- 1 Cette contribution s’inscrit dans une recherche plus large que nous menons en collaboration avec l (...)
- 2 Les élections de 2018 ont fait l’objet d’analyses multiples, complémentaires et détaillées. Voir n (...)
1Dans une perspective comparée, le Mexique a été le pays le plus stable d’Amérique latine depuis l’institutionnalisation de son régime postrévolutionnaire en 19291. Cette stabilité politique singulière s’est construite sur une géographie électorale fortement structurée : d’abord sous la période autoritaire du parti hégémonique, dominant et « quasi unique » jusqu’en 1985 – lorsque les élections ne mettaient pas en jeu de véritables options –, mais aussi lors de sa transition prolongée vers un système politique plus ouvert et compétitif – pluriel et tripartiste – depuis 1991 [Emmerich, 1993 ; Gómez Tagle, 1997, 2009 ; Sonnleitner, 2018]. Pourtant, l’alternance présidentielle de 2018 a révélé l’épuisement de ce dernier modèle « transitionnel » et met en cause sa pérennité. À l’instar d’un puissant tsunami électoral, la coalition majoritaire qui a porté au pouvoir Andrés Manuel López Obrador (AMLO) a déplacé les trois partis qui avaient gouverné le pays tout au long des dernières décennies, avec la promesse d’initier une nouvelle ère politique à l’appui l’ambitieuse « Quatrième Transformation » (« Cuarta Transformación, 4T ») historique2.
2Dans le champ politique, les ruptures sont frappantes, tant dans les discours et les interactions entre les principaux acteurs que dans le style et les pratiques du nouveau gouvernement [Aguilar-Rivera, 2022 ; Sánchez-Talanquer & Greene, 2021]. Depuis sa prise de possession, le président s’adresse quotidiennement à la nation par de longues conférences de presse matinales, pour commenter l’actualité, présenter ses politiques et critiquer ses adversaires, figurés comme un bloc d’opposition conservateur et homogène [Muñiz, 2021]. En exerçant une influence centrale sur l’agenda politique, il dessine un pays divisé en deux pôles antagoniques, avec deux projets de nation antinomiques. Cette vision dichotomique prédomine actuellement dans les discours de tous les partis et d’une majorité de la classe politique, et est amplement relayée par les médias, les réseaux sociaux et parmi les leaders de l’opinion publique [Castro Cornejo, 2023 ; Elizondo Mayer-Serra, 2021 ; Moreno Álvarez, 2022].
3Cette image d’un pays bipolarisé ne représente pas les comportements socioterritoriaux des électeurs. Comme nous allons le voir, leurs préférences demeurent plurielles et volatiles. Loin de s’organiser en deux blocs homogènes et distincts, la distribution du vote des Mexicains configure des géographies électorales multiples, fragmentées et changeantes, en pleine reconfiguration. L’ampleur de la victoire d’AMLO (qui a gagné avec 54,8 % des suffrages exprimés) a été le fruit de l’effondrement des trois partis qui avaient structuré la politique mexicaine depuis 1991 [Prud’homme, 2020 ; Sonnleitner, 2020, 2023 ; Aragon Falomir et al., 2019]. Ce score inédit depuis les présidentielles de 1982, a marqué les esprits et produit l’impression d’un retour vers un système de parti dominant [Arroyo, 2018 ; Palma Cabrera & Osornio Guerrero, 2020]. Néanmoins, la question qui demeure est de savoir si cette alternance a transformé durablement la démocratie mexicaine : celle-ci est-elle en voie de régression ou est-elle entrée dans une nouvelle ère politique ? Que reste-t-il du système de partis « transitionnel » après le tsunami de 2018 ?
4Les élections législatives fédérales depuis 1991, et plus particulièrement celle de mi-mandat de 2021, fournissent des données précieuses pour approfondir cette réflexion. Partant de sondages et des résultats agrégés au niveau national, cette dernière a été interprétée au prisme de la bipolarisation car elle a opposé deux grandes coalitions – l’une qui soutenait et l’autre qui s’opposait au président –, en dispute pour le contrôle de la Chambre des députés [Moreno Álvarez, 2022 ; Guadarrama Cruz, 2021]. Pourtant, lorsque les votes se décomposent par circonscriptions et par partis, leur distribution fait apparaître des dynamiques régionales très diverses. Malgré l’ampleur des ruptures et du changement, les géographies électorales émergentes révèlent des continuités avec les clivages précédents.
- 3 La Chambre des députés mexicaine est composée de 500 législateurs : 300 sont élus dans des circons (...)
5Afin de situer le séisme de 2018 dans une perspective temporelle et spatiale plus large, ce travail s’inscrit dans une littérature en plein essor qui étudie le vote au Mexique dans une perspective géographique et socioterritoriale [Emmerich, 1993 ; Gómez Tagle, 1997, 2009 ; Gómez Tagle & Valdés, 2000 ; Klesner, 2007 ; Harbers, 2017 ; Sonnleitner, 2017, 2018, 2020 ; Johnson & Cantú, 2020]. Son originalité consiste à analyser les onze élections législatives tenues entre 1991 et 2021, parti par parti, à l’échelle des 300 circonscriptions dans lesquelles sont élus les députés de majorité relative3. Son principal apport est de révéler la diversité croissante – et le pluralisme persistant – des comportements électoraux régionaux. Au lieu de rester au niveau des coalitions, nous décomposons les blocs pour explorer les dynamiques socioterritoriales particulières des sept partis qui ont accédé à la représentation législative nationale.
6Nous avons élaboré seize cartes accompagnées de tableaux et d’éléments graphiques, en recourant à des méthodes complémentaires d’analyse spatiale exploratoire et descriptive combinées à des analyses statistiques multivariables de régression et de classification hiérarchique [Minvielle & Souiah, 2003]. Celles-ci s’emploient à étudier la distribution géographique des principaux partis, à situer les différents électorats, à explorer leurs profils sociodémographiques et à construire des régionalisations synthétiques de leurs principales configurations socioterritoriales. Ceci nous permet de montrer que le PRI, le PAN et le PRD, sont parvenus à s’enraciner en développant des bases socioterritoriales distinctes, structurées et stables jusqu’en 2015. La reconstruction des tendances électorales « lourdes » met en avant les géographies électorales qui ont émergé en 2021 dans une perspective historique, révèle les ruptures et les continuités et teste l’hypothèse d’une polarisation/fragmentation du vote.
- 4 Depuis 1991, la délimitation géographique de ces 300 circonscriptions a été modifié à quatre repri (...)
7Ajoutons quelques précisions méthodologiques pour interpréter ces cartes. Au Mexique, l’interdiction de la réélection parlementaire entre 1933 et 2014 a subordonné étroitement les carrières des députés aux directions des partis, en les empêchant de cultiver des liens directs de représentation avec les électeurs [Escamilla Valencia, 2022]. Aujourd’hui encore, peu de citoyens connaissent l’identité de leurs députés et votent pour les partis aux législatives, contrairement aux présidentielles et aux municipales où le vote est davantage guidé par la réputation des candidats. Par conséquent, les élections législatives donnent la mesure du poids des partis. Afin de retracer l’évolution des loyautés partisanes sur trente années, nous reconstruisons les préférences électorales à l’échelle des 300 circonscriptions en vigueur en 2018 et 20214.
- 5 Toutes ces échelles sont fort utiles, mais gagnent à être analysées à des niveaux distincts : les (...)
8Ce niveau analytique a de multiples avantages. Il permet d’étudier le vote à une échelle beaucoup plus fine que celle des 5 circonscriptions plurinominales (dans lesquelles sont élus les 200 législateurs de représentation proportionnelle) et des 32 États (qui élisent à leur tour des gouvernements et des législatures locales). Cette approche évite également de noyer l’analyse dans les nuances des 2 469 communes (qui élisent chacune un président et des conseillers municipaux), et dans la complexité extrême des 67 000 bureaux de vote5. Toutes ces circonscriptions ont un poids démographique équivalent car elles sont conçues pour garantir une représentation législative équitable suivant le principe « un citoyen, un vote ». Contrairement aux États et aux municipalités qui peuvent avoir quelques milliers ou plusieurs millions d’habitants, elles contiennent autour de 287 000 électeurs en 2021. Plus elles sont géographiquement étendues, plus l’habitat y est éparpillé ; plus elles sont réduites, plus elles sont densément peuplées. Leur taille permet donc de distinguer aisément les zones rurales des principaux pôles urbains qui structurent les différentes régions. Afin de visibiliser l’hétérogénéité interne des principales zones métropolitaines (la ville de Mexico, Pachuca, Toluca, Cuernavaca, Puebla et Tlaxcala ; Guadalajara, Monterrey, Cancún, Acapulco, Tijuana et Ciudad Juárez), celles-ci sont reproduites en zoom.
