Je tiens à remercier les coordinateurs du dossier, les évaluateurs anonymes et l’éditrice des Cahiers des Amériques latines, ainsi que J. Ansari, E. Lenoel, K. Redouté et M. Vesco pour leurs relectures, leurs commentaires et leurs suggestions qui ont contribué à l’enrichissement de cet article.
- 1 « Le gouvernement du peuple, pour le peuple, avec le peuple ». Citation du gouvernement AMLO, dont (...)
1Depuis l’élection présidentielle de 2018, Andrés Manuel López Obrador (AMLO) se présente comme un leader du peuple : « Gobierno del pueblo, para el pueblo, con el pueblo1 ». Ce président et son parti, MORENA (Mouvement régénération nationale), prétendent vouloir restructurer le Mexique en s’appuyant sur l’idée d’une Quatrième Transformation (4T) qui vise à réduire les inégalités et résorber la pauvreté dans son pays. Son programme, développé dans le Plan national de développement (PND) 2019-2024, repose principalement sur une politique redistributive et la construction de plusieurs projets d’infrastructures régionales, l’un des plus importants étant le Train Maya.
2Les infrastructures de transport représentent un enjeu majeur dans le développement régional, en raison des avantages économiques qui leurs sont associés (croissance, réduction des coûts, économies d’agglomération, etc.) [Charlot & Lafourcade, 2000]. Toutefois, ceux-ci ne sont pas automatiques, mais conditionnés par l’agentivité des acteurs locaux et leur intégration dans le projet [Bérion et al., 2007]. En outre, l’évaluation des bénéfices sociaux et environnementaux reste controversée, notamment dans le contexte mexicain (déplacement de populations, effets de ségrégation, dégradation des écosystèmes, accès aux ressources, etc.).
- 2 Référence également aux dettes impayées par des administrations précédentes sur d’autres projets d (...)
3Marqué par de profondes disparités Nord-Sud, ce projet ferroviaire vise à « payer la dette historique2 », en favorisant un développement économique et touristique au sein de la péninsule du Yucatán. Au-delà de son intérêt économique et social, le Train Maya revêt aussi une valeur symbolique concernant l’intégration du sud au sein d’un pays fondamentalement clivé. Ce train est ainsi devenu le fer de lance du mandat d’AMLO. Jusqu’à présent, peu d’études ont réussi à capter l’essence de ce projet [Ceceña, 2019 ; GeoComunes, 2019a ; Veiga, 2019], mais la littérature émergente pointe les différents problèmes liés à une volonté historique de dominer le sud [Díaz Perera & Gasparello, 2023]. Quel message ce projet régional transmet-il sur la politique de la Quatrième Transformation (4T) initiée par AMLO ?
4Cet article propose d’analyser la 4T à travers l’étude d’un projet d’infrastructure de transport. Le Train Maya s’avère ainsi être un cas pertinent pour comprendre cette 4T et ses implications sur les politiques de développement à l’échelle régionale, l’objectif étant de soulever les principaux enjeux liés à la politique mexicaine afin de discerner la (dis)continuité des politiques du président AMLO avec celles de ses prédécesseurs, et de caractériser le développement promu par la 4T en identifiant ses bénéficiaires [Pike et al., 2007]. Revenir sur l’ensemble du projet dans son contexte socio-économique et politique permet d’analyser son potentiel apport au développement régional et national. Par ailleurs, cette étude se démarque par son approche intégrative, combinant diverses sources de données et méthodes d’analyse, qui permettent de relever les incohérences entre le discours du gouvernement et les pratiques observées dans le cadre de la construction du Train Maya.
5La première partie de l’article vise ainsi à définir les principes fondamentaux de la 4T afin de comprendre l’intégration du projet Train Maya à l’horizon 2019-2024. La deuxième se penche sur la mise en œuvre du projet et son processus de construction afin de mettre en évidence les répercussions territoriales, et la troisième aborde le développement économique régional dans un cadre plus large d’aménagement du territoire visant l’intégration de la région dans le commerce international.
6Cette étude s’appuie sur différentes sources primaires et secondaires. Dans un premier temps, une révision bibliographique a permis de recenser majoritairement des publications mexicaines, la plupart émanent du gouvernement, d’organisations non gouvernementales activistes, et du milieu académique, engagées dans la récolte d’information, de diffusion et de sensibilisation au projet. Pour vérifier les informations communiquées par les instigateurs du projet, nous nous appuyons sur un corpus de documents issu du journal officiel de la fédération, des rapports environnementaux émis par le ministère de l’Environnement et des Ressources naturelles (SEMARNAT), ainsi que sur les publications « Développement territorial et urbain global de la région sud-est du Mexique - Corridor régional du train maya » d’ONU-Habitat, dont la collaboration a été interrompue au cours du projet.
7Notre analyse se concentre sur trois segments du chemin de fer qui sont problématiques, voire controversés. Nous avons donc mené des enquêtes de terrain dans la péninsule du Yucatán sur la section 3 et 4, reliant Merida-Izamal à Cancún (décembre 2022), la section 5, entre Cancún et Tulum (décembre 2022) et la section 7, entre Bacalar/Chetumal et Escárcega (décembre 2020).
Carte 1 – Étude de terrain
- 3 9 entretiens à Xpujil (2020), 2 entretiens à Mexico (2022), 7 dans le Yucatan (2022), 6 à Quintana (...)
8Pour aborder notre problématique, cette enquête combine plusieurs méthodes : l’analyse du budget d’État (2018-2024*), l’utilisation de bases de données territoriales, des entretiens semi-directifs3 et des observations du chantier (futures stations, construction de voies, parcours de la section 4, etc.).
9Les enquêtes de terrain menées entre 2020 et 2022 ont permis de recueillir des informations auprès d’acteurs institutionnels, des communautés, des associations civiles, etc. Le projet du Train Maya étant un sujet controversé et sensible au Mexique, le nom des personnes interrogées n’est pas mentionné, conformément à la demande de certains acteurs engagés dans sa construction, et dans le but de garantir la sécurité d’autres ayant subi des intimidations et des menaces en raison de leur militantisme ou de leurs intérêts économiques et fonciers. Ces enquêtes de terrain ont été effectuées à différentes périodes, ce qui a permis de suivre l’évolution des travaux de construction. Par ailleurs, l’observation a joué un rôle essentiel dans l’établissement d’un panorama comparatif des différentes régions.
