1Le 2 juin 2024, les Mexicains ont élu pour la première fois une femme comme présidente : Claudia Sheinbaum. Dans un pays où en moyenne 11 femmes sont assassinées chaque jour, peut-on espérer que son élection marque le début d’un changement majeur en matière d’égalité de genre ? L’ouvrage Mexicanas en pie de lucha. Reportajes sobre el Estado machista y las violencias nous offre quelques pistes de réflexion intéressantes à ce sujet.

2Rassemblant le travail d’enquête de six journalistes féministes, l’ouvrage dresse le contexte politique et social du Mexique afin d’expliquer l’émergence de la quatrième vague du mouvement féministe dans le pays. Le travail journalistique est ainsi valorisé comme une source d’information légitime dans l’étude et la compréhension du féminisme. Le suivi assidu de l’actualité politique et sociale, les relations avec les acteur·rices, la présence sur les terrains des mobilisations et l’accès privilégié aux arènes institutionnelles permettent aux journalistes féministes de rendre compte et d’expliciter les transformations sociales et politiques en temps réel. Même s’il peut être parfois politisé [Melgar, 2024], ce travail de documentation représente un atout essentiel pour la recherche sur les mouvements sociaux, non seulement pour retracer la généalogie d’une mobilisation, mais aussi pour présenter certaines données et espaces auxquels les chercheur·euses n’ont pas toujours accès.

3Pour comprendre cet ouvrage, il semble essentiel d’avoir à l’esprit le contexte de désinformation et de stigmatisation dans lequel le mouvement féministe s’inscrit. La mauvaise presse émane des autorités politiques, mais aussi des médias de masse [Salas Sigüenza, 2021], qui ont tendance à négliger l’histoire des mobilisations et à réduire la complexité du mouvement à certaines actions violentes. L’objectif de ces journalistes féministes est donc avant tout un travail de déconstruction de ces discours erronés et à charge. Claudia Ramos (chapitre 2) revient, par exemple, sur les propos tenus par le président mexicain Andrés Manuel López Obrador (AMLO) qui, à l’occasion d’une conférence tenue le 29 septembre 2021, affirmait que le mouvement féministe mexicain avait vu le jour deux ans auparavant et était mené par des conservatrices cherchant à porter préjudice à son gouvernement. En réponse aux affirmations du président, la journaliste retrace l’histoire des luttes des femmes au Mexique du début du xx^e siècle jusqu’aux années 2000. Elle met en avant les alliances entre partis politiques ayant permis des avancées féministes et analyse l’histoire des politiques publiques visant à réduire les inégalités de genre, supprimées par le gouvernement d’AMLO. Plus qu’une description du passé, c’est avant tout une explication du présent que réalise la journaliste. Non, le mouvement féministe mexicain n’a pas vu le jour en 2019. Non, il ne mène pas sa lutte contre un gouvernement en particulier comme l’affirme un président qui balaye certaines de ses grandes avancées. Une question se pose alors : l’autoproclamé gouvernement le plus féministe de l’histoire du Mexique l’est-il vraiment ?

4Ivonne Melgar (chapitre 3) démontre bien comment AMLO a mis en place des politiques à contresens des luttes féministes, même si son gouvernement était paritaire et comptait des femmes ouvertement féministes dans les postes de direction, comme Olga Sánchez Cordero au ministère d l’Intérieur de 2018 à 2021. Melgar explique ce paradoxe en mettant en avant la concentration du pouvoir chez un président qui envisage la société uniquement à travers le prisme des classes sociales et qui nie la pertinence de la perspective de genre dans l’élaboration des politiques publiques. La journaliste questionne aussi le rôle des femmes au sein de ce gouvernement. Elle les observe agir de manière très disciplinée envers le chef de l’État, œuvrant dans l’ombre, souvent isolées et sans exprimer de désaccord. Cependant, elle évite de les réduire à de simples suiveuses du président. Elle leur donne la parole tout en mettant en lumière les contradictions dans leurs discours et actions.