- 6 Comme l’a souligné l’économiste W.S. Robinson [1950], les données agrégées à une échelle territori (...)
9Cette approche présente cependant des inconvénients. Le poids démographique des circonscriptions invisibilise inévitablement les villes de taille moyenne et petite, diluant les singularités des espaces ruraux. Il ne faut donc pas oublier l’hétérogénéité interne de ces territoires : leurs moyennes captent les grandes dynamiques de ces unités géographiques agrégées, mais ne permettent nullement de dresser des conclusions sur les municipalités, et encore moins sur les comportements des individus. Il convient de prévenir des illusions et des risques de la fameuse « erreur écologique6 ».
10En tenant compte de ces limitations, notre analyse socioterritoriale du vote législatif des Mexicains entre 1991 et 2021 pondère l’ampleur des ruptures suscitées par l’élection du président López Obrador. Explorons la profondeur des changements en cours, sans négliger les continuités géographiques et historiques qui organisent la vie politique du pays depuis trois décennies : quelles furent les bases socioterritoriales sur lesquelles se sont construites les loyautés politiques et les identités partisanes pendant la période de la démocratisation (1991-2015) ? Que s’est-t-il passé lors des élections générales de 2018, lorsque le système tripartite s’est effondré, et que reste-t-il de celui-ci après le reflux des eaux du tsunami ? Comment ont évolué les bases de Morena depuis sa première participation en 2015, et quel était son profil sociodémographique en 2021 ? À quel point la géographie qui a surgi des élections législatives de mi-mandat est-elle polarisée, et dans quelle mesure est-elle plutôt fragmentée, trois ans après l’alternance qui a porté au pouvoir la « Quatrième transformation » du président AMLO ?
- 7 La littérature sur la transition politique mexicaine est riche et très vaste. Pour des contributio (...)
11La société mexicaine a connu de profonds changements ces trois dernières décennies, mais le pays jouit d’une stabilité politique relative grâce à sa transition pacifique d’un autoritarisme de parti quasi unique vers un régime plus ouvert, compétitif et pluriel. Cette démocratisation est en grande partie le fruit de la consolidation de trois partis dont les liens durables avec les différents secteurs de la population donnaient lieu à la création d’identités politiques structurées, dotées d’ancrages socioculturels différenciés7.
- 8 Nous incluons en annexe un tableau détaillé de chacune de ces variables et de l’intensité de toute (...)
12Sans vouloir amoindrir sa complexité, la géographie sociopolitique de la démocratisation mexicaine que nous esquissons ici est issue d’analyses multifactorielles de régression et de classification qui nous ont permis d’explorer les variables sociodémographiques associées aux identités partisanes des Mexicains. Pour capter ces identités, nous avons retenu les moyennes enregistrées pour chaque parti entre 1991 et 2015, ainsi qu’à l’apogée du tripartisme, à l’époque où ils obtenaient à eux trois près de 93 % des suffrages exprimés (entre 1997 et 2006). Par la suite, nous avons identifié quatorze variables socioterritoriales (cf. tableau annexe) qui captent les principaux clivages politiques : la structure démographique (part d’hommes et de femmes dans la population et de la tranche d’âge comprise entre 25 et 59 ans), la mobilité migratoire (pourcentage de personnes nées ou ayant résidé ailleurs), le niveau moyen de scolarité, le régime de sécurité sociale (accès aux services de l’IMSS (Instituto Mexicano del Seguro Social), de l’ISSSTE (Instituto de Seguridad y Servicios Sociales de los Trabajadores del Estado) ou du « Seguro Popular »), l’état civil (personnes célibataires, mariées ou séparées), l’appartenance religieuse (confession catholique ou sans conviction religieuse) et le bien-être matériel (deux indices synthétiques de l’accès aux services et aux moyens de communication)8.
13Les résultats de ces analyses sont synthétisés dans la carte 1 qui condense l’ensemble de ces relations multifactorielles. En regroupant les 300 circonscriptions en fonction de leur similitude, en minimisant leur variance interne et en maximisant les différences entre elles, leur « classification ascendante hiérarchique » permet d’isoler sept Mexique aux caractéristiques sociopolitiques différenciées. Loin de se disperser de manière aléatoire, ces catégories composent des régions cohérentes dotées de spécificités. Elles mettent en évidence les grands clivages socioterritoriaux qui structurent les identités politiques entre 1991 et 2015.
Carte 1. Sept Mexique socioculturels, économiques et politiques (1991-2015)
- 9 Nous reprenons ici la régionalisation générale développée par Bernardo García Martínez [2008], en (...)
14Le clivage territorial le plus marqué et le plus ancien, d’un point de vue sociohistorique et géopolitique, oppose le centre névralgique et les périphéries de ce que fut la Nouvelle Espagne. Avant même l’arrivée d’Hernán Cortés, ce clivage opposait déjà l’ancienne capitale aztèque aux autres territoires soumis à sa domination. Cette tension demeure entre la ville de Mexico – une des plus grandes mégalopoles du monde, qui concentre les principales activités administratives, économiques, sociales et culturelles du pays – et la zone nodale de colonisation – qui comprend les hauts plateaux et les vallées du Centre, les versants descendant vers le golfe du Mexique (du côté de Veracruz) et vers le Pacifique (du côté d’Acapulco) –, cette zone coloniale une partie de l’État de Oaxaca et passe par le grand plateau du Bajío jusqu’aux zones minières des États de San Luis Potosí, Zacatecas et Aguascalientes, en incluant les hauts plateaux et la région centrale de l’État du Jalisco9.
15Dans la capitale, le PRD transforme la donne en 1997 avec l’arrivée au pouvoir de son fondateur et représentant principal, Cuauhtémoc Cárdenas, au poste de chef du gouvernement de Mexico, tout récemment créé à l’époque. Depuis, cette mégalopole postmoderne est dirigée par la même famille politique. Elle est composée de 27 circonscriptions (ici en couleur bordeaux). C’est le centre administratif, culturel, économique et politique par excellence : grande part de la population active (entre 25 et 59 ans), de femmes célibataires ou séparées, de personnes sans appartenance religieuse et aux niveaux d’études les plus élevés et ayant accès à des biens, à des moyens de communication et à l’assurance maladie (ISSSTE).
16Ce premier clivage, nucléaire et nodal, se complexifie par la superposition d’autres clivages d’ordre géographique, socioculturel et socioéconomique. Cette division territoriale oppose une capitale séculière, rayonnante et progressiste, à une Nouvelle Espagne éminemment catholique et conservatrice, soucieuse de préserver son autonomie. C’est dans cette zone, colonisée la première, que le Mexique commence à se développer autour de l’extraction minière et d’activités agricoles et commerciales lui étant associées [García Martínez, 2008]. C’est aussi là que la résistance à la domination espagnole se cristallise et qu’émergent les premières rébellions qui deviendront des foyers de lutte pour l’indépendance du pays. Dans ce territoire du Centre et de l’Ouest, où 90 % de la population se déclare catholique en 2020, a été le théâtre de la terrible guerre des cristeros : ces catholiques qui ont pris les armes contre le gouvernement de Calles entre 1926 et 1929 [Bataillon, 1967].
17Au sein de cette Nouvelle Espagne catholique, les principaux centres économiques, Guadalajara, Colima, Aguascalientes, San Luis Potosí, León, Irapuato, Celaya, Querétaro, Toluca et le couloir bleu (« Corredor Azul ») de l’État de Mexico, ainsi que les villes de Puebla et de Veracruz, ne concentrent pas seulement les populations célibataires, actives, possédant un haut niveau de scolarité et d’accès à des biens, à des moyens de communication et à l’assurance maladie (IMSS) ; elles constituent aussi les bastions les plus solides et loyaux du PAN. D’autres villes industrielles du Nord (Monterrey, Chihuahua, Hermosillo, Ciudad Obregón, Los Mochis, Culiacán, Durango y Torreón) partagent ce même profil sociodémographique et politique, tout comme la ville de Mérida dans l’État du Yucatán. Les 60 circonscriptions qui composent ces centres industriels, conservateurs, catholiques et « panistes » sont ici regroupées dans une catégorie représentée en bleu sur cette carte.
