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- 1 Bayly, Christopher Alan. La naissance du monde moderne Traduit par Michel Cordillot (Paris : Éditio (...)
1Comme dans le monde britannique, 1820 dans le monde espagnol est marqué par le contexte de la fin des guerres napoléoniennes. Contre un moment historique marqué par une volonté de retour à l’ancien régime à l’issue de la défaite de Napoléon et à l’occasion du Congrès de Vienne, s’y produisent des mobilisations qui visent à conserver une part de l’héritage révolutionnaire de la résistance aux Français, incarné par la Constitution et la législation de Cadix de 1812. Le succès de ces mobilisations en 1820 marque ainsi un moment de bascule vers le monde du xixe siècle et sa politisation conflictuelle, un premier moment global du libéralisme, porté par le constitutionnalisme espagnol1. Les conséquences du rétablissement temporaire de la constitution libérale se firent sentir non seulement sur le libéralisme et le constitutionnalisme européens mais au-delà sur le monde ibéro-américain, déjà fortement ébranlé par la crise déclenchée par l’occupation napoléonienne. Dans cet article, nous souhaitons ainsi rappeler la portée du soulèvement de 1820 et en présenter les conséquences complexes pour l’histoire européenne et atlantique. Ainsi, après avoir présenté les enjeux du soulèvement libéral en faveur d’un retour de la constitution de 1812, nous décrirons les conséquences de ce soulèvement et du rétablissement de la constitution en Europe et aux Amériques, notamment sur les mouvements d’indépendance, dans une perspective plus américaine qu’européenne. Pour cela, nous évoquerons plus particulièrement la Nouvelle-Espagne, futur Mexique, qui déclara son indépendance en septembre 1821. La Haute-Californie, intégrée tardivement à la colonisation espagnole, est un observatoire intéressant des dynamiques conservatrices de l’indépendance mexicaine, qui permet aussi d’envisager les conséquences hémisphériques (panaméricaines) de cette séquence.
- 2 Frasquet, Ivana, Pedro Rujula Lopez, Alvaro Paris éds., El Trienio Liberal (1820-1823): balance y p (...)
2Le soulèvement libéral espagnol en 1820 marque le premier défi d’ampleur à l’ordre du traité de Vienne et de la Sainte Alliance mis en place en 1814-1815. Ce soulèvement est à comprendre en relation avec l’héritage révolutionnaire de la période d’occupation napoléonienne. En effet, il s’agit pour ceux qui se soulèvent de rétablir la Constitution libérale de Cadix, conçue en 1812 pendant l’occupation napoléonienne par les Cortes, une assemblée de députés élus à la fois par l’Espagne et par les territoires américains qui constituait un gouvernement parallèle à la monarchie bonapartiste, issu de la résistance contre l’occupant. La constitution de 1812 était à la fois une affirmation forte des droits coutumiers, historiques, des pueblos (peuples, provinces, communautés naturelles) espagnols au sens large et une proposition libérale tout à fait avancée, non seulement justement parce qu’elle affirmait que la souveraineté résidait essentiellement dans la nation, mais aussi parce que par exemple, les ministres étaient responsables devant les Cortes. D’autre part, elle garantissait la liberté de la presse, protégeait les citoyens contre les arrestations arbitraires et portait ainsi d’autres traits marquants du libéralisme et de ce qu’on a appelé le nouveau régime politique. La législation de Cadix, qui la complétait, était aussi de facture libérale, notamment vis-à-vis du pouvoir religieux2.
3Pendant l’occupation, ces mesures avaient été prises au nom du roi Ferdinand VII, que Bonaparte avait obligé à abdiquer ; à son retour en 1814 pourtant, il refusa de reconnaître la constitution, de convoquer les Cortes, et eut une pratique du pouvoir opposée aux principes libéraux, présents dans la constitution de Cadix (lui seul décidait des changements dans la composition de son gouvernement et de l’arrivée et du départ des ministres). De plus, il décida de compenser l’Église ou de lui réattribuer les terres ; enfin, il mena une politique de répression contre les libéraux et de fermeture des droits pratiqués auparavant.
- 3 Demélas, Marie-Danielle, « Retour sur la pratique du pronunciamiento (1820-2013) », Problèmes d’Amé (...)