- 4 Chetumal, Cancún, Mérida, seul un entretien avec l’entité municipale du FONATUR de Xpujil.
- 5 « Información ha sido reservada […] lo solicitado contiene Datos que de divulgarse, representarían (...)
10Il est important de mentionner que nos demandes d’entretien adressées au FONATUR Train Maya4 sont restées sans réponse. Par ailleurs, toutes nos demandes d’information sollicitées via la plateforme de transparence du Mexique (loi de transparence [DOF, 2015 ; INAI, 2016]) ont été ignorées ou rejetées, en raison du caractère confidentiel qui leur est attribué5.
11Comprendre la transformation prônée par AMLO nécessite de revenir succinctement sur l’histoire mexicaine. Cette déclaration repose, en effet, sur la construction d’une rupture idéologique avec le néolibéralisme, fondée sur des faits historiques intégrés par l’ensemble de la société mexicaine.
12D’après son discours politique, la première transformation correspond à la guerre d’indépendance (1810-1821), dans laquelle le processus de décolonisation est au cœur du changement, face à la domination de la Couronne espagnole. La deuxième fait référence à la guerre de Réforme (1858-1861), au cours de laquelle le Mexique établit un État national fondé sur la Constitution (1857), marquant la séparation de l’Église et de l’État. Par la suite, la présidence de Porfirio Diaz (1876-1911) génère une exacerbation des processus économiques entraînant des conflits politiques et sociaux qui conduisent à la Révolution mexicaine (1910-1917*), troisième transformation. Chacune de ces transformations a mené donc vers un changement profond de la société mexicaine, raison pour laquelle AMLO proclame que son gouvernement conduira à la quatrième (la 4T).
- 6 « Le sexennat 2018-2024 sera historique, car il marquera la fin des plans néolibéraux et s’en éloi (...)
13Pour mettre à bien ses ambitions, il s’appuie sur le PND 2019-2024 [AMLO, 2019] où il expose son programme afin de créer une rupture avec les gouvernements néolibéraux antérieurs6. Dans un contexte politique où le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) et le Parti action nationale (PAN) se partageaient le pouvoir depuis des décennies, son élection a suscité un espoir de réforme au sein de la population, notamment auprès des plus marginalisées. AMLO défend ainsi un État démocratique axé sur la sécurité et la lutte contre la corruption, tout en promouvant le bien-être social et une économie « durable ». À cet égard, il met en place une politique sociale à très forte composante paternaliste, qui vise à redistribuer les richesses de la nation par le biais de divers programmes de soutien (« Pensión para el Bienestar », « Jóvenes Construyendo el Futuro », « Sembrando vida », « Producción para el Bienestar », etc.), dont les résultats n’ont pas encore été démontrés par des études scientifiques d’évaluation des politiques publiques.
14La construction de projets d’infrastructure vise également à fomenter un développement régional, particulièrement dans le sud du pays. Cet intérêt pour le sud n’est néanmoins pas nouveau, puisqu’il s’inscrit dans la continuité des projets gouvernementaux antérieurs. Dès les années 1990, Ernesto Zedillo s’engage dans le « Programme intégral de développement économique » pour l’isthme de Tehuantepec (1996). Par la suite, il commande un rapport « El Sur también existe, un ensayo sobre el desarrollo regional mexicano » pour apporter des solutions concrètes aux problèmes de développement du sud du Mexique [Collombon, 2017]. Plusieurs projets poursuivent cette idée avec « Mundo Maya », mis en place par Carlos Salinas de Gortari, le « Plan Puebla Panamá », de Vicente Fox (2001), poursuivi par Felipe Calderon (« Projet Mésoamérique », en 2008) et les « Zones Économiques Spéciales », de Enrique Peña Nieto (2016). Le Train Maya représente ainsi une synthèse de l’ensemble de ces projets, défini comme étant « le plus important projet d’infrastructure, de développement socio-économique et de tourisme du mandat sexennal actuel » [AMLO, 2019 p. 53].
- 7 « Tren Maya es un esfuerzo transparente » [FONATUR, 2020].
- 8 Directrice d’Alstom Mexique et PDG de Grupo Carso.
- 9 Description du contenu : caractérisation d’une station de train, demande, typologie, programme de (...)
15Cette narration évoque donc une rupture avec les gouvernements antérieurs, sans apporter de solutions nouvelles au développement tant recherché. À cette fin, AMLO s’en sert massivement les médias pour convaincre des solutions et des résultats apportés au quotidien. Chaque matin de la semaine, dès 7h, le président présente les avancées de son gouvernement en conférence de presse (mañaneras). Au nom de la transparence7, ces mañaneras mettent en scène l’ensemble des acteurs impliqués dans le projet, non seulement gouvernementaux (civils et militaires), mais aussi privés8. Le Train Maya ne fait pas exception, et chaque aspect du projet est largement diffusé à travers une stratégie multicanale (site internet9 et tous les réseaux sociaux, jusqu’aux plateformes de distribution musicale en ligne). Les initiatives d’opposition sont ainsi discréditées à travers une certaine propagande, « au nom du peuple et de son bien-être ». Le 29 mai 2023, AMLO désamorce ainsi la menace de la Cour suprême de suspendre le projet en dénonçant un « coup d’État technique ». Cette approche en matière de communication génère un flux d’information continu qui entrave l’accès à une compréhension du projet et de ses avancées, en rendant difficile la distinction des informations pertinentes.
- 10 « Cheval de feu » en maya.
16Baptisé Train Maya ou Tsíimin-k’áak10, ce projet d’infrastructure exercerait son emprise sur 1 554 km à travers les cinq États de la péninsule du Yucatán : Chiapas, Tabasco, Campeche, Yucatán et Quintana Roo (cf. carte 2).