18Contrairement à cette frange, qui a bénéficié d’une intégration rapide à la nation mexicaine, les 46 circonscriptions en jaune correspondent à une Mésoamérique longtemps tenue à l’écart des processus de développement, encore fortement touchée par la pauvreté. Ces territoires se concentrent autour de l’isthme de Tehuantepec (dans les États de Tabasco, du Chiapas et de Oaxaca) et couvrent de larges zones rurales et autochtones de l’État de Puebla et de la Huastèque (dans les États d’Hidalgo, de Veracruz et de San Luis Potosí), ainsi que le versant du Pacifique (y compris la Costa Chica, la Costa Grande, le massif de l’État de Guerrero, la Tierra Caliente de Guerrero et de l’État de Mexico et une grande partie du territoire du Michoacán). Ces territoires partagent tous des caractéristiques sociodémographiques proches, indépendamment de leur appartenance ethnolinguistique : les niveaux les plus bas d’étude, d’accès à des biens matériels et à des moyens de communication, et d’accès à l’assurance maladie (IMSS et ISSSTE), ainsi qu’une surreprésentation de jeunes et de personnes mariées. Sur ces terres, le PAN ne parvient pas à s’enraciner et c’est le PRD qui incarne l’opposition au PRI, avec des alternances sporadiques mais importantes à l’échelle municipale et locale, surtout dans le Guerrero et le Michoacán (bastion historique du cardénisme, gouverné plusieurs fois par trois générations de la famille du général Lázaro Cárdenas).
19Ce Mexique mésoaméricain se structure également autour d’un clivage urbain-rural. Les capitales des États du Tabasco (Villahermosa), du Chiapas (Tuxtla Gutiérrez), du Michoacán (Morelia) et de Oaxaca, ainsi que trois autres villes (Uruapan dans le Michoacán, le port d’Acapulco dans l’État de Guerrero et Coatzacoalcos dans l’État de Veracruz) jouent un rôle pivot de centres administratifs et économiques. Comme dans le cas des pôles industriels du Centre et du Nord, ces villes ont une population active plus nombreuse, des niveaux d’étude plus élevés et un accès accru à des biens matériels et à des moyens de communication. Contrairement à leurs contreparties « panistes », ces « citadelles du service public » hébergent davantage d’ayants droit de l’ISSSTE, de migrants et une part plus importante de personnes divorcées et sans appartenance religieuse ; elles votent aussi de manière plus soutenue pour le PRD.
20Ces territoires ne se situent pas exclusivement dans la Mésoamérique marginalisée. On les retrouve autour la zone métropolitaine dans l’État de Mexico, sur l’axe industriel qui relie la capitale à Pachuca, dans l’État de Morelos, ainsi qu’à Poza Rica (État de Veracruz), Ciudad Madero (État du Tamaulipas), Tepic (État du Nayarit) et dans la capitale de la Basse-Californie du Sud (La Paz). Au total, ces 43 circonscriptions législatives constituent près de 14 % des inscrits, et sont représentées en orange sur la carte.
21La sixième catégorie, identifiée comme le « Mexique rural et d’élevage, aride, dispersé et introverti » que j’identifie ici, couvre une large zone intermédiaire en marge de la Nouvelle Espagne vers le nord, et de la Mésoamérique mexicaine en direction des Caraïbes, comprenant toutes les zones rurales de la péninsule du Yucatán. Elle est composée de 45 circonscriptions colorées en vert clair (15 % du total). Ce Mexique présente des niveaux intermédiaires pour la plupart des indicateurs sociodémographiques, à l’exception de la population masculine et de personnes mariées qui y sont surreprésentées. Entre 1991 et 2015, c’est dans ces vastes territoires ruraux et périphériques que le PRI devance le PAN dans un contexte d’absence presque complète du PRD.
22Comme pour les cas précédemment évoqués, la contrepartie de ce Mexique rural, périphérique et agraire, intégré plus tardivement, est composée de 20 circonscriptions qui comprennent des centres industriels présentant des taux de croissance économique et démographique plus élevés. Représentés en bleu sur la carte, ils se situent tous dans une zone que certains géographes nomment la « Mexamérique » [Musset, 2015], composée de territoires tournés vers l’extérieur et entretenant des liens étroits avec les États-Unis. Leur prospérité s’est construite sur l’essor des maquiladoras (à la frontière nord), mais aussi du tourisme international (Los Cabos en Basse-Californie du Sud, Cancún et la Riviera Maya dans l’État de Quintana Roo). Ils attirent une population constituée de migrants en quête de travail : surtout composée d’hommes, sécularisée, active, présentant des niveaux moyens ou élevés d’étude, d’accès à l’assurance maladie (IMSS), à des biens matériels et à des moyens de communication. C’est dans ces nouveaux pôles industriels et touristiques, dont la production et le regard sont tournés vers l’étranger, que le PAN réussit à s’enraciner et à concurrencer avec succès le PRI entre 1991 et 2015.
23Il va sans dire que ces sept Mexique sont eux-mêmes composés d’une trame plus complexe qui varie en fonction des régions. Cette classification explique 60 % de la variance totale enregistrée pour les 20 variables retenues par ce modèle synthétique. En outre, les données sociodémographiques (issues du recensement de 2020) et les moyennes retenues pour chaque parti (1991-2015 et 1997-2006) ne rendent pas compte du caractère dynamique et changeant des processus de développement et de démocratisation à l’œuvre.
24Cependant, cette première synthèse produit des résultats très riches en enseignements. Les régionalisations construites à l’échelle des 300 circonscriptions ne coïncident qu’avec les frontières de quatre États : la Basse-Californie du Nord, Zacatecas, la ville de Mexico et Campeche. Pour toutes les autres, les dynamiques dépassent les contours administratifs et mettent en évidence d’importantes divisions, transversales et internes. La carte 1 représente les principaux clivages socioterritoriaux qui ont structuré les identités politiques de 1991 à 2015, s’appuyant sur des contrastes divers et complémentaires : centre-périphérie, catholique-sécularisé, nord-sud, urbain-rural, secteur privé-secteur public, etc. Leur combinaison nous donne un bon aperçu de la manière dont se sont articulées les variables démographiques (sexe, âge et migrations), économiques (biens matériels et secteurs d’activité), anthropologiques (structures familiales), socioculturelles (religion, niveaux d’étude et moyens de communication) et politiques (identités partisanes) pour composer des configurations socioterritoriales structurées et stables.
25Toutefois, ce système transitionnel n’échappe pas à un processus plus large de décomposition sociale et politique qui touche l’ensemble du pays. Petit à petit, le tripartisme se détériore, puis finit par s’effondrer, emporté par un puissant tsunami électoral. De prime abord, le succès d’AMLO aux présidentielles de 2018, lorsque celui-ci remporte 54,8 % des suffrages valides, est spectaculaire. Pourtant, ce séisme ne peut être exclusivement attribué au charisme d’un candidat qui a déjà été battu à deux reprises (avec 35,3 % en 2006, et 32,4 % en 2012). L’alternance présidentielle de 2018 est donc le fruit de changements plus profonds [Moreno et al., 2019 ; Aragon Falomir et al., 2019 ; Aparicio & Castro Cornejo, 2020 ; Sonnleitner, 2020, 2023].
26Le graphique 1 situe l’ampleur du « tsunami » dans une perspective historique. Celui-ci met fin à un système tripartite qui a maintenu la stabilité politique du Mexique pendant un quart de siècle. Malgré la concurrence du PAN et du PRD, un déclin progressif et la multiplication des alternances à tous les niveaux du pouvoir exécutif et législatif, le PRI demeure l’acteur central du système transitionnel. Pendant cette période, il conserve en moyenne quatre suffrages sur dix, contre trois pour le PAN et deux pour le PRD. Jusqu’en 2006, seul un électeur sur seize votait pour un autre parti politique.
- 10 Le graphique représente les pourcentages de votes obtenus par le PRI, le PAN, le PRD et le reste d (...)
Graphique 1. Tendances historiques et transferts de votes (1991-2021)10
Source : Créé par Willibald Sonnleitner avec Philicarto, à partir des données électorales de l’IFE (1991-2012) et de l’INE (2015).
27Ces tendances attestent de l’ampleur du raz de marée : une ascension fulgurante de Morena entre sa première participation aux législatives en 2015 (8,8 %) et l’écrasante victoire de son candidat à la présidentielle en 2018. Surfant sur une vague électorale de « ras-le-bol » généralisé, AMLO balaye tous ses opposants bénéficiant jusqu’ici d’un fort ancrage sociologique. Distinguons toutefois les résultats des partis de leurs alliances pour les différents types d’élections : la coalition dirigée par López Obrador triomphe lors de la présidentielle de 2018 et remporte 54,8 % des voix, mais celle-ci n’obtient que 45,4 % des voix lors des législatives (en raison d’un « vote croisé » massif), dont 38,8 % des suffrages sont exprimés pour Morena (et le reste pour le PT et le PES).