- 4 Thibaud, Clément, « Entre les cités et l’État. Caudillos et pronunciamientos en Grande-Colombie », (...)
4Le 1er janvier 1820, des soldats qui étaient assemblés à Cabezas de San Juan dans le but d’être envoyés en Amérique pour y contrer les insurrections, qui reprenaient de la vigueur, se mutinèrent sous la direction de l’officier Rafael del Riego et demandèrent le rétablissement de la Constitution de 1812. C’est ce qu’on appelle dans le monde hispanophone, un « pronunciamiento », pratique et mot qui naissent de cette intervention de 18203. L’armée était l’un des lieux de mobilisation en faveur de la constitution de 1812, notamment au travers des sociétés secrètes et de la maçonnerie et de par son rôle dans la résistance aux Français pendant l’occupation. Les conditions matérielles jouaient également : les troupes étaient cantonnées dans de mauvaises conditions, rencontrant des problèmes de ravitaillement, un environnement sanitaire malsain, voire épidémique (fièvre jaune). L’attente interminable des navires et les délais dans la réception de leur solde n’étaient pas pour améliorer le contentement des soldats. L’armée joua ainsi certes un rôle dans le soulèvement, mais ce qui fit son succès fut l’association des villes au mouvement, contrairement à des tentatives précédentes, ce qui permet de nuancer le caractère proprement militaire de la pratique du pronunciamiento : l’historiographie dix-neuvièmiste, attentive aux circulations de cette pratique a montré combien jouait l’imaginaire selon lequel les citoyens, y compris, voire a fortiori, ceux qui portaient les armes, avaient le devoir de défendre l’ordre constitutionnel4. Ces échos urbains et municipaux, qui commencèrent en Galice, furent surtout efficaces lorsque les manifestations s’étendirent au siège de la monarchie à Madrid le 7 mars. L’armée y refusa de réagir pour protéger le roi, et ce dernier se sentit obligé d’accepter le rétablissement de la Constitution de Cadix, d’autant que le soutien de l’Église avait également tendance à s’effriter à cause de la pression fiscale. Ferdinand VII convoqua des Cortes et nomma des ministres libéraux.
5La législation adoptée en association avec la Constitution est également de nouveau appliquée, permettant l’éclosion de sociabilités et de publications, lieux de débats et d’expression d’idées. Face à cette effervescence politique, et malgré son acceptation de la Constitution, le roi reste fondamentalement opposé au cours des événements : institutionnellement, il use de son droit de veto de manière répétée, mais au-delà de cela, son palais devient un centre de réflexion et de projets pour renverser le cours des choses et mettre fin à cet épisode libéral. La thématique du « roi séquestré », qui avait joué à plein en 1808 au moment de l’abdication forcée, revient sur le devant de la scène. La politique de suppression des obstacles à la propriété privée des libéraux (désamortissement), qui touche en bonne part l’Église, ainsi que les mesures visant les ordres monastiques ou encore la fin de l’Inquisition heurtent le clergé, qui rejoint alors l’opposition au Trienio Liberal. Or les libéraux ne bénéficient guère d’un soutien populaire. Les mesures adoptées peinent à avoir des effets sur les classes moins aisées, qui n’ont par exemple guère accès aux terres touchées par le désamortissement. Des guérillas se développent dans le monde rural contre le gouvernement.
6Cela étant, ce n’est pas cette guérilla qui met fin à cette période libérale mais une intervention française, suite à l’appel du roi Ferdinand VII à l’Alliance, qui ne se produit que lorsque la révolution semble s’étendre à d’autres territoires européens, notamment ceux qui sont aussi dirigés par des monarques bourboniens.
- 5 Delpu, Pierre-Marie, « Fraternités libérales et insurrections nationales : Naples et l’Espagne, 182 (...)
- 6 Isabella, Maurizio, « Las revoluciones en el Mediterráneo como crisis territoriales : autonomía y c (...)
