1María Eugenia Cosio Zavala, née à Mexico le 3 avril 1945, est actuellement professeure invitée au Colegio de México (COLMEX) et professeure émérite de l’université Paris-Nanterre. Elle a été coordonnatrice du master en études de genre et du doctorat en études de population au COLMEX. Elle a par ailleurs été directrice du Centre de recherche et de documentation sur l’Amérique latine (Creda, CNRS - université Sorbonne Nouvelle) entre 2000 et 2008. Diplômée du master en démographie au COLMEX et docteure d’État ès lettres et sciences humaines en démographie de l’université René-Descartes Sorbonne de Paris, ses thèmes de recherche s’articulent entre les études des dynamiques démographiques, la fécondité, le genre et les migrations en Amérique latine.
Robin Cavagnoud : Concernant votre trajectoire personnelle, comment vous êtes-vous construite en tant qu’intellectuelle ? Quelles ont été les étapes de votre trajectoire scientifique et quels courants l’ont infléchie ?
María Eugenia Cosio Zavala : J’ai étudié la démographie au Colegio de México, c’était un nouveau cursus, un nouveau diplôme. La maîtrise de démographie était financée par les Nations unies. Et le Colegio nous a ensuite envoyés à l’étranger faire un doctorat parce qu’ils avaient besoin de docteurs en démographie à Mexico pour former une école doctorale. Ainsi, au lieu d’aller aux États-Unis, comme la plupart des collègues à l’époque, j’ai choisi la France, grâce à Léon Tabah qui a été mon professeur au Colegio et m’a exposé la possibilité d’étudier la démographie à Paris. Et pour des raisons personnelles, j’ai fait ce choix. J’ai été accueillie par l’Institut national des études démographiques en 1967 et on m’a demandé de donner des cours à l’Institut démographique de Paris (IDUP) qui était dirigé par Alfred Sauvy. Au début je n’avais pas de bourse, puis après j’en ai obtenue une du gouvernement français, mais insuffisante pour vivre. Je suis donc allée voir Claude Bataillon (je le connaissais depuis Mexico) au Creda où il était chercheur CNRS, et il m’a offert un travail d’analyse démographique sur les migrations et la population du Mexique pour son livre Les Régions géographiques au Mexique, et c’est comme ça que j’ai découvert l’IHEAL et le Creda. Très rapidement, j’ai été intégrée au doctorat à l’université de Paris-5, le seul doctorat en démographie à l’époque en France, sous la direction d’Alain Girard. Comme je voulais faire une thèse sur le Mexique et que la politique de population venait d’être instaurée, j’ai choisi de travailler sur la baisse de la fécondité dans ce pays. Il s’agissait de ma thèse d’État que j’ai soutenue en 1988 et qui m’a demandé énormément de recherche parce que la fécondité avait mis beaucoup plus de temps à baisser par rapport à ce que je pensais. En même temps, la politique de population était très dense et j’ai dû consulter de nombreuses archives des Nations unies sur les accords internationaux au niveau de l’Amérique latine et au niveau mondial. J’ai suivi la conférence de Bucarest que mon directeur de thèse, Léon Tabah, présidait, puis la conférence du Caire en 1994. Plus tard, pour des raisons personnelles, au lieu de rentrer au Mexique et d’intégrer le Colegio de México, j’ai décidé de rester en France et j’ai commencé à donner des cours à l’IHEAL et à l’IDUP. C’est comme cela que j’ai commencé ma carrière d’enseignante. Très rapidement j’ai été recrutée à l’université de Nanterre, d’abord comme assistante étrangère en démographie parce que j’avais la nationalité mexicaine, puis comme maîtresse de conférences. Roland Pressat m’a confié la mise en place d’une filière de démographie qui s’est consolidée au fil des années. L’université de Nanterre m’a beaucoup aidée. Il s’agissait d’enseigner la démographie dans le département de sociologie, mais comme je voulais continuer à travailler sur l’Amérique latine, je suis rapidement, devenue enseignante à l’IHEAL et chercheure au Creda, qui m’a toujours appuyée dans mes recherches sur la démographie en Amérique latine et au Mexique. J’y suis restée plusieurs décennies et c’est ainsi que j’ai construit ma carrière en France, avec le développement de l’enseignement de la démographie à Nanterre et mes recherches au sein du Creda. Nous étions dans les années 1980.