Carte 2 – Tracé du passage du train
Source : trenmaya.gob.mx (consultation le 8 décembre 2022)
- 11 Section 1 : Palenque – Escárcega (228 km), Section 2 : Escárcega – Calkiní (235 km), Section 3 : C (...)
17Séquencé en sept segments11, chacun d’entre eux engage des acteurs différents et soulève des enjeux spécifiques. A priori ambitieux, le cadrage du projet reste néanmoins flou puisque le plan de développement n’a jamais été révélé. Dès le début, trois entreprises sont sollicitées pour la consultation juridico-légale, économique-financière, et technique à travers des assignations directes. La consultation technique est directement attribuée à Steer Davies & Gleave México, mais le plan « maestro » est mis sous scellé pour cinq ans par le Comité de Transparence du FONATUR, le 25 septembre 2020, en raison d’informations pouvant provoquer une « vulnérabilité d’exécution ».
- 12 Due à une importante volatilité monétaire pendant le mandat, nous utilisons le peso comme monnaie (...)
- 13 Dont 31 de service régulier, trois de long trajet et huit de service spécial dédié au tourisme.
18L’étude des coûts-bénéfices (version publique) dévoile très peu d’éléments sur la mise en place du projet. Si le financement devait initialement reposer sur un partenariat privé-public (90 %-10 %), il est à présent financé à 100 % par le secteur public, avec des coûts de construction estimés à 156 milliards de pesos12 [Tren Maya, 2019]. Le projet prévoit aussi une flotte de 42 trains13 représentant un coût de 8,3 milliards de pesos [Tren Maya, 2019]. Ces estimations sont néanmoins modifiées tout au long du mandat. En outre, l’estimation totale faite par la SEMARNAT dans les rapports d’impacts environnementaux (RIE) représente, quant à elle, un investissement de 253 milliards de pesos.
19Après avoir examiné le budget fédéral (PEF), le crédit attribué à la construction du train et aux frais associés a progressivement augmenté sur les cinq dernières années, atteignant un total de 490 milliards de pesos sur la période 2020-2024* (tableau 1).
Tableau 1 - Estimation des coûts du projet (2018-2024)
20Bien qu’une potentielle augmentation des coûts soit mentionnée dans l’étude du coût-bénéfice, l’estimation a réellement sous-estimé les dépenses. L’augmentation des coûts est habituelle sur les grands projets ferroviaires [Martínez Palacios, 2019], mais en ce qui concerne le Train Maya, l’une des causes principales est le facteur temps. D’une part, le manque de planification du projet a exigé des ajustements constants entraînant des retards. D’autre part, l’empressement du président à finir le projet avant la fin de son mandat fin 2024 a accéléré les échéances et provoqué des surcoûts.
21Cette analyse a démontré une augmentation drastique de la dette publique, de 429 milliards de pesos en 2018 à plus d’un billion de pesos en 2024*, ce projet ayant largement contribué à l’augmentation des dépenses de l’Etat. Cet endettement interne ne se reflète cependant pas sur la stratégie d’endettement externe qui reste modérée, afin de garder la confiance des investisseurs étrangers en maintenant une devise stable sur les marchés internationaux.
- 14 Fonds de placement immobilier.
- 15 Cancún (1970), Ixtapa Zihuatanejo (1972), Los Cabos (1974), Loreto (1975) et Huatulco (1984).
22Initialement rattaché au ministère d’Infrastructure, des Communications et du Transport (MCT), le gouvernement fédéral octroie, le 21 avril 2020, l’intégralité de la gestion du projet Train Maya au Fonds national pour le tourisme (FONATUR), dont la forme juridique repose sur un fidéicommis public14. Responsable à l’origine du développement touristique et de l’investissement touristique étranger, cette institution a notamment développé le programme des Centres intégralement planifiés15 (CIP), dont l’œuvre la plus emblématique demeure la ville de Cancún.
- 16 Mandat initié le 1er décembre 2018, la tenue de l’Assemblée générale extraordinaire de Fonatur Ope (...)
23Ce train est initialement décrit comme un projet d’infrastructure ferroviaire à visée touristique. À cet égard, FONATUR Tren Maya S.A. de C.V. est fondée à la veille de la prise de mandat présidentiel16. Cette société par actions issue du FONATUR fonctionne comme une entreprise dont la participation est principalement publique. Cette structure juridique est habilitée à recevoir les fonds alloués par l’État afin de « construire, opérer et exploiter la voie de communication ferroviaire générale appelée Train Maya, mais aussi la prestation d’un service public de transport ferroviaire de marchandises et de passagers » [DOF, 2020]. Le FONATUR s’appuie ainsi sur un ensemble de ministères (Développement territorial, Culture, SEMARNAT…) afin de favoriser un développement qu’il qualifie d’« intégral ». Néanmoins, sur le terrain, les différentes institutions délèguent l’ensemble du projet au FONATUR. Cette instrumentalisation de l’appareil institutionnel facilite les démarches et les procédures administratives pour l’avancée du projet.
24Le Palais national coordonne implicitement, mais avec diligence, l’ensemble des décisions. Les rapports d’impacts environnementaux (RIE) nécessaires au commencement des travaux ont pour la plupart été transmis après ses débuts, ce qui déroge à la loi mexicaine (article 28 de la LGEEPA). Néanmoins, si les travaux ont commencé sans autorisation préalable, le gouvernement s’est accordé des permis temporaires afin d’entamer sa construction par décret présidentiel [DOF, 2021], couvrant également l’obligation de présenter une étude technique pour le changement d’affectation des terres. À ce titre, plusieurs recours ont été portés devant la justice. Un collectif, constitué de plongeurs et de spéléologues de la zone de Playa del Carmen, a ainsi été pris à parti par le président. Après les avoir caractérisés de « pseudo-environnementalistes », il les a présentés comme des opposants à la solde des grandes entreprises internationales. Différents recours ont abouti à une suspension définitive, le juge estimant que les autorités n’ont pas respecté les procédures préalables à la construction. Sans s’en inquiéter [Presidencia de la República, 2022], le président a employé l’argument de la sécurité nationale pour continuer l’ensemble des projets de son mandat [DOF, 2021].
