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Dossier. Ce que la Covid-19 a fait (ou pas) au politique en Amérique latine

Acteurs violents et gestion de la crise pandémique au Brésil et au Mexique. Ruptures ou continuités dans le contrôle social ?

Atores violentos e a gestão da pandemia no Brasil e no México: rupturas ou continuidades no controle social?
Violent actors and management of the pandemic in Brazil and Mexico: ruptures or continuities in social control?
Annabelle Dias Félix, María Teresa Martínez Trujillo et Anaís Medeiros Passos
p. 219-245

Résumés

L’article aborde la gestion de la pandémie au prisme des actions locales des acteurs violents étatiques et non étatiques au Brésil et au Mexique : les forces armées, les polices et les groupes criminels. Dans quelle mesure la configuration des acteurs violents se pose-t-elle en rupture avec leur rôle habituel dans le contrôle social ? L’approche qualitative de plusieurs cas à l’échelle sous-nationale dans les deux pays concernés s’appuie principalement sur l’analyse des sites web gouvernementaux, rapports d’organisations de défense des droits humains, médias et réseaux sociaux. Les données démontrent la continuité du rôle des acteurs violents dans le maintien de l’ordre à travers la coercition. La pandémie a néanmoins encouragé la publicisation de pratiques coercitives, historiquement liées à la précarité et la marginalisation subies par les groupes sociaux bénéficiaires de ces actions « philanthropiques ».

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Notes de la rédaction

Article reçu le 17 juin 2021, accepté le 21 septembre 2021

Texte intégral

  • 1 Pour faciliter la lecture, ce texte n’adopte pas une écriture inclusive, toutefois les sujets sont (...)

1Alors que l’Amérique latine et les Caraïbes sont touchées de plein fouet par la crise pandémique mondiale de Covid-19, la région figure au même moment parmi celles les plus violentes du monde. Quatorze des vingt pays les plus dangereux sont situés dans cette région [Instituto Igarapé, 2021]. Dans ce contexte de violence, et dû à la prégnance d’une vision de l’ordre social avant tout orientée vers la « protection » des citoyens1 [Garland, 2001], la Covid-19 est présentée par les autorités gouvernementales comme une source supplémentaire d’insécurité. Ainsi, une partie de ces gouvernements gère la crise en adoptant une approche sécuritaire et en mettant en place des protocoles officiels que les forces armées et de l’ordre sont censées suivre.

2Toutefois, des cas comme le Brésil et le Mexique suggèrent que ces protocoles coexistent avec des pratiques informelles de sécurisation nées d’improvisation sur le terrain et de bricolages entre acteurs armés étatiques et non étatiques. La gestion de la pandémie comprend des éléments de contrôle social qui nous amènent à nous intéresser aux acteurs armés étatiques ainsi qu’aux autres entrepreneurs de la violence [Volkov, 2002]. De fait, observer les pratiques des acteurs violents étatiques et non étatiques durant la pandémie permet de révéler les mécanismes mis en place par ces derniers pour garantir la sécurité (contrôle social), y compris la contrainte physique [Bayley & Shearing, 2001]. Si l’une des principales fonctions de l’État est d’assurer la protection des citoyens face à tout type de menace [Lane, 1979], la littérature consacrée à l’analyse de la protection et du contrôle social a non seulement montré que l’État est loin d’être le seul fournisseur de protection et de sécurité, mais aussi que la présence d’autres entrepreneurs de la violence n’implique pas toujours le déplacement ou remplacement des agences étatiques dans cette fonction [Volkov, 2002 ; Neocleous, 2007 ; Briquet & Favarel-Garrigues, 2008 ; Villa, Braga & Ferreira, 2021]. De fait, la coexistence de pratiques formelles-informelles de sécurisation prend source dans les interactions et l’enchevêtrement des acteurs armés étatiques et non étatiques, c’est-à-dire, dans une configuration de réseaux complexe et dynamique [Elias, 1991]. D’où l’importance d’analyser leur rôle et leur imbrication dans un contexte d’urgence sanitaire. Si les configurations complexes établies entre les acteurs violents étatiques et non étatiques autour de la protection et de la sécurité précèdent le contexte de pandémie, à quel point les pratiques observées en temps de crise sanitaire sont-elles une adaptation des pratiques sociales préexistantes ? Dans quelle mesure la configuration d’acteurs violents évolue-t-elle ? Et le contrôle social qu’ils exercent habituellement en est-il affecté ?

3Pour répondre à ces questions, nous avons sélectionné les deux plus grands pays d’Amérique latine : le Brésil et le Mexique, au sein desquels nous analysons plusieurs cas à l’échelle sous-nationale. Nous adoptons une approche qualitative qui se fonde principalement sur l’analyse de sources documentaires diverses et variées : sites web gouvernementaux, rapports d’organisations de défense des droits humains, médias, mais aussi du contenu disponible sur les réseaux sociaux. Les deux pays fédéraux à l’étude font face à des problèmes historiques de violence et d’insécurité [Zaluar, 1999 ; Pansters, 2012]. De plus, du fait des mesures gouvernementales prises, le Brésil comme le Mexique luttent difficilement contre l’expansion du nombre d’infectés et de morts par le coronavirus. Le 8 mai 2021, le nombre de décès enregistrés atteignait 421 316 au Brésil (le troisième taux plus élevé au monde, après les États-Unis et l’Inde) et 218 928 au Mexique [Ritchie et al., 2021a ; Ritchie et al., 2021b]. Ajoutons à cela les décès non comptabilisés dans les statistiques officielles qui touchent des franges de la population marginalisées et vulnérables, dont il est difficile d’estimer le nombre.

