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Dossier. L'Argentine déboussolée

Entre ciel et terre : les sciences sociales et la mobilisation populaire en Argentine

Denis Merklen
p. 33-54

Résumés

Les transformations subies par la société argentine depuis bientôt 30 ans ont modifié entièrement l’identité des classes populaires d’un des pays qui avait le mieux réussi un projet d’intégration sociale en Amérique. L’expression « peuple travailleur » ne sert plus à l’interpellation des classes populaires qui aujourd’hui structurent davantage leur identité à travers leur « inscription territoriale » et leur rapport au politique qu’à travers l’emploi et les protections de l’État ou des syndicats. Nous observons le déploiement d’un nouveau répertoire dans les modalités d’action collective caractérisant la mobilisation populaire : barrage de routes, révoltes populaires en province, occupation illégale de terrains urbains, pillage de commerces, participation à la gestion des programmes sociaux. En même temps, ce nouveau répertoire s’articule avec une réorientation à 180° des politiques publiques et de l’attitude de l’État. L’auteur propose les clés d’interprétation de ces nouvelles formes de mobilisation en même temps qu’il dresse un bilan critique des sciences sociales en Argentine qui n’ont pas su appréhender le retour sur scène des perdants de la modernisation libérale.

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Texte intégral

  • 1 Depuis la crise politique de décembre 2001, durant laquelle démissionna le gouvernement de Fernand (...)

1Depuis quinze ans, les classes populaires argentines élaborent de nouvelles formes d’action collective en réponse aux profondes transformations qui, du haut de la société, ont destructuré leurs mondes d’appartenance. Occupations illégales de terres, barrages de routes, révoltes et saccages de commerces et de grandes surfaces, sont parmi les nouvelles manifestations qui ont progressivement modifié le « répertoire » classique qui tournait autour des syndicats et des partis1.

  • 2 Tilly considère que les gens disposent d’un nombre limité de moyens admis pour exprimer leurs reve (...)

2Depuis l’année 2000, l’opinion publique a montré un certain étonnement face à une mobilisation sociale croissante, et cette surprise a aussi atteint les sciences sociales, peut-être trop habituées à la « passivité » que l’on avait attribuée aux catégories populaires durant toute la décennie des années quatre-vingt-dix. Dans cet article, je me propose de répondre à deux genres de questions. Il s’agit, d’une part, de rendre compte de ce changement dans les « répertoires de l’action collective »2 : comment s’opère-t-il ? Quelles sont les caractéristiques de ce nouvel éventail de mobilisation sans doute hétérogène ? Quels sont les changements dans la sociabilité des catégories populaires que ces mobilisations manifestent ? Quelles sont les perspectives d’évolution de ces mouvements sociaux et quel peut être leur impact sur la société argentine et son régime démocratique ? D’autre part, il s’agit de comprendre la surprise de l’opinion publique devant une mobilisation qui avait été pourtant observée depuis longtemps. Quelle a été la part de responsabilité des sciences sociales dans l’incompréhension d’un nouveau rapport au politique des classes populaires argentines ? Comment les intellectuels argentins pensent-ils les classes populaires ? Et quel type de relations entretiennent-ils avec ces dernières ?

3Nous sommes aussitôt obligés d’abandonner une hypothèse basée sur une « évidence » qui cache le caractère mécanique de l’explication : confrontées à une crise fatale, les gens se sont « enfin » résolus à descendre dans la rue. En revanche, je tiens à l’hypothèse selon laquelle les réponses à ces questions ne peuvent être trouvées que sur la base d’un double registre. Il apparaît clairement que les nouvelles formes d’action collective répondent aux transformations opérées tant au niveau de la structure sociale qu’au niveau des modalités d’inscription sociale des classes populaires. En effet, il faut tenir compte de la déstabilisation radicale du modèle d’intégration sociale dans lequel se sont formées les identités populaires en Argentine. Ce premier volet de notre article correspond à une volonté de déterminer dans quelle mesure l’Argentine d’aujourd’hui répond à des dynamiques nouées par le passé.

4En même temps, nous essaierons de ne pas considérer les nouvelles formes de mobilisation collective en des termes exclusivement « réactifs » ; c’est-à-dire comme une réponse plus ou moins complexe à des changements structuraux ou à des développements historiques. Les nouvelles manifestations collectives des classes populaires doivent également être envisagées dans leur « positivité », dans la mesure où elles expriment positivement non plus une nation ayant vécu, mais une société au présent qui construit l’Argentine à venir.

5Le troisième point de cet article présentera trois des principaux éléments caractérisant les nouvelles classes populaires : leur relation à l’État et aux institutions publiques, leurs modes d’intégration fortement marqués par une « inscription territoriale » (Merklen, 2001 et 2002), et leur matrice culturelle « cosmologique » et « relationnelle » (Semán, 2001). Cette caractérisation des classes populaires nous permettra, dans le quatrième point, de rendre compte de la nouvelle « politicité » des classes politiques ; un nouveau rapport au politique continuellement suscité par la tension entre « urgence » et « projet », ainsi que par les relations particulières des classes populaires aux traditions politiques. Mais au sein des sciences sociales, il nous apparaît difficile de cerner la « politicité » sans considérer le concept de citoyenneté d’un point de vue sociologique. C’est donc en nous resituant dans un tel cadre que nous tenterons de visualiser les perspectives d’évolution du mouvement populaire (points V et VI).

« Ya fue », les classes populaires d’une argentine révolue

  • 3 Castel, Robert, 1997 :161-169. « [...] Si le présent n’est pas seulement contemporain, il faut fai (...)
  • 4 Nous n’avons pas l’intention de faire ici la description détaillée d’une période longue et complex (...)

6Les transformations de la structure sociale sont telles qu’elles ont changé à jamais le monde populaire que l’on connaissait en Argentine depuis les années 1940. Pour comprendre aujourd’hui ce monde, nous sommes obligé de nous situer dans le cadre d’une « problématisation historique des questions actuelles »3. En d’autres termes, nous devons répondre à la question « quand et comment “se nouent” les processus au sein desquels les classes populaires se trouvent circonscrites aujourd’hui ? » La crise sociale actuelle des catégories populaires en Argentine se constitue au moment où commencent leur désalarisation et le retrait massif de l’État social, avec comme corollaire une paupérisation et une fracture sociale sans précédents. La date emblématique du dernier coup militaire inaugure cette période en 1976, car c’est à ce moment que surgit un problème qui culminera avec la chute du gouvernement de Fernando De la Rúa, en décembre 2001. Cette période de « décomposition » (1976-2001) a été précédée par une période de « construction » qui s’était étendue non sans discontinuités tout au long du XXe siècle (jusqu’en 1975) avec plusieurs moments cruciaux tels que la sortie de la crise des années 1930 et les années du premier péronisme. Nous tenterons à présent d’identifier les raisons de cette décomposition4.

  • 5 Inférieur à 5 % des années 1940 jusqu’aux années 1980, le taux de chômage atteint 7,6 % de la popu (...)

7La catastrophe sociale d’un pays jadis intégré donne la mesure et le ton radical des transformations opérées : la pauvreté atteint plus d’un habitant sur deux, la proportion de chômeurs s’est multipliée par plus de quatre5 et le nombre de travailleurs « informels » devient supérieur au nombre de salariés : depuis vingt ans la proportion de salariés n’est plus que de 30 % des actifs. Tout ceci dans un pays qui n’avait jamais connu le chômage massif, et où la pauvreté urbaine était estimée à 3 % de la population (en 1970, selon la CEPAL). Aujourd’hui, le revenu moyen des 10 % les plus riches est 30 fois supérieur à celui des 10 % les plus pauvres (qui ne perçoivent que 1,8 % du total des revenus). Le système redistibutif de ce pays se place donc parmi les pires de la région avec le Brésil ou le Chili, c’est-à-dire de plus en plus loin des systèmes les plus équitables (Uruguay et Costa Rica) avec lesquels il était classé jusque-là, à la fin des années 1980.

8Deux phénomènes sont à l’origine de cette régression. Le premier est le processus de désindustrialisation continu durant toute cette période depuis 1976 (Schvarzer, 1996 ; Kosakoff et Ramos, 2001) qui entraîne la quasi-disparition des ouvriers (péronistes) parmi les classes populaires. Le deuxième est celui de la réduction du secteur public, processus qui s’amorce lentement à partir de 1976, puis qui s’accélère dans les années 1990 avec le programme de privatisation intégrale des entreprises publiques et de réduction directe de la taille de l’État. Ce retrait de l’État s’est traduit, d’une part, par une importante réduction du nombre de fonctionnaires – ce qui amputa largement les classes populaires de leur présence – et, d’autre part, par un changement profond du rapport des catégories populaires à l’État et à la politique. Il faut se rappeler que depuis le premier péronisme (1946-1955), les classes populaires se socialisaient par le rapport étroit que les organisations politiques et syndicales entretenaient avec l’État, et que ce lien avait un impact direct sur l’organisation de la vie quotidienne des « travailleurs ».

