca. Autrement dit, l’État équatorien s’endette auprès d’un créancier extérieur afin de développer une infrastructure déterminante en vue d’atteindre son objectif de diversification de la structure productive. Afin de comprendre pourquoi le gouvernement équatorien a recours à ce type de prêts, il apparaît nécessaire d’analyser cette réorientation diplomatique à la lumière d’une contrainte structurelle qui pèse de manière significative sur la politique économique mise en place par le gouvernement de la révolution Citoyenne.
10En effet, en 2007, Rafael Correa crée la Commission pour l’audit intégral du crédit public qui est chargée de déterminer la légitimité de l’ensemble des dettes contractées par les gouvernements développementalistes et néolibéraux qui se sont succédé entre 1976 et 2006 [Le Quang, 2019]. Selon Alberto Acosta, ministre de l’Énergie et des Mines au début de la présidence de Rafael Correa, cette décision s’explique par le fait qu’à partir des années 1980, les gouvernements successifs ont utilisé la majorité des revenus issus du secteur pétrolier en vue de rembourser la dette extérieure, au détriment de l’investissement de ces ressources dans des programmes de redistribution sociale [Acosta, 2006]. D’autre part, les acteurs de la révolution Citoyenne dénoncent le fait que ces prêts sont pour la plupart conditionnés à la mise en place de politiques d’ajustement structurel et de réduction des dépenses publiques [Acosta, 2006]. Le questionnement du modèle économique néolibéral implique la remise en question de ce type de mesures et par conséquent, de la légitimité même de ces prêts. Sur la base des résultats de cet audit, l’État équatorien décide alors d’annuler une partie des dettes contractées auprès de ces organismes, ainsi que de racheter une partie des titres de dette à une valeur s’élevant de 20 à 35 % de leur montant initial [Le Quang, 2019]. Or, si l’État équatorien dénonce la logique sur laquelle reposent les prêts octroyés par des organismes tels que le FMI ou la Banque Mondiale, il ne peut pas pour autant se passer d’appui financier extérieur en raison de sa structure économique dollarisée. En effet, puisque l’État n’a pas le pouvoir de créer lui-même les devises monétaires en circulation sur son territoire, il doit systématiquement faire en sorte de maintenir un nombre suffisant de liquidités en circulation [Chiriboga-Tejada, 2019]. Or, l’hostilité suscitée auprès des marchés internationaux par le refus de régler une partie de ses dettes publiques fait que l’Équateur perd un certain nombre de débouchés internationaux en ce qui concerne l’exportation de ses ressources naturelles. L’État équatorien manque alors de liquidités et est contraint de se tourner vers de nouveaux créditeurs tels que la Chine. Dans cette perspective, la Banque de développement chinoise (BDC) met notamment en place une ligne directe de financement du budget national équatorien en 2011 [Amazon Watch, 2014]. Il est ainsi nécessaire de tenir compte du poids de la dollarisation de l’économie équatorienne afin de comprendre les marges de manœuvre dont dispose l’État équatorien en vue de modifier son modèle économique à la sortie du boom des commodities, d’autant plus que le rapprochement économique qui en découle avec l’État chinois contribue à augmenter la dépendance de l’État équatorien à l’extraction des ressources pétrolières à long terme.