4La gestion de la pandémie se joue principalement au niveau sous-national étant donné que le niveau fédéral se positionne en retrait de cette crise dans les deux cas. En effet, les présidents Jair Bolsonaro au Brésil et Andrés Manuel Lopez Obrador au Mexique ont tous deux minimisé la pandémie et décidé de ne pas prendre de mesures drastiques pour la contrer. Malgré la catastrophe sanitaire dans son pays, Bolsonaro s’en tient à sa posture négationniste à l’égard de la Covid-19. Le 29 mars 2020, ce dernier a affirmé que les personnes qui réclamaient des mesures strictes pour éviter la propagation du virus étaient « hystériques » et que la crise sanitaire « serait bientôt terminée » [Borges, 2020]. Souscrivant à une sorte de darwinisme social, il a encouragé la population à affronter le virus tête la première, malgré les taux élevés d’infection [Ogier, 2021]. De son côté, Lopez Obrador a déconfiné la population en plein pic de la pandémie dans le but de favoriser la reprise des activités économiques [Saliba, 2020]. Les gestes et comportements du président mexicain marquent clairement sa position quant au virus : la seule fois où l’on a pu l’apercevoir masqué en public c’était à l’occasion d’un voyage en avion [Ouest-France, 2020]. Fin juillet 2020, il affirmait encore que le port de masque n’était pas une méthode « scientifiquement prouvée » pour prévenir la circulation du virus [El Comercio, 2020].

5Le déni de l’urgence sanitaire par ces présidents a notamment eu pour effet de faire reposer les réponses à la crise sur le niveau local, sans pour autant que cela soit une résolution officielle. Le présent travail propose d’aborder la gestion de la pandémie au prisme des actions locales des acteurs violents étatiques et non étatiques : les forces armées, les polices et les groupes criminels. Il s’agit d’identifier si les actions de ces acteurs durant la pandémie sont en rupture ou en continuité par rapport au contrôle social qu’ils exercent hors période de crise sanitaire au Brésil et au Mexique. Cet article se limite à la période comprise entre mars 2020 et mai 2021 et se divise en trois parties. Nous analysons tout d’abord les actions des forces armées, puis celles des institutions policières. Dans la troisième section, nous identifions les réponses des acteurs violents non étatiques (les organisations criminelles). Nous présentons les acteurs en suivant une logique de degré d’autonomie par rapport à l’exécutif : les militaires tout d’abord, que le gouvernement contrôle davantage, et qui ont tendance à suivre le cadrage négationniste de la gravité de la pandémie ; les polices ensuite qui présentent des attitudes différenciées puisqu’elles dépendent davantage d’acteurs politiques étatiques voire locaux ; et enfin, les groupes armés non étatiques qui agissent hors du contrôle des exécutifs en ce qui concerne la gestion de la pandémie et qui profitent de ce contexte pour se renforcer. Dans chacune de ces parties du texte, nous comparons le rôle que les acteurs jouent en matière de contrôle social dans un contexte ordinaire (hors pandémie) – en puisant dans la littérature scientifique – et les actions déployées par ces derniers dans le cadre de la crise sanitaire. Cela permet d’identifier les points de rupture et les facteurs de continuité du contrôle social, notamment en ce qui concerne le contrôle des territoires locaux, la place des violences et l’offre de protection. Finalement, nous concluons en insistant d’une part sur les impacts de la crise de la Covid-19 sur le contrôle social à l’échelle locale au Brésil et au Mexique, et d’autre part, sur la configuration d’acteurs violents impliqués dans ce contrôle.

Quel rôle pour les militaires ?

6Partout dans le monde, les militaires ont été appelés en renfort pour participer aux réponses gouvernementales contre la pandémie de Covid-19 [Kalkman, 2021]. En Amérique latine, ces rôles trouvent leur origine dans le processus de constitution des États, suivant les mouvements d’indépendance. Au cours du xxe siècle, les soldats ont été en charge de la construction des routes et des ponts afin de connecter les recoins isolés des pays [Rouquié, 1982]. Au xxe siècle, les militaires organisent également à plusieurs reprises des coups militaires ainsi que des actions de répression politique des forces d’opposition. À partir du début des années 1980, c’est la lutte contre les drogues qui se militarise. La gestion de la pandémie de Covid-19 a renforcé l’utilisation domestique de l’armée dans toutes les démocraties latino-américaines [Passos & Acácio, 2021]. Néanmoins, le Brésil et le Mexique sont des cas atypiques. Ces deux pays sont caractérisés par un historique de déploiement de l’armée pour assurer l’ordre interne. Les forces armées mexicaines et brésiliennes collaborent étroitement avec les gouvernements Bolsonaro et López Obrador. Cependant, leur rôle dans les politiques liées à la Covid-19 reste assez limité.

7Au Brésil, Bolsonaro (ex-capitaine de l’armée) a confié un nombre inédit de postes clés de l’Exécutif fédéral à des militaires – y compris au sein du ministère de la Santé. De plus, au moins 6 157 officiers militaires occupent des postes intermédiaires dans son gouvernement [Lis, 2020].Le chef de l’exécutif brésilien a décrété un état d’urgence sanitaire national le 3 février 2020 et le Congrès l’a ratifié le 5 février 20202. Néanmoins, comme mentionné précédemment, la politique fédérale officielle s’opposait à toute mesure de confinement. L’attitude présidentielle cynique à l’égard de la crise sanitaire a limité les aides militaires. Bien qu’il s’agisse d’un gouvernement composé de soldats, seulement 10 % du contingent militaire (34 000 soldats) appuyaient les politiques liées à la Covid-19 [Commandement des opérations de l’Armée de terre, 2020]. En comparaison, pendant l’épidémie de zika en 2015, 60 % des forces armées brésiliennes étaient assignées aux campagnes d’éradication du moustique qui transmet la maladie [Wenham & Farias, 2019]. Leur intervention a consisté principalement à distribuer de vivres, mener de campagnes de désinfection des espaces publics, renforcer le contrôle des frontières, assurer le triage médical, installer des hôpitaux de campagne et assurer le transport de volumes importants de fournitures médicales et de personnels soignants [Commandement des opérations de l’Armée de terre, 2020]. Le rôle domestique des militaires dans ce cas en particulier se limite à une intervention technique et d’assistance aux services de santé, qui eux se trouvent saturés par la crise sanitaire.

Illustration 1. Les forces armées au Brésil contribuent à la distribution des vivres

Illustration 1. Les forces armées au Brésil contribuent à la distribution des vivres

Source : Ministère de la Défense du Brésil. Transporte e distribuição de alimentos e kits de higiene beneficiam famílias em situação de vulnerabilidade [en ligne], 4 juillet 2020 [consulté le 24 mai 2021], disponible sur : https://www.gov.br/​defesa/​pt-br/​centrais-de-conteudo/​noticias/​transporte-e-distribuicao-de-alimentos-e-kits-de-higiene-beneficiam-familias-em-situacao-de-vulnerabilidade
© Assessoria de Comunicação Social (Ascom) ; Ministério da Defesa (05561) 3312-4071.