25Par ailleurs, si les travaux des cinq premiers segments sont attribués à des entreprises privées via des appels d’offre sur le marché public, la construction des trois derniers segments du chemin de fer (5, 6 et 7) repose, comme pour l’aéroport de Santa Lucia, sur la participation de l’armée (SEDENA). La réaffectation des soldats sur des missions d’ordre civil s’est ainsi multipliée pendant ce mandat. L’utilisation de l’appareil militaire dans les projets d’infrastructures est promue comme une reconversion des forces armées en force de travail, à des fins d’utilité publique et sociale. La militarisation s’est ainsi accentuée dans l’ensemble du pays, mais particulièrement dans le sud-est.
Figure 1 - Évolution des entités responsables du Train Maya
Source : auteur, à partir du Journal officiel de la fédération
- 17 Alors que seules les sections 6 et 7 étaient prévues, la section 5 leur a été confiée après les no (...)
26Au fur et à mesure, la SEDENA est devenue l’acteur principal responsable de la construction17, de l’exploitation et de la gestion du projet, mais également des autres projets de ce mandat [DOF, 2023a]. La nouvelle entité Tren Maya S.A. de C.V, dont la participation majoritaire de l’État est attribuée à la SEDENA, reprend ainsi l’ensemble des responsabilités du FONATUR et du FONATUR Tren Maya à la fin 2023.
- 18 « El Tren Maya no es sólo un tren, y no es (ni de cerca) maya » [Flores et al., 2019, p. 10]. Voir (...)
27Bien que les préparatifs du projet aient pris en considération la singularité culturelle de ce territoire, historiquement occupé par les Mayas, les mesures prises ne sont que de simples formalités déconnectées de tout plan d’action spécifique. L’utilisation du qualificatif « Maya » dans le nom du projet fait écho à l’ensemble des programmes touristiques qui ont été développés dans la région depuis la création de la Riviera Maya. Il est devenu une marque utilisée à des fins commerciales pour vendre un imaginaire touristique et une représentation sociale liée à cette culture [Poot et al., 2022]. Cet usage peut être interprété comme une appropriation culturelle ou une folklorisation de la culture maya. La « mayanisation » du train résulte ainsi d’une appropriation politique, car elle ne découle d’aucune collaboration avec les habitants. Elle est devenue une marque utilisée à des fins commerciales pour vendre un imaginaire touristique et une représentation sociale liée à cette culture [Poot et al., 2022].
- 19 Description du contenu : caractérisation d’une station de train, demande, typologie, programme de (...)
28Pour la première fois dans l’histoire mexicaine, le gouvernement organise en 2020 une consultation des peuples indigènes de 15 municipes sur l’ensemble du tracé. Bien qu’historique, cette consultation ne respecte pas l’ensemble des normes internationales inhérentes à ce type de procédure, à savoir l’obtention d’un « consentement libre, préalable, éclairé et culturellement adéquat » [ONU-DH, 2019]. Dans la communauté du 20 Novembre de Calakmul (Campeche), la session informative a été l’occasion de présenter le projet et les potentiels bénéfices connexes. Les informations rapportées par les membres de l’ejido sont néanmoins vagues et font état de la possibilité de vendre plus d’artisanat ou de produits régionaux grâce à l’augmentation des flux touristiques. Le FONATUR a aussi distribué des feuillets de deux pages, comprenant des informations à caractère général19, des cadeaux et objets publicitaires, voire de propagande, pour les enfants (cf. photo 1). Par la suite, la session consultative a fait l’objet d’un vote d’adhésion afin de récolter les signatures des membres de l’ejido, mais aucun suivi n’a été effectué pour l’élaboration d’un véritable plan de développement économique local.
Photo 1 - Le train qui nous unit
Source : auteur – Communauté du 20 de Noviembre, décembre 2020
- 20 Organisation locale ayant la propriété foncière communale basée sur la loi agraire (1992) et la lo (...)
- 21 L’un de nos interlocuteurs souligne avoir été arrêté le jour du vote par les autorités.
- 22 « Un grupo de ejidatarios inconforme con los nombramientos propuestos por la asamblea […] motivó l (...)
- 23 Estimation à titre indicatif qui ne constitue pas une évaluation officielle.
29Les communautés en question font également face à des défis liés aux droits fonciers. Le plan initial offrait l’opportunité aux personnes détentrices de terrains où passerait le train d’intégrer le projet à travers des produits financiers appelés fibras, option qui a été rapidement abandonné. Par ailleurs, bien qu’AMLO ait promis de ne pas recourir à l’expropriation, le FONATUR s’est amplement servi de cet outil juridique. Selon le cadre législatif mexicain, les projets d’utilité publique justifient l’usage de ce procédé, ce qui facilite dans le cas présent la construction du projet. Entre le 1er août 2022 et le 28 septembre 2023, 53 cas d’expropriations ont été recensés sur toute la péninsule [DOF, 2023b]. L’une des communautés ejidale20 a ainsi fourni « l’accord d’occupation anticipée » des terres à titre gratuit, signé avec le FONATUR préalablement à l’expropriation par le ministère du Développement Agraire, Territorial et Urbain. Sur les 2 409 membres de la communauté, seuls 403 votes ont validé la procédure d’expropriation21. Le compte rendu de cette assemblée fait état de l’intervention des forces publiques pendant sa tenue22. Par conséquent, sans mentionner les conflits que peut entraîner ce genre de procédé sur la communauté, l’indemnisation reçue pour une parcelle de 15 hectares est estimée à 2 000 pesos par personne, soit l’équivalent d’environ huit jours de salaire minimum en 202423. L’utilisation de l’expropriation en tant qu’outil institutionnel pour l’appropriation des terres à des fins commerciales suit le schéma institutionnel des programmes de développement d’infrastructures (notamment touristiques) antérieurs [Marín Guardado, 2018 ; Marie dit Chirot, 2014].
- 24 Campagne de lutte contre le Train Maya initié sur la section 5, utilisant un jeu de mot entre « sa (...)