5Les autrices se penchent également sur les causes structurelles des inégalités de genre – et donc des mobilisations –, notamment en étudiant la division sexuelle du travail. Selon les chiffres de l’Inegi et de la CEPAL, le travail domestique non rémunéré au Mexique correspond à 22,8 % du PIB et est réalisé à 71 % par des femmes. Bien qu’il dépasse tous les secteurs économiques, seul 0,1 % du PIB lui est alloué. Autrement dit, les femmes mexicaines soutiennent l’économie du pays sans la reconnaissance qui leur est due. Comme le montre Daniela Rea (chapitre 1), cette invisibilisation mène à une précarisation de la vie des femmes, à l’exploitation de leurs corps, à une privation de leur autonomie et à leur exclusion de la sphère politique. Bien qu’AMLO prétende lutter contre les inégalités économiques et l’exploitation des travailleurs par le système néolibéral, son refus d’aborder une perspective de genre rend ses politiques publiques inefficaces pour améliorer la qualité de vie des femmes les plus précaires. C’est aussi ce que met en avant Nayeli Roldán (chapitre 4). Elle démontre que les programmes sociaux mis en place par le gouvernement d’AMLO ne prennent pas en considération les besoins et les contraintes des femmes liés à leurs tâches domestiques, ce qui les rend inadaptés, voire inaccessibles, pour les femmes. De plus, le président mexicain a suspendu certains programmes visant à améliorer l’intégration des femmes au monde du travail.

6Valeria Durán se penche quant à elle sur le problème des féminicides (chapitre 5). Elle met en lumière les irrégularités menant à l’impunité vis-à-vis de ces crimes, comme le manque de matériel et de connaissances pour la récolte des preuves, l’inexistence d’une banque génétique, le manque d’authentification des preuves, ou encore leur mauvaise conservation. La journaliste insiste sur les problèmes que pose la non-classification des féminicides en tant que tels comme l’établit la Ley General de Acceso de las Mujeres a una Vida Libre de Violencia. La bonne classification des féminicides permet d’infliger une peine plus lourde aux assassins, mais elle donne surtout lieu à une reconnaissance des violences subies par la victime avant sa mort et à une meilleure visibilisation du phénomène. En entrelaçant des récits de féminicides avec des données quantitatives, la journaliste nous force à affronter une réalité brutale : non, les féminicides ne sont pas que des chiffres, et non, ces récits qui nous serrent la gorge et nous remuent l’estomac ne sont pas des cas isolés. Plus important encore, les féminicides ne sont pas le seul fait d’assassins, mais aussi le produit d’un système judiciaire négligeant et déficient qui donne lieu à ce que 93 % d’entre eux restent impunis.

7Au vu de cette situation catastrophique, on comprend l’émergence d’une mobilisation féministe de grande ampleur à partir du mois d’août 2019. Dans le dernier chapitre, Laura Castellanos décrit de quelle manière cette quatrième vague du mouvement féministe mexicain est menée par des jeunes femmes d’une vingtaine d’années, centrée sur la lutte contre les violences de genre et marquée par une radicalité encore jamais observée au cours de l’histoire de ce mouvement social. Elle explique cette radicalité par l’inaction du gouvernement vis-à-vis des mouvements dénonçant les violences faites aux femmes. Elle montre également la continuité des mobilisations avec l’appropriation des discours féministes des années 2000 par les jeunes activistes qui pointent du doigt la responsabilité de l’État dans la perpétuation des violences faites aux femmes. En retraçant la chronologie des mobilisations féministes entre 2019 et 2022, la journaliste met en lumière la posture hostile adoptée par le gouvernement. Elle décrit aussi un durcissement de la répression vis-à-vis de ce mouvement social, notamment de la part de la cheffe du gouvernement de Mexico entre 2018 et 2023, Claudia Sheinbaum.

8L’ascension de Sheinbaum à la présidence pose alors la question de sa relation à venir avec le mouvement féministe et celle de la mise en place de futures politiques publiques en matière d’égalité de genre et de lutte contre les violences faites aux femmes. Il est impossible de prédire ce qui se passera pendant le prochain mandat présidentiel, mais l’ouvrage Mexicanas en pie de lucha permet de questionner la relation supposée forte entre la gauche politique et les mobilisations féministes. Pour les recherches à venir il serait pertinent de mettre en relation les analyses et les données des travaux journalistiques avec les outils des sciences humaines et sociales.