8Le Mexique représente également un cas contre-intuitif concernant le rôle des militaires dans la réponse nationale à la pandémie de Covid-19. Dans ce pays, les forces armées assurent l’ordre public en appui à la police depuis des décennies. Certaines traces historiques datant de 1938 montrent que des champs de pavot ont été détruits par des soldats de l’armée mexicaine dans l’État de Sonora [Astorga, 2007]. Un décret présidentiel publié le 11 mai 2020 a défini le déploiement permanent des militaires dans les tâches policières jusqu’à 2024. Le ministère de la Marine (Semar) et le ministère de la Défense (Sedena) ont une large expérience en matière de réponses aux crises. L’exécutif a activé le plan DNI-3 en mars 2020 pour éviter la surcharge des hôpitaux. Créé en 1966, ce plan a d’abord été appliqué pour aider la population touchée par le débordement de la rivière Panuco dans l’État de Veracruz, à la suite de l’ouragan dévastateur Inés. Entre décembre 2012 et juin 2018, le gouvernement fédéral a mobilisé les forces armées mexicaines dans plus de 2 105 cas de catastrophes naturelles [Giles Navarro & Mandujano, 2019]. En dépit de cela, leur rôle reste limité. Comparé aux autres pays d’Amérique latine (100 % en Bolivie, 80 % en Argentine et 67 % au Pérou) [Institut international d’études stratégiques, 2021], une faible proportion du contingent militaire mexicain (17 %) est impliquée dans la réponse à la pandémie, ce qui représente 47 864 soldats [ministère de la Défense, Sedena, 2020]. La principale raison de cette sous-utilisation est politique. Le président López Obrador, comme Bolsonaro, a minimisé la gravité de la Covid-19 et s’est opposé aux mesures de confinement. Le chef de l’exécutif a rejeté les efforts visant à mettre en œuvre des mesures restrictives, telles que des confinements ou des couvre-feux, malgré les taux élevés d’infection dans le pays [Ritchie & Ali, 2021]. L’acceptation des orientations du président a réduit le poids des militaires mexicains dans la réponse sécuritaire contre la pandémie.

Illustration II. Mise em place du plan DN-III au Mexique dans le contexte de la pandémie

Illustration II. Mise em place du plan DN-III au Mexique dans le contexte de la pandémie

Source : Nájar Alberto. Coronavirus: México inicia un despliegue militar para combatir la pandemi [en ligne], BBC Mundo, 4 mai 2020 [consulté le 24 mai 2021], disponible sur: https://www.bbc.com/​mundo/​noticias-america-latina-52539824
© Agence France Presse (AFP).

9Sedena et Semar ont aidé à l’exécution d’une série de tâches : opérations de rapatriement, contrôle des frontières, transport d’urgence de fournitures et de personnel, livraison de vivres aux populations vulnérables, désinfection des espaces publics et production des matériels de protection (masques et gel hydroalcoolique). Leur contribution directe aux soins médicaux s’est faite principalement par l’installation des hôpitaux de campagne, le soutien à la campagne de vaccination, le triage de patients et la gestion, par des officiers, des hôpitaux publics civils (31 sur 1 353). Jusqu’à juillet 2020, le ministère de la Défense avait embauché environ 5 000 professionnels de santé pour travailler dans des établissements militaires de soins (qui comprennent 62 unités de soins intensifs) [Benito, 2021]. Cela a été accompli dans le cadre d’un accord entre Sedena, Semar et le ministère de la Santé3. Les gouverneurs des États de Colima, Campeche et Guerrero ont sollicité l’aide des forces armées pour assurer le respect des mesures de distanciation physique dans les plages et les centres commerciaux. Cependant, ce rôle s’est limité à collaborer avec la police – qui est restée le principal organe chargé d’assurer l’ordre public dans ces États [El Sol de Acapulco, 2020 ; Colima al Día, 2020].

10Ainsi, les militaires brésiliens et mexicains participent majoritairement aux tâches liées à la logistique en soutien aux services de santé et, dans certains cas, les armées aident aussi les polices à assurer le respect aux mesures de confinement. De fait, les deux pays ont connu un processus d’officialisation du rôle des militaires dans le domaine de la sécurité publique en contexte de pandémie. Ce processus pose la question du partage des tâches de contrôle social entre militaires et policiers, mais aussi des relations armées-polices.

Que fait la police ?

11Les innombrables recherches en Amérique latine ont démontré que les agents étatiques peuvent mettre en péril l’état de droit par des pratiques violentes abusives sur le terrain [Méndez, O’Donnell & Pinheiro, 1999 ; Farias, 2007 ; Arias & Goldstein, 2010]. Usage excessif de la force, pratiques des groupes d’escadrons de la mort, emploi routinier de la torture pour obtenir des informations, extorsions, violations graves des droits humains sont des exemples de pratiques non respectueuses des principes d’un état de droit que l’on retrouve dans les corporations policières à travers le sous-continent [Ungar, 2013 ; Hilgers & Macdonald, 2017 ; Sobering & Auyero, 2019]. Le Brésil et le Mexique ne font pas exception : violences policières et illégalismes caractérisent les pratiques de contrôle social des forces de l’ordre dans ces deux pays [Magaloni, 2006 ; Power & Taylor, 2011 ; Alvarado Mendoza, 2012 ; Müller, 2017]. À partir de la fin des années 1990 toutefois, à l’échelle locale, quelques expériences de réformes policières ont eu lieu dans la région pour tenter d’endiguer les pratiques décrites ci-dessus. Ces expériences proposent de mettre les relations police-société ainsi que le respect des droits humains par les forces de l’ordre au cœur des transformations [Trojanowicz & Bucqueroux, 1990 ; Dias Felix & Hilgers, 2020]. Pour ce faire, les gouvernements misent sur la création d’une police communautaire, censée rapprocher les forces de l’ordre de la société à travers la participation des policiers dans des projets communautaires ou des projets sociaux [Davis, 2003 ; Ungar, 2011 ; Ungar & Salomón, 2012]. Au Mexique comme au Brésil, de nombreuses villes ont tenté l’expérience et ont mis en place ce type de programme. De ce fait, les polices brésilienne et mexicaine locales pré-Covid-19 se caractérisaient aussi bien par leurs pratiques violentes et/ou illégales, que – dans une moindre mesure – par l’intégration du travail social dans le cadre des programmes de police communautaire implantés à échelle locale.

