1Pour la première fois dans l’histoire du Mexique, c’est une femme, Claudia Sheinbaum Pardo, qui a remporté les élections présidentielles du 2 juin 2024, avec 59,75 % des voix dans un scrutin où la participation s’est élevée à 61 % et où plus de 35 millions de suffrages se sont portés sur sa candidature. Cette élection triomphale s’inscrit dans le sillage de la popularité du président Andrés Manuel López Obrador (AMLO), qui est restée supérieure à 60 % tout au long de sa présidence entre 2018 et 2024, mais celui-ci ne pouvait pas se représenter en vertu des dispositions constitutionnelles en vigueur depuis plus d’un siècle. À l’échelle parlementaire et à l’échelle locale, les élections du 2 juin 2024 ont également été remportées par le parti Morena d’AMLO et de Sheinbaum, qui dispose notamment de sept des neuf postes de gouverneurs qui devaient être élus – dont celui de la ville de Mexico – et de la majorité dans 24 assemblées législatives des États (sur 32 au total). Dans ce contexte de transition, ce dossier des Cahiers des Amériques latines a donc la double vocation de dresser un bilan des années AMLO et d’identifier un certain nombre des défis auxquels la nouvelle présidente, qui sera investie le 1^er octobre 2024, devra répondre.

Cuarta Transformación ou inertie néolibérale ?

3De prime abord, le nouveau président exprime une volonté de changement intitulée la Cuarta Transformación (abrégée en 4T) : une quatrième transformation historique du pays, après l’Indépendance de 1821, la Reforma au milieu du xix^e siècle et la Révolution de 1910. La plupart des observateurs critiques des mandatures néolibérales précédentes considéraient que le gouvernement allait s’efforcer, à l’instar d’autres expériences de gauche en Amérique latine, de sortir de nombreux Mexicains de la pauvreté, grâce à un modèle de développement post-néolibéral et à des politiques sociales universelles allouant des droits à la population en lieu et place de l’assistance, et s’éloignant du clientélisme. Ils s’attendaient aussi à ce que le nouveau gouvernement s’appuie sur les mouvements sociaux qui l’avaient porté à la présidence et tente de satisfaire les revendications des communautés indiennes, des femmes, du mouvement LGBTQIA+, des militants écologistes, tout en renforçant les institutions garantissant la démocratie. Or, s’il y eut assurément des inflexions en matière d’intervention de l’État dans l’économie – pour lesquelles il est encore tôt de tirer un bilan, les investissements dans les ouvrages publics et les politiques sociales n’ayant d’effets qu’à moyen et à long terme –, la mise en place de politiques économiques et sociales en rupture avec le néolibéralisme et le renforcement de l’organisation de la société civile et des mouvements sociaux laissent un bilan extrêmement mitigé.

4Le gouvernement de Morena a mis l’accent sur les grands travaux d’infrastructure. Pourtant, au début de son mandat, l’annulation d’un projet de nouvel aéroport pour la ville de Mexico, près du lac de Texcoco, en raison de soupçons de corruption à l’encontre des entreprises de construction et au vu des impacts écologiques sur l’un des plus importants centres d’absorption d’eau de la capitale, a contribué à décourager l’investissement privé, qui a alors décru lors de la première année du sexennat de 0,3 % selon l’Institut national de statistiques (2024). Le gouvernement a dans la foulée lancé un autre nouveau projet aéroportuaire sur une base militaire située à 44 km du centre-ville, pour faire face à la saturation du trafic de l’aéroport de Mexico, au cœur de l’agglomération. Il a également lancé la construction d’une raffinerie dans l’État de Tabasco, première initiative de ce genre depuis trente ans, ainsi que de deux grands réseaux ferroviaires, le Tren Maya et le Tren Transístimico. Ces projets avaient notamment pour objectif de relancer l’économie du sud du pays, le grand oublié des 30 dernières années, marquées, depuis la signature en 1994 du traité de libre-échange avec les États-Unis et le Canada, par une inflexion significative des investissements vers le nord du pays. À ces grands projets se sont ajoutées la construction ou l’amélioration d’un grand nombre de routes locales afin de faciliter la connexion des populations les plus isolées aux réseaux routiers centraux. Si l’ambition d’une plus grande équité territoriale est visible dans ces projets d’un État aménageur, aucun d’entre eux n’a été précédé par des études de viabilité économique et d’impact écologique, et la plupart ont été entrepris sans le consentement des populations locales. Ceci apparaît clairement, dans le dossier, à la lecture des contributions de Diana Prelorenzo et de Gabriela Torres Mazuera consacrées au Tren Maya.