  • 6 Cet aspect du modèle estadocéntrico (Cavarozzi) s’accompagne du fait que, pendant toute cette péri (...)
  • 7 La proportion maximale de salariés est observée dans le recensement de 1946 (73,8 % de la populati (...)

9Ce dernier mécanisme nous révèle la seconde caractéristique d’une Argentine qui a vécu mais qui n’est plus celle d’aujourd’hui : « ya fue » disent les jeunes Argentins. Avec le gouvernement de Carlos Menem (1989-1999), l’Argentine a abandonné définitivement le modèle d’intervention étatique à travers lequel avaient été régulés à la fois l’économie et les rapports sociaux. Ce modèle de régulation sociale avait permis une stabilisation de la sociabilité des classes populaires pendant près de cinq décennies (1940-1989)6. Cette stabilisation des modes de vie populaires résulte, en premier lieu, de l’extension de la relation salariale (qui touche plus de deux tiers de la population argentine depuis les années 19407). En second lieu, elle reflète la construction d’un ensemble de protections sociales à partir de l’intervention des syndicats et de l’État. Enfin, cette stabilisation découle de la régulation des relations de travail.

  • 8 Les luttes ouvrières sont importantes et commencent dès le début du XXe siècle. Mais la reconnaiss (...)

10Les résultats de ce système d’intégration vont durablement transformer les modalités d’action collective. Premièrement, il a stabilisé les mondes populaires que nous venons d’évoquer. Deuxièmement, il a facilité l’identification du peuple et du travail, avec une réceptivité au discours péroniste qui a organisé les thèmes de la dignité et de la reconnaissance sociale autour de la figure du pueblo trabajador. En dernier lieu, il a rendu possible un type de relation à la politique dans laquelle l’action collective pouvait s’organiser sur la base d’une stratégie de conquêtes sociales qui pouvaient être représentées sous la forme de droits acquis, et qui pouvaient se matérialiser dans des institutions publiques. C’est dans cette lutte pour les droits que le mouvement péroniste occupa une place centrale parmi les identités populaires (réussissant ceci moyennant l’assistanat gouvernemental, l’action des syndicats et le contrôle des différents niveaux de l’État)8. C’est par ce biais que les classes populaires ont pu organiser l’action collective avec une articulation unitaire dans laquelle il était possible de combiner une lutte orientée tantôt par la conquête de nouveaux droits, tantôt par la défense des droits menacés.

  • 9 Michèle Leclerc-Olive montre comment, d’un point de vue subjectif, il n’est pas toujours judicieux (...)

11Une telle articulation n’est possible que lorsque les individus sont inscrits dans un système de relations sociales stables leur permettant de penser à l’avenir9 tant au niveau des stratégies individuelles (dans la projection d’une promotion sociale au travers de l’école ou dans les protections face à la vieillesse ou à la maladie) qu’au niveau des stratégies collectives (lorsque l’histoire politique et sociale peut être lue comme le résultat des luttes menées). C’est la raison pour laquelle cette forme d’action collective a pu se stabiliser au-delà du péronisme, laissant aussi sa marque dans toutes les périodes dans lesquelles ce mouvement n’était pas au pouvoir (notamment 1955-1973, et 1976-1989), bien qu’il ait gardé toujours sa place au cœur identitaire des classes populaires.

12La décomposition sociale initiée dans les années 1970 s’est produite d’une façon continue, bien qu’à des vitesses différentes, sous tous les gouvernements des vingt-cinq dernières années, avec une période d’accélération extraordinaire sous les gouvernements d’Alfonsin et de Menem. Le caractère continu de la désarticulation du système social est donc lié à la contraction du marché intérieur, à la désindustrialisation et au démembrement de l’État. La structure de protection sociale s’est désagrégée parce que les services ont été discontinués, diminués ou directement stoppés par une chute des investissements publics, par la décadence des « œuvres sociales » et leur postérieure privatisation, et par l’effondrement du taux de syndicalisation.

  • 10 Au-delà des polémiques sur l’existence d’un syndicalisme fort avant l’interpellation péroniste, il (...)
  • 11 Il n’est certainement pas inutile de rappeler que l’Argentine a été l’un des pays au taux de syndi (...)

13Sans doute, la première différence (du point de vue de l’action collective) entre les classes populaires du siècle dernier et celles de l’Argentine post-décomposition doit être recherchée dans le rôle joué précédemment par la constellation syndicale. Il faut savoir, en premier lieu, que le syndicalisme constitue l’un des principaux acteurs de la politique argentine, et ceci, soulignons-le, depuis le début du XXe siècle et jusqu’en 198910 ; et en second lieu, que les structures syndicales ont été pendant cette période l’un des plus importants facteurs de socialisation des classes populaires, notamment à partir du rôle qu’elles ont eu dans la promotion sociale ainsi que dans la mise en place des protections à travers le très vaste système des « œuvres sociales » (promues par le péronisme de 1946 et désarticulées par celui de 1989) qui couvraient leurs affiliés sur des domaines allant de la maladie jusqu’aux vacances et au tourisme11.

14Même si notre exposé de ce panorama se doit d’être bref dans le cadre de cet article, et coupé du monde populaire, il était essentiel d’en donner un aperçu pour mieux saisir l’évolution du contexte, et mesurer le caractère radical des transformations des années 1980 et 1990. Du point de vue des subjectivités, ces transformations s’expriment par une espèce de perplexité ambiguë dans laquelle les classes populaires semblent hésiter entre la défense d’un statut de travailleurs auquel elles ne veulent pas renoncer complètement, et une fuite vers l’avant dans laquelle on sacrifie la relation au travail et on cherche à articuler des formes nouvelles de demande sociale. Comme nous allons le voir maintenant, la mobilisation sociale observée aujourd’hui se trouve ainsi tiraillée de l’intérieur par une tension qui conjugue mal pour le moment, une dimension de protestation avec une lutte pour la survie.

Le nouveau répertoire : asentamiento, piquete, estallido et saqueo

15Les occupations illégales de terres (asentamientos) suivies des organisations de quartier, les barrages de routes (piquetes), les révoltes populaires visant à la démission des autorités de province ou du gouvernement national (estallidos), et le saccage des commerces lors des crises économiques aiguës (saqueos), constituent ce que Charles Tilly a appelé le « nouveau répertoire d’action » des classes populaires argentines (Auyero, 2002 ; Farinetti, 2000 ; 2002 :109-117).

Los asentamientos

16Les asentamientos ont été l’une des premières composantes de ce nouveau répertoire qui a marqué le changement. Les occupations illégales de terres urbaines ont commencé en 1981 lors d’une invasion de terrains dans la banlieue Sud de la Capitale. Le mouvement s’est répandu ensuite comme une modalité privilégiée d’accès à l’habitat populaire. Dès lors, les organisations de quartier eurent un rôle primordial dans la mise en place des politiques sociales. Avec les asentamientos, un important mouvement d’organisations de quartier commence à se développer en Argentine, dépassant largement le cadre de ces occupations illégales. Dans un premier temps, les organisations de quartier créent un mouvement de base orienté par l’objectif de la construction d’un quartier (c’est-à-dire, la production d’un habitat « normal », par opposition à la représentation du bidonville, la villa) ainsi que par la promotion d’une structure de solidarité territoriale. Très rapidement, sur la base de cette structure sociale locale, les organisations « sortent » en se tournant vers le système politique pour obtenir des interventions institutionnelles en faveur d’une inscription sociale territorialisée (bénéficiant d’une école, d’une cantine et d’un dispensaire) afin de remédier à la paupérisation croissante. Les organisations de quartier se sont ainsi constituées comme l’une des bases principales de la participation populaire dans la création d’une nouvelle demande sociale qui n’est plus associée au monde du travail et qui n’est plus organisée par les syndicats. Comme nous le verrons dans la prochaine section, ceci a été possible grâce à une réorientation des politiques sociales qui s’est opérée à partir de 1987.

Los saqueos

  • 12 Pour une description des premiers saqueos dans la crise de l’hyper-inflation, en 1989, voir Prévôt (...)
  • 13 En 1983, à la fin du régime militaire, la presse publie des photos d’enfants victimes de malnutrit (...)
  • 14 « Convertibilidad » est le nom donné à la politique monétaire associée à une stratégie de « curren (...)