30Si la déforestation n’est pas un problème nouveau au Mexique, les pertes forestières touchent principalement les États de Campeche (779 kha), de Quintana Roo (551 kha) et du Yucatán (483 kha). Cette tendance s’est fortement accentuée ces dernières années avec la construction du Train Maya. Ce chemin de fer met ainsi en péril la faune et la flore de 23 Aires naturelle protégées (Sian Kaan, Calakmul, etc.), 11 régions hydrologiques prioritaires, sept régions terrestres prioritaires, ainsi que les vestiges de plus de 7 000 sites archéologiques.
31Dans le cadre de ce projet, AMLO avait promis de minimiser les impacts lors de la construction du réseau ferroviaire. Dans son interview avec la journaliste Carmen Aristegui, le 21 novembre 2018, il s’était engagé à n’abattre « ni un solo arból » [AMLO, 2018], aucun arbre sur le tracé du train. Une grande partie des voies étaient déjà existantes, tandis qu’une autre partie profiterait de l’autoroute D180 et des lignes de la Commission fédérale de l’électricité (CFE). Si les trois premiers tronçons utilisent des voies ferroviaires antérieures, les sections 4 à 7 traversent des terres occupées par une végétation dense (haute et basse). Plusieurs stratégies d’optimisation sont alors employées afin de réduire les impacts environnementaux. Sur la section 4, le train passe par l’autoroute D180 et utilise l’une des deux voies déjà existantes. Seule une extension des voies était nécessaire et, bien que cela ait contribué à réduire la déforestation, cela ne l’a pas totalement préservée non plus (cf. photo 2).
Photo 2 - Panorama du tronçon déforesté entre Kimbila et la station de Izamal
Source : auteur, décembre 2022
32La section 5 (nord et sud) s’avère particulièrement problématique sur le plan environnemental. L’absence d’étude préalable sur les impacts environnementaux a entraîné des modifications constantes, se traduisant par sept chantiers distincts pour les voies de chemin de fer, qui engendrent des coûts économiques et environnementaux considérables. Dans cette zone, la déforestation est massive, mais l’impact sur le sol est encore plus important. Dans une région où les réseaux de rivières souterraines prolifèrent, les RIE ne mentionnent aucune analyse des sols. Ces fondations karstiques rendent la construction difficile en raison de leur fragilité. Cette négligence a déjà conduit à plusieurs incidents comme l’effondrement de l’autoroute Cancún-Playa del Carmen en 2015.
- 25 Appui aux ejidatarios ayant planté des cultures et des arbres pour leur autosuffisance, en échange (...)
33Les manœuvres politiques visant à atténuer la perception des impacts environnementaux sont multiples, mais la complexité des connexions est difficile à démontrer. L’intégration du programme « Sembrando vida » en est l’exemple le plus emblématique. Ayant pour double objectif la promotion de l’autosuffisance parmi les communautés25, mais aussi la reforestation de la péninsule, il est promu comme l’un des programmes de reforestation les plus vastes du monde. Cette initiative cherche à reboiser la région avec la création de six pépinières militaires, la plantation de 140 millions de plantes dans trois États (Chiapas, Quintana Roo, Tabasco), et de 500 millions d’arbres sur 448 mille hectares. Selon la ministre de l’Environnement, la construction du Train Maya sera compensée par la plantation de 142 millions d’arbres dans toute la région, ce qui soulève la question de son utilisation en tant qu’outil stratégique de communication.
34Ce programme sert à minimiser la déforestation résultant de la construction du Train, ce qui s’apparente plus à une compensation des dégâts causés qu’une véritable initiative environnementale. Par ailleurs, l’implantation de certaines espèces suscite également des interrogations quant à la préservation des arbres et des plantes endémiques. En effet, une végétation exogène pourrait provoquer des conséquences écologiques et sociales néfastes sur le long terme. Un autre exemple, bien que difficile à analyser, concerne l’intégration des réserves régionales de Balam Kiin et Balam Ku à la Biosphère de Calakmul (fédérale), la plus grande Aire naturel protégée (ANP) du Mexique. En agrégeant ces trois réserves, le suivi des pertes forestières ne sera plus comparable aux données géographiques des années antérieures, rendant la quantification des dommages causés plus difficile sur le long terme.
- 26 Les détails concernant les paramètres de calcul ne sont pas spécifiés, que ce soit en termes de du (...)
35Si le cadrage est flou, le plan de développement l’est tout autant sur plusieurs aspects. Aucune information ne permettait de préciser le modèle d’exploitation (nombre de trains par tronçon, fréquence, prix des billets touristiques ou passagers, etc.) afin de pouvoir évaluer le retour sur investissement. D’après l’étude coûts-bénéfices, le train devrait initialement générer une rentabilité de $ 189.9 milliards de pesos26 (sans augmentation des dépenses ou de retard d’exploitation). Cependant, d’après l’étude faite par l’Institut mexicain pour la compétitivité (IMCO), ce type d’infrastructure publique ne génère pas de bénéfices. À l’échelle mondiale, seules trois lignes de train sont considérées comme rentables et n’exigent pas de subventions d’État [Martínez Palacios, 2019]. Bien que le budget des travaux ait déjà dépassé l’estimation initiale, les coûts d’exploitation sont évalués à 66 milliards de pesos sur une période de 30 ans, soit 2,2 milliards par an [Tren Maya, 2019]. Il n’est toutefois pas stipulé si l’ensemble des coûts de maintenance sont inclus (voies, signalétique, entrepôts, caténaires, etc.).
36Pour évaluer les bénéfices socio-économiques du projet, il est essentiel de prendre en considération ses répercussions à court, moyen et long terme. Un projet de cette envergure dynamise vraisemblablement l’économie locale sur le court terme, la multiplication des chantiers permettant d’optimiser l’utilisation de toutes les ressources disponibles, qu’elles soient humaines, financières ou temporelles. La phase de construction constitue donc une opportunité pour la création d’emplois, étant donné que quatre des sept tronçons étaient gérés par des entreprises privées. Néanmoins, la main-d’œuvre locale était souvent peu qualifiée, et bien que les salaires dépassaient ceux payés localement, ces emplois n’ont été que temporaires. Les entreprises ont dû recruter une main-d’œuvre importante, qui les amenait à embaucher dans tout le pays. Cette immigration professionnelle a donc donné naissance à une population flottante ayant un impact direct sur l’économie locale (accès au logement, inflation des prix à la consommation, transport, etc.) mais également sur les interactions sociales.