28Malgré la concentration ponctuelle du vote lors de la présidentielle, la fragmentation des partis persiste dans un contexte d’extrême volatilité électorale. C’est à ce moment précis de rejet généralisé de la classe politique au pouvoir que le mouvement d’AMLO triomphe. L’afflux massif d’électeurs vers Morena se produit dans cette conjoncture d’effondrement du système transitionnel des partis. Cette croissance astronomique – de 500 % en seulement trois ans – peut être attribuée à la débâcle du PRD, ainsi qu’à la chute du PRI et du PAN. Quels sont les effets plus durables de ce phénomène ? Dans quelle mesure cette vague conjoncturelle de rejet des partis traditionnels a-t-elle transformé les clivages préexistants ? Quels éléments de continuité persistent après le retrait des eaux, trois ans après l’arrivée au pouvoir d’AMLO ?
29Le champ électoral a été ébranlé par l’ampleur des changements engendrés par la « Quatrième transformation ». En un laps de temps très court, un système de partis stable et enraciné a cédé au profit d’une nouvelle coalition de gouvernement. Il est encore tôt pour statuer sur le sort et la pérennité de ces ruptures marquées par une désaffection généralisée pour les partis traditionnels et des stratégies désordonnées d’alliance, qui ont nourri un rejet en bloc des élites au pouvoir et se sont traduites par de nombreux transferts de votes, « stratégiques » et « croisés ».
30Bien que transitoires, les législatives de 2021 permettent d’évaluer le changement et la continuité à l’aune des processus politiques antérieurs. Procédons à l’analyse de la reconfiguration socioterritoriale des différents partis. Contrairement à la polarisation de la classe politique, les votes des citoyens ne se sont pas concentrés et traduisent un fort morcellement (graphiques 2 et 3).
Graphiques 2 et 3. Résultats des élections législatives fédérales de 2021
Source : Créé par Willibald Sonnleitner, à partir des données électorales de l’INE (2021).
31Avec 16 759 917 voix (soit 35,3 % des suffrages exprimés) et une confortable avance sur ses deux principaux opposants, Morena réaffirme sa place de premier parti. Comptabilisant 8 969 288 voix (18,9 %), le PAN dépasse de peu les 8 715 899 voix (18,4 %) du PRI. Ces deux partis se sont disputé la deuxième place, avec une longueur d’avance sur le PRD, qui, relégué à la sixième place, doit se contenter de 1 792 700 voix (3,8 %). Après s’être affrontés pendant des décennies, les trois se sont associés dans des alliances partielles offrant peu de lisibilité aux électeurs. Six autres partis se répartissent le reste des suffrages (graphique 2).
32Movimiento Ciudadano (3 449 982 voix, soit 7,3 % du vote) et le PVEM (2 670 997 voix, soit 5,4 %) renforcent leur présence et remportent les postes de gouverneurs des États du Nuevo León et de San Luis Potosí. Avec 1 594 828 de voix (3,2 %), le PT aussi dépasse le seuil légal lui permettant d’obtenir un siège à l’assemblée, contrairement aux trois autres partis qui sont radiés de la liste des partis reconnus par les autorités électorales. En comptabilisant les abstentions, les votes blancs et nuls, Morena mobilise un électeur sur six (18 %), tandis que le PAN (9,6 %) et le PRI (9,3 %) ne retiennent qu’un inscrit sur dix (graphique 3).
- 11 Le Nombre effectif de partis (NEP) est un indice synthétique du niveau de fragmentation du système (...)
33Ces résultats attestent de la fragmentation à l’œuvre dans l’électorat. Après avoir atteint une moyenne de 5,7 « partis effectifs » en 2015, leur nombre retombe à 2,6 lors des présidentielles et à 4,4 lors des législatives de 2018, pour revenir à 5,2 en 202111. Ce dernier chiffre reflète une configuration dispersée, proche de celle qui prévalait avant le tsunami, et ne ressemble en rien à celle de l’époque où régnait un parti « hégémonique », lorsque ce chiffre plafonnait à 1,7. Le multipartisme fragmenté perdure. Le désalignement a produit des effets durables. Le tripartisme appartient désormais à une époque révolue.
34Intéressons-nous maintenant à la répartition territoriale des sept partis qui accèdent à l’assemblée, avant d’analyser les configurations régionales émergeantes. Pour inscrire cette nouvelle géographie électorale dans une perspective historique, il est utile de la contraster avec les moyennes obtenues par les principaux partis depuis 1991. Comme nous le verrons, les tendances lourdes accusent une baisse continue de la principale force politique, le PRI (qui perd son profil socioterritorial historique) ; une contraction résiliente du PAN (qui se replie dans ses bastions) ; une désintégration du PRD depuis 2012 (qui est abandonné par ses secteurs mécontents au profit de Morena) ; ainsi qu’une croissance soutenue des trois autres partis (souvent qualifiés de « petits », mais qui parviennent à s’enraciner dans le paysage politique) : le PVEM, le MC et le PT. L’essor de Morena en 2015 et son succès galopant depuis lors sont le fruit de ces changements.
35Comparons maintenant les configurations historiques du tripartisme (carte 2) aux géographies qui émergent de son déclin. Fort d’une assise territoriale solide, le PAN résiste dans ses principaux bastions du Nord et du Bajío, mais cède du terrain à la frontière nord, sur la côte du Pacifique, dans l’État de San Luis Potosí et dans le golfe du Mexique (carte 3). En revanche, le PRI subit une profonde reconfiguration et concentre désormais sa présence dans six États seulement (carte 4). Le PRD échappe à une mort annoncée mais disparait de la quasi-totalité du Nord du pays, d’une partie considérable du Sud-Est et même de ses bastions historiques, la ville et la vallée de Mexico ; sa présence se réduit désormais à 20 circonscriptions situées dans les zones rurales de l’État du Michoacan et de Guerrero, dans les circonscriptions à majorité indienne de Papantla, Tantoyuca et Zongolica, et dans les zones pétrolières de Poza Rica et Minatitlán dans l’État de Veracruz, ainsi que celles de Comalcalco et Cárdenas dans l’État du Tabasco (carte 5).
36Le PRI avait réussi à conserver le rôle central du système politique jusqu’en 2015. Au terme du mandat d’Enrique Peña Nieto, la moitié de sa base électorale se détourne à nouveau de lui. En 2018, le parti touche le fond, avant de rebondir en 2021. Cette débandade est généralisée mais elle atteint des sommets dans le Nord du pays (dans les deux Basse-Californie, l’État du Chihuahua, de Durango et du Nayarit), le golfe du Mexique (les États du Tamaulipas, de Veracruz et du Tabasco) et les zones rurales de Puebla et du Sud-Est (les États de Quintana Roo, du Yucatán et du Chiapas, sauf les villes de Mérida et de San Cristóbal de las Casas), dans 93 circonscriptions où le PRI perd plus de trente points. Dans ces territoires, ses anciens électeurs se retrouvent orphelins et transfèrent massivement leurs voix à Morena.
Cartes 2 à 5. Électorat historique et résultats des principaux partis (1991-2015/2021)
37Le Parti révolutionnaire institutionnel ne résiste que dans 71 circonscriptions où il conserve à peine plus de 25 % des voix. Celles-ci se trouvent dans trois États qui ont toujours été sous son contrôle (l’État de Mexico, Coahuila et Durango), débordant dans d’autres États voisins (à Monterrey et dans le Sud de l’État de Nuevo León, dans les États du Sinaloa, de Chihuahua, de Zacatecas, d’Hidalgo et de Guerrero, ainsi que dans les États de Oaxaca, de Campeche et du Yucatán). Seulement dans l’État du Coahuila, où ses pertes sont plus limitées, le PRI conserve plus d’un tiers du vote à Torréon et à Saltillo. Il subsiste aussi dans quelques régions indiennes, et reprend des forces dans les hautes terres du Chiapas ; il résiste dans la circonscription voisine de Bochil et remporte plus de 25 % des voix dans d’autres circonscriptions autochtones du Yucatán, du Campeche et de Oaxaca, ainsi que dans la Huastèque (dans les États de Puebla et d’Hidalgo).
38Au-delà de l’ampleur de son effondrement, il faut souligner la transformation profonde des électorats du PRI. Historiquement, ses bastions les plus solides se trouvaient dans des zones marginales et rurales où il pouvait compter sur l’appui massif, mais moins inconditionnel, de ses bases corporatives, organisées par de puissantes confédérations syndicales. En 2021, après l’abandon d’une grande partie de ses bases rurales, le PRI perd pour la première fois son profil sociodémographique traditionnel.