17En raison de la crise d’hyper-inflation de 1989 d’abord, puis de la récession économique liée à l’étouffement financier et monétaire de 2001, les pauvres des grandes villes (notamment à Rosario, Córdoba et dans la banlieue de Buenos Aires) ont « saccagé » des supermarchés et des zones commerciales à la recherche de nourriture12. C’est sous cette forme qu’apparaît dans l’espace public, en 1989, l’état de dépossession dans lequel se trouvait un nombre croissant de familles. La faim fait son entrée sur la scène publique pour la première fois dans les grandes villes et elle se constitue comme une menace à l’ordre public13. Mais, cette situation reste associée, dans un premier temps, aux effets dévastateurs de l’inflation que les catégories populaires vivent comme un mal endémique depuis trente ans, et qui décompose les modes de vie des couches populaires et moyennes avec l’hyper-inflation (Sigal, Kessler, 1996-1997). L’arrêt de l’inflation avec le « plan de convertibilité »14 en 1991, va écarter ce danger avec une amélioration réelle des conditions de vie et une diminution de l’indigence pendant les quatre premières années du programme. Mais les pillages de commerces vont se reproduire avec une plus grande ampleur en 2001 lorsque quatre années consécutives de récession vont encore mettre en évidence non seulement l’incapacité de l’État à donner une réponse adaptée, mais également celle des syndicats qui restent uniquement spectateurs des catégories populaires évoluant hors de leur champ d’influence.

Los estallidos

  • 15 Sur cette modalité d’action collective, voir la remarquable analyse faite par Marina Farinetti sur (...)

18À partir de 1992, un épisode d’un type nouveau remet les catégories populaires sur la scène publique. De véritables révoltes populaires provoquent la destitution des gouvernements des provinces de Jujuy, Salta, Santiago del Estero et Corrientes, donnant une vision en avant-première de ce que serait le sort du gouvernement de Fernando de la Rúa en décembre 200115. Comme le montre Marina Farinetti, ces épisodes d’émeute, où la représentation politique a été la cible première de la rage populaire (avec saccage, vol et incendie des sièges des pouvoirs publics – exécutif, législatif et judiciaire – ainsi que des résidences particulières de plusieurs autorités), s’expliquent par une combinaison complexe de crise des administrations publiques et d’« économie morale des foules », selon la célèbre formule d’E. P. Thompson. Précédée souvent de plusieurs mois de salaires impayés aux personnels de l’administration, l’émeute réunit une partie importante de la population qui, face à l’exhibition d’une corruption généralisée et impunie, résultat de systèmes gouvernementaux souvent marqués par le népotisme des familles locales, n’est plus disposée à tolérer son sort. Ce n’est pas tant la misère ou la crise économique qui provoquent l’« explosion » de la société civile mais plutôt l’incapacité, la négligence ou l’indifférence du pouvoir face à cette situation.

Los piquetes

19Vers le mois de juin 1996, dans deux petites villes minières de la Province de Neuquén (Plaza Huincul et de Cutral-Co), entre en scène ce qui sera considéré cinq ans plus tard comme l’une des principales modalités de l’action collective des classes populaires : le piquete. Face à la menace de fermeture des centres d’exploitation du pétrole suite à la privatisation de la compagnie d’État YPF, les habitants coupent la route qui traverse les villages pour exiger une solution à leur sort. Le barrage dure plusieurs jours et les piqueteros devront affronter la gendarmerie avant de pouvoir négocier avec un juge puis avec les autorités. Cette méthode fut reprise quelques mois plus tard dans une autre ville pétrolière également menacée, cette fois au Nord du pays, dans la province de Salta (General Mosconi). Dans les années qui ont suivi, le « piquet » est devenu une méthode répandue sur tout le territoire comme forme de protestation adaptée aux nouvelles conditions sociales.

  • 16 Avec 1,2 millions d’habitants, La Matanza présente la plus grande concentration de populations pau (...)
  • 17 Ces subsides ont été remplacés par les Jefes y jefas de hogar, qui ont des caractéristiques simila (...)

20Un point d’inflexion se produisit pendant l’année 2000 lorsqu’un piquete coupe pendant un mois la route 3 à la hauteur de La Matanza, le plus grand district de la banlieue de Buenos Aires16. L’épisode est important car c’est à partir de ce moment que la méthode se consolide comme forme d’action et parce qu’on assiste au renforcement d’un groupe d’organisations identifiées comme des piqueteros. Qu’est-ce qui est à l’origine de ce changement ? Les piqueteros arrivent à se constituer en gestionnaires des politiques sociales. À partir de ce moment, ces organisations vont administrer une partie importante des plans trabajar, une allocation que le gouvernement donne aux chômeurs en échange d’un travail communautaire (dans le cadre d’un programme cofinancé par la Banque Mondiale17). L’innovation est de taille, car à partir de là elle va orienter toutes les luttes : participer à une organisation de piqueteros, et notamment à l’une des centaines d’associations de quartier qui font partie de ce mouvement, est reconnu par l’État comme un travail d’intérêt communautaire. La reconnaissance des nouvelles organisations comme partenaires sociaux est dès lors un fait installé dans l’opinion publique. Un nouveau jeu politique où les organisations populaires prennent une part active commence à se consolider.

Les clés du nouveau répertoire : inscription territoriale et politiques sociales

21Qu’est-ce qui autorise à unifier ces formes de mobilisation plutôt éclatées sous la rubrique d’un répertoire ? Bien que la notion de « nouveau répertoire » ait été avancée, dans les usages recensés dans la littérature traitant de l’Argentine elle procède seulement du constat empirique de nouvelles formes d’action, sans qu’une conceptualisation permette de comprendre pourquoi ces actions constituent un répertoire et non un simple inventaire. Je voudrais ici proposer quelques éléments de réponse à la question du répertoire. Au-delà des aspects qui les différentient, ces actions trouvent une unité partielle dans quelques attributs communs aux nouvelles classes populaires, notamment dans les relations qui les constituent et dans leurs orientations.

22Un premier élément commun peut être observé dans l’évolution qui articule historiquement les effets de la crise avec les nouvelles politiques sociales. Les revendications populaires ont évolué entre la restauration de l’état préalable (on réclamait principalement des augmentations de salaires, des protections sociales et la défense des emplois par le biais des syndicats – quoique déjà repliés dans une stratégie de recul) et l’assistance. Une fois que la situation s’est stabilisée en mettant à l’avant de la scène un débat social à propos de la paupérisation, de la précarisation des relations du travail et du chômage de masse, les politiques sociales apparaissent vitales, et deviennent l’objet premier des mobilisations.

  • 18 cf. Prévôt Schapira, 1994 :29-50. On peut noter qu’au-delà de cette initiative du P.A.N., le radic (...)

23L’État a accompagné ce mouvement par une réorientation des politiques sociales. Cette stratégie fut inaugurée par le « Plan alimentaire national » (PAN) mis en place par le gouvernement de Raúl Alfonsín dès 198718. Mais l’on considère qu’elle trouverait une élaboration plus accomplie par une initiative de « participation » et d’incorporation active des organisations à base territoriale dans la mise en œuvre des politiques sociales ; des stratégies développées par le péronisme de la province de Buenos Aires et des municipalités de la banlieue (Moreno, Lomas de Zamora). En 1987, cette politique que l’on pourrait qualifier d’« assistance participative » s’était également consolidée avec l’arrivée d’Antonio Cafiero à la tête de la province. De surcroît, elle a été étendue un peu plus tard au niveau national (et décentralisée vers les provinces et les municipalités), notamment par le gouvernement de Carlos Menem. Cette réorientation des politiques sociales a ouvert de nouvelles possibilités de mobilisation qui échappaient aux syndicats. Elle a permis à l’État de considérer les organisations de quartier en tant que véritables interlocuteurs, et c’est par là même qu’il contribua à les affirmer en tant qu’acteurs sociaux.

  • 19 Même lorsque les montants alloués aux politiques d’assistance sociale augmentèrent (c’est le cas j (...)

24Mais malgré le développement de cette stratégie, les résultats attendus se sont trouvé limités à partir de 1995 en raison des contraintes liées aux réformes économiques guidées par la Convertibilidad et le programme d’ajustement structurel. Dès lors, l’évolution des relations entre politiques sociales et catégories populaires a suivi une dynamique paradoxale : au fur et à mesure que les politiques d’assistance prirent de l’importance dans le budget des ménages pauvres, de plus en plus nombreux et de plus en plus privés d’autres opportunités pour accroître leur revenu, l’État vit se restreindre les ressources financières destinées aux politiques sociales19.