11En effet, en contrepartie de ces prêts, le gouvernement équatorien octroie des parts de marché à plusieurs entreprises chinoises au sein du secteur pétrolier. En ce sens, en 2011, il autorise notamment l’entreprise PetroOriental, réunissant la Corporation nationale pétrolière chinoise (CNPC) et le groupe chinois Sinopec, à modifier les délimitations du bloc pétrolier 14 situé dans la province amazonienne de Sucumbios, afin d’élargir la surface exploitée. D’autre part, selon le journal El Comercio, la Banque de commerce et d’industrie chinoise participe à la construction de la raffinerie du Pacifique à hauteur de 7 milliards de dollars et détient en contrepartie 30 % de son capital [El Comercio, 2013]. Cela traduit l’augmentation progressive de l’influence chinoise dans les différentes étapes du processus d’exploitation pétrolière, d’autant plus que l’organisation Amazon Watch souligne notamment le fait qu’en 2012, le gouvernement équatorien autorise l’entreprise PetroChina à saisir des actifs de filiales de l’entreprise Petroecuador si l’Équateur n’est pas en mesure de rembourser la totalité des prêts octroyés par la Chine [Amazon Watch, 2014]. Par ailleurs, cette même organisation explique qu’afin de rembourser les prêts directs octroyés par la Banque de développement chinoise (BDC), des compagnies pétrolières chinoises achètent du pétrole à l’entreprise Petroecuador afin que celle-ci dépose les sommes obtenues dans ce cadre sur un compte bancaire dont elle dispose au sein de la BDC, ce qui permet de recouvrer les dettes accumulées auprès de cet organisme. Cela démontre de quelle manière le gouvernement chinois augmente son influence sur les ressources pétrolières équatoriennes, notamment en se servant de ses entreprises pétrolières installées en Équateur ainsi que de ses organismes financiers publics. Cette influence est accentuée par la conclusion de ventes anticipées de pétrole, par le biais desquelles le gouvernement équatorien obtient des liquidités supplémentaires en provenance de la Chine. Ce type de modalité de vente se développe dans un contexte au sein duquel les gouvernements équatorien et chinois partagent des besoins complémentaires. En effet, tandis que l’Équateur est à la recherche de liquidités, la Chine cherche à s’assurer un approvisionnement suffisant en ressources pétrolières. Dans cette perspective, l’entreprise publique chinoise PetroChina conclut plusieurs contrats avec les groupes Petroecuador et Petroamazonas par l’intermédiaire desquels elle accepte d’avancer des fonds à l’État équatorien en contrepartie de l’engagement des deux entreprises équatoriennes à lui fournir un certain nombre de barils de pétrole au cours d’une période qui s’étend sur plusieurs années. En d’autres termes, le pétrole est utilisé comme une garantie permettant d’obtenir des crédits. Nous pouvons alors considérer qu’une certaine dépendance financière à l’égard de la Chine se met en place, ce qui pèse de manière significative sur la gestion du secteur pétrolier. En effet, Esperanza Martinez souligne notamment le fait qu’environ 50 % des ressources pétrolières équatoriennes sont utilisées en vue de rembourser les dettes contractées par l’État équatorien auprès de la Chine par le biais de la signature de ventes anticipées de pétrole [Martinez, 2012]. Dans cette perspective, l’Équateur est contraint de maintenir un niveau d’extraction pétrolière suffisamment élevé pendant un certain nombre d’années afin de pouvoir remplir ses engagements contractés auprès de la Chine, ce qui permet de comprendre en partie pourquoi le gouvernement équatorien ne cherche pas à réduire l’exploitation pétrolière au cours de cette période. C’est pour cette raison qu’il serait inexact de considérer que l’après-boom des commodities se traduit par une diminution de l’exploitation des ressources pétrolières en Équateur. En effet, comme nous l’avons vu précédemment, les revenus issus de l’extraction pétrolière sont utilisés afin de rembourser une partie des prêts octroyés par des créanciers extérieurs tels que la Chine en vue de diversifier la structure productive équatorienne. C’est pourquoi la production pétrolière ne cesse d’augmenter tout au long de la présidence de Rafael Correa et ce, malgré le choc des commodities en 2015. En effet, si la production s’élève à 192 millions de barils par an en 2013, elle atteint 201 millions de barils en 2016, après le choc des commodities [Banco Central del Ecuador, 2017]. La réorientation du modèle économique équatorien repose ainsi paradoxalement sur le maintien des activités pétrolières dans la mesure où elles représentent la principale source de revenus nécessaires au développement de nouvelles activités économiques. Or, il se trouve que cette stratégie impacte directement les conditions de vie des populations vivant au sein des territoires concernés par l’exploitation pétrolière.