12Depuis le début de la pandémie, les polices brésiliennes et mexicaines partagent plusieurs points de similitude s’agissant de leur rôle dans le contrôle social sur le terrain. D’abord, dans les deux pays, les différents corps de police sont mobilisés pour faire appliquer les interdictions de rassemblements de personnes, la fermeture de certains établissements, ou encore le port du masque [Bravo, 2020 ; Morán Breña, 2020 ; Índio do Brasil, 2020 ; Henrique, 2021 ; El Sol de México, 2021]. Pour ce faire, toutes les méthodes sont bonnes : utiliser le mégaphone des voitures de patrouille pour faire passer des messages dans les rues ou encore créer des groupes policiers « chasseurs de fêtes ». Les policiers font également partie des acteurs de terrain le plus en rapport avec la population. Avec ce contact direct et quotidien vient le danger de se faire contaminer. Dans les deux cas, les forces de l’ordre ont perdu un nombre important de leurs membres du fait du coronavirus. Par exemple, à Rio de Janeiro tout comme à São Paulo, le nombre de policiers morts des suites de la Covid-19 dépasse le nombre de policiers morts en service en 2020 [Rodrigues da Silva et al., 2021a, 2021b ; Cardoso, 2021]. Les villes de Mexico et de Nezahualcóyotl déplorent pareillement la mort de centaines de policiers au sein de leurs rangs [Ayala Ramos, 2020 ; Angel, 2021].

13Malgré des initiatives de la part du judiciaire brésilien imposant la suspension des actions antidrogues, violentes, dans les quartiers populaires pendant la pandémie, les abus de pouvoir et les violences policières ont perduré. La situation de la ville de Rio de Janeiro est en ce sens illustrative. Alors qu’en juin 2020, le Supremo Tribunal Federal passait un décret interdisant l’organisation d’opérations policières dans les favelas cariocas [Campos, 2020 ; Valente, 2020 ; Andrade, 2020], les opérations de la police militaire et de la police civile dans ces quartiers n’ont pas cessé. Certaines analyses et statistiques affirment que ces opérations ont diminué en comparaison avec les années précédentes, impliquant une diminution des homicides par la police [Monteiro, Fagundes & Chaves, 2020 ; Redes da Maré, 2020]. Toutefois, d’autres recherches montrent que si le nombre d’opérations a certes diminué, elles n’en ont pas pour autant été interrompues comme l’imposait le décret. Pire encore, les opérations policières organisées sont plus létales que celles mises en place hors pandémie [Muñoz, 2020 ; Observatório da segurança, 2020 ; Sampaio Sobral & Meneghetti, 2020]. L’opération policière organisée par la police civile et la police militaire de l’État de Rio de Janeiro le jeudi 6 mai 2021 au sein de la favela Jacarezinho, dans la zone nord de la ville, en est un triste exemple. Cette opération a fait au moins 29 morts du côté de la population devenant ainsi la plus meurtrière de l’histoire de la ville [Anistia Internacional Brasil 2021 ; Resende, 2021 ; Barreira & Brasil, 2021 ; Lima, 2021 ; BBC News, 2021]. Le président Bolsonaro a réagi à cet événement sur Twitter en félicitant la police pour son opération, légitimant ainsi ce type de pratiques :

En traitant les narcotrafiquants, qui volent, tuent et détruisent des familles, comme des victimes, les médias et la gauche les mettent sur un pied d’égalité que les citoyens ordinaires, honnêtes, qui respectent les lois et leur prochain. Il s’agit d’une offense grave à la population, longtemps prise en otage par la criminalité. Félicitations à la police civile de Rio de Janeiro. [Twitter de Jair Bolsonaro, 9 mai 2021, traduction des autrices.]

14Les complexes de Alemão et de Maré, deux ensembles de favelas de Rio, sont également des exemples d’endroits où diverses opérations de la police ont eu lieu entre 2020 et 2021 [Brasil de Fato, 2021]. Ce constat ne se limite pas à la ville de Rio. Le nombre d’homicides par la police dans l’État de São Paulo en 2020 est le plus élevé de la période 2002-2020 comme l’illustre le graphique 1.

Graphique 1. Nombre de morts par la police dans l’État de São Paulo 2002-2020

Graphique 1. Nombre de morts par la police dans l’État de São Paulo 2002-2020

Source : Folha de São Paulo en se basant sur les données du Secrétariat de la Sécurité publique.

15La violence policière est un phénomène moins généralisé au Mexique qu’au Brésil. Les différents corps de police mexicains sont en effet davantage connus pour leurs pratiques collusives et d’extorsion que pour leur violence. Il n’en reste pas moins que les polices mexicaines peuvent être violentes, et cela, même en temps de pandémie [Passos, 2021 ; Human Rights Watch, 2020]. La mort par asphyxie de Yair López Jiménez lors de son arrestation par la police à Tijuana fin mars 2020 [El Universal, 2020 ; Altavoz en red Sinaloa, 2020],ou encore la mort de Giovanni López sous les coups de la police municipale de Ixtlahuacán de los Membrillos, Jalisco, en mai 2020 [Ramírez, 2021 ; Torres, 2020] en sont des exemples. Loin d’une rupture avec les pratiques violentes et exterminatrices des polices brésiliennes et mexicaines, la crise de Covid-19 a non seulement mis au jour des pratiques qui se font en temps normal, mais a également accentué le degré de violence de ces actions.

16Au-delà des fonctions mentionnées plus haut, certaines localités où un programme de police communautaire est déployé trouvent d’autres fonctions à la police. C’est le cas de la ville de Nezahualcóyotl qui mobilise les policiers ainsi que les voitures de patrouille pour transporter les personnes âgées de la municipalité vers les centres de vaccination, comme l’illustrent les publications imagées de la direction de la sécurité citoyenne de Neza sur les réseaux sociaux (voir illustration 1). Les policiers sont également utilisés comme moyens de diffusion de l’information auprès de la population sur les risques de la Covid-19 ainsi que sur le processus de vaccination. Pour cela, plusieurs groupes de policiers sont amenés à se rendre quotidiennement dans les transports publics, mais aussi dans les commerces et marchés publics afin de faire passer les messages. Les publications sur les réseaux sociaux ainsi que la couverture médiatique de certaines de ces actions témoignent de ces pratiques [El Universal, 2021 ; Milenio, 2021].