25C’est dans ce contexte que les politiques sociales commencèrent à occuper la plupart des énergies de la mobilisation collective. On n’est plus devant le peuple travailleur qui pendant des décennies s’était organisé autour de son inscription salariale. Les classes populaires agissent davantage maintenant en fonction de leur fragilité, de la pénurie de moyens d’existence et du manque de reconnaissance. Mais elles s’organisent aussi en fonction des ressources que l’État rend accessibles à la mobilisation. Les « droits » ont ainsi commencé à trouver une nouvelle place par la « politicité » des catégories populaires, et avec ce processus, inévitablement, les organisations capables de bâtir une nouvelle relation à la politique ont été autres. Paradoxalement, les rendements de plus en plus bas du système politique deviennent toujours plus indispensables dans les quartiers pauvres. La spirale de la dépendance avance sur la base de ressources plus restreintes à chaque tour.

  • 20 MTD Aníbal Verón : Movimiento de trabajadores desocupados, Mouvement de travailleurs sans emploi. (...)
  • 21 Ce témoignage nous incite à poser plusieurs questions centrales concernant les possibilités d’évol (...)

26Ainsi, pendant que les enfants d’un quartier de Florencio Varela mangent à la « cantine communautaire », un militant du mouvement de piqueteros MTD Aníbal Verón20 explique : « Qu’est-ce que fait un piquetero lorsqu’il n’est pas en train de couper la route ? Il va travailler tous les jours à la cantine communautaire et il participe aussi à la boulangerie communautaire […] La plupart des gens ici ont environ 8 enfants, et il est impossible de leur donner à manger ou de les vêtir. Alors, c’est une façon de faire face à la crise. […] C’est pour ça que les cantines, elles marchent, c’est un réel besoin de la population. C’est le seul moyen de donner quelque chose à manger aux gosses. L’aide que nous envoie le gouvernement est insuffisante. Ils nous envoient des marchandises tous les 15 ou 20 jours… Et quand il n’y en a plus, on sort couper la rue. C’est pour ça que nous sommes tout le temps dans la rue ».21

  • 22 Miguel Murmis et Silvio Feldman avaient déjà attiré l’attention, très tôt, sur le risque d’homogén (...)

27Un deuxième élément unificateur des expériences populaires se trouve paradoxalement dans leur caractère hétérogène, elles ne peuvent se saisir par leur seule dimension économique. L’« hétérogénéité sociale des pauvretés »22 s’explique dans un premier temps par la multiplicité des trajectoires : dans le même territoire de pauvreté se retrouvent tant celui qui vit dans un bidonville depuis quatre générations que l'habitant d’un asentamiento voisin, récemment contraint d’occuper illégalement des terres.

  • 23 Les manzaneras sont les « déléguées » du pâté de maison (la manzana) d’un programme d’assistance l (...)
  • 24 C’est avec « extériorité » que les sciences sociales ont observé les classes populaires en Argenti (...)

28Dans un deuxième temps, l’hétérogénéité s’explique par la multiplicité d’appartenances dans lesquelles se trouvent inscrits les individus, ce qui est beaucoup plus significatif que le caractère (résiduel) des trajectoires. Les districts populaires de la banlieue sont en même temps la terre de multiples groupements (paroisses, églises pentecôtistes, centres de santé, écoles, manzaneras23, ONG, supporters d’équipes de football, etc.) et de diverses fractions politiques, pas seulement péronistes. Chacun de ces groupes participe à des dynamiques spécifiques avec des règles et des ressources propres, ce qui, vu de l’extérieur, reste impossible à unifier24.

  • 25 Nous reprenons ici le concept développé par Robert Castel dans sa signification la plus générale, (...)
  • 26 J’ai fait une description des logiques de mobilisation organisant ces stratégies à travers la méta (...)

29Cette trame sociale complexe se structure au niveau local, et configure ce que nous proposons d’appeler l’« inscription territoriale » (Merklen, 2001) des classes populaires, troisième élément commun aux classes populaires. Depuis le début des années 1980 et notamment à partir des années 1990, on a vu se développer des épisodes de coopération, mobilisation et protestation collectives qui retrouvent leur centre d’organisation dans le quartier. Cette figure du local est devenue progressivement la principale composante de l’inscription sociale d’une masse croissante d’individus et de familles qui ne peuvent ni définir leur statut social ni organiser la reproduction de leur vie quotidienne exclusivement à partir des fruits du travail. Le processus de desafiliación25 qui a touché cette partie importante des classes populaires composée majoritairement de jeunes foyers, trouve un emplâtre de « réaffiliation » dans l’inscription territoriale. Le ménage d’un quartier pauvre de la banlieue de Buenos Aires ne vit que partiellement des revenus du chef de foyer et des autres membres actifs de la famille. Il y ajoute les ressources provenant des politiques sociales sous forme de lait, d’aliments, de tôle ou de vêtements auxquels on accède en s’inscrivant dans les structures de voisinage, au sein desquelles tout fait objet d’échange. On ajoute à cela les activités informelles (aumône, nettoyage de pare-brise devant les feux, etc.) et illégales les plus diverses26.

  • 27 L’image appartient à Emmanuel Ndione, Dakar, une société en grappes, 1987. En ceci, les quartiers (...)

30C’est dans le quartier que les familles arrondissent leur revenu. Sur cette base, elles peuvent plus ou moins participer à la vie politique en fonction de l’efficacité des organisations de quartier à bénéficier des nouvelles politiques sociales. Le lieu même du quartier de résidence conditionne les possibilités de se valoriser socialement, un certain honneur ou déshonneur est attaché à chaque quartier face aux autres quartiers. La multiplication des affiliations au niveau local fonctionne comme une assurance sociale à dimensions multiples permettant aux individus de faire face aux risques d’un présent permanent. Ce présent se stabilise dans la construction d’une solidarité sociale structurée localement, dans laquelle les cercles d’appartenance s’enchevêtrent comme les ensembles d’un diagramme de Wenn ; les échanges s’organisent sous la forme d’une « société en grappes » où des groupes apparemment isolés sont liés par de forts pédoncules27. Enfin, c’est par voie locale que les individus et les familles entrent en relation avec les institutions publiques (école et autres services publics), ce qui signifie un changement majeur dans les formes jusqu’alors communes de socialisation et de citoyenneté.

31Cela dit, il faut savoir que cette multiplication des affiliations ne doit pas être comprise comme le résultat d’une sociabilité chaotique et encore moins comme le produit d’une rationalité incohérente ou anomique, mais comme la production d’une forme spécifique de solidarité et de normativité. En ce sens, la densité du territoire local dans la ville permet aux classes populaires d’échapper partiellement au risque de ne constituer qu’un « sac de patates », en référence à la célèbre métaphore employée par Marx pour décrire la paysannerie française au XIXe siècle.

  • 28 Selon les développements de Pablo Semán, cette matrice est en réalité « cosmologique, holiste et r (...)

32Finalement, cette recomposition des mondes populaires constitue un aspect important de la production culturelle des quartiers. L’expression la plus claire de cette dimension se trouve dans la prolifique et nouvelle production symbolique, car c’est en elle que l’on peut observer comment se construit positivement (et pas uniquement en tant que réaction à la crise) le nouveau monde populaire argentin dans toute sa complexité. Ainsi se diffuse une nouvelle religiosité, marquée entre autres par la prolifération du pentecôtisme et notamment par le renouveau des pratiques catholiques. Cette nouvelle religiosité participe à la configuration d’une matrice culturelle « cosmologique » et « relationnelle »28. Elle se manifeste au premier abord par le développement d’une multitude de syncrétismes à travers lesquels les appartenances et les pratiques religieuses s’articulent dans un jeu de réinterprétations réciproques avec le rock, la bailanta et avec des formes traditionnelles de la politique comme le péronisme (Seman, Miguez, 2000 :321-341). Le caractère relationnel de la culture populaire se perçoit par la priorité qu’elle donne au collectif (la famille y occupant le premier rang, les autres cercles venant après) sur les individus. Ces matrices symboliques permettent de réordonner le monde dans un système de hiérarchies plus adaptées (c’est son aspect cosmologique) et de donner un sens appréhensible à la démultiplication des pratiques relationnelles.

Des organisations à base territoriale dans le nouveau rapport au politique

  • 29 L’Église catholique apparaît comme l’autre grand acteur ayant compris ce changement dans la « poli (...)
  • 30 La CTA rassemble des syndicats, notamment de fonctionnaires et de l’éducation nationale. Cette cen (...)
  • 31 La FTV est la plus poussée des expériences issues du travail militant mené dans les quartiers à pa (...)
  • 32 C’est l’une des inquiétudes majeures de Germán Abdala, leader fondateur de la CTA. Cf. Miguel Murm (...)
  • 33 Le CCC rassemble une nouvelle centrale ouvrière, disposant d’une forte implantation dans certaines (...)