RC : Il y avait déjà des cours de démographie à l’IHEAL à cette époque ?
MC : On m’a demandé de les mettre en place. Je l’ai fait en 1972 ou 1973. Pierre Monbeig m’a demandé de le faire, et à partir de cette année-là, il y a toujours eu des cours de démographie, au niveau du Diplôme d’étude latino-américaine (DELA) et de la maîtrise qui ensuite s’est appelée master.
RC : Votre père, le fameux historien Silvio Zavala, était plutôt favorable à ce que vous fassiez une thèse en France ?
MC : En fait, il n’a pas eu à donner son avis, mais il me soutenait. Celui qui m’a beaucoup aidée, c’était Léon Tabah qui était chercheur à l’INED et qui ensuite a été directeur de la division de population des Nations unies, et pour l’Amérique latine c’est Pierre Monbeig, qui trouvait qu’il fallait vraiment des démographes à l’IHEAL et au Creda parce que la question démographique était très importante. Ce sont ces personnes qui m’ont le plus stimulée pour que j’aille dans cette voie-là.
RC : Roland Pressat travaillait-il sur l’Amérique latine ?
MC : Non, mais il enseignait l’analyse démographique. J’étais son assistante à l’Institut démographique de l’université de Paris, et comme j’étais son assistante, j’ai eu une bonne formation d’enseignante en analyse démographique. Après, quand il a été nommé professeur à Nanterre, il m’a laissée faire. Puis quand il est parti au Canada, c’est moi qui ai organisé les études démographiques à Nanterre.
RC : Quels sont les autres auteurs qui ont marqué votre trajectoire ?
MC : J’ai suivi les cours à l’IDUP de grands maîtres comme Alfred Sauvy, Louis Henry, Roland Pressat et d’autres comme Pierre George, Jean Sutter qui était généticien des populations. L’école française de démographie m’a beaucoup formée, et j’ai toujours eu l’idée d’essayer d’appliquer en Amérique latine et au Mexique ces courants théoriques, avec les données qui avaient été rassemblées à partir des années 1960 grâce aux recensements et aux améliorations de l’état civil. Et quand aucune donnée n’était disponible, je faisais des enquêtes de terrain pour essayer de construire moi-même des bases de données. J’ai été très influencée par cette école : de Sauvy et Pressat qui sont les grands maîtres en analyse démographique.
RC : D’autres personnes du Colegio de México avaient été envoyées en France pour faire un doctorat à cette époque ?
MC : Non, j’étais la seule mexicaine. Il y avait une Chilienne, Julieta Quilodran ; des Espagnols, Anna Cabré, Armando Saenz et Joaquín Leguina pour ceux qui parlaient espagnol et je crois que c’est tout.
RC : Quels ont été les tournants biographiques qui ont marqué votre carrière ?
MC : Le tournant le plus important c’est quand je suis venue du Mexique en France et qu’en France j’ai trouvé un milieu intéressant : il n’y avait rien sur la démographie de l’Amérique latine. Il y avait beaucoup de choses à faire. Grâce à Roland Pressat à l’université de Nanterre, à Pierre Monbeig et à Jean Revel Mouroz à l’IHEAL et au Creda, ça m’a ouvert des lieux institutionnels qui m’ont permis de la développer. Ils étaient demandeurs, et moi je pouvais le faire.
RC : En Suisse, il y avait des recherches en démographie également ?