39Contrairement aux ruptures produites par l’effondrement du PRD et du PRI, la continuité s’incarne surtout dans la résistance du PAN. Ses résultats en 2021 (19 %) sont très en dessous de sa moyenne historique (28,1 %) et atténuent ses victoires dans de nombreuses mairies de la ville de Mexico et dans des États qu’il gouvernait déjà (Chihuahua et Querétaro). Il est désormais le parti qui dispose des bases les plus anciennes construites sur des identités politiques enracinées et stables. Malgré tous les changements à l’œuvre, la géographie du vote « paniste » en 2021 rassemble fortement à celle de l’élection de Vicente Fox en 2000 (corrélation de +0,654), de Felipe Calderón en 2006 (+0,694) et de Josefina Vásquez Mota en 2012 (+0,650), atteignant une corrélation de +0,723 avec les moyennes obtenues à cette échelle entre 1991 et 2015.
40Comme le montrent les cartes, le PAN obtient toujours plus d’un quart des voix dans nombre de ses bastions traditionnels du Nord, du Bajío, du « couloir bleu » de l’État de Mexico (« Corredor azul »), de l’est de la ville de Mexico et de l’État du Yucatán, où son implantation territoriale demeure solide. Soulignons aussi une récupération dans la partie centrale de l’État du Chihuahua, d’Aguascalientes, de Guanajuato et de Querétaro, ainsi qu’une hausse plus récente dans les États du Tamaulipas et de la Basse-Californie du Sud. En revanche, le PAN perd beaucoup de force en Basse-Californie du Nord et dans les États du Sonora, du Sinaloa, de Jalisco, de Colima, de San Luis Potosí et de Campeche, qu’il avait gouverné par le passé, mais qu’il a perdu au profit d’autres partis.
41La deuxième source d’inertie est moins évidente mais plus importante pour la reconfiguration du système de partis : au Mexique, les autres partis sont considérés souvent comme « petits », d’un poids et d’une influence négligeable. En 2021, ce biais devient évident, puisque dans leur ensemble, ils ont remporté un quart des voix. Loin d’être résiduelle, la hausse régulière de ces votes alternatifs s’inscrit dans la continuité d’une tendance lourde de décomposition politique et de fragmentation des partis.
42Pendant longtemps, les percées conjoncturelles de ces partis « mineurs » se produisaient dans le cadre d’élections locales, lorsqu’ils misaient sur des candidats populaires marginalisés par leurs partis d’origine. Cependant, au moins trois d’entre eux réussissent à s’installer dans le paysage politique et à se doter de bases stables leur assurant une présence croissante dans plusieurs régions bien identifiées, se dotant ainsi d’un rôle crucial dans des centaines de municipalités et une soixantaine des 300 circonscriptions législatives fédérales.
43Depuis 2015, Movimiento Ciudadano (MC) dispose d’une présence notable à Mexicali, Monterrey, Durango et Cancún, ainsi que dans 15 circonscriptions situées à Guadalajara, Puerto Vallarta et Ciudad Victoira (dans l’État du Tampico), où il totalise entre 25 % et 49 % des voix. En 2018, ce parti soutient Ricardo Anaya (le candidat du PAN à la présidentielle), et lance ses propres candidatures qui lui permettent de gagner de nouvelles municipalités ainsi que l’État du Jalisco, remporté par Enrique Alfaro. Trois ans plus tard, MC consolide sa présence dans cet État et réussit à prendre l’État du Nuevo León (que son jeune candidat Samuel García remporte, succédant au gouverneur polémique et indépendant « El Bronco »). Il perce dans les États de Campeche, du Nayarit, du Sonora, de Chihuahua et de Veracruz, où il a de réelles possibilités d’avenir.
Cartes 6 à 9. Bastions des autres partis (législatives de 2021)
44Grâce à une stratégie pragmatique combinant des coalitions nationales, régionales et locales, le PVEM parvient aussi à gagner du terrain depuis sa fondation en 1986. Rendue invisible par la structure des bulletins en vigueur jusqu’en 2006 (ne permettant pas de distinguer les votes de chaque parti allié), sa force s’observe d’abord dans le cadre des élections municipales avant de se confirmer dans le cadre des élections législatives fédérales, depuis 2009. En 2012, son jeune sénateur Manuel Velasco Coello remporte les élections au Chiapas, assurant au PVEM le gouvernement de cet État. Malgré un recul en 2018, lorsque sa rupture avec le PRI lui fait perdre le siège de gouverneur, le parti réaffirme sa présence dans la Selva Lacandona et dans la Vallée Centrale, en 2021. En inscrivant sur ses listes la candidature de Ricardo Gallardo, l’ancien maire PRD de la ville de Soledad de Graciano Sánchez, le PVEM remporte également l’État de San Luis Potosí et étend sa présence dans 19 circonscriptions, situées dans les zones voisines des États de Veracruz et de Guanajuato, à Guadalupe Victoria (Durango), dans les États de Colima, du Jalisco, du Michoacán et de Mexico, à Ayutla de los Libres (Guerrero) et à Macuspana (Tabasco), où il obtient plus de 10 % des suffrages exprimés.
45Le cas du parti du travail est semblable. Sa présence territoriale, bien que discrète, a été constante depuis sa fondation en 1990. Grâce à des coalitions formées avec le PRD, ce parti ne perd jamais son registre légal et gouverne des dizaines de municipalités. Ses bastions forment un archipel qui s’étend sur l’ensemble du pays. Ses origines remontent à des temps anciens, lorsqu’il puisait son inspiration des doctrines maoïstes (malgré ses liens étroits avec le PRI) et que ses militants recrutaient dans les régions indiennes. En 2021, le PT obtient plus de 10 % des suffrages dans plusieurs circonscriptions du Chiapas, dans la Mixtèque de Oaxaca et la montagne du Guerrero, mais également dans l’État de Zacatecas, à San Martín Texmelucan (dans l’État de Puebla) et à Guaymas (dans l’État du Sonora).
46Les trois partis restants n’atteignent pas le seuil de 3 % des voix et perdent leur statut légal ; une catégorie résiduelle leur est réservée (carte 9). Leurs électeurs restent orphelins et leurs votes, disponibles. Dans leur ensemble, ces segments dépassent 10 % de l’électorat dans 63 circonscriptions (et même 20 %, dans 11 d’entre elles), dans les États de Basse-Californie du Nord, du Morelos et de Quintana Roo, ainsi que dans de larges territoires des États du Jalisco, de Puebla, de Veracruz et du Chiapas (Las Margaritas), y compris les villes de Nogales (Sonora), Ciudad Valles (San Luis Potosí) et Cancún, mais aussi les capitales des États de Durango et du Nayarit.
47Or, le rôle que jouent désormais ces partis dans les arènes politiques du pays ne saurait être négligé. Outre leur importance dans plusieurs États et régions où le jeu des alliances leur permet de remporter des élections et de peser sur l’adoption de lois et de budgets, ils seront les seuls à pouvoir participer en 2024 : la loi électorale de 2014 restreint la création de nouveaux partis à l’année suivant les élections présidentielles. Les difficultés et les contraintes économiques à relever pour présenter une candidature indépendante sont telles que les candidats potentiels à l’élection présidentielle devront s’assurer de leur soutien, s’ils souhaitent avoir une chance de remporter des élections à venir. En 2024, les petits partis seront donc des véhicules alternatifs pour accéder à des charges, locales et fédérales, pour des candidats charismatiques dont les ambitions auraient été rejetées par leurs partis d’origine.
48L’effondrement du tripartisme et la reconfiguration des électorats ne permettent pas seulement d’expliquer la croissance exponentielle de Morena – qui passe de 8,8 % à 38,8 % des voix entre 2015 et 2018, avant de remporter 35,2 % en 2021 –, mais aussi de mettre en évidence son hétérogénéité politique, programmatique et idéologique. De même, sa composition géographique et sociodémographique ressemble actuellement à une coalition « fourre-tout » composée de secteurs mécontents de tous les bords [Gómez Valle, 2020 ; Rosiles Salas, 2021 ; Sánchez-Talanquer & Greene, 2021 ; Castro Cornejo, 2023 ; Abundis Luna & León Robles, 2022]. Les cartes 10 à 13 permettent de reconstruire les principales dynamiques à l’œuvre dans le processus d’implantation, d’expansion et de structuration territoriale de ce parti-mouvement.