Illustration 3. Transport de personnes âgées vers les centres de vaccination par la police de Neza

Illustration 3. Transport de personnes âgées vers les centres de vaccination par la police de Neza

Source : Facebook de la direction générale de sécurité citoyenne de Ciudad Nezahualcóyotl.

17Au Brésil, la police militaire de l’État du Ceará (PMCE) constitue un exemple de ce type de pratique également. La PMCE a été l’une des premières polices brésiliennes à avoir adopté l’approche de police communautaire dès la fin des années 1980 [Andrade, 2020 ; Silva de Sousa et al., 2021]. Depuis le début de la crise de Covid-19, les unités de police communautaire de la PMCE se sont mobilisées pour organiser une campagne de collecte de nourriture et de produits de première nécessité au sein des bataillons de l’État. Grâce à cette campagne, ces unités ont pu effectuer plusieurs distributions de paniers alimentaires auprès de quartiers populaires et marginalisés du Ceará4. En ce sens, s’appuyant sur certains programmes de police communautaire locaux, le rôle social de la police en temps de pandémie s’est accentué.

18Les agents étatiques (policiers et militaires) ne sont pas les seuls à mettre en place des réponses sur le terrain face à la pandémie. Caractéristique des dynamiques au sein des sociétés latino-américaines, le maintien de l’ordre social a aussi été partagé avec les groupes criminels – ces derniers se distinguant les uns des autres dans leur degré d’enracinement communautaire, comme la section suivante le démontrera.

Et les groupes criminels ?

19Depuis avril 2020, plusieurs journaux internationaux, nationaux et locaux ont annoncé que « les narcos », mot utilisé pour évoquer une variété d’acteurs armés non étatiques, distribuaient des vivres et des produits d’hygiène à la population dans plusieurs localités du Mexique. Les images du célèbre « Chapo » Guzmán, collées sur les cartons pleins de provisions et sur les bouteilles de gel hydroalcoolique, ont fait la une des articles de presse (illustration 4). L’un de ces articles expose la photo d’une vieille dame, visiblement modeste, serrant un sac labélisé « CJNG », acronyme du Cartel Jalisco Nueva Generación (illustration 5), groupe qui a récemment fait augmenter les taux de violence dans l’ouest du pays.

Illustration 4. La fondation Alejandrina Guzmán distribue des paniers au nom du Chapo Guzmán

Illustration 4. La fondation Alejandrina Guzmán distribue des paniers au nom du Chapo Guzmán

Source : Sieff Kevin et al., Cárteles del narco, pandillas y milícias luchab contra el coronavirus [em ligne], The Washington Post, 20 avril 2020 [consulté le 14 juillet, 2020], disponible sur : https://www.washingtonpost.com/​es/​tablet/​2020/​04/​20/​crteles-del-narco-pandillas-y-milicias-luchan-contra-el-coronavirus/​
© Agence France Presse (AFP).

Illustration 5. Distribution des paniers présumés du Cartel Jalisco Nueva Generación (CJNG)

Illustration 5. Distribution des paniers présumés du Cartel Jalisco Nueva Generación (CJNG)

Source : Ferri Pablo, « El narco mexicano aprovecha el virus para exhibir su poder ante las cámaras » [en ligne], El País, 17 avril 2020 [consulté le 14 juillet 2020]. Disponible sur : https://elpais.com/​internacional/​2020-04-17/​el-narco-mexicano-aprovecha-el-virus-para-exhibir-su-poder-ante-las-camaras.html
© RRSS.

20Les images de ce type d’action de distribution de vivres incluaient aussi des hommes fortement armés, comme la publication de La Voz del Pueblo illustrant une dame et son petit-fils recevant un carton de la part d’hommes armés, s’affichant comme membres du Cartel del Golfo (illustration 6) ou encore, celle mettant en scène deux hommes armés, habillés en noir et masqués qui posent devant une pile de paquets de papier-toilette avec l’autocollant du « El Señorón », leader des narcotrafiquants présumé d’une localité à Morelos (illustration 7).

Illustration 6. Hommes armés posent pour la photo en distribuant des vivres

Illustration 6. Hommes armés posent pour la photo en distribuant des vivres

Source : La Voz del Pueblo [en ligne] Twitter, disponible en : Twitter/Lpueblo2 [consulté le 14 juillet 2020]
© La Voz del Pueblo.

Illustration 7. Hommes armés gardent le papier-toilette à distribuer au nom de « El Señorón »

Illustration 7. Hommes armés gardent le papier-toilette à distribuer au nom de « El Señorón »

Source : Morelos al instante [en ligne] Facebook. 22 avril 2020. Disponible sur : https://www.facebook.com/​MorelosAlInstanteOficial [consulté le 14 juillet 2020]
© Morelos al instante.

  • 5 D’autres auteurs ont conceptualisé la complexité des relations entre les groupes armés non étatique (...)

21Dans un contexte de précarité économique du fait de la pandémie, les actions de distribution de vivres des groupes armés non étatiques sont lues par les autorités ainsi que par certains analystes comme des stratégies pour gagner le soutien de la population, autrement dit, un moyen d’assurer leurs bases sociales [El Informador, 2020 ; La Jornada, 2020 ; El Universal, 2020a]. De fait, bien qu’ils soient caractérisés comme des acteurs violents, les membres des organisations criminelles sont aussi parfois considérés comme fidèles à leurs origines populaires. Ils subviennent aux besoins des plus démunis et sont qualifiés de « bandits sociaux » par certains, pour reprendre le terme d’Hobsbawm [2008 (1969)]. Dans cette perspective, une partie des habitants des localités bénéficiaires d’aides et soutiens des groupes criminels considèrent ces acteurs comme des « héros, champions, vengeurs, combattants pour la justice » [Hobsbawm, 2008 (1969), p. 16], une sorte de Robin de bois contemporain, ou de sa version mexicaine « Chucho, el roto » [Robinson, 2009], à qui la population est fidèle et reconnaissante5.