MC : En 1989, on est allés habiter en Suisse parce que mon mari est entré aux Nations unies comme économiste, et c’est là qu’on a pris la décision de ne pas rentrer au Mexique. J’avais essayé plusieurs fois de me présenter au Colegio, mais cela ne s’est pas concrétisé…
RC : Enrique Cosio Pascal, votre époux, était économiste, il avait un doctorat et pouvait donc prétendre aussi à un poste au Colegio ?
MC : Il a fait un doctorat avec Edmond Malinvaud à l’ENSAE. Normalement on devait rentrer au Mexique, mais nous avons eu d’autres opportunités intéressantes en Europe.
RC : Et par rapport à la Suisse ?
MC : Enrique a eu un travail intéressant aux Nations unies à Genève, à la CNUCED, comme économiste. On est donc rentré du Mexique en 1989. Je suis restée à l’université de Nanterre et je faisais les allers-retours entre Paris et la Haute-Savoie où nous habitions. J’ai ensuite cherché à avoir un travail en Suisse. L’université était intéressée, mais ils ont mis vingt ans à ouvrir un poste de professeur de démographie.
RC : C’était à Genève ou à Lausanne ?
MC : À Genève. Je les ai aidés à créer le poste, mais c’était trop tard pour moi. Ils ont un système très difficilement adaptable et ce n’était pas possible.
RC : Et avez-vous cherché un poste dans une université de la région comme Grenoble ?
MC : À Lyon, oui. Il y avait Jacques Magaud qui était parti au Japon et m’avait demandé de le remplacer pendant deux ans. Il avait demandé une disponibilité, mais pour moi, ça ne valait pas le coup de tout lâcher pour deux ans. Donc je n’ai jamais quitté ni Nanterre ni l’Institut où je me trouvais bien. Bon, c’était un peu loin du domicile familial, mais il y a des trains pour ça et on y travaille bien.
RC : Vous avez été directrice du Creda en 2000, c’est bien cela ?
MC : En 2000 oui, c’est le CNRS qui me l’a demandé. J’étais professeure à Nanterre, et le Creda avait des difficultés. En fait, le CNRS avait décidé de supprimer le laboratoire, mais il y avait des postes et c’était compliqué. On m’a demandé de prendre la direction du Creda pour voir comment on pouvait le supprimer et, au lieu de faire ça, avec tous les collègues, nous l’avons redynamisé… Nous avons fait le nécessaire pour le réorganiser, et heureusement il n’a pas été supprimé. Ça, c’était de 2000 à 2010, j’ai fait deux mandats de cinq ans.
RC : Tout s’est déroulé en une vingtaine d’années en fait, car vous avez pris votre retraite à Nanterre en 2012 et votre carrière universitaire avait démarré à la fin des années 1980…
MC : Le problème était ma nationalité. J’étais Mexicaine et à l’époque, quand tu étais à l’université, tu n’avais pas les mêmes droits que les Français. Il a fallu attendre les années 1980 pour que les étrangers puissent être titularisés sur des postes universitaires en France. De fait, j’avais un statut d’assistante étrangère et je gagnais beaucoup moins que mes collègues français pour le même travail accompli. Mais quand ils ont changé la loi et que les étrangers ont pu devenir enseignants titulaires à l’université en France, en 1988, je suis entrée dans le corps des maîtres de conférences, et en 1989, j’ai obtenu la nationalité française. En 1988, j’ai soutenu mon doctorat d’État et en 1989, j’ai été nommée professeure des universités, mais ça n’a pas été facile du tout…
RC : Qu’avez-vous mis en place dans le champ de la recherche en démographie sur l’Amérique latine ?
