1Depuis la crise financière mondiale de 2007-2008 et le report des actifs de groupes hôteliers européens, alors fragilisés, depuis une côte méditerranéenne saturée vers un littoral latino-américain à haut potentiel de rentabilité, la péninsule du Yucatán, située dans le sud-est du Mexique, connaît une nouvelle phase d’emballement de son développement touristique. Tandis que la région apparaît aujourd’hui tiraillée entre approfondissement des investissements, comme en témoigne le projet du « Train Maya », instigué par le gouvernement d’AMLO, et des doutes quant à la soutenabilité d’un modèle balnéaire menacé par la prolifération des sargasses, le documentaire Mayapolis, réalisé par Renaud Lariagon, propose d’explorer la trajectoire contemporaine du phénomène touristique sur cet espace régional, dans un propos à la fois resserré (59 min.), entier, et d’une grande qualité illustrative.
- 1 Outre le fil rouge déroulé en narration, l’analyse est développée grâce aux interventions croisées (...)
2D’une facture polyphonique1, ce documentaire aborde un territoire hissé au rang de première région touristique d’Amérique latine en termes d’afflux de touristes : en 2019, 25 millions de passagers étaient arrivés à l’aéroport de Cancún. Bâtie ex nihilo à partir de 1970, la ville de Cancún incarne le premier essor touristique mexicain, âge d’or d’un modèle sol y playa piloté par l’État fédéral et son programme de Centres intégralement planifiés (CIP). La réussite de ce cas d’école se traduit par le prolongement du modèle le long du littoral caribéen, avec la création, en 1998, du label « Riviera Maya ». Une importante urbanisation du trait de côte au sud de Cancún en découle, couloir passant par les désormais reconnues stations de Puertos Morelos, Playa del Carmen et Tulum. Le développement y est soutenu par une forte migration intérieure répondant aux besoins en main-d’œuvre, mais aussi par l’acquisition, parfois violente, souvent conflictuelle, de parcelles nécessaires à la construction d’infrastructures, de logements ou d’hôtels.
3Construit en six chapitres, le film aborde de façon transversale des problématiques chères au champ émergent de l’approche matérialiste et géographique du tourisme, dans lequel il s’inscrit : la ségrégation fonctionnelle, sociale, voire ethnique, à l’œuvre dans les espaces mis en tourisme ; le tourisme comme principal moteur de l’urbanisation et de la métropolisation ; la dépossession puis la recontextualisation des aspects ordinaires de la vie des populations originaires de la région (en l’occurrence, les Mayas) ; la privatisation et/ou la fermeture d’espaces naturels par la création d’enclosures ; enfin, en filigrane, l’accaparement des terres, dont les modalités sont au Mexique structurées par l’existence d’un régime de propriété sociale unique (l’ejido) mais délité, suite à la refonte constitutionnelle des droits agraires et fonciers de 1992.
- 2 L’expression « snow birds » désigne les populations nord-américaines, souvent retraitées et propri (...)
4La péninsule condense une grande diversité d’entreprises touristiques, que le documentaire s’efforce de restituer. L’offre s’étend des complexes d’hébergement tout-inclus, popularisés par les spring breakers, puis plébiscités par une clientèle domestique issue des classes moyennes supérieures, aux hôtels-boutiques des centres urbains patrimoniaux, en passant par les lotissements de Playa del Carmen visant le marché des snow birds2, les « hameaux mayas » dont la mise en tourisme complète la stratégie de marketing ethnonymique du « Mundo Maya », ou encore le segment hippie-chic proposé dans la destination en vogue de Tulum.
- 3 TEBC. Le cadrage scientifique et les sources du documentaire, ainsi que les sessions de séminaire (...)