22La distribution de produits aux résidents n’est pas exclusive au contexte pandémique. Au Mexique, la distribution de jouets aux enfants pendant l’Épiphanie [El Heraldo, 2020] ou de cadeaux pour la fête des Mères est très courante [El Financiero, 2021], de même que les prêts financiers [Sullivan, 2021], qui illustrent les liens de dépendance entre les habitants et les groupes criminels que la précarité économique fait surgir. Si le fait que les criminels prêtent de l’argent à des taux d’intérêt élevés n’a a priori rien de philanthropique, il n’en reste pas moins que les habitants de ces localités ont peu de chance de trouver d’autres sources de financement. En suivant la trace des actions de ces « bandits sociaux », il est possible de montrer que la construction de leur image comme « héros » varie en fonction du type de contexte, rural ou urbain, et de leur capacité à contrôler la violence dans les cas de figure où ils opèrent dans leurs localités d’origine.

23Si les actions « philanthropiques » des organisations criminelles reposent sur leur enracinement dans leur communauté, cela pourrait expliquer pour quelle raison au Brésil, les gangs et autres groupes violents n’ont pas autant fait l’objet de publicisation d’actions de distribution de vivres dans les quartiers populaires qu’ils contrôlent. L’organisation du trafic de drogues dans la ville de Rio de Janeiro se fait en effet davantage via une domination violente, notamment parce que les membres de ces groupes ne sont que rarement originaires des territoires qu’ils contrôlent [Misse, 2008]. Au Brésil, à partir de 1995, le modèle du bandit social est remplacé par celui des bandits cruels qui vont consolider leur pouvoir par la violence et qui sont détestés par la population. Cette situation survient généralement quand le territoire est accaparé par des acteurs violents non étatiques, étrangers au quartier, qui imposent leur contrôle du territoire via la terreur, ont des pratiques abusives contre la population et ne participent pas au soutien à la communauté. Même si l’on trouve encore des bandits sociaux originaires des territoires qu’ils contrôlent à Rio, la cruauté des trafiquants (provenant notamment de son processus de juvénilisation) et le manque de respect envers les habitants sont les modèles le plus souvent répandus dans la ville de Rio [Misse, 2008 ; Alves & Evanson, 2013].

24Cependant, le cas de São Paulo nuance ce constat. À Paraisópolis, une favela de la ville, un groupe de voisins et leaders communautaires a mis en place des projets de distribution de vivres, repas chauds et produits pharmaceutiques à la population [Galarraga Cortázar, 2020]. Ce type d’initiative s’ajoute aux actions communautaires préexistantes mises en place par des groupes communautaires, avec l’accord du Primeiro Comando Puro da Capital (PCC), le groupe criminel qui contrôle le territoire. À São Paulo, le PCC est parvenu à maîtriser les taux de violence, assurant ainsi un certain ordre social. En effet, quelques analyses estiment que les actions du PCC ont eu pour effet de diminuer le taux d’homicides de 70 % entre 2000 et 2010 dans l’État de São Paulo [Feltran, 2020 ; Dias & Manso, 2018]. Dans ce contexte, l’attention à la précarisation de la population, approfondie par la crise sanitaire, semble avoir été déléguée à d’autres acteurs approuvés par le PCC.

25Cela étant, la distribution de biens matériels n’est pas la seule aide fournie par les acteurs criminels dans le cadre de la gestion de la pandémie. Sans surprise, les groupes criminels mobilisent également la principale ressource qui les caractérise : la violence (physique et symbolique). Au Brésil, la pandémie a mis à jour des changements dans les rapports entre habitants et narcotrafiquants. À São Paulo, le PCC a imposé des restrictions incluant l’interdiction de fêtes (les bailes funks) ou encore la mise en place d’horaires limités pour les commerces [Band Notícias, 2021 ; Brasil Urgente, 2021]. Dans la ville de Rio de Janeiro, les « patrons » de plusieurs favelas ont annoncé l’instauration de couvre-feux dans leur territoire [Leitão & Martins, 2020]. Tel a été les cas dans la favela Cidade de Deus, dominée par l’organisation du Comando Vermelho. Début mars 2020, une voiture avec haut-parleurs installés sur le toit circulait dans le quartier et délivrait le message suivant :

Je viens ici à la demande des chefs des zones 15, 13, AP et Karaté. Nous allons imposer un couvre-feu parce que personne ne le prend au sérieux. Quiconque est dans la rue avec des conneries ou juste en train de traîner (bater perna) recevra une punition et servira d’exemple. C’est mieux de rester tranquille chez vous. Le message est passé [Soares, 2020a].

26Le même reportage souligne qu’à Rocinha, une autre favela carioca, et dans le quartier de Praça Seca (dominé par des groupes paramilitaires), des actions semblables ont été lancées afin de restreindre la circulation des personnes le soir, ainsi que de réguler les horaires de fonctionnement des commerces locaux. Ces initiatives informelles, mais investies d’une autorité qui repose principalement sur l’utilisation de la violence, ne se limitent pas aux favelas situées dans les quartiers aisés et touristiques (Vidigal, Cantagalo, Pavão-Pavãozinho) [Facebook Associação de Moradores Pavão-Pavãozinho, 2021]. Des ordres de restriction ont été également mis en place dans les quartiers plus éloignés comme les favelas Parque União et Nova Holanda – toutes deux intégrant le Complexo da Maré, une zone intermédiaire entre l’aéroport international et le centre-ville [Briso & Philips, 2020]. Dans la banlieue de Rio, les narcotrafiquants du Complexo Chapadão et de la favela de Palmeirinha ont interdit les bailes funks pour une durée indéterminée et établi le port obligatoire du masque [Soares, 2020b]. La mise en place des couvre-feux par les groupes criminels représente non seulement des mesures anti-Covid, mais aussi une façon de renforcer leur contrôle sur le territoire.