7Le rétablissement de la constitution de Cadix de 1812 inspire en effet d’autres soulèvements constitutionnalistes libéraux en Europe en réaction au retour de bâton conservateur de l’ordre de Vienne, notamment au Portugal et en Italie. Dans le Royaume des Deux-Siciles, qui n’avait pourtant pas été le plus touché par la vague réactionnaire, la société secrète des Carbonari organise une marche sur Naples en juillet 1820 et force le roi à adopter la Constitution de Cadix. Plus au nord, le royaume du Piémont est lui aussi traversé par une révolte début 1821 : le roi y abdique pour son frère qui doit accepter une constitution libérale, dans un Royaume où l’effort d’effacement de l’héritage révolutionnaire avait été particulièrement poussé. Dans les deux cas, le soulèvement espagnol servit d’inspiration, ainsi que la Constitution de Cadix qui représentait un compromis adaptable aux royaumes italiens, puisque compatible avec la monarchie et proposant une nation unie par le catholicisme5. La Constitution proposait aussi un modèle de fédéralisation qui pouvait convenir à la tendance centripète des conflits civils qui éclataient à la faveur de ces soulèvements, formant, selon les mots de Maurizio Isabella, de véritables « crises territoriales », car la souveraineté du peuple était aussi celle des « peuples », des pueblos, et donc des entités territoriales locales6.
8Cette contagion révolutionnaire était précisément ce contre quoi s’était construite la Quadruple-Alliance à l’occasion du Congrès de Vienne, en particulier sous la houlette du prince Metternich, qui devint chancelier de l’empire d’Autriche en mai 1821. Si les soulèvements ibériques avaient pu lui paraître lointains, ceux en Italie en revanche menacent directement les zones d’occupation et d’influence autrichienne dans le nord (Lombardie, Vénétie). Les conférences de Troppau (octobre-décembre 1820) puis de Laybach (janvier-mai 1821) lui permirent de faire valider une intervention autrichienne en Italie. Les Anglais, représentés par Castlereagh, n’étaient pas très favorables à ce rôle agressif de l’Alliance contre toute forme de révolution intérieure, préférant encourager une voie réformatrice, par exemple en Espagne, mais doivent se modérer pour pouvoir garder des marges de manœuvre quant à la question d’Orient et pour ne pas s’isoler face à la Russie.
9Cette contagion des soulèvements provoque donc une réaction de l’Alliance qui se traduisit d’abord par une intervention de l’Autriche en Italie, puis, après le Congrès de Vérone, de la France en Espagne en 1823, avec les fameux « Cent mille fils de Saint Louis », marquant ainsi le retour de la France parmi le concert des nations gardiennes de l’ordre réactionnaire de Vienne. Même si cette intervention signifie la fin du trienio liberal, ce n’est que le début d’une série de conflits et d’oppositions qui ponctuèrent le xixe siècle espagnol, désormais que l’ordre social n’est plus perçu comme indisponible, hors de portée car transcendant ou naturel, mais devient au contraire l’objet de débats au sein des communautés politiques humaines. La constitution de Cadix est ainsi rétablie de nouveau en 1836, avant que la constitution de 1837, qui s’en inspire, ne soit rédigée et ratifiée. En Italie, l’intervention autrichienne et la répression féroce qui s’ensuit, si elle met fin aux soulèvements, entretient la rancœur contre cette domination et donc les élans nationalistes du Risorgimento.
- 7 Castells, « Le libéralisme insurrectionnel espagnol (1814-1830) ».
10Le soulèvement espagnol de 1820 et la constitution de Cadix jouent donc un rôle central dans le premier libéralisme de l’Europe de la Restauration, à tel point qu’il a pu être appelé un « archétype7 ». Mais la portée de ce soulèvement ne se limite pas à l’Europe et joue également outre-Atlantique.
- 8 Ce mouvement de colonialisation se traduit par une volonté de la part de la monarchie et des instan (...)
- 9 Guerra, François-Xavier, Las revoluciones hispánicas: independencias americanas y liberalismo españ (...)
- 10 Annino, Antonio, La revolución novohispana, 1808-1821 (México, D.F. : Fondo de Cultura Economica, 2 (...)