37Les bénéfices sociaux ou économiques se sont réduits progressivement à mesure que le projet avance. Alors qu’initialement, les communautés locales étaient présentées comme les bénéficiaires directs, à présent, les bénéfices générés (si tel est le cas) seront absorbés par les militaires. En 2021, le gouvernement annonce ainsi que le Train Maya sera intégré au patrimoine de la SEDENA. Par conséquent, les bénéfices économiques ne seront donc pas affectés aux recettes de l’Etat dans le budget national et ne contribueront pas à d’autres secteurs budgétaires tels que l’éducation ou la santé.
38Ces impacts ne constituent que la partie émergée de l’iceberg, car ils concernent uniquement la construction du train. Or, si l’on considère le développement du projet dans son intégralité, le train pourrait entraîner des répercussions sur d’autres aspects tels que l’urbanisation accélérée (et non planifiée) autour des gares, y compris le développement de complexes hôteliers. Ce projet n’évalue en aucune mesure les coûts sur le long terme, qu’ils soient économiques (pauvreté, opportunités, etc.), sociaux (marginalisation, éducation, accès aux services basiques, etc.) ou culturels (migration professionnelle, phénomène d’acculturation, folklorisation due au tourisme, etc.). Les coûts sociaux seront imputés aux populations locales, en particulier à travers la monopolisation des ressources naturelles déjà limitées pour l’ensemble des populations rurales, que ce soit l’eau, l’électricité, le traitement des déchets, etc. Les coûts culturels, quant à eux, ne seront estimables que dans quelques années, lorsque les effets négatifs ne seront probablement plus réversibles.
39La péninsule du Yucatán a historiquement fait l’objet d’une « touristification » massive [Marín Guardado et al., 2012]. A partir des années 1970, ce processus a été initié avec l’édification de Cancún dans le cadre du programme de développement des Centres intégralement planifiés élaboré par le FONATUR avec le soutien de la Banque interaméricaine de développement [Inter-American Development Bank, 1971, 1976, 1978, 1983]. Depuis, le tourisme s’est étendu à la Riviera Maya, comprenant Playa del Carmen et Tulum, et plus récemment Bacalar. Dans une certaine mesure, l’arrière-pays a su se préserver de ces afflux massifs et profite d’un tourisme alternatif, limité mais présent [Jouault et al., 2015].
40Cependant, des villes telles que Tulum ou Bacalar, ayant subi un développement touristique accéléré, sont confrontées à une urbanisation qui met en question leur capacité d’accueil, mais aussi l’accaparement de l’espace local par ces activités. Un phénomène de gentrification et de spéculation immobilière entraîne le déplacement des habitants vers la périphérie urbaine, créant une ségrégation sociale et économique, comme ce fut également le cas pour la ville de Cancún [Hiernaux, 1999 ; Hiernaux-Nicolas, 2003]. Une étude du ministère du Tourisme sur la charge touristique souligne ainsi le manque d’infrastructures et de services au sein des localités inclus dans le projet du Train Maya [Sectur, 2019]. Dans les municipes isolés comme celui de Calakmul (Campeche), le manque d’infrastructures pour l’approvisionnement, la distribution de l’eau ou encore la collecte des déchets constitue déjà une problématique locale. Ce constat suscite des interrogations quant à la faisabilité d’un projet touristique pour ces localités encore en transition [Gasparello, 2019 ; Martínez Palacios, 2019 ; Sectur, 2019].
41Le développement touristique entraîne inévitablement une urbanisation, qu’elle soit planifiée ou non, soumise à des impératifs de qualité comme la présence de services et d’infrastructures viables pour répondre aux besoins des touristes. Les recommandations de l’ONU-Habitat font également état du fait que « l’augmentation du tourisme demandera une bonne gestion des ressources naturelles pour ne pas dépasser la capacité de charge des écosystèmes » [ONU Habitat, 2020].
- 27 « Le territoire de la zone d’influence directe des gares mayas où l’urbanisme sera promu » [Tren M (...)
42Parmi les opportunités portées par le versant touristique du projet, les pôles de développement urbain autour des principales gares27 ont été l’une des promesses faites pour favoriser un développement inclusif et durable. Ces pôles, censés générer des opportunités d’emploi et de la croissance économique, sont cependant abandonnés au profit de la construction d’hôtels « Train Maya », également pris en charge par la SEDENA. La reproduction d’une « cancunisation » de l’ensemble de la région soulève ainsi de nombreuses inquiétudes, par l’imposition d’un modèle de développement caractérisé par une priorisation des investissements dans les infrastructures touristiques, ainsi que l’octroi d’avantages économiques pour attirer les grandes entreprises du secteur privé. Les opportunités professionnelles pour la population se limitant à la création d’emplois, souvent précaires, dans le secteur touristique ou les activités associées (construction, transport, etc.).
43Le tourisme est certes l’un des enjeux centraux du projet ; il n’en reste pas moins que le plan d’exploitation repose majoritairement sur le transport de marchandises. Selon le rapport de la Chambre des députés [Cámara de Diputados, 2019], son rendement est fondé sur le modèle commercial axé sur le transport de marchandises (70 %), davantage que sur le transport de passagers ou de touristes (30 %). Ce point remet donc en question l’objectif principal de cette infrastructure publique.
44De ce projet émerge une volonté de réorganisation territoriale, caractéristique de ce mandat présidentiel. La construction du chemin de fer et la mise en place du corridor multimodal interocéanique, reliant le golfe du Mexique à l’isthme de Tehuantepec, occupent une place centrale dans cette démarche de développement régional [Medina, 2019]. L’intégration du couloir éolien et de la Zone économique exclusive Dos Bocas dans ce schéma représente aussi un enjeu économique majeur pour la région [Clavijo & Castrejón, 2020].