27Au Mexique, les actions violentes font également partie des stratégies de contrôle social pendant la pandémie. Dans les États de Guerrero, Sinaloa et Veracruz, les groupes criminels ont imposé des couvre-feux [Secretaria de Gobernación, 2020], ainsi qu’un horaire de fermeture fixe pour les commerces. À Teleolapan, une localité située à Guerrero, les groupes criminels frappent les personnes qui ne respectent pas le couvre-feu. À Iguala, de grandes banderoles accrochées dans les rues préviennent que ceux qui enfreignent le couvre-feu se feront enlever (levantar) [Guerrero, 2020]. Les actions des groupes violents non étatiques à Guerrero impliquent des patrouilles, l’installation de points de contrôle et même l’isolation sanitaire de certaines localités [Guerrero, 2020]. Hors pandémie, les acteurs violents ont souvent recours à ce type d’agissements afin de protéger la population sur leur territoire. Ce répertoire d’actions de contrôle social, qui repose plutôt sur le savoir-faire violent, correspond aux pratiques ordinaires des groupes criminels, largement documentées dans la littérature [Le Cour Grandmaison, 2020].

28Les acteurs violents non étatiques n’agissent pas de façon isolée. Le cas du Mexique montre la complexité des interactions entre cartels et agents de l’État. D’un côté, le gouvernement fédéral a minimisé la distribution des vivres, et le président Lopez Obrador a invité les groupes criminels à arrêter « les fanfaronnades qui n’aident personne » – faisant allusion aux démonstrations publiques de soutien à la population des groupes criminels – et plutôt de s’occuper de mettre fin à la violence [Zeta Tijuana, 2020a]. De l’autre côté, à Jalisco, le maire de la ville de Zapopan a essayé de contrer les actions du CJNG en organisant une distribution de masques et de gel hydroalcoolique par la police municipale auprès de la population [Zeta Tijuana, 2020b], révélant ainsi que le contrôle du territoire se joue également dans la distribution de biens [Álvarez Rodríguez, 2020].

29La concurrence n’est pas le seul type d’interaction entre les acteurs violents étatiques et non étatiques en temps de pandémie. À Culiacán, au Mexique, la mise en place d’une école provisoire pour les enfants des éboueurs qui habitent la localité et qui ne sont pas en condition de suivre l’école à la maison illustre la coexistence des dons d’acteurs violents et de ceux des agences étatiques. D’après l’instigatrice de cet effort, les partenaires de « Chapo » Guzmán ont fait envoyer ordinateurs, fournitures scolaires, vêtements pour les élèves, etc. En même temps, le gouvernement a aussi envoyé du matériel pour les enseignants et pour les élèves, bien que l’école ne soit pas officiellement reconnue comme telle [Televisa News, 2021]. Ainsi, les actions sociales déployées pendant la pandémie confirment les dynamiques préexistantes, à savoir les liens entre acteurs violents étatiques et non étatiques imbriqués dans des dynamiques qui vont de la concurrence à la coexistence [Le Cour Grandmaison, 2020].

Conclusion

30Les cas du Brésil et du Mexique montrent que le rôle des acteurs violents, étatiques et non étatiques, dans le contrôle social a une longue histoire que le contexte de la pandémie n’a fait que rendre plus visible. Certaines pratiques mobilisées par ces acteurs habituellement ont fait l’objet de mises à jour et d’adaptation au contexte de la Covid-19.

31En passant en revue les actions des forces armées, des corps policiers et des groupes criminels dans différentes localités des deux pays, nous avons pu constater que ces acteurs violents mobilisent deux types de ressources pour participer à la gestion de la crise sanitaire, à savoir : des actions sociales (presque philanthropiques) et le recours à la coercition pour assurer le contrôle des territoires. Ainsi, l’armée, la police et les narcos se partagent la tâche – sans pour autant se mettre d’accord au préalable – de distribuer des paniers ou d’aider les plus démunis, sans que cela implique nécessairement une confrontation entre eux. En outre, ces mêmes acteurs mettent également en œuvre des pratiques violentes qui incluent des couvre-feux ou des incitations coercitives à respecter les restrictions imposées par la pandémie. Avec différents degrés de recours à la violence, selon les caractéristiques et l’histoire de chaque groupe, ces acteurs ont servi de garants du respect des restrictions, dans des pays où les présidents ont eu tendance à minimiser la crise sanitaire et ses effets.

32Cette revue du rôle des acteurs violents dans le contrôle social en temps de pandémie permet de montrer que les actions mises en place par ces derniers peuvent coexister ou bien faire l’objet de rivalités. Ces observations dévoilent l’existence d’une configuration dynamique et complexe entre acteurs violents étatiques et non étatiques qui se réorganise constamment en fonction du contexte, tel que la crise de la Covid-19. En ce sens, la pandémie et la crise sanitaire qui en découle n’ont pas été le lieu de création de pratiques de contrôle social par ces acteurs violents. À l’inverse, ce contexte a jeté la lumière sur des pratiques anciennes, qui ont été plus publicisées et ont attiré davantage l’attention des médias.

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Notes

1 Pour faciliter la lecture, ce texte n’adopte pas une écriture inclusive, toutefois les sujets sont pensés au masculin et au féminin.

2 Décret 188, 3 février 2020 [consulté le 1er mai 2021]. Disponible sur: https://www.in.gov.br/en/web/dou/-/portaria-n-188-de-3-de-fevereiro-de-2020-241408388

3 Décret, 24 avril 2020 [consulté le 1er mai 2021]. Disponible sur: https://docs.mexico.justia.com/recursos/covid-19/2020-04-24/secretaria-de-salud-01.pdf

4 Voir les sites du gouvernement du Ceará : https://www.sspds.ce.gov.br/2020/06/04/policiais-militares-da-3a-cia-23-bpm-do-pecem-promovem-acao-social-com-entrega-de-cestas-basicas-em-paracuru/https://www.ceara.gov.br/2021/04/14/campanha-da-policia-militar-arrecada-quase-oito-toneladas-de-alimentos-para-doacao-em-comunidades/

5 D’autres auteurs ont conceptualisé la complexité des relations entre les groupes armés non étatiques et les populations civiles en démontrant qu’elles se fondent aussi sur la coercition [voir Misse, 2008 ; Arias, 2017 ; Barnes, 2017 ; Díaz Cruz, 2019 ; Le Cour Grandmaison, 2020].