33Ce changement dans la sociabilité des classes populaires a donc été rapidement perçu par l’État qui organisa sans délai, dès 1987, une réorientation des politiques sociales dont les plus réussies prirent en compte la participation des organisations à base territoriale29. C’est précisément par cette brèche ouverte au niveau des quartiers que commencent à s’engendrer quelques-uns des processus de mobilisation développés à partir de la deuxième moitié des années 1990. Vers 1996, l’un des principaux dirigeants des asentamientos, Luis d’Elía, s’affilie à une scission rénovatrice de la centrale ouvrière (la Centrale des Travailleurs Argentins, CTA30) et, en créant la Fondation Terre et Logement (FTV31), il entreprend une action destinée à incorporer la dimension territoriale avec les stratégies syndicales, ce qui rejoint une quête jusqu’alors infructueuse des dirigeants syndicaux pour trouver une voie d’organisation de tous ceux qui restent en dehors du monde du travail32. Dans une évolution similaire, un autre dirigeant de quartier important, venant également des asentamientos de La Matanza, Juan Carlos Alderete, s’intègre lui à un autre courant syndical (le Courant Classiste et Combatif, CCC33). Bien que d’une moindre représentativité, ce courant apparaît dans l’espace public comme l’un des principaux porte-parole des demandes de travail, faisant du chômage le centre de ces actions. Comme nous l’avons rappelé, en novembre 2000 est organisé un piquete qui coupe la très importante Route 3 pendant un mois, à la hauteur du district de La Matanza. Les deux dirigeants mentionnés sont à l’origine de ce mouvement qui finit par une assemblée des groupes de piqueteros, et ce n’est pas un hasard si tous deux ont fait leurs armes et trouvent le gros de leurs bases d’appui dans ce populeux district de l’Ouest de la Capitale. Les résultats immédiats de cette action sont la reconnaissance de ce qui sera dorénavant appelé « les organisations piqueteras » en tant qu’acteur légitime de la gestion des politiques sociales, et l’unification de la plupart des organisations de quartier autour de ces deux leaders (nous reviendrons sur ce point).

34C’est sur ces structures organisationnelles complexes, mélant les groupes à base territoriale à ce qui reste des syndicats, des partis et des églises, que les estallidos, les révoltes et les saqueos se déploient sur un mode qui peut sembler surprenant pour un observateur extérieur (qu’il soit sociologue ou journaliste). Cette difficulté d’appréhension est liée à la relation d’extériorité que ce dernier entretient avec les classes populaires (sa situation d’« étranger », au sens de Georges Simmel), car elle l’empêche d’observer ces mondes locaux jusqu’à ce qu’ils émergent à la surface d’un espace public qui, depuis plus d’une décennie, demeurait sourd à ses manifestations.

35Le développement des organisations piqueteras et l’appropriation de la méthode du piquete de la part de centaines d’organisations de quartier des divers faubourgs de l’Argentine, est rendu visible et audible au niveau national en raison d’une nouvelle « politicité » qui se tressait territorialement depuis longtemps. Le déploiement des organisations piqueteras, qui commencent à maîtriser des montants importants de l’assistance sociale et à s’articuler comme de véritables réseaux sur le territoire national, conjuguent les noms de l’action collective comme les verbes d’un même répertoire : l’occupation de terres et les organisations de quartier cherchent à promouvoir la solidarité locale et à communiquer avec le système politique ; les estallidos veulent généralement dire basta ! et souhaitent rétablir des limites morales face à la corruption, au dysfonctionnement politique et aux népotismes multiples ; les saccages expriment une explosion de rage qui révèle l’importance de la fracture sociale ; le piquete, enfin, souligne l’existence sociale refoulée et montre une nouvelle demande sociale en essayant d’établir un meilleur rapport avec l’État.

36Ce n’est donc pas par hasard si l’action à base territoriale a été le berceau des principaux dirigeants du « mouvement piquetero » : le combat pour le « droit à la ville » et pour les politiques sociales les avait préparés à la lutte pour de meilleures conditions sociales face au nouvel État. Trois traits communs identifient à la fois le piquete, le quartier, le estallido et le saqueo : l’extériorité aux rapports salariaux classiques, leur ancrage territorial et une nouvelle relation avec l’État basée sur un conflit pour la distribution d’une aide sociale dont les ressources sont aussi indispensables que rares et insuffisantes.

La citoyenneté à l’épreuve de la survie

37Il devient maintenant possible d’identifier deux tendances dans l’évolution future de ces mouvements, celles-ci ne s’excluant d’ailleurs pas entre elles. Il faut insister sur le fait que ces mobilisations trouvent leur cadre d’orientation dans le contexte plus large des stratégies de survie, comme un élément de plus dans la série hétérogène et instable d’outils auxquels fait appel une famille. Cet aspect est important parce qu’il permet de mieux saisir la tension dans laquelle se trouve l’action collective, entre « urgence » et « projet », et d’échapper à l’alternative erronée dans laquelle on a tendance à placer le rapport au politique des classes populaires : citoyenneté versus clientélisme. Lorsque la mobilisation est représentée par des organisations qui perdurent, celles-ci se trouvent confrontées à la double exigence de construire un projet collectif capable de guider les actions et de fédérer leurs bases, et de répondre à l’urgence conférée par l’aggravation cyclique des conditions de misère et par le fait que la reproduction du quotidien dépend des ressources contrôlées par le système politique. De la possibilité de trouver ou non une solution à cette tension dépend l’évolution des mouvements sociaux.

  • 34 Parmi les formations actives, on peut citer le Parti communiste ou le Parti ouvrier – trotskiste – (...)
  • 35 Voir par exemple le relevé réalisé par le journal Clarín, publié du 1 au 4 septembre 2002.

38À partir de là, on peut mieux comprendre les deux tendances qui se sont récemment dessinées au sein de la mobilisation des piqueteros car celles-ci expriment la tension que l’on discute. D’un côté, il y a un ensemble d’organisations émergeant vers la fin des années 1990, plus ou moins directement liées à des partis de la gauche marxiste traditionnelle ou à d’autres versants de la gauche (péroniste, ou, symboliquement, aux mouvements de guérilla des années 1960)34, auxquelles s’ajoute une constellation de petits groupes « autonomes » non liés à un parti politique. Ce premier ensemble de groupements est clairement minoritaire au sein du mouvement social, il tient son ancrage principal sur quelques districts de la zone sud de la banlieue et quelques quartiers de la capitale. Il s’agit d’un ensemble composé de plusieurs petits groupes non liés dans une seule organisation, et avec peu d’influence sur le reste du pays (certains relevés leur attribuent près du 10 % des personnes mobilisées dans des piquetes35).

  • 36 Cette consigne politique « Qu’ils s’en aillent tous » est apparue au cours de l’année 2002 et elle (...)
  • 37 On pourrait ajouter ici le danger présent dans ces groupes : en raison de la position d’extériorit (...)

39En général, ces groupes articulent leur mobilisation à une logique de la « protestation » et de la confrontation avec l’État ou la classe politique dans son ensemble, en adhérant à la demande diffuse « Que se vayan todos »36. Leurs capacités de mobilisation augmentent dans les moments de crise les plus aigus, qui peut évoquer pour certains militants l’image d’une situation « pré-révolutionnaire », et dont le manque d’issue politique prédispose souvent les militants à des actions de confrontations violentes avec la police. Dans le cadre de la détérioration politique, leur rôle est important car, par l’accroissement de leurs possibilités de mobilisation, elles contribuent à la radicalisation des autres organisations37.

40De l’autre côté apparaît un groupe plus important, moins éclaté et idéologiquement plus indépendant, dont l’action paraît orientée vers l’articulation d’une nouvelle demande sociale. Ce versant est lié à la Centrale des Travailleurs Argentins (CTA), représenté par la Fédération Terre et Logement (FTV) et le Courant Classiste et Combatif (CCC), déjà mentionnés. Ce conglomérat obtient ainsi une importante représentation sur une bonne partie du territoire national, avec un ancrage fort dans l’Ouest du Grand Buenos Aires. Il est le seul a pouvoir articuler une alliance politique qui dépasse le clivage résultant de la fracture sociale (que les actions de l’autre conglomérat tendent à pérenniser).

41Dans les deux versants se mêlent organisations de quartier, communautés ecclésiastiques, petits syndicats et organisations de piqueteros (avec un éventail plus large dans le deuxième courant). Ces groupes se consolident à travers la capitalisation d’une longue expérience de négociation de l’assistance sociale acquise dans les quartiers (dans lesquels les organisations de quartier sont devenues gestionnaires des politiques sociales). Ce dernier point est le point de discorde entre les deux groupes d’organisations de piqueteros : alors que les premiers accusent les deuxièmes de négocier des « pansements cache-misère » avec le gouvernement, les deuxièmes reprochent aux premiers de se prêter aux provocations policières et d’empêcher une alliance indispensable avec les classes moyennes.