11Comme nous l’avons vu, le soulèvement de 1820 s’était produit dans un contexte de mobilisation du roi d’Espagne et de son gouvernement contre les insurrections indépendantistes américaines qui avaient commencé à la faveur de l’invasion de la péninsule par les troupes de Napoléon et l’abdication du roi en 1808. Il faut en effet se garder d’une interprétation nationaliste des indépendances américaines, selon laquelle ces nations se seraient déclarées indépendantes parce qu’elles préexistaient. Il y avait certes des mobilisations de résistance à certains aspects du gouvernement espagnol, et notamment à un processus de colonialisation de l’Amérique8. Cependant, c’est bien le séisme politique et idéologique provoqué par l’abdication du roi qui est l’élément déclencheur de la crise de la monarchie et au final, des indépendances. Le processus est complexe, alimenté par plusieurs éléments. Sans entrer dans les détails, l’abdication du roi provoque en Espagne péninsulaire comme dans une grande partie des territoires américains un vide (Joseph Bonaparte n’est pas reconnu) par lequel la souveraineté revient au « peuple », c’est-à-dire aux communautés naturelles, organiques, de la monarchie. De ce fait, et du fait de la distance et de la raréfaction voire l’interruption des communications, les décisions liées au gouvernement se font dans une grande autonomie locale, non seulement dans la plupart des grandes capitales (Santa Fe, Buenos Aires, Caracas, Santiago) mais aussi plus profondément dans les provinces. Pendant la décennie 1810, cela avait été au point que certaines régions avaient déclaré leur indépendance et s’étaient constituées en républiques (le Venezuela dès 1811)9. Dans d’autres régions, comme en Nouvelle-Espagne (Amérique du Nord espagnole), la constitution et la législation de Cadix y avait été adoptées et mises en pratique, parfois au-delà de leur lettre stricte : les institutions municipales (ayuntamientos constitucionales) ou les conseils provinciaux (diputaciones) s’étaient multipliés par exemple, dépassant en nombre les provinces au sens propre10.
- 11 Frasquet, Ivana, « Independencia o Constitución: América en el Trienio Liberal », Historia Constitu (...)
- 12 Benson, Nettie Lee, The Provincial Deputation in Mexico: Harbinger of Provincial Autonomy, Independ (...)
- 13 Archer, Christon I., « Insurrection-Reaction-Revolution-Fragmentation: Reconstructing the Choreogra (...)
12Le retour sur le trône de Ferdinand VII en 1814 s’était traduit, comme on l’a vu, par la suspension de la Constitution et de la législation de Cadix et par une tentative de reprise en main politique et militaire des territoires d’outre-mer. Néanmoins, les indépendances du Rio de la Plata, du Venezuela et de la Colombie furent acquises définitivement. En retour, dans les territoires encore sous domination espagnole, la révolution de 1820 a conduit à une nouvelle application des mesures libérales et de la constitution et de façon encore plus importante dans l’Amérique septentrionale (Nouvelle-Espagne, futur Mexique). Cela fut notamment l’œuvre de ses députés aux Cortes de Madrid qui obtinrent de leurs collègues une reconnaissance de provinces plus nombreuses, dans le but d’y appliquer les préceptes de la constitution11. Ils n’obtiennent cependant pas la reconnaissance d’une égalité aussi complète qu’ils le souhaiteraient. Les conseils municipaux et provinciaux se multiplient encore davantage, ce qui accentue l’autonomie locale de gouvernement et aura des conséquences dans l’adoption du fédéralisme mexicain à partir de 1823-2412. Le choix d’un certain nombre de conseils municipaux d’alléger la pression fiscale conduit aussi à une diminution drastique des milices royales, ce qui joue un rôle dans la défense contre l’insurrection en cours en Nouvelle-Espagne13.
- 14 Del Arenal Fenochio, Jaime, « Iturbide, Apodaca y la constitución de Cádiz : la crítica del constit (...)
- 15 Avila, Alfredo, Enrique Florescano, Juan Ortiz Escamilla, José Antonio Serrano Ortega éds., Actores (...)