MC : J’ai beaucoup créé parce qu’il n’y avait presque rien ! Ce n’était pas dans la zone de compétence de l’INED. Ils ont voulu me recruter plusieurs fois. Gérard Calot qui était le directeur me faisait des propositions, et moi, je lui disais qu’il fallait travailler sur la démographie de l’Amérique latine parce qu’en France il n’y avait pas d’enseignement, pas d’études de recherche, etc. Et lui me disait : « Ah non, si vous rentrez à l’INED, ce n’est pas dans notre zone de compétence, vous travaillerez sur l’Afrique. » Et j’ai toujours dit que j’allais continuer de travailler sur l’Amérique latine. Ça, ça a été plutôt bénéfique, car quand l’INED avait besoin d’expertise sur l’Amérique latine, il venait nous trouver. Par conséquent, au sein de l’université, ça nous a apporté des financements et des doctorants, et on ne faisait pas concurrence à l’INED puisqu’ils ne travaillaient pas du tout sur cette région. On était donc parfaitement complémentaires.
RC : Et hors Mexique, en Amérique latine, y avait-il d’autres collègues démographes, pas forcément à Paris mais en France en général, pour développer la discipline ? Des collègues du Brésil ou du Chili par exemple ?
MC : Il y a eu d’excellentes thèses de doctorat de démographie sur toute la région, mais les chercheurs rentraient dans leur pays. J’ai été la première professeure femme latinoaméricaine à être nommée en France. Après, il y a eu des historiennes, une Argentine à Paris-3, à Paris-1 des historiens et historiennes, mais jamais de démographes.
RC : Avez-vous eu des rapports professionnels avec Martine Segalen qui était professeure d’anthropologie à Nanterre et qui a longtemps travaillé sur la famille au Mexique ?
MC : Tout à fait, elle était au CNRS, elle était directrice du Centre d’ethnologie française (CEF) au Musée des arts et traditions populaires, et je lui ai proposé de devenir professeure à Nanterre. Elle était très contente d’être passée par l’université. J’ai toujours eu de très bons rapports avec elle.
RC : Elle était pourtant ethnologue et donc assez éloignée de la démographie…
MC : On se retrouvait, notamment pour des étudiants de doctorat en sociologie que nous avons codirigés à Nanterre sur les thématiques de la famille.
RC : Vous aviez d’autres collègues à Nanterre qui développaient la recherche en sciences sociales sur l’Amérique latine ?
MC : Oui, Carmen Bernand en sociologie ou Thomas Calvo en histoire. Carmen Bernand a travaillé sur de nombreux pays comme la Bolivie, l’Équateur et le Mexique. Frédéric Mauro sur le Brésil. Et Pierre Ragon qui a travaillé en histoire sur le concile de Trente et le mariage… En tout cas on a fait des cours ensemble avec Thomas Calvo et Carmen Bernand.
RC : En dehors de la démographie, avez-vous trouvé d’autres collègues sur l’Amérique latine à Nanterre ?
- 1 À l’occasion de cet entretien. L’actuel directeur de l’IHEAL est le sociologue Denis Merklen.
MC : Surtout en histoire. En démographie, j’étais la seule, mais en sociologie, il y avait Carmen Bernand et certaines de ses étudiantes, dont la directrice actuelle de l’IHEAL, Capucine Boidin1. À Nanterre, il y avait une chaire d’histoire de l’Amérique latine avec notamment Frédéric Mauro, Thomas Calvo, et maintenant Pierre Ragon, qui était maître de conférences à l’IHEAL et qui est maintenant professeur à Nanterre.
RC : Sur un autre sujet, la catégorie Amérique latine fait-elle sens pour vous ?
MC : Amérique latine, c’est un peu large, ça englobe beaucoup de choses. Du point de vue géographique, c’est un ensemble de pays auxquels on peut ajouter les Caraïbes, mais du point de vue sociologique, démographique, économique, c’est totalement hétérogène et c’est un peu difficile de dire que c’est une catégorie. De l’étranger, ça peut faire sens car ça regroupe des gens qui travaillent sur ce continent.