  • 38 Le « Vengeur masqué », Llanero solitario en espagnol, est le héros d’une série télévisée américain (...)

42Au-delà des différends idéologiques qui les séparent, le clivage entre ces deux tendances peut être relié à la tension évoquée entre urgence et projet, et par l’accent que chacune d’elles met sur les termes de cette tension. Mais le conflit sous-tend l’ensemble des organisations et caractérise toute forme d’action politique des classes populaires. C’est là que l’influence des organisations syndicales et des partis est tamisée par la dynamique des organisations territoriales et par la logique des intérêts immédiats. La proportion toujours importante de dirigeants de quartier dans tous ces mouvements impose une logique à la fois revendicative et opportuniste qui tend à tempérer les initiatives de confrontation avec le gouvernement. Ainsi, dans une assemblée de la FTV, nous avons pu entendre un dirigeant dire : « nous devons agir comme le “Vengeur masqué”38 : nous devons mettre le masque sur le visage et le revolver à la ceinture pour obtenir de l’État national ce qui relève de l’État, de la province ce qui est de la province et des municipalités ce qui est des municipalités ! », puis expliquer quelques minutes plus tard sa volonté de mener une stratégie électorale visant à l’établissement d’une assemblée constituante. Les dirigeants populaires connaissent parfaitement bien la vie des partis politiques ainsi que tous les niveaux du fonctionnement de l’État, avec lesquels ils discutent et desquels ils obtiennent des solutions et des médiations. S’ils s’inscrivent dans une logique de confrontation avec l’État, c’est en suivant une règle dictée par l’expérience : affirmer une nouvelle demande sociale et construire des organisations capables de la représenter et de la prendre en charge.

  • 39 Une question reste posée à propos des classes moyennes. Que se passera-t-il une fois l’Argentine s (...)

43Ainsi, si l’une des évolutions possibles de ces mouvements passe par l’organisation d’une nouvelle demande, c’est grâce au concours de deux circonstances qui ouvrent des possibilités au travail des militants. Premièrement, pour la première fois depuis le retour de la démocratie en 1983, les classes dirigeantes prennent conscience que la pauvreté est une réalité à traiter en priorité par une réponse massive de l’État. C’est uniquement depuis l’extension d’une crise qui touche également la survie des classes moyennes que cette prise de conscience apparaît dans l’espace public comme une évidence39. Deuxièmement, les vieilles structures représentant les classes populaires sont totalement en deçà de toute possibilité d’articuler les nouveaux besoins dont l’immédiateté et l’urgence ne trouveront pas de solution dans l’emploi. Les nouvelles organisations ont par là même trouvé une voie pour rester politiquement actives et socialement alimentées dans leur nouvelle relation à l’État. En ce sens, deux questions planent au-dessus du jeu politique : les Argentins pourront-ils trouver le chemin d’une nouvelle civilisation du travail leur permettant de vivre dans une société d’intégration ? Dans quelle mesure les nouveaux mouvements vont-ils évoluer dans ce sens ?

La surprise des sciences sociales

44Malgré l’insistance avec laquelle plusieurs chercheurs ont présenté leurs travaux depuis une dizaine d’années sur l’érosion de la structure sociale argentine, sur l’ampleur du processus d’appauvrissement et sur l’émergence de nouvelles modalités d’action collective, les classes moyennes semblent caídas del catre, « tombées du lit », depuis tout juste décembre 2001 avec l’échec de l’expérience politique de l’« Alliance » qui, tant dans son versant conservateur (représenté par le président Fernando De La Rúa, de la UCR) que dans son versant progressiste (représenté par le vice-président Carlos Alvarez, du Frepaso) a voulu incarner un projet de classes moyennes urbaines dans le contexte d’une profonde fracture sociale. La plupart des intellectuels, que ce soient des journalistes, des universitaires ou autres, sont alors restés abasourdis sous l’effet de la surprise.

45Or, ce sont les thèmes privilégiés par les sciences sociales depuis 1983 qui permettent de comprendre le fait même de cet étonnement, car l’inattention aux effets de désaffiliation et de fracture sociale a laissé le monde intellectuel dépourvu d’outils critiques. Éblouies par la luminosité des processus politiques associés à la « transition démocratique » et la fondation d’un ordre politique « moderne », ou par le décisionnisme tout puissant d’un gouvernement qui se débarrassait de l’État, les sciences sociales ont fermé les yeux devant ce qui se passait dans la « société » tout le long des deux décennies qui ont suivi la fin de la dictature militaire. Tout se passe comme dans le monde de Gaston Bachelard : à la sortie de la dictature, la formation d’un nouvel esprit scientifique bute contre un obstacle épistémologique qui est l’étonnement même de cette première expérience.

  • 40 Les travaux récents de Javier Auyero (op. cit.) se trouvent dans cette perspective, ainsi que ceux (...)

46D’où provient donc cet effet de trompe-l’œil ayant réduit le champ visuel et empêché la prise de conscience de la formation de nouvelles classes populaires ? Dans beaucoup d’évaluations faites sur les mobilisations récentes, le caractère fondamentalement « citoyen » de celles-ci est mis en avant. L’unité des mobilisations collectives est trouvée dans une notion de « protestation » qui orienterait l’action comme une conséquence naturelle d’un univers de « droits » ouvert par la démocratie40.

47Le problème d’une citoyenneté univoque et immanente, c’est-à-dire se trouvant en deçà des processus de socialisation et de politisation opérés depuis la désarticulation du système social antérieur (concomitant avec la réorganisation du régime démocratique) est manifeste dans l’optique qui regarde les mobilisations actuelles avec la lentille de la « protestation ». Or l’image de la « protestation » (finalement retrouvée) ne contient qu’une des logiques présentes dans les diverses formes de mobilisation observées. Elle traduit notamment les idées de réclamation, d’opposition et de confrontation avec les gouvernants, ce qui est effectivement l’une des dimensions de l’action collective. Mais celle-ci ne saurait traduire d’autres aspects fondamentaux déjà mentionnés.

48La protestation est d’une part l’un des moments de la mobilisation, particulièrement visible dans les estallidos ainsi que dans d’autres manifestations collectives, ou lors de déclamations à la télévision. D’autre part, la protestation est aussi l’axe autour duquel certains des groupes soutiennent leur action (notamment les petits groupes liés aux diverses gauches radicales). Mais cette perspective néglige particulièrement le fait que la mobilisation actuelle s’articule autour de la construction d’une nouvelle demande sociale avec l’État. Et dans ce processus, les acteurs collectifs doivent se préparer pour protester, certes, mais avec la même énergie qu’ils doivent apporter dans leur préparation à devenir des acteurs de la gestion des politiques sociales.

49Plus généralement, la régression sociale et la situation d’urgence matérielle dans laquelle se trouvent les familles des classes populaires les mettent dans une position de dépendance vis-à-vis de l’État ainsi que dans l’obligation de trouver une voie de négociation dans le système politique. Et plus profondément, les classes populaires ont développé un type de relation à la politique dans laquelle la défense de leurs structures de solidarité territoriale (de la famille au voisinage ; que ce soit au travers des groupes religieux, des diverses organisations de quartier, des sociedades de fomento, des associations mutuelles, des clubs sportifs ou des locaux des partis, tous faisant parti des grappes de la société locale) et du collectif devant l’individuel, se combine avec les héritages d’une citoyenneté appréhendée dans l’influence du populisme (et dans laquelle l’apprentissage d’autres formes de citoyenneté, notamment celles provenant de gauche, a été décimée par la dernière dictature et par la récupération que la gauche même a fait de l’expérience des années soixante et soixante-dix).

50L’action collective est tributaire d’une tension dans laquelle la construction de structures relationnelles de base territoriale se combine (problématiquement) avec la lutte pour des droits correspondant plus à un ordre épuisé et déjà inexistant qu’à un nouveau projet d’intégration dont personne n’arrive à imaginer ne serait-ce que les contours (Merklen, 2002 :143-164).

  • 41 L’exigence de « cohérence », qui d’ailleurs ne peut être demandée à aucun sujet, est cependant sys (...)