13Cette nouvelle vague d’application de la constitution et la forte autonomie provinciale qui en résulte n’entraînent cependant pas mécaniquement l’indépendance. En Nouvelle-Espagne, un mouvement indépendantiste, commencé dès 1810, avait été réprimé mais poursuivait ses activités. Cependant, il était loin de l’emporter à la fin de la décennie. La campagne qui permit ce qu’on appelle dans l’historiographie mexicaine la « consommation » de l’indépendance put avoir lieu du fait d’une alliance entre d’anciens adversaires : les chefs de l’insurrection et ceux du camp royaliste. Si ces derniers se rallièrent aux indépendantistes, c’est notamment à cause de la révolution espagnole de 1820 et particulièrement de ses mesures jugées les plus menaçantes pour la religion catholique. Parmi les royalistes, le général Agustin de Iturbide qui a combattu l’insurrection dès 1810 et est à la tête de l’armée royale du nord quand éclate la révolte espagnole de 1820. Pour ce parti, il s’agit désormais de s’opposer à la fois à l’insurrection en Nouvelle-Espagne et à la révolution libérale : donc de combattre les insurgés puis de déclarer une indépendance conservatrice suite à laquelle le trône serait proposé à un membre de la famille royale espagnole. Cependant, le combat s’avère difficile à mener sur les deux fronts et ils décident d’un changement de tactique14. Iturbide se rapproche en janvier 1821 des généraux à la tête de l'insurrection libérale avec lesquels il s'accorde sur le plan dit d'Iguala (24 février 1821), compromis entre les deux ailes indépendantistes auparavant opposées : les trois garanties qui ont mis les deux camps d’accord sont l’indépendance, le respect de la religion catholique et l’union de tous les habitants – c'est-à-dire notamment la fin de la distinction entre Indiens et Espagnols – et l’indépendance. L’espoir d'Iturbide est que le vice-roi espagnol accepte le plan puisqu'il propose au roi Ferdinand VII une échappatoire à son piège espagnol en lui proposant le trône. Son refus marque le début de la campagne militaire de l'armée dite « des trois garanties ». Les succès militaires permettent aux chefs de l'insurrection d'obtenir la reconnaissance de l'indépendance de la part du nouveau vice-roi O'Donoju à Cordoba (au Mexique) où est signé le traité sanctionnant l'indépendance le 24 août 1821 sur la base du plan d'Iguala (le traité n’est pas reconnu par l’Espagne). Reste à finir la campagne militaire pour soumettre l'intégralité du territoire. Le 27 septembre 1821, Iturbide entre avec son armée victorieuse dans la capitale de la vice-royauté, Mexico. Il installe immédiatement une régence en attendant de convaincre un membre d’une famille royale de monter sur le trône. L’indépendance du Mexique ne sera reconnue que bien plus tard par l’Espagne mais cette date marque le début effectif de l’organisation nationale du Mexique comme empire puis, à partir de 1823-24 comme république fédérale15.
- 16 Anna, Timothy E., Forging Mexico: 1821-1835 (Lincoln : University of Nebraska Press, 1998), 68‑72.
14Cette dynamique de la fin de la guerre d’indépendance joue différemment selon les provinces : dans beaucoup d’entre elles, la perspective d’une autonomie de gouvernement à l’échelle provinciale fut clé16. En Haute-Californie, province la plus récemment incluse dans l’empire et la plus septentrionale, le caractère contre-révolutionnaire du ralliement à l’indépendance est particulièrement visible, et s’exprime surtout parmi les missionnaires franciscains. Ces derniers sont informés par les membres de leur ordre depuis le séminaire de la ville de Mexico, le collège de San Fernando, des événements en Espagne et dans le reste de la Nouvelle-Espagne. Ainsi, en février 1821, ils reçoivent cette description des mesures libérales adoptées dans la péninsule :
- 17 Bancroft Library, Santa Barbara Index [C-C 17] discretorio del Colegio de San Fernando au président (...)
Veuille le ciel que cette lettre [ne tarde pas à arriver] pour que vous ayez ces informations le plus tôt possible afin de vous faire une idée juste de comment sont les choses et que vous puissiez anticiper les résultats des décisions des Cortes. […] Nous sommes en train d'assister à des choses qui dépassent tout et il s'en produira d'autres [...], parce que ces visionnaires sans vision ont l'imagination exaltée et qu'ils veulent tout réformer. Ils ont décrété l'extinction des ordres monacaux militaires, hospitaliers, cléricaux réguliers, à l'exception […] des missionnaires d'outre-mer, en attendant qu'on règle le sort des missions17.
- 18 Archivo General de la Nacion, Mexico, Justicia y Negocios Eclesiasticos, 44 ½ et 95, Suñer, San Bue (...)
- 19 Bancroft Library, Correspondancia Santa Barbara [C-C 9], Payeras au gardien et au discretorio du Co (...)