5L’intention d’accroître le rôle de la puissance publique dans l’économie s’est aussi traduite par une tentative de restauration d’un strict contrôle de l’État sur les industries du pétrole et de l’électricité. AMLO a donc annulé la réforme énergétique du précédent gouvernement, qui avait ouvert la voie aux investissements privés dans le pétrole et l’énergie électrique. Néanmoins, les deux grandes entreprises de l’industrie énergétique mexicaine, la Comisión Federal de Electricidad (CFE) et Petróleos Mexicanos (Pemex), sont actuellement très endettées – surtout cette dernière. Pemex a vu sa production de pétrole brut décroître régulièrement, tout comme la production de dérivés pétroliers des raffineries. La production de pétrole, qui avait baissé de 2,5 millions de barils par jour (MB/j) en 2013 à 1,8 MB/j en 2018, aurait dû passer à 2,48 MB/j selon les projections du gouvernement, mais stagnait encore à 1.8 MB/j au premier trimestre 2024 [Rousseau, 2022 ; BBVA, 30/03/2024]. Parallèlement, la production des six vieilles raffineries du pays a diminué de 14 %, avec des pertes à la hauteur de 74 milliards de pesos en dépit des investissements publics reçus, même si ce constat pourrait évoluer dans un avenir proche après l’entrée en fonction de la nouvelle raffinerie de Dos Bocas. Quoi qu’il en soit, Pemex représente aujourd’hui une charge considérable pour le budget de l’État, alors que la compagnie avait joué le rôle d’une caisse de financement public jusqu’au début des années 2010. Dans le même temps, la reprise main par l’État de l’industrie électrique a conduit la CFE, qui contrôle la distribution, à reléguer à l’arrière-plan les entreprises privées qui produisent l’essentiel de l’énergie renouvelable – comme l’espagnole Iberdrola – et dont les investissements ont considérablement diminué. Comme le note Isabelle Rousseau [2022], la nouvelle loi sur l’Industrie électrique, en date du 1^er février 2021, a considérablement affaibli la filière des énergies renouvelables en privilégiant la production de la CFE, à base de charbon, de gaz ou de fioul, au détriment de l’éolien ou du solaire issus du privé. En conséquence, le Mexique s’éloigne de plus en plus de ses engagements internationaux concernant la transition énergétique, notamment de l’Accord de Paris signé à la fin de l’année 2017 dans le cadre de la COP21 [Martinez, 2024 ; García, 2022].

6Plus généralement, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, on observe une grande inertie du modèle précédent. Plusieurs économistes critiques du néolibéralisme mexicain ont en effet mis en évidence que la politique monétaire, fiscale et industrielle d’AMLO a finalement été très semblable à celle des gouvernements antérieurs [Moreno-Brid, 2021]. Certes, l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), qui avait été négocié par Carlos Salinas dans la première moitié des années 1990, a été renégocié, mais sans ambition de produire de véritables changements structurels. Le nouvel accord (T-MEC), signé en 2020, a surtout concerné le montant de la valeur régionale de l’industrie automobile (augmentant de 62,5 % à 75 %) ; il a promulgué des normes plus contraignantes sur les droits des travailleurs des trois pays, en premier lieu à destination du Mexique, ce qui a conduit à une réforme du marché de travail. Mais le pays continue à dépendre lourdement des investissements étrangers et d’un modèle de sous-traitance internationale où il fait encore figure de plateforme d'assemblage manufacturière à faible valeur ajoutée, avec peu d’intégration de la plupart des exportations à la structure productive nationale – à l'exception de l'industrie automobile, dont les entreprises étrangères ont intégré les fournisseurs [Bizberg, 2019]. Pour preuve, la valeur ajoutée des exportations manufacturières n’a pas augmenté au cours des cinq dernières années : 40,8 % en 2018, 40,4 % en 2022 [INEGI, 2023].