Cartes 10 à 13. L’implantation, l’expansion et la structuration de Morena (2015-2021)
49Dès 2015, lors de la première participation de Morena à une élection en tant que parti politique autonome, ses résultats sont surprenants. Il est aisé de localiser les régions où se produisent les transferts de voix les plus massifs du PRD (carte 10) : le nouveau parti connaît une croissance exponentielle dans la ville de Mexico, à Texcoco et dans la vallée de Chalco (dans l’État de Mexico), à Apizaco (Tlaxcala), à Tlacolula (Oaxaca), à Coatzacoalcos (Veracruz), à Comalcalco et à Villahermosa (Tabasco), où il obtient entre 20 et 41,7 % des suffrages. Morena séduit aussi dans 73 circonscriptions supplémentaires où il obtient plus de 10 % des voix. Sans avoir d’emblée une portée nationale, celles-ci se trouvent surtout dans des villes importantes du Nord (à Tijuana, Mexicali, Ciudad Juárez et Chihuahua), du Centre (dans la vallée de Mexico, à Cuernavaca, Puebla et Hidalgo) et du Sud-Est (surtout à Oaxaca et Veracruz, mais aussi à Tuxtla Gutiérrez et Tapachula au Chiapas, à Campeche, à Chetumal et Cancún). C’est sur la base de ces conquêtes que le parti va connaître une croissance rapide, au rythme des tournées d’AMLO qui consolide son projet et promeut sa candidature à la présidence.
50Sans faire de vagues, la décomposition des partis politiques prend de l’ampleur lors des élections successives de 2016 et de 2017, qui voient Morena s’implanter dans l’ensemble du pays. Selon le suivi effectué par Navarrete [Gómez Valle, 2020], le parti n’obtient qu’une maigre part des suffrages lors des élections des gouverneurs de 2015 (2,9 %), mais atteint rapidement une moyenne de 13 % pour celles de 2016 et se hisse à 27,3 % des voix en 2017 lors des élections des États du Coahuila, du Nayarit et de Mexico (où sa candidate, Delfina Gómez, obtient 30,8 %, 2,9 % de moins seulement que le candidat gagnant3). Ces tendances à échelle régionale permettent de mettre en contexte le succès des candidats de Morena aux élections législatives fédérales de 2018 qui profitent d’un effet d’engouement pour le candidat AMLO à la présidentielle (carte 11).
51En 2021, Morena subit un recul de 3,6 % qui modifie légèrement le paysage issu du tsunami électoral de 2018 (carte 12). Il connaît une hausse dans 79 circonscriptions, surtout du Nord, et une baisse notable dans la capitale, accentuée dans les hauts plateaux centraux (les États de Mexico, d’Hidalgo, de Puebla et de Morelos), dans de larges zones des États de Veracruz, de Oaxaca et du Chiapas, ainsi qu’en Basse-Californie (du Nord et du Sud), au sud de l’État de Chihuahua, au Nayarit, au Jalisco, à San Luis Potosí et même au Tabasco. Ce déclin s’accentue dans plusieurs grandes villes : Tijuana, Ciudad Obregón, Manzanillo, la capitale de l’État de San Luis Potosí, Monterrey, Toluca, Cuernavaca, les villes de Puebla et de Tlaxcala, Villahermosa, Tuxtla Gutiérrez, Tapachula et Cancún (où Morena accuse une perte de 10 à 23 %).
52En revanche, le parti au pouvoir conforte son assise dans quelques régions indiennes : dans les circonscriptions qui entourent Mérida (Yucatán), à Las Margaritas (Chiapas), Tuxtepec (Oaxaca) et Zacatlán (Puebla) et dans des zones fortement urbanisées comme Iztapalapa (dans la capitale) et Lázaro Cárdenas (Michoacán). La présence de Morena augmente dans l’État de Guanajuato, bastion du PAN (dans les deux circonscriptions de León, à Irapuato, Uriangato et Valle de Santiago). Il faut aussi souligner ses progrès dans le Nord : à Jerez (Zacatecas) ; à Durango et Gómez Palacio (dans l’État de Durango) ; à Mazatlán et Guamuchil (Sinaloa) ; à Panuco (dans l’État de Veracruz) ; à Ciudad Madero, El Mante, Río Bravo et Nuevo Laredo (dans l’État du Tamaulipas) ; et dans deux villes frontalières : Piedras Negras (Coahuila) et deux circonscriptions de Ciudad Juárez (Chihuahua).
53Par conséquent, en 2021, les principaux bastions de Morena (plus de 45 % des suffrages exprimés) se situent dans les États du Tabasco, de Campeche, de Quintana Roo, de Veracruz (le sud), de Oaxaca, à Chilpancingo et sur la Costa Grande dans l’État de Guerrero et Lázaro Cárdenas dans l’État du Michoacán, du Sinaloa, à Ciudad Obregón et à Hermosillo dans l’État du Sonora, ainsi que dans d’autres villes frontalières importantes (Tijuana, Ciudad Juárez, Reynosa), à Ciudad Madero, Pachuca et dans le sud-est de la ville de Mexico. Signalons aussi le cas de la circonscription de Gómez Palacio, dans l’État de Durango (47,5 %) qui connaît depuis quelques décennies un processus de désindustrialisation et de paupérisation qui pousse une partie des classes moyennes et aisées vers les complexes pavillonnaires huppés de sa voisine, Torreón, de la même région connue comme « la Lagune », mais dans l’État du Coahuila. Enfin, il est surprenant que le Chiapas ne soit pas parmi les bastions les plus solides de Morena, puisque le gouverneur a été élu sous sa bannière. Si l’on exclut Las Margaritas et Ocosingo, Morena perd des voix dans toutes ses circonscriptions (carte 13).
54Cette forte volatilité géographique peut être associée au caractère hétérogène des origines partisanes et idéologiques des candidats qui ont été désignés à la tête des coalitions de Morena. Dans certains États et régions, on peut confirmer une forte continuité avec les cadres et les bases préexistantes du PRD. Dans d’autres, c’est le poids d’anciens militants et responsables du PRI, voire du PAN, qui est à l’œuvre. C’est donc en misant sur la séduction d’un spectre large de dirigeants transfuges que Morena consolide sa place centrale dans le système de partis émergeant, en assouplissant les règles et en démultipliant les accords internes pour choisir ses candidats. Cette stratégie pragmatique se traduit dans l’hétérogénéité des profils sociodémographiques de ses nouveaux électorats.
55Comment les préférences pour tel ou tel parti s’articulent-elles avec les clivages sociodémographiques qui divisent et structurent la société mexicaine ? Comment votent « les pauvres » et les « classes moyennes », les « classes aisées » et les « classes populaires » ? Le tableau 1 synthétise les continuités et les changements à l’œuvre dans les bases sociodémographiques des principaux partis, par le biais de corrélations bilatérales entre leurs résultats dans les circonscriptions et six indicateurs qui sont le reflet d’axes complémentaires du développement socioéconomique.
Tableau 1. Les bases sociodémographiques des principaux partis (1991-2021)
56Depuis sa fondation, le PAN a toujours rencontré du succès dans les villes présentant des niveaux d’étude plus élevés, de meilleurs services et une population ayant davantage accès à l’assurance maladie (IMSS) et aux communications, contrairement au PRI dont les bases avaient le profil inverse. L’intensité de ces corrélations structurantes a fortement diminué en 2018, avant de se réaffirmer en 2021 (pour le PAN) ou de s’effacer (pour le PRI, dont le profil traditionnel finit par s’estomper). La première évolution constitue un élément important de continuité avec le système antérieur, alors que la deuxième montre une rupture avec des conséquences fondamentales pour la reconfiguration des autres partis.
57Les bases socioterritoriales du PRD et de Morena sont, en effet, beaucoup plus hétérogènes et volatiles, parce qu’elles se situent dans de grandes villes (entre autres, la métropole de Mexico et sa vallée), mais aussi dans des zones rurales très marginalisées (notamment leurs bastions du Michoacan, de Guerrero, de Oaxaca, du Chiapas et du Tabasco). Jusqu’en 2015, l’assise du PRD était plus solide dans les circonscriptions les plus marginalisées présentant un accès plus restreint aux services essentiels, aux moyens de communication et à l’assurance maladie de l’IMSS, et davantage d’inscriptions à la couverture maladie du Seguro Popular. C’est toujours le cas en 2018 et en 2021, avec toutefois deux changements notables : les quelques bases qui lui restent se trouvent désormais dans des circonscriptions où les niveaux d’études sont plus bas et qui ont moins accès à l’assurance maladie de l’ISSSTE.
58En revanche, dans le cas de Morena, sa surreprésentation dans les circonscriptions présentant des taux de couverture importants de l’ISSSTE est la seule constante qui n’a guère changé depuis 2015, contrairement à son profil sociodémographique qui, lui, a connu des transformations profondes sur une période de six ans. S’étendant à de nouveaux territoires, ses bases ne sont plus confinées à des villes présentant des niveaux d’études et d’accès à l’information plus élevés, et incluent désormais des zones rurales moins bien desservies en matière d’accès à la communication, de services essentiels et d’assurance maladie IMSS. En général, leurs territoires sont de moins en moins développés, présentent des niveaux d’étude moins élevés et sont plus hétérogènes, de type « fourre-tout » (tableau 1). Cela semble intuitif après l’analyse des changements en termes de répartition géographique de leurs bastions, désormais situés dans la ville de Mexico, dans le Tabasco, sur les côtes des États de Veracruz, de Guerrero et du Sinaloa, mais aussi dans des régions indiennes fortement marginalisées et dans des villes frontalières prospères.