RC : Oui, puis avec une variété dans chaque pays, notamment au Pérou, en Bolivie et au Mexique…
MC : Mais on se reconnaît, au congrès des américanistes, dans les instituts d’études latino-américaines, et je pense que c’est juste une proximité géographique. On ne peut pas dire « l’Amérique latine est… ». Dès que vous entrez dans un débat, même dans un seul pays, vous avez tellement de sous-catégories, quelle que soit la discipline… Mais ça fait sens quand on est à l’étranger, ça regroupe des gens qui travaillent sur un espace commun.
RC : Peut-être aussi pour se différencier des collègues qui travaillent sur les États-Unis ?
MC : Ou sur l’Afrique ou l’Asie. Mais il y a aussi le clivage espagnol/portugais. Ceux qui travaillent sur le Brésil ne sont pas exactement les mêmes que ceux qui travaillent sur le reste du continent…
RC : On le voit surtout en démographie, c’est vraiment une autre communauté.
MC : Mais ça fait sens à l’étranger, je pense, alors pourquoi pas ? Il y a des associations qui structurent ces recherches, comme la société des américanistes.
RC : Qu’est-ce que signifie être latino-américaniste en démographie aujourd’hui ?
MC : C’est un objet d’étude intéressant, car il y a des évolutions communes et différentiées. Institutionnellement, il n’y a pas beaucoup d’endroits où on peut le développer et étudier des évolutions démographiques aussi importantes. C’est vraiment dommage qu’il n’y ait plus de cours de démographie à l’IHEAL parce que que ça intéressait beaucoup d’étudiants. Au niveau des recherches, il y avait vraiment beaucoup de choses intéressantes, et au niveau des thèses et des mémoires de maîtrise, beaucoup de thèmes en jeu. C’est un vide aujourd’hui en France parce qu’à l’INED il y a peu de recherches sur l’Amérique latine, et à Nanterre, il y en a seulement quelques-unes. C’est pour cela que j’étais aussi à l’IHEAL et au Creda dont j’avais besoin.
RC : Avez-vous eu l’occasion d’en parler avec les derniers directeurs ?
MC : Oui, notamment avec Sébastien Velut, mais il n’y a pas eu la création d’un poste. Des candidats il y en a, il y a d’excellents jeunes docteurs qui ont fait leur thèse en démographie sur l’Amérique latine. C’est vraiment un grand vide depuis que je suis partie à la retraite…
RC : Depuis 2012, n’est-ce pas ?
MC : Oui, ça fait maintenant dix ans. Heureusement, des professeurs invités, comme Brenda Yépez, ont donné des cours, mais il faudrait vraiment un poste.
RC : À Nanterre en revanche, des collègues ont pris le relais ?
MC : Oui. Mais à Nanterre personne n’enseigne la démographie de l’Amérique latine, mais la démographie en général. On peut parler de l’Amérique latine mais pas seulement. Et puis le rôle qu’on avait à Nanterre et à l’IHEAL de faire soutenir des thèses en démographie sur l’Amérique latine, au sens large, sur des phénomènes de populations était très important. S’il n’y a pas de professeur en poste, c’est difficile pour les étudiants de faire une thèse en démographie à Paris-3. Je reçois encore beaucoup de demandes : « Est-ce que vous pouvez diriger ma thèse ? » Je leur dis que non, je ne peux pas. C’est dommage. C’était vraiment la volonté de Pierre Monbeig qui m’avait dit un jour : « On ne peut pas parler de l’Amérique latine, si on ne parle pas de la croissance de la population. » Et il avait raison…
RC : Quelles sont les évolutions actuelles de votre discipline au sein des sciences sociales ?
MC : Il y a beaucoup d’évolutions parce que le noyau dur de l’analyse démographique avec les méthodes et les données reste essentiel pour comprendre ce qu’il se passe, mais il y a une ouverture très importante vers l’anthropologie, la géographie, l’économie et la sociologie, afin d’expliquer les comportements démographiques. L’évolution se caractérise par une grande ouverture qui peut aussi diluer les spécificités de la discipline. C’est quelque chose qui est très débattu dans les organisations internationales. Mon idée est qu’il faut continuer à enseigner les méthodes d’analyse démographique.