Un bilan social très mitigé

10Dans le secteur de l’éducation, le gouvernement a abrogé la réforme libérale de l’administration précédente sans toutefois proposer d’alternative à la piètre situation des écoles publiques mexicaines. En ce qui concerne la santé, la suppression du très insuffisant Seguro Popular, mis en place sous le gouvernement de Vincente Fox dans les années 2000, n’a pas fait émerger de nouveau modèle viable. Le programme INSABI, qui l’a remplacé sans véritable structure ni planification, a fait faillite pendant la pandémie et a été enterré en 2023, au profit d’un retour à la structure préexistante de  l’IMSS Bienestar, dont les défaillances avaient elles-mêmes dans le passé conduit à la création du Seguro Popular [Bizberg, 2024 ; Flamand et Moreno-Jaimes, 2015]. Le fonds dit de dépenses de santé catastrophiques, pour subvenir aux besoins des familles pauvres dans le cas de maladies graves et chères que le Seguro Popular ne couvrait pas, a été utilisé à d’autres fins. Enfin, aucun programme spécifique d’amélioration des conditions de logement des familles vivant en situation de pauvreté, concernant par exemple l’accès à l’eau potable, n’a vu le jour, et le gouvernement n’a pas touché au système de retraite par capitalisation des travailleurs.

11Les années AMLO ont ainsi correspondu, pour l’essentiel, à une perpétuation des politiques sociales néolibérales en les rendant, dans certains cas, plus généreuses. Aux politiques d’assistance ne se sont pas substitués des droits et des services fournis par l’État ; il s’est plutôt agi d’une extension et d’un approfondissement des transferts monétaires sous conditions de ressources, et de politiques sociales favorisant l'individualisme, qui se sont souvent avérées régressives [Martinez Espinoza, 2023 ; Jaramillo-Molina, 2019].

13Indépendamment de la question conjoncturelle, les inégalités territoriales se sont creusées sans que des politiques fédérales et des États ne les aient prises en charge. Le clivage entre monde urbain et monde rural est flagrant du point de vue économique, social et démographique, ce à quoi s’ajoutent les disparités régionales. En sus des espaces urbains et métropolitains, plusieurs zones du Nord et du centre du pays concentrent les activités économiques industrielles et de services (Bajío, Frontera Norte, Nuevo León) et le contraste est saisissant avec les zones géographiquement isolées et marginalisées, notamment au sud du pays (Chiapas, Guerrero, Oaxaca).

14Seul le virage pris dans la politique salariale et syndicale semble faire rupture entre le gouvernement d’AMLO et celui de ses prédécesseurs, principalement en ce qui concerne le salaire minimum qui a presque doublé en l’espace de cinq ans. En 2021, une réforme destinée à réguler la sous-traitance (Reforma que regula el Outsourcing) a contraint de nombreuses entreprises à embaucher directement leurs travailleurs [Bensusán Arreous, sous presse]. En outre, une importante réforme du travail a été adoptée, pour une plus grande transparence des relations professionnelles, soumettant les syndicats mexicains à de nouvelles règles telles que l'obligation de faire adopter les conventions collectives de travail par vote secret et direct des travailleurs. Si les syndicats ont ainsi été contraints à une plus grande représentativité, les plus puissants d’entre eux, comme ceux des enseignants ou des employés du pétrole, ont toutefois trouvé des marges de manœuvre leur permettant de ne pas bouleverser leurs pratiques.

Une quatrième transformation avortée ?

15Ces derniers éléments ne doivent pas occulter la relation complexe qu’AMLO a entretenue avec d’amples secteurs de la société civile et avec les mouvements sociaux existants depuis une trentaine d’années, qui avaient pourtant été des acteurs importants de la victoire électorale de 2018. Au contraire de ce qu’on pouvait attendre d’un président de gauche, le gouvernement a coupé ou restreint les ressources allouées à de nombreuses organisations et a tenté de les délégitimer, notamment lors des conférences de presse quotidienne du président (les mañaneras). À maintes reprises, AMLO a accusé les féministes, les écologistes, les organisations de victimes et de personnes disparues, certaines communautés indiennes ou encore les intellectuels d’être des agents néolibéraux et conservateurs hostiles au projet de Cuarta Transformación, poursuivant ainsi le travail de sape entamé dès les années 1980 et par-delà les alternances politiques contre les organisations de la société civile. L’exemple du sort réservé aux organisations de victimes, comme le Movimiento por la Paz con Justicia y Dignidad de Javier Sicilia ou comme les madres buscadoras qui recherchent leurs proches disparus ou tués par les cartels de la drogue, est tout à fait révélateur puisqu’AMLO ne les a jamais reçues personnellement. La promesse de campagne de résoudre le drame des 43 jeunes d’Ayotzinapa, disparus dans des conditions atroces en 2014 sous la présidence de Peña Nieto, non tenue, a généré un fort ressentiment.