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Table des illustrations

Titre Illustration 1. Les forces armées au Brésil contribuent à la distribution des vivres
Crédits Source : Ministère de la Défense du Brésil. Transporte e distribuição de alimentos e kits de higiene beneficiam famílias em situação de vulnerabilidade [en ligne], 4 juillet 2020 [consulté le 24 mai 2021], disponible sur : https://www.gov.br/​defesa/​pt-br/​centrais-de-conteudo/​noticias/​transporte-e-distribuicao-de-alimentos-e-kits-de-higiene-beneficiam-familias-em-situacao-de-vulnerabilidade © Assessoria de Comunicação Social (Ascom) ; Ministério da Defesa (05561) 3312-4071.
URL http://journals.openedition.org/cal/docannexe/image/14920/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 336k
Titre Illustration II. Mise em place du plan DN-III au Mexique dans le contexte de la pandémie
Crédits Source : Nájar Alberto. Coronavirus: México inicia un despliegue militar para combatir la pandemi [en ligne], BBC Mundo, 4 mai 2020 [consulté le 24 mai 2021], disponible sur: https://www.bbc.com/​mundo/​noticias-america-latina-52539824 © Agence France Presse (AFP).
URL http://journals.openedition.org/cal/docannexe/image/14920/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 256k
Titre Graphique 1. Nombre de morts par la police dans l’État de São Paulo 2002-2020
Crédits Source : Folha de São Paulo en se basant sur les données du Secrétariat de la Sécurité publique.
URL http://journals.openedition.org/cal/docannexe/image/14920/img-3.png
Fichier image/png, 25k
Titre Illustration 3. Transport de personnes âgées vers les centres de vaccination par la police de Neza
Crédits Source : Facebook de la direction générale de sécurité citoyenne de Ciudad Nezahualcóyotl.
URL http://journals.openedition.org/cal/docannexe/image/14920/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 508k
Titre Illustration 4. La fondation Alejandrina Guzmán distribue des paniers au nom du Chapo Guzmán
Légende Source : Sieff Kevin et al., Cárteles del narco, pandillas y milícias luchab contra el coronavirus [em ligne], The Washington Post, 20 avril 2020 [consulté le 14 juillet, 2020], disponible sur : https://www.washingtonpost.com/​es/​tablet/​2020/​04/​20/​crteles-del-narco-pandillas-y-milicias-luchan-contra-el-coronavirus/​ © Agence France Presse (AFP).
URL http://journals.openedition.org/cal/docannexe/image/14920/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 368k
Titre Illustration 5. Distribution des paniers présumés du Cartel Jalisco Nueva Generación (CJNG)
Crédits Source : Ferri Pablo, « El narco mexicano aprovecha el virus para exhibir su poder ante las cámaras » [en ligne], El País, 17 avril 2020 [consulté le 14 juillet 2020]. Disponible sur : https://elpais.com/​internacional/​2020-04-17/​el-narco-mexicano-aprovecha-el-virus-para-exhibir-su-poder-ante-las-camaras.html © RRSS.
URL http://journals.openedition.org/cal/docannexe/image/14920/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 320k
Titre Illustration 6. Hommes armés posent pour la photo en distribuant des vivres
Crédits Source : La Voz del Pueblo [en ligne] Twitter, disponible en : Twitter/Lpueblo2 [consulté le 14 juillet 2020] © La Voz del Pueblo.
URL http://journals.openedition.org/cal/docannexe/image/14920/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 224k
Titre Illustration 7. Hommes armés gardent le papier-toilette à distribuer au nom de « El Señorón »
Crédits Source : Morelos al instante [en ligne] Facebook. 22 avril 2020. Disponible sur : https://www.facebook.com/​MorelosAlInstanteOficial [consulté le 14 juillet 2020] © Morelos al instante.
URL http://journals.openedition.org/cal/docannexe/image/14920/img-8.jpg
Fichier image/jpeg, 296k
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Pour citer cet article

Référence papier

Annabelle Dias Félix, María Teresa Martínez Trujillo et Anaís Medeiros Passos, « Acteurs violents et gestion de la crise pandémique au Brésil et au Mexique. Ruptures ou continuités dans le contrôle social ? »Cahiers des Amériques latines, 99 | 2022, 219-245.

Référence électronique

Annabelle Dias Félix, María Teresa Martínez Trujillo et Anaís Medeiros Passos, « Acteurs violents et gestion de la crise pandémique au Brésil et au Mexique. Ruptures ou continuités dans le contrôle social ? »Cahiers des Amériques latines [En ligne], 99 | 2022, mis en ligne le 01 mars 2023, consulté le 31 mars 2023. URL : http://journals.openedition.org/cal/14920 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cal.14920

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Auteurs

Annabelle Dias Félix

Université de Montréal.

Annabelle Dias Félix est doctorante en sciences politiques à l’université de Montréal et sa recherche porte sur les programmes de sécurité publique en Amérique latine. Elle s’intéresse plus spécifiquement aux programmes de police communautaire en régime démocratique et propose, dans sa thèse de doctorat, une comparaison internationale de deux programmes dits « démocratiques » de police communautaire dans les villes de Rio de Janeiro (Brésil), Mexico et Nezahualcóyotl (Mexique).

María Teresa Martínez Trujillo

Tecnológico de Monterrey.

María Teresa Martínez Trujillo est enseignante-chercheure au Tecnológico de Monterrey, Mexique. Elle a obtenu son master et son doctorat en sciences politiques à Sciences Po Paris. Ses recherches portent sur les mécanismes de protection mis en place dans des contextes violents, les configurations politico-criminelles et les acteurs violents non étatiques. Actuellement, elle coordonne le séminaire de recherche « (Re)penser les femmes dans la violence », qui propose de s’éloigner de la vision androcentrique des analyses sur les femmes dans les contextes de violence.

Anaís Medeiros Passos

Universidade Federal de Santa Catarinal.

Anaís Medeiros Passos est professeure de sciences politiques à l’Universidade Federal de Santa Catarina, Brésil. Elle est docteure en sciences politiques de Sciences Po Paris et actuellement postdoctorante à l’Universidade de São Paulo. Ses recherches portent sur les changements de la profession militaire, la militarisation de la sécurité publique et les conséquences de ces phénomènes pour les régimes démocratiques. Elle a récemment publié des articles sur les forces armées mexicaines et brésiliennes dans Bulletin of Latin American Research, Revista de Administração Pública et Annuaire français des relations internationales.

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0

https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/

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