RC : Ce que vous évoquez fait référence à la différence entre la démographie et les études de population ?
MC : Il y a des gens qui l’appellent ainsi, mais c’est de la démographie. C’est une distinction un peu étrange. Au niveau des théories, on va aller chercher dans d’autres disciplines aussi. C’est très pluridisciplinaire, mais il faut garder le noyau dur de l’analyse démographique pour expliquer les tendances.
RC : C’est ce que j’explique souvent à mes étudiants : c’est une discipline passionnante car elle est à la croisée d’autres disciplines, même de la médecine quand on travaille sur la mortalité ou la transition épidémiologique.
MC : Sauf qu’il y a quand même un noyau dur d’analyse démographique qui permet de voir comment fonctionnent les grandes tendances de chacun des phénomènes. La démographie, c’est très utile. Même les débats qu’il y a actuellement sur l’environnement au sujet de la décroissance. Si on connaît les règles de Lotka, on voit que ce n’est pas possible. On ne peut pas arrêter la croissance démographique. Alfred Sauvy disait souvent : « On n’arrête pas une population comme on arrête une voiture. »
RC : C’est ce qu’on appelle l’inertie démographique.
MC : Il y a de l’inertie, à condition de tuer tout le monde, mais ce n’est pas le but, les gens continuent de se reproduire.
RC : Pour approfondir, je pensais aux évolutions de la discipline par rapport aux sciences sociales. Au-delà de la fécondité, diriez-vous que les phénomènes de migration ont pris plus de place dans la discipline ?
MC : Oui, parce que depuis que la fécondité a baissé, les tendances démographiques sont très déterminées par les mouvements migratoires, et les migrations internationales, dans certains cas, ont une grande place. Donc effectivement, il y a une évolution. Quand je faisais mes études, je me souviens de Louis Henry qui disait que : « Les migrations, ce n’est pas de la démographie. » Heureusement on a élargi le champ de la discipline. C’est parce que la fécondité a baissé et que les grandes tendances démographiques ne sont plus uniquement celles de la mortalité et de la fécondité. Il y a un élargissement à d’autres thématiques, notamment la migration. Quand je faisais mes études, la grande préoccupation c’était la haute fécondité. Il fallait qu’elle baisse. Il fallait par tous les moyens la faire baisser. Une fois qu’elle a baissé, même au Conseil national de population (CONAPO) à Mexico, ils se sont tournés vers d’autres thématiques : les populations indigènes, les droits humains, enfin des sujets qui ne sont pas uniquement démographiques, parce que la fécondité avait baissé. Parfois, des congrès de démographie s’éloignent vraiment de la discipline. Il y a des démographes importants qui disent que la démographie perd son âme. Effectivement, si on ne forme pas les jeunes à savoir mesurer correctement, ce n’est plus de la démographie. Qu’on élargisse la discipline pour essayer de trouver des modèles d’analyse intéressants, c’est bien, par exemple vers les études de genre, etc., mais après il y a des thèmes où l’unité d’analyse n’est même plus la population, et on s’éloigne beaucoup trop du cœur de la discipline… Il y a pas mal de travaux de démographes importants qui disent qu’il faut conserver la boîte à outils du démographe, c’est-à-dire l’analyse démographique.
RC : À partir de données quantitatives…
MC : Et après on peut aller dans toutes sortes d’explications, mais si on veut expliquer les évolutions, il faut quand même commencer par les mesurer correctement.
RC : Quels sont, selon vous, les champs émergents de recherche en démographie sur l’Amérique latine ?
MC : Les champs émergents, ce sont les inégalités sociales, l’environnement et les migrations. Et je pense que c’est intéressant. Moi j’ai plus travaillé sur les migrations que sur l’environnement, mais ce sont les nouveaux champs dans lesquels l’analyse démographique est essentielle.