16Dans le domaine de la violence massive qui frappe le pays, le gouvernement a affiché l’ambition de rompre avec la politique déployée par ses prédécesseurs, notamment Felipe Calderón, qui avait lancé une véritable guerre contre les cartels de la drogue, au prix d’un accroissement et d’une extension de la violence dans tout le pays. À cela, le président élu en 2018 a opposé le slogan « Abrazos y no balazos », qui ne proposait pas d’étreindre les narcotrafiquants comme l’ont prétendu ses critiques, mais d’embrasser « le peuple » : une métaphore suggérant que le premier combat devait viser à résoudre les causes structurelles de la violence (pauvreté, chômage, insertion sociale, etc.) afin de tarir les sources de cooptation des jeunes de la part de l’économie criminelle, au lieu de s’en prendre frontalement aux cartels. Une politique inscrite dans le long terme, dont les résultats ne sauraient être mesurables en l’espace de quelques années et qui, en tout état de cause, n’a pas répondu aux attentes immédiates d’un grand nombre de Mexicains. Car, dans le même temps, le gouvernement n’a pas mis en œuvre une politique sécuritaire cohérente si bien que les cartels de la drogue se sont encore étendus et renforcés durant le sexennat, accroissant considérablement la violence comme le montre l’article de Arturo Alvarado dans ce dossier.

17Ce n’est pourtant pas faute d’avoir accordé une place inédite aux militaires dans la société mexicaine. Même si l’on ne peut pas comparer le nouvel espace conféré à l’armée à ce que l’on a pu observer dans le Brésil de Jair Bolsonaro entre 2019 et 2022 ou au Venezuela de Nicolás Maduro, les années AMLO ont été marquées par une tendance à la militarisation de la société. Au lieu de faire rentrer l’armée dans les casernes comme l’avait promis le président durant sa campagne électorale, son gouvernement a consolidé le pouvoir militaire en lui assignant de nombreuses tâches en plus de la sécurité et de la défense : notamment dans le domaine administratif (par exemple la gestion des contrôles douaniers et des contrôles migratoires aux frontières), mais aussi dans le domaine économique (administration des aéroports du pays, construction de l’aéroport Felipe Angeles et de celui de Tulum, celle d’une partie du Tren Maya et administration de la totalité de celui-ci après sa mise en service, administration du train transisthmique et de la nouvelle compagnie aérienne étatique, Mexicana de Aviación, etc.). Parallèlement, l’armée a échappé aux nombreuses coupes budgétaires qui ont affecté de nombreux services de l’État.

18Finalement, en dépit du discours affiché sur une mutation radicale du Mexique et du slogan de la Cuarta Transformación, le gouvernement du président AMLO s’est révélé relativement semblable à ceux des présidences du PRI des années 1970 : centraliste, clientéliste et très méfiant envers toute une série d’institutions autonomes – ainsi celles qui gèrent les élections (INE et TRIFE) et la transparence du gouvernement (INAE), la Commission nationale des droits de l’homme, l’appareil judiciaire ou encore la Cour des comptes (Contraloría de la Federación) – qui ont souffert de coupes budgétaires. De ces six années de pouvoir a découlé une polarisation extrême de la vie politique mexicaine, alimentée par les attaques incessantes d’AMLO contre ses adversaires et dont la violence qui a accompagné la campagne présidentielle de 2024 est l’une des conséquences.

Composition du dossier

20L’article de Willibald Sonnleitner, « Le Mexique s’est-il polarisé ? Changement et continuités d’une géographie électorale plurielle et fragmentée », qualifie les résultats des élections présidentielles et législatives de 2018 de « tsunami » en raison de l’effondrement des trois partis (le PAN, le PRI et le PRD) qui avaient dominé jusqu’en 2015. Il souligne à la fois la coalition hétérogène sur laquelle s’appuie le gouvernement d’AMLO et la grande disparité des forces d’opposition. Alors que tout le discours politique du sexennat 2018-2024 s’appuie sur la rupture engagée par la 4T et la polarisation de la classe politique à partir de deux pôles antagoniques irréconciliables, cette division ne se reflète pas dans le vote des électeurs, qui demeure pluriel et fragmenté.