12De ce point de vue, l’initiative Yasuni-ITT est un exemple significatif de la manière dont la place occupée par l’Équateur au sein du système économique international restreint la capacité du gouvernement de la révolution Citoyenne à limiter les conséquences environnementales des activités pétrolières. En effet, au mois de juin 2007, Rafael Correa s’engage publiquement à ne pas exploiter les ressources pétrolières situées au sein de trois zones d’exploration dénommées Ishpingo, Tambococha et Tiputini (ITT), qui se trouvent dans le parc Yasuni [Le Quang, 2019]. Il s’agit d’une réserve naturelle située dans l’Amazonie équatorienne, qui est reconnue par le gouvernement équatorien comme une aire protégée depuis 1979. Or, cette zone contient l’équivalent de 838 millions de barils de pétrole, ce qui correspond à 20 % des ressources pétrolières présentes sur le territoire équatorien [Le Quang, 2019]. La décision de ne pas y développer d’activités extractives représente alors un signal important du gouvernement équatorien à l’attention du courant post-extractiviste. Si les néo-développementalistes acceptent cette initiative, c’est en raison de la demande du gouvernement de la révolution Citoyenne à la communauté internationale d’une contrepartie économique afin de contrebalancer les pertes liées à la non-exploitation des ressources pétrolières au sein de cet espace. En ce sens, en 2009, Rafael Correa demande à l’Organisation des Nations unies (ONU) de soutenir cette initiative présentée comme novatrice en termes de politique environnementale, en versant à l’Équateur un montant estimé de 3,6 milliards de dollars, qui correspond à la moitié des revenus que l’État équatorien aurait pu tirer de l’exploitation de ses ressources [Le Quang, 2019]. Cela s’explique par le fait que l’initiative repose sur un compromis entre le gouvernement de la révolution Citoyenne et une partie du secteur pétrolier équatorien, notamment représenté par Carlos Pareja Yannuzzelli, président de Petroecuador, qui milite activement en faveur de l’exploitation des ressources pétrolières situées au sein de cet espace [Andrade, 2017]. Le fait que la viabilité de cette initiative soit conditionnée à une contribution économique témoigne ainsi de la manière dont les conceptions qui se diffusent au sein de la communauté internationale contribuent à déradicaliser la volonté initiale d’interdire toute activité pétrolière au sein de cet espace. En effet, ce projet entre alors en adéquation avec la notion de capitalisme vert qui repose sur l’idée que tous les espaces possibles, y compris les ressources naturelles, doivent entrer dans la logique du marché et être avant tout appréhendés du point de vue de leur utilité, ainsi que de leur rentabilité [Le Quang, 2016]. À l’image de Roque Sevilla, ancien président du comité de négociation destiné à promouvoir l’initiative Yasuni-ITT, plusieurs acteurs politiques impliqués dans ce projet cherchent alors à l’inscrire dans la logique du capitalisme vert promue par de nombreux États à l’échelle internationale, en vue d’obtenir un appui significatif de leur part [Le Quang, 2016]. Cette contradiction interne au gouvernement de la révolution Citoyenne opposant les concepteurs de cette initiative – ouvertement favorables à l’engagement d’un bras de fer avec la communauté internationale en vue de dénoncer la situation de dépendance de l’Équateur vis-à-vis des pays industrialisés fortement demandeurs de ressources pétrolières –, et les acteurs chargés de la promouvoir, plus enclins à la recherche d’un compromis avec les conceptions et les intérêts portés par ces États, peut ainsi expliquer la réorientation progressive de ce projet [Pellegrini et al., 2014].
13Malgré cette recherche de compromis, Rafael Correa annonce finalement l’abandon de cette initiative le 15 août 2013, justifiant cette décision par le fait que le montant des fonds internationaux perçus en contrepartie était insuffisant. L’abandon de cette initiative témoigne ainsi du fait que de nombreux pays refusent de soutenir un projet de réduction de la production pétrolière au sein d’un État répondant à une part significative de la demande de pétrole à l’échelle internationale. En effet, le système économique international est fortement dépendant des ressources pétrolières qui répondent à 32 % de la demande internationale en énergie en 2016, ce qui en fait celle la plus utilisée à l’échelle mondiale [Le Quang, 2019]. D’autre part, Philippe Copinschi, consultant sur les questions pétrolières internationales, explique que l’énergie pétrolière est : « celle qui affecte le plus profondément la demande pour les autres biens et la capacité d’utilisation de ces biens » [Copinschi, 2010, p. 5]. C’est pour cette raison que la majorité des pays se montrent réticents à l’idée de soutenir une initiative de réduction de la production pétrolière au sein d’un État reconnu comme pays exportateur de pétrole. En effet, Le Quang [2019] explique que plusieurs pays craignent alors que d’autres États pétroliers soient tentés de reproduire ce type d’initiative, ce qui risquerait de porter atteinte à leur approvisionnement en ressources pétrolières. Cela démontre que le fonctionnement du système économique international, fortement dépendant des ressources pétrolières, ainsi que la place occupée par l’Équateur dans ce cadre conditionnent de manière importante la politique pétrolière équatorienne. Si les pressions exercées par un certain nombre de pays contribuent ainsi à limiter les marges de manœuvre dont dispose l’État équatorien en matière de gestion de ses ressources pétrolières, celui-ci doit également faire face à l’opposition de certaines entreprises pétrolières privées qui s’appuient sur des traités bilatéraux d’investissements (TBI) en vue de défendre leurs intérêts face à la volonté régulatrice du gouvernement équatorien.