RC : Et où la fécondité entre en jeu, notamment par rapport aux migrations.
MC : Bien sûr, tout est lié. Ces vingt dernières années, j’ai beaucoup collecté de données à partir d’enquêtes démographiques rétrospectives au Mexique et des histoires de vie, ce qui m’a permis de voir au niveau des individus comment ceux-ci évoluent au sein des différents champs de la vie. Il y a des nouveaux outils comme l’analyse Optimal Matching, l’analyse des séquences, qu’il faut enseigner aux étudiants, et qui partent des travaux de Daniel Courgeau à l’INED, qui a été mon professeur, et qui étendent le champ des explications sur les changements des comportements démographiques. Donc personnellement, j’ai beaucoup investi le champ d’analyse des biographies, avec ces nouveaux outils. Mais c’est un champ qui demande beaucoup de travail parce qu’il faut d’abord créer les données, donc faire de grandes enquêtes avec l’appui d’instituts de statistiques, comme l’INEGI au Mexique qui m’a énormément aidée. Dans d’autres pays d’Amérique latine comme en Colombie, il y a les travaux de Françoise Dureau ; en Argentine, l’Institut de statistique de la ville de Buenos Aires – donc pas au niveau national mais juste au niveau de l’agglomération de Buenos Aires – a fait une enquête calquée sur celle du Mexique avec la même méthodologie. Au Mexique, c’est aux niveaux national, régional, rural/urbain et des classes sociales, et c’est là-dessus que j’ai beaucoup investi dernièrement. C’est un des champs nouveaux de la démographie. L’Enquête démographique rétrospective (EDER) de 2017 est extraordinaire : 32 500 ménages, avec un échantillon représentatif au niveau des États.
RC : Est-ce que dans les thèmes émergents vous ajouteriez le vieillissement de la population ?
MC : Personnellement, je ne suis pas très intéressée, je ne travaille pas là-dessus. C’est un âge de la vie, mais il y en a d’autres. Et je pense que c’est un problème de politiques publiques et de pensions, mais comme les politiques n’écoutent pas, on a beau tirer la sonnette d’alarme, ils ne font rien. Ce n’est pas un thème qui me passionne, parce que je vois un blocage au niveau des politiques publiques : ils ne veulent pas faire de changements. Tout le monde leur a dit que ça allait arriver. Par contre, je m’intéresse de près aux interactions entre les différentes générations dans les populations et les familles.
RC : Au niveau du contexte sanitaire lié au Covid, pensez-vous que la mortalité va redevenir un thème plus central en démographie ?
MC : Dernièrement, j’ai donné une conférence sur les histoires de vie à l’université de Pachuca qui fête les trente ans de la maîtrise de démographie. Mais en fait, on a parlé du vieillissement et d’autres thématiques et je leur ai dit que je pensais que pour apprécier les effets de la pandémie, il fallait faire une nouvelle EDER en 2025 pour analyser l’impact du Covid sur les histoires de vie parce que je pense que cette crise a eu un effet surtout sur la scolarisation, l’entrée sur le marché du travail, l’entrée en vie familiale, le travail de care, etc. Maintenant on a un bon outil qu’on peut utiliser, car en vingt ans, on a fait des progrès en analyse biographique. J’aimerais savoir ce qui se passera après cette crise du Covid. Je crains beaucoup pour les jeunes femmes un arrêt brusque des progrès en scolarité, alors que depuis trente ans, c’était une évolution très importante qui a modifié significativement leurs biographies. Pour l’étudier, une nouvelle application de l’EDER après celle de 2017 serait parfaite.
RC : Qu’aimeriez-vous ajouter pour conclure cet échange ?
MC : Ce serait important que l’IHEAL rétablisse un enseignement régulier de démographie. C’est vraiment essentiel car au moins jusqu’en 2100, la croissance démographique sera un facteur essentiel d’évolution.
RC : Très bien, merci.
MC : Merci à vous.