51L’image de citoyenneté à partir de laquelle on aborde les classes populaires est teintée d’une essence normative issue tout droit des combats de la modernité contre ses ennemis. Mais l’Argentine n’est en rien confrontée à ces ennemis plutôt imaginés. C’est ainsi que le concept opère comme un « obstacle épistémologique », rendant difficile de comprendre la politicité que les classes populaires développent en même temps qu’elles essaient de répondre aux besoins d’une nouvelle sociabilité. En ce sens, les sciences sociales doivent encore se consacrer à un travail d’accumulation descriptif et problématisant du nouveau cadre de relations sociales dans lequel le pays est déjà rentré. Les sciences sociales ont déjà commis un premier faux pas au moment de l’ouverture démocratique. Elles ont cru que les nouvelles manifestations collectives observées alors (des mouvements de droits de l’homme jusqu’aux occupations illégales de terres en passant par le rock nacional) constitueraient des « nouveaux mouvements sociaux » porteurs d’un renouveau démocratique, à côté d’un mouvement syndical que l’on regardait avec mépris et méfiance. Et les sciences sociales se sont à nouveau induites en erreur lorsqu’elles se sont convaincues que l’action collective ne pouvait être pensée et espérée que depuis l’îlot d’un « Individu » qui était conçu comme tel, avec un grand I. Dans une large mesure, elles persistent dans l’erreur toutes les fois qu’elles attendent des « Argentins » qu’ils retrouvent la substance de la citoyenneté (bien évidemment, ces visions ne restent pas cantonnées à l’intérieure de l’université ; par la presse notamment, elles sont très répandues dans l’opinion publique des classes moyennes). La politicité des classes populaires est tributaire de la multiplication des affiliations et de leurs liens avec l’État, par lesquels elles essaient de survivre et de ne pas tomber dans l’oubli. Cette dimension de la culture populaire correspond à la formation de sujets contraints à fonctionner avec des systèmes de valeur alternatifs41.

52Nous sommes face au développement de cosmogonies et de structures d’appartenance complexes de la part de sujets capables de se mettre en relation avec un univers demandant la maîtrise de principes différents et non exclusifs dans les divers champs et moments de leur participation dans la vie sociale. D’autant plus lorsque l’extériorité avec laquelle ils entrent en relation avec les institutions les amène à procéder comme des « chasseurs » en quête permanente d’une proie à ramener dans leur collectif d’appartenance (la maison, le quartier, la bande, l’église, le parti). Ce point est crucial dans la compréhension de la multiplicité des sens avec lesquels les sujets entrent en contact avec la politique. On peut en même temps participer d’un réseau clientéliste et réclamer ses droits ou protester contre la corruption. Et l’on peut parfaitement traiter le candidat pour lequel on a fait campagne, de corrompu, dès lors qu’un tel choix a été déterminé par un principe moral qui défend et met en valeur les seules structures rendant possible la survie.

***

53En conclusion, nous dirons que la société argentine joue son avenir dans la possibilité d’articuler l’État avec un mouvement social représentant des classes populaires. Ce dernier existe en se débattant sur un double registre. D’un côté, il lutte face à l’État contre les contraintes de la pauvreté et contre les effets d’une désintégration sociale qui a anéanti les traditionnelles modalités d’inscription collective. D’un autre côté, il lutte en même temps avec son passé : Que fera-t-il de son héritage péroniste ? Comment recomposera-t-il la mémoire de ses mouvements de gauche ? Comment tira-t-il parti de la présence des églises sur le territoire de ses quartiers ?

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Notes

1 Depuis la crise politique de décembre 2001, durant laquelle démissionna le gouvernement de Fernando De La Rua, on distingue deux sortes de mouvements : ceux des catégories populaires liée à la pauvreté et au chômage, dont je parlerai ici, et ceux des classes moyennes – parmi lesquels on peut citer les assemblées de quartier ayant lieu notamment dans la capitale du pays (Svampa, 2002).

2 Tilly considère que les gens disposent d’un nombre limité de moyens admis pour exprimer leurs revendications. Ce « répertoire » d’outils pour l’action s’est forgé dans des luttes antérieures et il caractérise une époque. On peut ainsi voir que les répertoires favorisent certaines luttes devant certains opposants, mais qu’en même temps ils restreignent d’autres possibilités d’action revendicative ou de protestation (Tilly, 1986 et 1993).

3 Castel, Robert, 1997 :161-169. « [...] Si le présent n’est pas seulement contemporain, il faut faire une histoire du présent, c’est-à-dire réactiver la charge du passé qui est présente dans le présent. Il est nécessaire donc de faire quelque chose comme une généalogie du présent ou une problématisation historique des questions actuelles ».

4 Nous n’avons pas l’intention de faire ici la description détaillée d’une période longue et complexe, ce qui n’est pas l’objet central de cet article. Le rappel de quelques éléments appartenant à la structure sociale argentine et à ses évolutions a pour seul objectif de donner de la chair à des expressions comme « décomposition sociale » et de faciliter la compréhension d’un présent qui hérite de deux périodes passées : la plus récente (1976-2001) étant d’ailleurs l’héritière de la précédente (1930-1976)

5 Inférieur à 5 % des années 1940 jusqu’aux années 1980, le taux de chômage atteint 7,6 % de la population active en 1989, 8,6 % en 1990, 13 % en 1994 (23 % pour les jeunes de 14 à 24 ans) et 18,4 % en 1995. Si nous additionnons le chômage et le sous-emploi, nous obtenons 30,1 % en 1996 (Bustelo & Minujin, 1998).

6 Cet aspect du modèle estadocéntrico (Cavarozzi) s’accompagne du fait que, pendant toute cette période, l’État se trouve au centre des conflits économiques et politiques (Sidicaro, 1996 ; 2001).

7 La proportion maximale de salariés est observée dans le recensement de 1946 (73,8 % de la population argentine). Le salariat regroupait encore 71,2 % de la population active dans celui de 1970, mais la décrue était déjà amorcée (en 1980, il ne représentait plus que 65,9 % des actifs).

8 Les luttes ouvrières sont importantes et commencent dès le début du XXe siècle. Mais la reconnaissance massive de ces luttes par l’État a inscrit dans la mémoire populaire le premier gouvernement péroniste et la participation de Perón au gouvernement de Farrell, comme le moment de la réalisation des droits sociaux.

9 Michèle Leclerc-Olive montre comment, d’un point de vue subjectif, il n’est pas toujours judicieux de penser à « l’avenir » dans une situation de précarité. En effet, la projection des individus et des ménages sur l’avenir nécessite des conditions de stabilité particulières (Leclerc-Olive et Engrand, 2000).

10 Au-delà des polémiques sur l’existence d’un syndicalisme fort avant l’interpellation péroniste, il est vrai que l’extension du syndicalisme et son articulation à la sphère de l’État se voit consolidées par l’association politique entre le monde syndical et le péronisme qui s’opère de 1943 à 1945. Les « œuvres sociales » étaient des systèmes de protection sociale (maladie, accident, vacances, etc.) gérés par les syndicats.

11 Il n’est certainement pas inutile de rappeler que l’Argentine a été l’un des pays au taux de syndicalisation les plus élevés des Amériques, phénomène évidemment associé à l’extension du salariat.

12 Pour une description des premiers saqueos dans la crise de l’hyper-inflation, en 1989, voir Prévôt Schapira, 1990.

13 En 1983, à la fin du régime militaire, la presse publie des photos d’enfants victimes de malnutrition, hospitalisés à Tucumán. C’était la preuve des conséquences sociales de la politique économique de la dictature. Cependant, la localisation de ce phénomène dans une province « lointaine » du Nord-ouest a limité l’impact politique de l’événement. Le caractère massif de l’appauvrissement s’exprime pour la première fois en 1989, en pleine crise d’hyper-inflation.

14 « Convertibilidad » est le nom donné à la politique monétaire associée à une stratégie de « currency board » mise en œuvre en 1991 par le gouvernement de Carlos Menem. Plus généralement, on appelle ainsi l’ensemble de la politique économique de la période ménémiste (1989-1999), centrée sur cette stratégie monétaire mais également sur l’ouverture des marchés, avec un vaste programme de privatisations et la dérégulation des relations sociales.

15 Sur cette modalité d’action collective, voir la remarquable analyse faite par Marina Farinetti sur le santiagueñazo, la révolte de la province de Santiago del Estero en 1992. Cf. l’article cité et, du même auteur, tesis de maestría, 2002.

16 Avec 1,2 millions d’habitants, La Matanza présente la plus grande concentration de populations pauvres du pays, plus de 10 % de la population de la banlieue et 4 % de la population totale du pays. Terre toujours gouvernée par le péronisme, ce district a concentré un nombre important d’usines et d’ateliers qui ont alimenté la formation d’une classe ouvrière importante. Mais rien ne reste des traditionnelles implantations industrielles. Parmi les grandes usines, les plus importantes étaient Volkswagen, Crysler, Borgward et M.A.N. dans l’automobile, Textil Oeste dans le textile, Klia dans la production de machines agricoles, Yelmo dans l’électroménager, et Santa Rosa et La Vaskonia dans la métallurgie. Toutes ces usines ont fermé leurs portes entre 1990 et 2001, seul résiste Federal, la vieille usine de savons récemment déplacée des abords de la capitale vers l’intérieur du district.