45Si ce projet est historique, ce n’est pas pour autant un projet original. La notion de « ferroviarisation » n’est pas nouvelle, puisque le Mexique dispose d’un large réseau ferroviaire depuis le xixe siècle [Díaz Perera & Gasparello, 2023]. L’ensemble de ce réseau est dédié au transport de marchandises, à l’exception du Chepe et du Tequila Express, qui ont une visée touristique (carte 3).
Carte 3 – Réseau ferroviaire mexicain
- 28 Sur le tronçon censé être le plus fréquenté, Cancun-Merida, le prix du billet oscille entre 735 et (...)
46Par ailleurs, les gares des centres-villes (Campeche, Mérida et théoriquement Cancún), qui devaient initialement améliorer la mobilité régionale des habitants, seront finalement édifiées en périphérie de ces villes. À Mérida, ces gares seront implantées près de l’aéroport (à 7 km du centre-ville) et dans le village de Teya (à 12 km du centre-ville). À Cancún, la gare sera située après l’aéroport, déjà difficile d’accès (à 17 km du centre-ville) et coûteux en transport public. Cet éloignement des centres ne favorise nullement une mobilité interurbaine et multiplie les coûts pour les voyageurs. De plus, des moyens de transport permettent déjà de circuler au sein de la péninsule, desservant directement les centres-villes. La compagnie de bus ADO fournit ainsi des liaisons régulières entre les grandes villes, et la ligne Mayab connecte les plus petites villes de la région. En ce sens, les 42 trains peuvent-il réellement rivaliser avec un réseau de transport déjà établi28 ?
47Le 15 décembre 2023, malgré une infrastructure encore inachevée, le président a bien inauguré, comme initialement promis, une première portion du projet allant de Cancún à Campeche. L’immense gare de Cancún, qui ressemble presque à un aéroport en raison de sa taille surdimensionnée, n’était alors qu’un vaste chantier de construction avec une simple banderole signalant la présence du train. D’après nos informations, ni la signalisation ferroviaire, ni les rails, ni les caténaires nécessaires à l’électrification du réseau n’étaient prêts à assurer de manière fiable et sécurisée le transport de passagers. Ce trajet effectué par le président a donc mis 6 h 30 pour parcourir les 475 km qui séparent Cancún de Campeche, une distance qui aurait dû être d’environ 3 h selon la vitesse prévue par le projet (160 km/h).
- 29 Déraillement du Train maya le 26 mars 2024 entre Cancún et Campeche, et l’effondrement de la struc (...)
48Il est donc légitime de s’interroger sur l’utilité réelle de ce dernier pour la mobilité des habitants, pourtant promue par les instigateurs du projet, mais également sur la sécurité liée à ce transport qui connait des périodes de non-opérationnalisation dues à des failles régulières29. Bien que les prochains tronçons ouverts en février et en mai 2024 achèvent la mise en service des tronçons 1 à 5 du projet, les tronçons 6 et 7 ne seront probablement pas mis en service avant la fin du mandat.
- 30 Selon plusieurs interlocuteurs, le train « se hace en la marcha », se fait au fur et à mesure, « v (...)
49Quel est donc l’objectif principal de ce projet d’infrastructure publique ? L’absence de logique au niveau régional interroge quant à sa pertinence aux échelons national et supranational, ce qui nous amène à envisager différemment les intérêts engendrés par la construction d’un projet si hâtif30. Selon Flores et al. (2019), il serait connecté aux autres infrastructures de la région, à savoir la raffinerie de Dos Bocas et le corridor interocéanique, pour former un complexe agro-industriel majeur.
50Alors que l’économie de Quintana Roo repose presque exclusivement sur le tourisme (30 %), celle de Campeche repose entièrement (88 %) sur l’extraction pétrolière [INEGI, 2020]. L’État de Campeche génère, à lui seul, plus de bénéfices que celui du Yucatán et du Quintana Roo réunis. Pourtant, il affiche les indicateurs socio-économiques les moins avancés, avec un niveau de pauvreté dépassant 50 % de sa population [CONEVAL, 2020]. L’État du Yucatán, quant à lui, possède une économie plus diversifiée, comprenant l’industrie manufacturière et le commerce. Il est également reconnu pour sa production intensive porcine, avicole et apicole. Dans chacune de ces régions, l’accès aux matières premières est souvent difficile, le train résulte donc un moyen de faciliter leur transport.
51Plusieurs bases de données mettent en évidence la grande diversité de richesses présentes dans la péninsule du Yucatán. Haut lieu de production du sisal au xixe siècle, la péninsule produit aujourd’hui des produits agricoles (sucre de canne, soja, avocat, etc.), animaliers et arboricoles, mais aussi miniers et des matériaux de construction. L’exploration de la base de données géologique de la zone indique la présence de nombreux gisements de matériaux (plâtre, sable, roche, granulats, etc.). Les zones identifiées comme riches en ressources minérales correspondent au tracé du Train Maya. Par exemple, la région de Campeche est entourée de mines, alors que la région de Xpujil possède des gisements de plâtre [GeoInfoMex, 2022].
52Toutefois, l’exploitation des matières premières n’est pas le seul avantage de la région, puisque l’État y investit aussi dans des projets énergétiques de grande ampleur. Le développement énergétique devient un enjeu majeur pour le sud du Mexique [Clavijo & Castrejón, 2020]. Cette observation est corroborée par la proportion du budget national qui lui est consacré, ainsi que par divers décrets promulgués par AMLO (création d’une entreprise nationale pour le lithium, des projets d’éoliennes, la CFE, etc.). La région semble ainsi s’orienter vers une économie axée sur l’extraction des ressources, ce qui correspond au modèle économique observé dans de nombreux pays d’Amérique latine. Cette orientation favorise principalement les entreprises multinationales et les acteurs du secteur privé, au détriment des populations locales [GeoComunes, 2019a et 2019b ; GeoComunes et al., 2020]. Bien que ce projet s’inscrive dans un plan de construction d’infrastructures plus vaste, sa logique de développement est étroitement liée aux richesses du sud-est du pays (ressources, espaces, etc.). Par conséquent, la construction d’un moyen de transport dans la péninsule revêt un intérêt majeur si l’on considère que ce train facilitera non seulement le transport de marchandises mais surtout celui des matières premières.