59Pour rendre ces mutations plus visibles, analysons brièvement les liens actuels entre les niveaux de scolarité et les préférences électorales. Pour ne pas entrer dans le problème complexe de la définition des classes « défavorisées », « moyennes » et « aisées », les moyennes relatives de scolarité dans les circonscriptions constituent un excellent indicateur des ressources investies dans la formation cumulée du capital humain. Dans le but de faciliter leur interprétation, nous avons créé quatre strates contenant le même nombre de circonscriptions qui, du fait de leur équilibre démographique, comprennent une part équivalente de la population (carte 14).
60Pour pouvoir observer les différents profils avec précision, nous utilisons des ajustements locaux de type LOESS au lieu de modèles simples de régression linéaire, ce qui permet d’observer la moyenne des voix pour chaque parti dans les 300 circonscriptions, elles-mêmes stratifiées en fonction de leur niveau de scolarité. Comme l’illustre le premier graphique, la moyenne des voix du PAN augmente de manière soutenue avec l’augmentation de la scolarité. Bien entendu, le lien est loin d’être parfait, ce que reflète le nuage de points : dans certaines circonscriptions à faible niveau de scolarité (comme San Francisco del Rincón dans l’État de Guanajuato), le PAN obtient près de 46,9 % des voix, tandis que dans des circonscriptions à haut niveau de scolarité (tels que Villahermosa, ou dans la capitale de l’État de Oaxaca), il obtient moins de 8 % ; de même, la dispersion du dernier quartile, avec des niveaux d’études moyens et élevés, varie entre 2,1 % (à Acapulco, dans l’État de Guerrero) et 66,1 % des suffrages (à León, dans l’État de Guanajuato).
Carte 14. Niveau de scolarité et vote pour les principaux partis (2021)
61En moyenne, cependant, la probabilité de voter pour le PAN augmente de manière continue lorsque le niveau de scolarité augmente, ce qui signifie que ce parti est surtout présent dans des territoires possédant des niveaux d’études plus élevés. En revanche, le PRD, mais surtout le PVEM et le PT, sont surtout présents dans des circonscriptions dont le niveau de scolarité est moins élevé, à l’instar du vote nul. Enfin, les nuages de points sont beaucoup moins concentrés dans le cas du MC et du PRI, puisqu’aucun d’entre eux ne dispose en 2021 de profils d’études différenciés de manière significative.
62Contrairement à tous ces partis, le profil de Morena est surprenant et loin d’être évident. Au lieu de refléter une tendance linéaire, la courbe du modèle LOESS ressemble plutôt à… un éléphant ! Ce parti n’obtient pas ses meilleurs résultats dans les circonscriptions dont le niveau de scolarité est le plus faible, mais dans celles à niveau de scolarité intermédiaire, moyennement élevé (carte 15). Ce lien atypique oblige à nuancer le portrait typique de Morena qui est souvent dépeint comme « le parti des pauvres », en lutte contre les « classes moyennes ». Cette représentation biaisée avait fait l’objet d’un débat polémique en 2021, lorsque les élections municipales concomitantes ont donné l’impression que la ville de Mexico s’était scindée en deux, reproduisant une polarisation trompeuse, entre un bloc de « classes moyennes » d’opposition à l’ouest, et un bloc populaire pro Morena à l’est [Sonnleitner, 2024].
Carte 15. Un éléphant ? Le nouveau profil socioterritorial de Morena
63La carte 15 montre l’hétérogénéité des électorats de Morena. Le lien entre le niveau d’études et les pourcentages de ses voix ressemble à un éléphant : ses résultats sont faibles dans 33 circonscriptions à faible niveau de scolarité (en vert foncé) correspondant à certaines régions indiennes (au Yucatán, au Chiapas, dans le massif de Guerrero, dans la Huastèque, la Sierra Tarahumara et la zone huichole). En revanche, les résultats de Morena sont élevés dans les 33 autres circonscriptions à niveau de scolarité équivalent (en rose) situées dans les zones rurales du Sud-Est, des États de Puebla et de Veracruz ; dans les 41 circonscriptions en rouge (situées sur la côte du Pacifique, à la frontière nord, dans les États d’Hidalgo, de Tabasco, de Campeche et de Quintana Roo) ; mais surtout dans les 45 circonscriptions en brun (Tijuana, Ciudad Juárez, Nuevo Laredo, Reynosa, le Nord-Est de la ville de Mexico et certaines circonscriptions voisines de l’État de Mexico), même si elles ont des niveaux d’études très différents. D’autre part, dans les 47 circonscriptions rurales (en vert clair) des États du Jalisco, du Nayarit, de Zacatecas, du Coahuila, du Nuevo León, du Tamaulipas, de San Luis Potosí, de Guanajuato, de Querétaro, de Mexico et de Morelos, avec des niveaux d’études moyens ou bas, Morena n’obtient que très peu de voix.
64Pour les circonscriptions présentant des moyennes supérieures à 10,5 années d’études, on confirme une corrélation négative entre les niveaux de scolarité et le pourcentage de voix pour Morena, comme le montrent les 42 circonscriptions en bleu. On y retrouve les villes de Chihuahua, Durango, la métropole de Monterrey, Guadalajara et Zapopan, Aguascalientes, San Luis Potosí, Morelia, Toluca, Cuernavaca, Mérida et, surtout, l’est de la ville de Mexico (en particulier la mairie de Benito Juárez, une circonscription qui se distingue par un niveau de scolarité exceptionnellement élevé : 14,6 ans en moyenne). Même cette tendance admet quelques exceptions notables (32 circonscriptions en jaune), en commençant par les mairies de Gustavo Madero, Venustiano Carranza, Azcapotzlaco et Cuauhtémoc dans la ville de Mexico, mais aussi dans de grandes villes telles que Villahermosa, Tuxtla Gutiérrez, Oaxaca, les périphéries de Puebla et de Toluca, Ciudad Madero, Tepic, Culiacán, Ciudad Obregón et Hermosillo.
- 12 Ces résultats sont corroborés par l’analyse d’Abundis Luna & León Robles [2022], basée sur un sond (...)
65L’extrême hétérogénéité des électorats de Morena est donc surprenante. Ce qu’il faut souligner, c’est que ce parti obtient ses meilleurs résultats dans les circonscriptions qui ont un niveau moyen d’études de 10,3 ans (au niveau de la tête de l’éléphant), c’est-à-dire là où dominent les couches basses des classes dites « moyennes ». Cette situation s’oppose clairement à celle du PRI par le passé, dont le vote augmentait traditionnellement lorsque le niveau de scolarité diminuait, mais surtout du PAN, dont l’électorat se concentre encore dans les couches présentant les niveaux d’études les plus élevés12.
66Loin de correspondre à l’appellation de « nouveau parti des pauvres », Morena est, en somme, constitué d’une coalition hétérogène et d’une constellation complexe de bases socioterritoriales comprenant des segments plus ou moins défavorisés et destinataires de programmes sociaux – qui votaient pour le PRI par le passé –, mais également de secteurs importants des classes populaires et intermédiaires, « moyennes » et « moyennement aisées » – profondément déçus par les partis traditionnels au pouvoir, qui ont exercé un vote de rejet massif en 2018.
67Il est encore tôt pour savoir si Morena deviendra un parti hégémonique. Cela dépendra notamment du résultat des luttes intestines pour la succession d’AMLO en 2024. En septembre 2023, l’ancienne maire de la ville de Mexico, Claudia Scheinbaum, a été désignée comme « Coordinatrice des comités de la Quatrième transformation », c’est-à-dire comme la candidate du parti à la présidentielle. Cependant, son principal rival, l’ancien ministre des Affaires étrangères, Marcelo Ebrard, a questionné l’intégrité des sondages d’opinion réalisés par Morena pour choisir son candidat. Son éloignement ou sa possible sortie du parti risque d’entraîner des divisions parmi ses sympathisants, peu enclins à la discipline et à la loyauté partisane. Certains d’entre eux pourraient se démobiliser ou être tentés par un changement de parti, affaiblissant ou morcelant de ce fait la coalition présidentielle. Ce qui est clair, c’est que le raz de marée de 2018 a disloqué durablement les bases du système tripartite de la transition, le reléguant au passé.