5Face à l’intensification et à la diversification du phénomène touristique, plus encore suite au « changement de paradigme » impliqué par l’intérêt croissant porté à l’arrière-pays « maya » depuis les années 2000 [Samuel Jouault, dans le documentaire], plusieurs travaux se sont emparés des problématiques affleurant la transformation touristique du Yucatán [García et Jouault, 2020 ; Marie dit Chirot, 2021 ; Almeida-Poot et al., 2023], dont Mayapolis se fait ici l’écho audiovisuel. Le travail de Renaud Lariagon prolonge notamment des réflexions portées par le groupe de recherche « Tourisme, espace et biens communs3 », lequel s’attache à rendre compte de la complexité des stratégies communautaires d’adaptation au développement touristique. La mise en tourisme repose sur et produit simultanément une mise en valeur exploitant la rareté (réelle, supposée, ou construite) d’espaces acquérant, dès lors, une valeur d’échange qui prend le pas sur leur valeur d’usage. Les relations sociales reconfigurées à mesure de la subversion touristique des territoires sont en ce sens autant d’entrées pour l’analyse du fait touristique. La prise en compte d’initiatives estampillées « alternatives » ne peut donc faire l’économie d’une analyse rigoureuse de ce qui leur confère cette qualité. C’est ce que rappelle Maxime Kieffer au sujet du « tourisme alternatif », concept galvaudé en raison d’une « confusion terminologique » entre le type d’offre qu’il sous-entend (tourisme rural, d’aventure, éco-tourisme) et « les modes de gestion » des ressources défendus par ses initiateurs.
6Partant, Mayapolis ouvre des pistes de recherche fécondes grâce à la rigueur de l’analyse géographique qui y est développée, laquelle épargne quelques écueils au propos général du film. Si les tenants du boom immobilier côtier sont décrits au travers des exemples de stations qui ponctuent la Riviera, le documentaire ne se cantonne pas à une stricte description de l’hydre littoral, prêtant attention à l’intérieur de la péninsule. Il ne verse pas pour autant dans une dichotomie trompeuse entre la côte et l’arrière-pays, privilégiant plutôt une lecture multiscalaire qui appréhende l’ensemble de la péninsule comme un territoire autant affecté par les mouvements transnationaux de capitaux que tissé par les flux entre foyers émetteurs de touristes et nouveaux espaces investis par le secteur. Le tourisme « irradie » donc la région depuis ses pôles historiques [Álvaro López López, dans le documentaire] donnant lieu à une métropolisation depuis Cancún et Mérida. Ces deux villes, au-delà de la disparité d’offre qu’elles incarnent, répondent chacune à des dynamiques centripètes de drainage de capitaux (souvent internationaux) et de main-d’œuvre (principalement régionale), et centrifuge, ici via l’expansion urbaine par conurbation, changement d’usage des sols, et spéculation immobilière. La prise en compte des jeux d’échelles et d’acteurs offre par ailleurs des perspectives pour comprendre la façon dont les expériences touristiques coopératives, en dépit du fait qu’elles fonctionnent sur une possession et une régulation collective des ressources nécessaires à leur activité, restent structurellement subordonnées aux intermédiaires qui facilitent l’acheminement des clients vers les sites alternatifs.
7Si l’on peut enfin regretter l’absence de traitement – qui eût été toutefois délicat au vu de la densité du montage – des autres phénomènes économiques affectant la péninsule (méga-fermes porcines, soja transgénique, projets d’infrastructures éoliennes et solaires), il convient de reconnaître la portée critique de ce documentaire. L’étude livrée présente effectivement un intérêt majeur en cela qu’elle parvient à dépasser une autre binarité : celle de l’antagonisme entre rapports économiques et sociaux capitalistes et relations communautaires, qui seraient l’apanage d’un monde rural exempt de toute domination. La prédation des espaces ruraux coïncide certes avec une vision néolibérale tendant à concevoir le territoire au travers d’un prisme marchand, mais sa critique ne doit pas occulter les conflits internes aux communautés en prise avec l’industrie touristique, ni l’existence de figures hybrides, à l’instar des entrepreneurs mayas. Aussi la conflictualité est-elle ici pensée comme toujours théoriquement intrinsèque aux groupes sociaux, mais bel et bien (ré)activée par l’introduction de capitaux sur le territoire. Le tourisme est donc décrit comme un facteur exogène, un détonateur, mais dont les modalités de développement dépendent des rapports de forces entre acteurs en présence. Ce faisant, l’analyse proposée par Mayapolis s’inscrit pleinement dans le mouvement de renouveau des études critiques en tourisme, prenant en considération les contraintes structurelles pesant sur les sociétés mises en tourisme tout en évitant le dualisme hérité de la théorie de l’impact.
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