- 3 Traduction de Asamblea Constituyente [2008] : « No se podrá celebrar tratados o instrumentos intern (...)
14Il est ainsi indispensable de tenir compte de la configuration du système d’arbitrages internationaux relatifs aux investissements, afin de comprendre l’orientation de la politique pétrolière équatorienne. Pour ce faire, nous nous appuyons notamment sur l’analyse du rapport élaboré par la Commission pour l’audit intégral des traités de protection réciproque des investissements et du système d’arbitrage en matière d’investissements (CAITISA), convoquée en 2013 par Rafael Correa [CAITISA, 2015] en vue d’analyser les répercussions de ces traités sur l’économie, ainsi que sur les marges de manœuvre dont dispose l’État équatorien en termes de régulation des secteurs économiques stratégiques. Elle met notamment en avant le fait que l’Équateur a conclu au total 30 TBI dont la majorité a été ratifiée au cours des années 1990, dans un contexte au sein duquel la politique économique équatorienne s’inspirait de l’idéologie véhiculée par le consensus de Washington. Dans cette perspective, la logique qui prévalait était la nécessité d’attirer massivement des investissements privés, considérés comme la condition du développement efficace des secteurs économiques stratégiques. C’est pourquoi l’État équatorien a conclu plusieurs TBI visant à octroyer un certain nombre de protections juridiques à des entreprises issues d’un État, qui souhaitaient investir et développer des activités économiques au sein de l’autre État signataire. Ce faisant, l’investisseur étranger protégé par chaque TBI est défini avant tout selon l’origine de son capital. Autrement dit, chaque entreprise qui souhaite bénéficier de la protection d’un TBI doit démontrer que son capital est originaire d’un pays ayant signé un traité de ce type avec l’État dans lequel elle exerce ses activités. Ces traités garantissent explicitement un traitement égal entre l’investissement étranger et national, par le biais de la clause de « Traitement juste et équitable » qui établit d’autre part que les législations spécifiques à chaque État signataire en termes d’investissements ne doivent pas nuire à ce qui est garanti par les standards minimums de traitement international des investissements [Carrion, 2014]. À ce titre, si une entreprise se considère comme flouée, elle peut porter plainte contre l’État à l’échelle internationale devant des entités telles que le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIADI), entre autres. Les principaux acteurs de la révolution Citoyenne estimant que ce type de traité représente une entrave à la politique économique et pétrolière de l’État équatorien, ils se déclarent alors hostiles à l’égard des TBI dès l’arrivée au pouvoir de Rafael Correa. Dans ce cadre, ces traités sont explicitement dénoncés par l’article 422 de la Constitution adoptée en 2008, qui stipule que : « Il ne sera pas possible de célébrer des traités ou instruments internationaux par lesquels l’État équatorien cède sa juridiction souveraine à des instances d’arbitrage international, dans des controverses contractuelles ou de nature commerciale, entre l’État et des personnes naturelles ou juridiques privées »3. L’intégration de cet article dans la Constitution équatorienne rend cette dernière incompatible avec le fonctionnement même du système d’arbitrages internationaux reposant sur les TBI. Cela conduit l’État équatorien à dénoncer une partie de ces traités dès 2008, avant de suspendre ceux qui restent en 2017, après que la CAITISA a remis son rapport à Rafael Correa. Cependant, ces traités ont tout de même un impact sur la politique économique et pétrolière. En effet, bien que l’État ait la possibilité de mettre un terme à un TBI en le dénonçant, chacun de ces traités inclut un délai durant lequel ses clauses continuent de s’appliquer après la rupture de l’accord. Cette durée peut varier de dix à vingt ans, en ce qui concerne les TBI conclus par l’Équateur. Cela signifie qu’un investisseur peut demander à être dédommagé pendant un certain nombre d’années suivant la dénonciation d’un TBI. C’est ainsi que malgré leur dénonciation, certains impactent directement la politique pétrolière du gouvernement équatorien.
