1L’ouvrage de Laura Brondino, Autorité(s) et obédience dans le Mexique porfirien. Les jefes políticos de l’État du Yucatán, 1878-1902, paru en 2022, réactualise un illustre répertoire historiographique : le Porfiriat (1876-1911). Plus généralement, celui-ci participe au dynamisme d’une littérature qui, depuis trente ans, propose une interprétation renouvelée du caudillisme, des confréries, des pronunciamentos et de tant d’autres traits organiques de l’Ancien Régime qui, sur le temps long, ont contribué, parallèlement à un supposé État de droit normatif, à l’approfondissement de la citoyenneté et à l’édification d’institutions populaires démocratiques [Lempérière, 2005] – aujourd’hui compromises par le défi du narcotrafic.

2Le Porfiriat, si difficilement explicable au regard des catégories habituelles de la science politique, est vraisemblablement la période de l’histoire mexicaine qui a fait couler le plus d’encre après la Révolution qu’elle anticipe chronologiquement (1910-1920). Après avoir consommé son indépendance en 1821, le Mexique se forge une culture politique au rythme des guerres civiles et des annexions étrangères, puis connaît – paradoxalement – une stabilité sans pareil sous le général Porfirio Díaz. Son régime, synthèse de caudillisme et de capitalisme – dont les mots d’ordre sont le pragmatisme et l’amitié –, opère dans la société avec une aisance déconcertante. Si une frange de la technocratie contemporaine du chef de l’État s’efforce de sublimer son autorité dans des objectifs canoniques d’ordre et de progrès, c’est ensuite l’anti-porfirisme rebelle qui prend le plus de place dans la littérature. Jusque dans les années 1980, la période n’a cessé d’être réifiée dans ce même clivage idéologique. Il faut alors attendre 1985 pour que soit publié Le Mexique : de l’Ancien Régime à la Révolution de François-Xavier Guerra. À l’image de la « Nouvelle histoire politique » qu’il incarne, cet ouvrage propose une lecture dépassionnée du Porfiriat à partir d’une prosopographie de ses cadres civils. Comme le remarque Clément Thibaud, Guerra a su « dépasser les fondements individualistes de la prosopographie pour reconstruire le jeu complexe qui s’est tissé entre la fiction politique et les pratiques sociales durant la Révolution mexicaine » [Thibaud, 2012]. Cela dit, l’ouvrage crée à son tour de nouveaux angles morts : la culture politique de l’époque, enfermée dans une dichotomie modernité-tradition, est circonscrite à Mexico et au cercle le plus fermé de ses élites.

3C’est ici que le livre de Laura Brondino intervient. D’une part, et contrairement à une vue courante, elle déplace la focale sur la péninsule yucatèque et se concentre sur une figure bien précise : le jefe político. Ce jefe est le médiateur exemplaire entre les élites gouvernantes et les gouvernés. Antérieure à Díaz, cette figure incarne la vivacité de l’hybridation d’une culture juridictionnelle héritée de l’Ancien Régime, qui n’a jamais fait l’objet d’une table rase. L’approche originale du livre – l’histoire critique du droit – fournit les connaissances théoriques nécessaires à la compréhension du déploiement des réseaux de pouvoir porfiriens dans des régions reculées. Si François-Xavier Guerra détaille longuement l’économie des sociabilités sur laquelle repose l’autorité de Porfirio Díaz [Guerra, 1985], Laura Brondino complète son propos en explicitant cette fois-ci les leviers juridiques que le caudillo est en mesure d’activer. D’autre part, l’effort de renouvellement méthodologique et d’historicisation des catégories structurantes de la modernité politique auquel elle participe lui permet de dépasser le « paradigme étatique contemporain », anachronique et embarquant des rapports de force propres à d’autres espaces –  a France notamment [Thibaud, 2023]. En outre, en pensant à nouveaux frais les pratiques sociales associées à l’édification de l’État mexicain, Laura Brondino libère le pays de son schème de misère et d’archaïsme politique. Cette fois, elle rectifie Guerra.