21L’un des projets emblématiques de la 4T est celui du Tren Maya que le président a pris en charge personnellement dès les premiers jours de son gouvernement. Sur la base de nombreuses sources bibliographiques et d’enquêtes de terrain, Diana Prelorenzo décrit le contenu du projet, son organisation, les institutions qui y sont impliquées et les principales étapes de son développement. Soulignant une planification déficiente, elle relève au niveau local de nombreux problèmes : absence de consentement des populations concernées, expropriations forcées, problèmes non résolus de mobilité interurbaine pour des villes comme Mérida ou Cancún puisque le train passe loin des centres-villes, etc. En outre, la déforestation est massive sur le tracé du train, et les programmes pour la compenser sont maigres ; les décisions juridiques à la suite des recours déposés en matière d’environnement ne sont pas respectées, au motif d’un argument présidentiel de sécurité nationale ; la répression de la part des militaires s’est intensifiée vis-à-vis des journalistes, des écologistes et de la population locale. Finalement, l’auteure souligne que l’objectif principal de ce projet d’infrastructure publique repose sur l’extractivisme, l’industrialisation et les investissements étrangers, dans la lignée de projets développés depuis les années 1990, et que sa mise en œuvre, sans respect des droits fondamentaux des habitants de la péninsule du Yucatán, interroge les pratiques démocratiques.

22Sur le même objet, mais dans une perspective différente, Gabriela Torres Mazuera s’interroge sur les possibles évolutions de la question agraire, à partir d’une analyse des discours, des publications officielles, des entretiens avec des fonctionnaires et avec la participation de l’auteure à de nombreuses réunions avec les groupes indigènes et les ejidatarios de la région, qu’elle a accompagnés entre 2017 et 2023. Elle constate que le manque de budget, conséquence de « l’austérité républicaine » de la 4T, a fragilisé la capacité de l’État à changer de politique agraire. Ainsi, dans l’État du Yucatán, la volonté de transformation des fonctionnaires fut rapidement neutralisée par l’opposition des pouvoirs locaux, surnommés « la mafia agraria ». Une ample consultation des communautés et peuples indigènes sur le Tren Maya fut organisée en 2019, avec la participation de 1 400 communautés, mais une deuxième étape de consultation (protocolo de consulta), pendant les trois années suivantes, a abouti à de nombreuses expropriations, sans tenir compte de l’opposition de groupes contestataires réclamant plus de pouvoir de décision pour les communautés indigènes. De fait, comme dans les gouvernements antérieurs à la 4T, la politique agraire a consisté à ce que les ejidatarios négocient individuellement leurs droits fonciers avec les fonctionnaires chargés du programme du Tren Maya.

23L’une des autres problématiques soulevées par le gouvernement de la 4T, celle de la situation des femmes et des mobilisations féministes au Mexique, est examinée dans l’article de Lucía Melgar et Karine Tinat. Les autrices rappellent que des réformes limitées, bien que réelles, avaient permis certaines avancées dans le domaine de l’égalité de genre (comme la parité dans les institutions politiques) et institué certains droits fondamentaux pour les femmes (accès à l’avortement dans la ville de Mexico). Cependant, les problèmes demeuraient immenses, comme les féminicides et les inégalités de genre. Le gouvernement d’AMLO, qui avait suscité beaucoup d’espoirs, a pourtant supprimé des programmes sociaux permettant aux femmes – notamment en activité – d’améliorer leurs conditions de vie et celles de leurs enfants. Pendant l’épidémie de Covid-19, la fermeture prolongée des écoles (250 jours) a confiné les femmes à la maison, contribuant à une augmentation considérable de la violence domestique. Enfin, les politiques en faveur de l’égalité de genre ont été entravées et les violences envers les femmes se sont accrues, ce qui constitue sans doute l’un des plus grands échecs de ce gouvernement.

24Plus généralement, les impasses en matière de sécurité publique n’affectent pas seulement les femmes, mais toute la population. C’est le sujet de l’article d'Arturo Alvarado Mendoza, consacré aux conséquences structurelles des réformes du gouvernement d’AMLO en matière de sécurité publique et de militarisation de la police. Au-delà de la croissance de la criminalité, son analyse dévoile la mise en œuvre difficile des réformes entreprises, l’importance de la militarisation de la société et les questions que celle-ci pose au fonctionnement de la démocratie au Mexique.