- 4 Traduction de CAITISA [2015] : « todas las medidas necesarias para suspender, o causar que se suspe (...)
15De ce point de vue, il est notamment intéressant de se pencher de manière approfondie sur le procès international opposant l’État équatorien au groupe pétrolier étasunien Chevron-Texaco. Il s’agit au départ d’un procès privé, engagé par l’Union des affectés par Texaco (UDAPT), un collectif de citoyens et de membres de communautés indigènes qui se constituent partie civile en 2003 en vue de dénoncer le modèle d’extraction pétrolière développé par le groupe Chevron-Texaco, qui cherche selon eux à accumuler le maximum de profits issus de l’extraction pétrolière, au détriment de l’investissement dans des technologies susceptibles de réduire l’empreinte environnementale de ces activités. L’UDAPT obtient gain de cause le 14 février 2011 lorsque la Cour provinciale de Sucumbios reconnaît la responsabilité de Chevron-Texaco dans les dégâts environnementaux mis en lumière et condamne l’entreprise à payer une amende d’environ 9,5 milliards de dollars pour l’ensemble des préjudices occasionnés. Cependant, il se trouve que deux ans auparavant, le 23 septembre 2009, Chevron-Texaco avait décidé de déposer une plainte à l’encontre de l’État équatorien auprès de la Cour permanente d’arbitrage au nom d’un TBI signé entre l’Équateur et les États-Unis le 27 août 1993. L’entreprise justifie cette démarche par le fait qu’elle soupçonne le gouvernement équatorien d’avoir convenu au préalable avec les membres de l’UDAPT d’engager un procès à son encontre, dénonçant donc une instrumentalisation politique de ce collectif, ainsi que de la sphère judiciaire. L’entreprise Chevron-Texaco décide ainsi de transformer ce différend en procès contre l’État équatorien. Dans cette perspective, le verdict rendu par la Cour provinciale de Sucumbios n’a que peu d’impact dans la mesure où la Cour permanente d’arbitrage appelle l’Équateur à prendre : « toutes les mesures nécessaires pour suspendre, ou faire en sorte que soient suspendues, l’application et la reconnaissance, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Équateur, des verdicts de la Salle unique de la Cour provinciale de Sucumbios »4. Cela démontre que les décisions prises par le tribunal international chargé d’arbitrer ce procès prévalent sur l’ensemble des décisions judiciaires adoptées à l’échelle nationale. Nous pouvons ainsi constater qu’il est nécessaire de tenir compte de la législation internationale relative aux investissements en vue de comprendre les marges de manœuvre dont disposent le gouvernement et les instances judiciaires équatoriennes en vue de réguler l’exploitation pétrolière et garantir la conformité avec la loi des activités développées par des entreprises pétrolières privées sur le territoire équatorien.