4À travers un repère et quatre chapitres, équivalents en taille et dont ce qui ressort en premier lieu est l’immense qualité de la langue, le lecteur plonge dans une expérience anthropologique du pouvoir dans le Yucatán porfiriste. Dans le repère, elle fige en toile de fond les caractéristiques géographiques et économiques de la région, sa trame historique avec la Guerre des castes (1847-1901), l’organisation sociale du territoire, sa proximité avec Cuba, etc. Elle évoque notamment la pauvreté des sols et l’abondance de la main-d’œuvre locale, puis rappelle le début du péonage et de l'intégration lente de la péninsule dans un système capitaliste hybride – via la monoculture du sisal. Suit un exposé érudit sur la manière dont est rendu le droit dans cette société pyramidale. Comme dans le reste de l’espace impérial, on retrouve les vecinos dont la qualité socio-culturelle, reconnue par la communauté, leur confère de fait des droits et des devoirs. Dans les vecindades, ou cités, ces chefs de famille assurent en bons chrétiens la tutelle de la communauté par elle-même. Ils se distinguent ainsi des indios, répartis en repúblicas et généralement exclus de cette citoyenneté. Si la réciprocité des services observée dénote surtout l’indisponibilité de l’ordre politique à la volonté humaine – son garant ultime étant le roi, représentant de Dieu sur Terre –, les cartes sont néanmoins rebattues par la Constitution de Cadix de 1812. En effet, le complexe dénouement d’une crise impériale à l’échelle atlantique, ouverte lors de l’invasion du Portugal et de l’Espagne par Napoléon I^er (1808), et les contingences propres à la résistance des réseaux de cortes (cours) altèrent formidablement la légitimité monarchique [Thibaud, 2023]. Car, si la captivité à la fois imprévisible et fondatrice du roi Ferdinand VII suscite un élargissement du spectre politique, Cadix donne alors le primat à la loi et intronise la souveraineté populaire dans le droit, sur la base du vecino-citoyen. Celle-ci se formalise par l’apparition d’institutions publiques dans les ayuntamientos (mairies). Le jefe político, ancien subdélégué royal chargé jadis de représenter la Couronne au plus près des Indiens, naît de cette mutation juridictionnelle (Chap. 1).

5La suite du livre examine la construction des savoirs d’État profus chez la classe dirigeante de l’époque. En reprenant Hale [1989], Brondino évoque la vogue positiviste dont le rôle est de donner au gouvernement des moyens de contrôle efficaces face aux masses populaires afin « d’acclimater la liberté qui est une plante exotique dans notre histoire », selon les mots de Justo Sierra (cité p. 151). En ce sens, au moment où le projet d’étatisation porfirien se concrétise, le jefe político représente – déjà – un instrument parfait de domination hiérarchique. Nommé discrètement et librement par le gouverneur, ce dernier chapeaute les différentes instances d’un gouvernement aux pouvoirs séparés. Il est désormais, dans le rôle vacant du dépositaire de l’équité, l’interlocuteur privilégié entre les différentes strates de la société yucatèque (Chap. 2 et 3). Par ailleurs, si la recherche de consensus populaire alimente de fait des luttes factionnelles entre grandes familles – de sang comme spirituelles –, le jefe político assure une nouvelle fois à Mexico son statut d’arbitre extérieur, par la cooptation et en mimant la justice. Via la Garde Nationale, il peut également avoir recours à la force. Néanmoins, Laura Brondino insiste sur le fait qu’il n’est ni le relais tout puissant du pouvoir central ni le témoin vivant d’une autonomie hypothétique dont l'arène politique yucatèque jouirait. En effet, son autorité est subtilement encadrée par une panoplie de démarches bureaucratiques – on parle de « moralité administrative » (Chap. 4). La belle frise de la page 350 synthétise la chronologie des exercices des jefes políticos entre 1878 et 1902.

6En somme, Laura Brondino met surtout en lumière, par un travail d'archive colossal, l'excellente connexion entre les cercles de pouvoir de Mérida et de Mexico. Force est de constater que les sociabilités régionales ne répondent pas à des codes distincts de celles que l'on peut observer du côté de la capitale, aspect sur lequel la littérature a jusque-là été peu disserte. Le fait que l'ouvrage s'achève en 1902, soit au moment où Olegario Molina accède au gouvernorat yucatèque, interpelle sur la nécessité de se pencher sur les entreprises de ce dernier. En effet, au seuil du xx^e siècle, Porfirio Díaz semble plus décidé que jamais à instaurer des caciquats científicos à travers la République, avec l’objectif de se défaire une bonne fois pour toutes des gouverneurs qui le précédaient, issus comme lui d'une carrière des armes. La Révolution mexicaine embrase le pays dans la foulée et entraîne la disparition du jefe político. Des recherches futures gagneraient à explorer les ruptures – et les continuités – entre autorité(s) et obédience dans le Mexique rebelle.