17 Ces subsides ont été remplacés par les Jefes y jefas de hogar, qui ont des caractéristiques similaires, mais sont entièrement financés par l’État.

18 cf. Prévôt Schapira, 1994 :29-50. On peut noter qu’au-delà de cette initiative du P.A.N., le radicalisme n’a pas su nouer de lien avec ce nouveau type de politique publique, et qu’il a manqué de construire des relations avec les catégories populaires.

19 Même lorsque les montants alloués aux politiques d’assistance sociale augmentèrent (c’est le cas jusqu’à 1998), celles-ci se révélaient de plus en plus inefficaces du fait du désinvestissement dans l’ensemble du secteur public et, par là, de la déstructuration déjà évoquée.

20 MTD Aníbal Verón : Movimiento de trabajadores desocupados, Mouvement de travailleurs sans emploi. Aníbal Verón est le nom d’un militant victime de la répression policière.

21 Ce témoignage nous incite à poser plusieurs questions centrales concernant les possibilités d’évolution politique de la mobilisation. Comment interpréter cette situation ? Est-ce un exemple de la situation de dépendance vis-à-vis de l’État, une dépendance qu’il contrôle d’autant plus que l’appauvrissement s’accentue ? Ou bien, au contraire, est-ce une preuve de l’augmentation de la capacité de mobilisation de la part des classes populaires et de la construction progressive d’un « acteur » face à l’État ? Nous reviendrons sur ces questions.

22 Miguel Murmis et Silvio Feldman avaient déjà attiré l’attention, très tôt, sur le risque d’homogénéiser la situation sociale des catégories populaires sous la notion de pauvreté, risque nettement présent dès les premières publications sur la pauvreté en Argentine. Cf. Murmis, Feldman, 1992 :45-92.

23 Les manzaneras sont les « déléguées » du pâté de maison (la manzana) d’un programme d’assistance lancé par le gouverneur de la province de Buenos Aires, Eduardo Duhalde en 1994. Elles sont 30000 femmes qui distribuent de l’aide alimentaire dans 2400 quartiers de la banlieue, leur quartier. Le programme a été doté de 200 millions de dollars par an.

24 C’est avec « extériorité » que les sciences sociales ont observé les classes populaires en Argentine des vingt dernières années. Je reviendrai sur cette question dans la dernière section.

25 Nous reprenons ici le concept développé par Robert Castel dans sa signification la plus générale, à la fois comme décomposition d’un système d’intégration sociale (du point de vue sociétal), et comme perte d’inscriptions collectives (du point de vue des travailleurs ou des individus). Cf. Castel, 1995.

26 J’ai fait une description des logiques de mobilisation organisant ces stratégies à travers la métaphore de la « logique du chasseur ». Cf. Merklen, 2000 :81-119.

27 L’image appartient à Emmanuel Ndione, Dakar, une société en grappes, 1987. En ceci, les quartiers pauvres de l’Argentine ne se distinguent en rien de ceux d’autres sociétés où ni les institutions ni le marché ne suffisent à la reproduction sociale des catégories populaires.

28 Selon les développements de Pablo Semán, cette matrice est en réalité « cosmologique, holiste et relationnelle » dans le sens où elle permet l’harmonisation de principes et de valeurs divers, l’intégration de phénomènes « physiques et moraux », et la priorité des relations sociales sur les individus. Je centre ici mon exposé sur deux de ces caractéristiques (Semán, 2001).

29 L’Église catholique apparaît comme l’autre grand acteur ayant compris ce changement dans la « politicité » des classes populaires, notamment dans leur ancrage territorial. C’est ainsi que les prêtres, les chapelles et les communautés ecclésiastiques sont partout présents dans les quartiers, en fournissant une bonne partie des militants et des orientations politiques. Nous n’aborderons pas ici ce volet, que nous avons déjà traité ailleurs (Merklen 1991, 2001). Il faut dire aussi qu’aucune étude approfondie n’a été faite sur le rôle de l’Église catholique et sa présence dans les quartiers (les travaux qui s’y approchent le plus sont ceux de P. Seman, pourtant sur la religiosité des classes populaires mais à partir notamment d’un travail de terrain sur les églises pentecôtistes). Cette présence de l’Église dans le mouvement populaire est un travail qui reste à faire.

30 La CTA rassemble des syndicats, notamment de fonctionnaires et de l’éducation nationale. Cette centrale représente l’aile « progressiste » de la traditionnelle Confédération générale du travail (CGT) vers la fin des années 1980. Elle vise l’indépendance politique (la CGT faisant partie du mouvement péroniste depuis les années 1940), et une opposition à l’offensive néo-libérale.

31 La FTV est la plus poussée des expériences issues du travail militant mené dans les quartiers à partir des asentamientos des années 1980 et 1990. Ce groupe évolue dans le cadre d’un lien important (quoique non organique et conflictuel) avec un nombre important de militants proches des prêtres héritiers des préceptes du Concile Vatican II et des théologies de la gauche latino-américaine. À présent, la FTV fait partie de la CTA en tant que « syndicat territorial ».

32 C’est l’une des inquiétudes majeures de Germán Abdala, leader fondateur de la CTA. Cf. Miguel Murmis, communication au Colloque « Penser les dilemmes de l’Argentine contemporaine », Iheal-Sorbonne Nouvelle, mai 2001.

33 Le CCC rassemble une nouvelle centrale ouvrière, disposant d’une forte implantation dans certaines provinces du Nord-est, et des organisations de quartier de la banlieue de Buenos Aires issues de l’expérience des asentamientos. Il est lié au Parti communiste révolutionnaire, d’inspiration maoïste.

34 Parmi les formations actives, on peut citer le Parti communiste ou le Parti ouvrier – trotskiste – (parmi les formations les plus anciennes) ; le Courant Patria Libre ou Quebracho, sont parmi les nouveaux groupes de gauche, héritiers d’organisations répondant aux plus diverses traditions politiques. Leurs principales caractéristiques sont la radicalité, le « basisme » et le refus en bloc du système politique. Aucune de ces formations n’a de représentation parlementaire et, à l’exception du PC, n’en ont jamais eu. Cette sommaire énumération suffit à montrer que le regroupement que nous construisons ici est artificiel et que ces groupes présentent des différences importantes entre eux.

35 Voir par exemple le relevé réalisé par le journal Clarín, publié du 1 au 4 septembre 2002.

36 Cette consigne politique « Qu’ils s’en aillent tous » est apparue au cours de l’année 2002 et elle peut être prise comme un indice de la profondeur de la crise politique. « Que se vayan todos » implique un refus porté sur l’ensemble de la classe politique à représentation parlementaire et ayant participé à des gouvernements précédents, ce problème étant que ce « tous » concerne véritablement tous, sans laisser aucune issue.

37 On pourrait ajouter ici le danger présent dans ces groupes : en raison de la position d’extériorité que certains occupent par rapport au système politique, ce sont eux qui constituent le plus facilement une cible pour les provocations policières, en payant souvent un lourd tribut à la répression.

38 Le « Vengeur masqué », Llanero solitario en espagnol, est le héros d’une série télévisée américaine très populaire dans l’Argentine des années 1970 et 1980.

39 Une question reste posée à propos des classes moyennes. Que se passera-t-il une fois l’Argentine sortie de la crise économique ? Cette sortie peut se faire par la voie d’une nouvelle acceptation de la fracture sociale, qui a été la voie choisie et initiée par le ménémisme pour sortir de la crise de l’hyper-inflation. L’évolution des organisations populaires dépend dans une large mesure de leur capacité à construire une alliance avec les classes moyennes.

40 Les travaux récents de Javier Auyero (op. cit.) se trouvent dans cette perspective, ainsi que ceux de Federico Schuster & Sebastián Pereyra (2001).

41 L’exigence de « cohérence », qui d’ailleurs ne peut être demandée à aucun sujet, est cependant systématiquement posée par le sociologue qui observe le monde populaire. Le pauvre doit avoir une vision cohérente du monde, donner des opinions « rationnelles », au sens d’univoques.

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Pour citer cet article

Référence papier

Denis Merklen, « Entre ciel et terre : les sciences sociales et la mobilisation populaire en Argentine »Cahiers des Amériques latines, 41 | 2002, 33-54.

Référence électronique

Denis Merklen, « Entre ciel et terre : les sciences sociales et la mobilisation populaire en Argentine »Cahiers des Amériques latines [En ligne], 41 | 2002, mis en ligne le 08 août 2017, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/cal/7008 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cal.7008

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Auteur

Denis Merklen

Centre d’étude des mouvements sociaux – École des hautes études en sciences sociales de Paris (Cems/Ehess). Université Charles-De-Gaulle Lille 3 (denis.merklen@free.fr)

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