16D’autre part, cet exemple traduit le fait que, si aucune entreprise pétrolière privée ne porte plainte contre l’État équatorien à la suite de la renégociation des contrats pétroliers, certaines d’entre elles à l’image de Chevron-Texaco exercent, malgré tout, des pressions politiques sur le gouvernement de la révolution Citoyenne en vue de limiter sa politique d’étatisation du secteur pétrolier. En effet, en déposant cette plainte auprès de la Cour permanente d’arbitrage, Chevron-Texaco cherche à transformer ce différend en procès contre l’État équatorien en vue de dénoncer à l’échelle internationale la politique économique et pétrolière mise en place par le gouvernement de Rafael Correa. Dans ce cadre, nous pouvons notamment souligner le fait que l’entreprise désigne Charles Brower comme arbitre censé défendre ses intérêts. Or, il se trouve que cet arbitre a été révoqué d’un autre procès opposant l’État équatorien à l’entreprise Perenco en 2009 pour avoir publiquement critiqué les politiques mises en place par le gouvernement de Rafael Correa, dans une interview accordée à la revue The Metropolitan Corporate Counsel [Brower, 2009]. Nous pouvons ainsi considérer que le système d’arbitrages internationaux relatifs aux investissements peut également être utilisé par certaines entreprises privées comme une tribune politique en vue de dénoncer la politique économique et pétrolière mise en place par le gouvernement équatorien. Au-delà du cas spécifique de Charles Brower, nous pouvons observer que 58 % des arbitres chargés de traiter les cas impliquant l’État équatorien sont des « arbitres d’élite », selon une catégorisation établie par l’avocate Daphna Kapeliuk [2010]. Selon cette dernière, un arbitre fait partie de cette catégorie à partir du moment où il appartient à un Cabinet d’avocats internationaux ou à une Chambre internationale spécialisée dans les arbitrages relatifs aux investissements, où il a été nommé à de nombreuses reprises pour des procès devant le CIADI. Il se trouve que la plupart des arbitres ont construit leur carrière autour de l’arbitrage international et maintiennent des liens étroits avec ce type de cabinets internationaux. Plus généralement, 71 % des arbitres sont également membres de directoires d’entreprises et reconnaissent ouvertement : « qu’ils ne se considèrent pas comme des gardiens de l’intérêt public » [Park & Alvarez, 2003, p. 394]. Aux yeux des membres de la CAITISA, ces éléments sont susceptibles d’engendrer des conflits d’intérêts entre des juges chargés d’arbitrer des conflits internationaux au nom des TBI et des entreprises impliquées. De ce point de vue, les commissionnaires font notamment allusion au cas d’Horacio Grigera Naon, chargé d’arbitrer le 4e procès opposant l’Équateur à des entreprises privées, tout en étant par ailleurs membre du cabinet d’avocats King & Spalding [CAITISA, 2015]. Il se trouve que dans ces trois cas, à savoir ceux opposant l’Équateur aux sociétés City Oriente, Murphy et Chevron, l’investisseur est justement défendu par le cabinet King & Spalding, ce qui est susceptible d’induire une partialité chez l’arbitre en faveur des intérêts défendus par les entreprises ayant intenté ces procès.
17Cette étude nous permet ainsi de constater qu’afin de comprendre les marges de manœuvre dont dispose l’État équatorien en vue de modifier de manière significative son modèle économique à la sortie du boom des commodities, il est nécessaire de tenir compte du poids d’un certain nombre d’éléments tels que la structure dollarisée de l’économie équatorienne, le contexte économique international, les orientations diplomatiques de l’État équatorien, mais également la superposition de la législation internationale sur la législation interne relative à la gestion des ressources économiques stratégiques. De ce point de vue, Matthieu Le Quang écrit notamment que les TBI démontrent : « comment l’insertion des pays latino-américains au sein de la division internationale du travail, comme fournisseurs de matières premières, est subordonnée aux règles commerciales néolibérales » [Le Quang, 2019]. Selon lui, la législation internationale relative aux investissements vise ainsi à limiter la capacité des États à modifier leur politique économique interne en vue de maintenir un modèle d’insertion internationale fondé sur la division internationale du travail. Cela traduit le fait que la place occupée par l’État équatorien dans le système économique international pèse de manière significative sur l’orientation de sa politique économique.
18Malgré le fait que le gouvernement de Rafael Correa ait dénoncé en 2017 la totalité des TBI signés par l’Équateur, le délai d’application de ces traités après leur rupture fait qu’ils impactent toujours à l’heure actuelle les modalités de gestion des ressources pétrolières en Équateur. En outre, Lenin Moreno, qui arrive au pouvoir en 2017, se dit favorable à la signature de nouveaux TBI en vue d’adopter une législation destinée à attirer massivement des investissements privés qu’il perçoit comme la condition d’une gestion adéquate des secteurs économiques stratégiques. Cette déclaration s’inscrit dans le cadre d’une dynamique plus globale de rupture avec le modèle économique mis en place par son prédécesseur qui se traduit par un ensemble de réformes inspirées des conceptions économiques néolibérales, à l’image de la fusion des deux entreprises publiques pétrolières Petroecuador et Petroamazonas [El Universo, 2015]. Nous pouvons ainsi constater que, si la sortie du boom des commodities s’accompagne d’une rupture avec la politique économique mise en place par le gouvernement de Rafael Correa, ce changement repose sur un retour à des réformes économiques d’inspiration néolibérale, à l’image des mesures adoptées au cours des années 1990 en Équateur.