68La politique mexicaine actuelle est difficile à cerner. Son trait le plus évident semble être la polarisation, d’une intensité fort inhabituelle, surtout dans les discours des médias, des législateurs, des partis et des élites politiques, notamment lors des conférences de presse quotidiennes du président López Obrador. Ces récits sont relayés et amplifiés par les réseaux sociaux dont le format appauvrit les échanges, simplifie et caricature le débat public. Pour les sympathisants d’AMLO, le Mexique connaît une formidable « Quatrième transformation » historique. Pour ses adversaires, le pays est plongé dans une régression aux conséquences catastrophiques.
69De nombreuses analyses révèlent les limites du changement en matière de corruption et d’insécurité, ainsi que la continuité des politiques publiques en matière d’économie politique, de fiscalité et de dépenses sociales [Elizondo Mayer-Serra, 2021 ; Aguilar-Rivera, 2022 ; Sánchez-Talanquer & Greene, 2021]. Dans le champ électoral, l’ampleur des bouleversements pourrait difficilement être plus drastique. En 2018, le système tripartite qui avait structuré la politique depuis 1991 s’est effondré de manière subite, cédant la place à un nouveau jeu politique. Cependant, des continuités inattendues relient le morcellement à l’œuvre à un processus plus ancien et structurel de décomposition politique. La recomposition de la géographie électorale en 2021 dresse une image saisissante de la nouvelle corrélation des forces politiques : leurs bases socioterritoriales varient considérablement et leur diversité oblige à rejeter la caricature d’un pays scindé en deux blocs.
70La carte 16 synthétise les principales configurations régionales des sept partis représentés à l’Assemblée nationale. Le tableau qui l’accompagne présente les moyennes de chaque parti pour chaque catégorie : Morena a une présence dans tout le pays, mais avec un tiers des votes il est loin d’atteindre le statut de parti hégémonique. Son avantage est écrasant dans les 88 circonscriptions colorées en brun (CO6), avec une moyenne de 42,8 % des suffrages exprimés (trois fois plus que le PRI, 13,6 %, et que le PAN, 13,4 %) ; les contributions de ses alliés y sont dérisoires (avec 4,5 % pour le PVEM et 3,7 % pour le PT). Ces bastions morenistes se concentrent dans les États du Tabasco, de Quintana Roo, de Veracruz, de Oaxaca, de Puebla, de Tlaxcala, de Morelos et à l’est de la ville de Mexico, sur la côte nord du Pacifique (dans les États du Nayarit, du Sonora, du Sinaloa et de la Basse-Californie du Nord), ainsi que dans la zone frontalière qui va de Tijuana à Ciudad Juárez.
71Dans 14 autres circonscriptions, en vert olive (CO7), le poids du PVEM (24,8 %) est décisif pour compléter le vote de Morena (25,6 %), face à une opposition éparpillée du PAN (14,4 %) et du PRI (12,8 %). Sans surprise, ces territoires se concentrent dans les États du Chiapas (premier État gouverné par un dirigeant du PVEM, Manuel « El Güero » Velasco, entre 2012 et 2018) et de San Luis Potosí (qui a vu Ricardo Gallardo prendre la tête de l’État en 2021, après avoir abandonné le PRD pour faire campagne sous les couleurs du PVEM). Cette configuration se retrouve aussi dans une circonscription de Guanajuato, et dans la circonscription côtière de Colima.
Carte 16. Sept nouvelles configurations régionales multipartites (législatives de 2021)
72Dans les 18 circonscriptions en jaune (CO4), Morena (38,1 %) remporte le scrutin face à une opposition constituée de bases restées loyales au PRD (17,1 %) ou au PRI (15,8 %). Elles se situent toutes dans les anciens bastions que le PRD avait réussi à constituer dans les États du Michoacán, de Guerrero, de Oaxaca, de Veracruz et du Tabasco : dès 2015 beaucoup de ses électeurs ont rejoint le mouvement d’AMLO, mais une part de ses bases reste fidèle au parti en 2021. De même, Morena obtient une moyenne de 39 % dans les 66 circonscriptions représentées en vert clair (CO5), avec un avantage de 10 points sur le PRI (29,3 %). Il est surtout question ici des États du Coahuila, de Durango, de Campeche, de Mexico et d’Hidalgo, ainsi que de certaines zones du Sonora (à Hermosillo), du Sinaloa (à Culiacán), de Guerrero (à Acapulco et Chilpancingo), de Oaxaca, de Puebla et de Veracruz, où le PRI perd moins d’électeurs que dans le reste du pays et demeure la principale force d’opposition en 2021, très au-dessus du reste des partis.
73Cependant, le morcellement des partis ne bénéficie pas toujours à Morena. Malgré un recul relatif, conséquence d’un exercice prolongé du pouvoir, le PAN (39,4 %) conserve des bases importantes dans les 68 circonscriptions en couleur bleue (CO3). Il y reste la principale force politique avec un avantage de 10 points sur Morena et un électorat trois fois plus grand que celui du PRI. Ces circonscriptions se trouvent dans les bastions historiques d’Action nationale dans le Nord (dans les États de la Basse-Californie du Sud, du Tamaulipas, de Ciudad Juárez et la partie centrale de l’État de Chihuahua, la ville de Monterrey et la ville de Durango), le Bajío (les États d’Aguascalientes, de Guanajuato et de Querétaro, ainsi que la ville de Morelia), le « couloir bleu » de l’État de Mexico, les capitales des États de Morelos (Cuernavaca), Puebla et Veracruz, ainsi que le Yucatán (à l’exception du sud marginalisé de Mérida).
74Plus étonnant encore est le succès de Movimiento Ciudadano dans les 32 circonscriptions en couleur orange (CO2), où il remporte la première place (27,4 %) et déplace Morena (21,2 %), le PRI (19,6 %) et le PAN (18,9 %). Sans surprise, ces territoires se concentrent dans l’État du Jalisco (gouverné par Enrique Alfaro depuis 2018) et dans le Nuevo León (où son jeune et polémique candidat, Samuel García, remporte le poste de gouverneur en 2021), mais aussi dans une circonscription du sud de Chihuahua et dans la capitale de Colima. Le délitement des partis traditionnels ouvre ainsi son lot d’opportunités à des candidats charismatiques provenant de partis considérés jusqu’à peu comme de force négligeable.
75Cette dernière carte permet de conclure avec une image étonnante de la recomposition – radicale et profonde – de la géographie électorale mexicaine, trois ans après l’effondrement du tripartisme. Loin d’une bipolarisation ou d’une régression vers un système de parti hégémonique, les législatives de 2021 obligent à distinguer sept configurations territoriales. Celles-ci renvoient à l’influence régionale différenciée des sept forces qui accèdent à la représentation législative et forgent désormais la politique nationale. Parmi elles, Morena occupe une place charnière et centrale, grâce à la dégradation des trois partis traditionnels et à la construction d’alliances locales variées, notamment avec le PVEM et le PT. C’est la concentration géographique de ces deux derniers partis dans des zones rurales et marginalisées qui expliquent le succès de la coalition d’AMLO parmi les « pauvres », car elle permet de compléter le profil sociodémographique intermédiaire des électeurs de Morena.
76En revanche, l’érosion et la reconfiguration profonde du PRI, ainsi que de ce qu’il reste du PRD, rompent avec leurs profils sociodémographiques traditionnels et produisent des situations fragmentées de compétition électorale, avec des comportements plus hétérogènes et volatils. Ces deux situations contrastent avec l’évolution du PAN, le seul parti ayant réussi à conserver ses bases socioterritoriales et ses bastions historiques, qui continuent à être représentés dans les secteurs les plus éduqués et aisés des « classes moyennes » hautes. C’est surtout la croissance soutenue du MC dans le Jalisco et le Nuevo Léon qui attire l’attention : dans ces territoires, l’effondrement du PRI et du PAN n’ont pas bénéficié à Morena, et les électeurs désenchantés ont reporté leurs votes sur d’autres candidats, ouvrant la voie à des options alternatives dans des élections encore plus serrées et indéterminées.
77En somme, les géographies émergentes du vote au Mexique sont diverses et multicolores. Avec un tiers des votes, Morena est devenu le parti pivot du nouveau jeu politique face à une opposition affaiblie et fragmentée. Plutôt que de confirmer le discours d’une nation scindée en deux pays, les comportements politiques mettent en évidence un pluralisme persistant ainsi qu’un processus profond et continu de décomposition politique. À l’encontre des rhétoriques polarisantes qui prédominent dans l’espace médiatique, le défi central pour cette jeune démocratie consiste à inverser les logiques de désintégration sociale et politique, pour ne pas sacrifier les avancées construites patiemment pendant près de cinq décennies.
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