25Trois études de politiques sectorielles permettent, dans le dossier, de diversifier les regards sur le sexennat d’AMLO. D’une part, Simon Levy place la focale sur la politique minière et énergétique de la 4T à partir de l’exemple de la Sierra Norte de Puebla et démontre la politique de contention de la contestation par le corporatisme et l’indigénisme d’État. Malgré la ligne radicale des mouvements contestataires contre l’industrie extractive, le président souhaite en reprendre le contrôle par le biais de l’État. Les suspensions de projets sont finalement très limitées, concernant essentiellement des entreprises privées et épargnant largement Pemex et la CFE, entreprises considérées comme cruciales pour la 4T. Dans les projets suspendus, le travail de terrain mené par l’auteur démontre l’importance des liens personnels entre les contestataires et des membres du gouvernement.  Simon Lévy souligne l’ambiguïté de cette politique, suspendant d’un côté certains projets miniers et énergétiques objet de contestations, sans pour autant remettre en question l’intensification des activités extractives de l’autre.

26D’autre part, Luis Rivera-Vélez observe que l’arrivée au pouvoir d’AMLO a marqué « un point de bascule » dans les débats autour de la légalisation du cannabis au Mexique. Malgré l’avis formulé par la Cour suprême en 2018, selon laquelle la prohibition du cannabis était inconstitutionnelle, et le fait que les deux chambres du Parlement aient voté en faveur de sa légalisation, celle-ci a été bloquée par un veto présidentiel, en dépit des promesses sur la nécessité de changer d’approche vis-à-vis des drogues. L’enquête qualitative menée par l’auteur entre 2015 et 2023, analysant les débats parlementaires de mars 2016 à juin 2017, les votes à la Cour suprême d’octobre 2018 et de juin 2021, ainsi que de nombreuses réunions de discussion politique, permet de suivre finement les différentes étapes politiques de ce dossier et de conclure que « l’apathie d’AMLO vis-à-vis du cannabis empêche la construction d’un système de légalisation solide et cohérent assurant un accès légal à la plante dans le pays ».

27Enfin, Jean Foyer et Nina Lou Gachet interrogent le rapport du gouvernement d’AMLO à l’écologie à partir des discussions concernant l’interdiction du glyphosate et du maïs transgénique au Mexique. Comme en Bolivie sous Evo Morales ou en Équateur sous Rafael Correa, il apparaît que « la grande transformation annoncée par López Obrador ne semble concerner qu’à la marge l’écologie ». En ce qui concerne le maïs transgénique, la controverse sociotechnique durait depuis près de 25 ans au Mexique et la décision d’interdiction a été le fruit de l’alliance d’AMLO avec certains courants de l’écologie politique mexicaine. Mais cette alliance a cristallisé de fortes tensions entre les tenants d’une agriculture productiviste et ceux qui promeuvent l’écologisation du secteur agricole. Le décret de 2020 sur l’interdiction du glyphosate et de la culture du maïs transgénique révèle ces contradictions politiques, car il a été suivi de plusieurs démissions et remaniements. S’il apparaissait toutefois comme l’une des seules avancées environnementales du gouvernement de la 4T, lui permettant de conserver le soutien de la gauche écologiste, la suspension inattendue du décret d’interdiction le 27 mars 2024, un peu plus de deux mois avant les élections présidentielles, a entretenu les plus grands doutes sur le réel contenu écologique de la 4T.

28Ce bilan critique du sexennat d’AMLO n’a pas empêché Claudia Sheinbaum de largement reporter le scrutin du 2 juin 2024, en s’inscrivant de manière explicite dans le sillage de son prédécesseur. L’un des enjeux majeurs du mandat qui s’annonce renvoie à la capacité politique de la nouvelle présidente et de ses équipes à apporter des réponses concrètes aux fractures économiques et sociales qui continuent de marquer profondément le Mexique, à promouvoir une rupture avec le modèle néolibéral qui demeure prégnant dans la définition des politiques publiques, et à répondre aux grands défis du xxi^e siècle que constituent, entre autres, les inégalités de genre et la préservation de l’environnement.