53À la croisée entre l’Europe, l’Amérique du Nord et l’Asie, ce territoire suscite de nombreuses expectatives quant au développement des échanges internationaux. Les intérêts économiques transnationaux sont inextricablement liés au projet du Train Maya. En effet, cette région est en pleine expansion, attirant un nombre croissant d’investisseurs étrangers. Parmi les nombreux projets recensés, il est possible de citer l’aéroport de Tulum, la création de parcs industriels (Chetumal, Cancún, Mérida, etc.), de ports maritimes (Puerto Progreso, Puerto Cancún, etc.), de parcs éoliens, etc. Le Train Maya n’est que l’un des nombreux projets de la région, mais bénéficie de la plus grande médiatisation de la part du gouvernement en raison de son potentiel économique. Il est désormais devenu la pierre angulaire de ce complexe agro-industriel qui favoriserait l’intégration du sud du pays dans le l’économie mondiale, avec pour objectif de rivaliser avec le canal de Panamá [Ceceña & Veiga, 2019].
54Force est de constater que le mandat d’AMLO, bien que défini comme populiste, opère une transformation qui ne semble pas radicalement en rupture avec les précédents gouvernements. Son projet d’infrastructure est devenu l’instrument politique d’une réorganisation territoriale dont l’objectif « touristique » peine à s’accorder avec les données recueillies. D’un côté, ces investissements stimulent l’économie mexicaine, de l’autre, les bénéfices ne semblent pas avoir de réelles retombées pour la population. Dans un pays où près de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté [CONEVAL, 2020], les programmes d’aide sociale parviennent à susciter l’adhésion des citoyens, sans engendrer une restructuration profonde de la société, grâce à une politique paternaliste de « redistribution ». En outre, bien que la dette publique intérieure ait atteint des niveaux historiquement élevés, les investissements budgétaires dans les domaines de l’éducation, de la recherche ou de la santé ne reflètent pas une transformation axée sur un développement lié au bien-être de la population. Le progrès et la modernisation offerts par Morena correspondent-ils réellement aux besoins de la population du sud-est, notamment à ceux des peuples indigènes mayas ?
55Ce panorama ne propose qu’une vision partielle d’un projet multidimensionnel, avec de multiples implications (économique, culturelle, sociale, environnementale, politique et démocratique) qui doivent être approfondies en raison de leur grande complexité. Trois aspects fondamentaux ressortent néanmoins : l’imposition d’un modèle de développement laissant les communautés à la marge ; l’utilisation du territoire à des fins incertaines (mobilités, commerce, extraction, etc.) ; et l’augmentation de la violence institutionnalisée à travers la militarisation de la région, mais de manière plus générale à travers la mise à mal de l’indépendance des institutions (Institut national électoral - INE, Institut national de transparence, accès à l’information et protection des données personnelles - INAI, Cour suprême de justice de la nation - SCJN , etc.). L’utilisation de l’appareil médiatique (médias, canal YouTube, mañaneras, etc.) renforce le contrôle de l’information par un discours démagogique, voire prosélyte, visant à légitimer le pouvoir en place.
- 31 Moi, j’ai d’autres données.
56« Yo tengo otros datos31 ». Cette phrase couramment répétée depuis le début du mandat d’AMLO, illustre l’un des symptômes du gouvernement actuel, dans lequel les informations sont transformées au quotidien pour cadrer avec le discours politique. Le gouvernement fait aussi appel à l’appareil militaire pour justifier ses actions par son utilité sociale. Sur le terrain, l’un des éléments récurrents dans les témoignages est la mention à la violence, que ce soit de l’intimidation, de la présence militaire, mais surtout l’imposition du projet à tous les niveaux décisionnaires.
57La grande transformation que subit actuellement le Mexique n’est probablement pas celle que Polanyi (1983) avait envisagée, mais s’inspire fortement de son concept de socialisme démocratique selon lequel l’imposition du pouvoir est perçue comme un mal nécessaire. Ce gouvernement, qui prône la souveraineté populaire et la démocratie (cf. photo 3), utilise des méthodes, des outils et des processus similaires aux gouvernements antérieurs (qu’il s’agisse du PRI ou du PAN). Ce constat est d’ailleurs confirmé par la chute de l’indice de démocratie, passant de la catégorie « démocratie défaillante » à celle de « régime hybride en chemin vers l’autoritarisme » (6,19 en 2018), situant le Mexique en dessous de la moyenne régionale des pays latino-américains (5,68 en 2023) [The Economist, 2024].
58Cette étude de cas met en lumière le glissement d’un ordre néolibéral à un ordre néo-étatique dans lequel les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire sont concentrés dans les mains d’un État incarné par le président AMLO, rompant avec le principe de séparation des pouvoirs inhérent à la démocratie. Ce déclin démocratique s’accompagne de l’aliénation des droits fondamentaux des habitants de la péninsule du Yucatán, à savoir le droit à l’information, à l’autodétermination, à la propriété ou à la protestation.
59Cet article dresse un bilan contrasté dont les résultats ne seront malheureusement tangibles que dans quelques années. Si la fin du mandat d’AMLO ne présente pas de perspectives claires pour l’avenir, le duel féminin à l’élection présidentielle 2024 représente néanmoins une première dans l’histoire mexicaine. Une continuité politique se dessine avec la candidate Claudia Sheinmbaum, ancienne maire de Mexico et protégée d’AMLO, dont la campagne initiée dès 2022 affichait son profil sur tous les murs du Mexique. L’élection d’une femme à la présidence pourrait alors marquer une réelle transformation dans un pays où la place de la femme reste traditionnellement limitée.
![Photo 3 – 5 ans de triomphe historique démocratique du peuple du Mexique [AMLO, 2023]](docannexe/image/18957/img-8-small580.jpg)
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