15C’est bien le caractère anticlérical et anti-monastique de la révolution qui est mis en avant et semble déterminer la réception du trienio et de l’initiative d’Iturbide parmi cette population. La législation de Cadix avait de plus ordonné la sécularisation des missions d’évangélisation. En Haute-Californie, on en comptait une vingtaine, fondées le long de la côte Pacifique depuis 1769. Ces institutions, pensées comme temporaires, visaient à convertir les Amérindiens locaux au catholicisme, légitimant la colonisation et permettant d’intégrer les populations indigènes comme vassales dans la monarchie. Après une décennie, les missions devaient théoriquement évoluer vers une organisation en paroisses comme dans le reste de la monarchie la « sécularisation »), les missionnaires poursuivant leur évangélisation parmi des populations non encore catéchisées. Les Amérindiens y venaient souvent d’abord par curiosité et intérêt, puis par nécessité suite au choc microbien, militaire et environnemental produit par les débuts de la colonisation. Ils y apprenaient non seulement les enseignements de la religion catholique mais aussi l’agriculture et l’artisanat à l’européenne. Une fois qu’ils étaient engagés dans ce processus, même de manière volontaire, les missionnaires considéraient qu’ils devaient être assidus et rester dans la mission : tout individu qui s’absentait risquait de s’y voir rapatrié par une colonne militaire. En tout état de cause, même s’il y avait une coopération entre les différentes branches de la colonisation californienne, entre les compagnies de soldats, le gouverneur et les missionnaires, ces derniers étaient aussi jaloux de leur autonomie concernant leurs missions. Ils résistaient ainsi par tous leurs moyens aux tentatives par le pouvoir civil de prendre des décisions concernant l’avenir de leurs établissements, estimant qu’ils étaient les seuls juges pertinents de toute évolution, en particulier la sécularisation18. Or les Cortes de Cadix avaient voté en 1813 la sécularisation de toutes les missions d’outre-mer : la décision n’avait pas eu le temps de s’appliquer avant le retour du roi sur le trône, mais la révolution de 1820 risquait de remettre cette question à l’ordre du jour. Au niveau local et régional, ces perspectives de réformes risquaient dans tous les cas d'encourager le gouverneur et l'administration vice-royale à prendre en main la question des missions. « Les projets de réformes », s’inquiète le préfet des missions, « étaient restés à l'état d'appareil, de conversations », « mais maintenant que la Constitution est proclamée […] le gouverneur m'a dit plusieurs fois que son serment l'oblige à exposer au gouvernement ce qui se passait au sujet des missions19 ».
- 20 Santa Barbara Index [C-C 18] p. 398, Fr. Juan Cortes au père Payeras, Mexico, 5 mars 1821.
- 21 Archivo del Arzobispado de San Francisco, San Mateo, n°1624, p. 865 Sarria à Argüello, 14 avril 182 (...)
- 22 Documentos para la Historia de California, De la Guerra, 6 [C-B 65], p. 6, Peyri à de la Guerra, Sa (...)
16Dans ce contexte inquiétant, les franciscains ne prennent pas nécessairement pour argent comptant les allégations du camp d’Iturbide pour justifier la campagne d’indépendance, qui « prennent pour prétexte que les décrets des Cortes attaquent la religion ». Mais ils sont rassurés par son entourage, car « il a de son côté de nombreux Européens de bonne tenue20 ». L'engagement d'Iturbide et ses partisans de proposer à Ferdinand VII la couronne de la Nouvelle-Espagne indépendante semble déterminant pour convaincre les missionnaires21. C’est pour eux une garantie contre le libéralisme réformateur et l’assurance du maintien d’un lien privilégié entre les souverains catholiques et l’entreprise coloniale de conversion en Haute-Californie. Parier sur Iturbide reste en somme le moins mauvais choix dans un contexte défavorable : « je vous assure, affirme un missionnaire au commandant de Santa Barbara, un Espagnol, que si la péninsule [ibérique] n'était pas dans cet état, c’est-à-dire si je pouvais y être libre de persécution, je ne prêterais aucun serment [à l'indépendance] et m'en irais en courant, à supposer qu'ils nous laissent partir si facilement22 ».
- 23 Bancroft Library, Archivo de las misiones, General, [C-C 4-5] 552 Francisco Vicente de Sarria à Jos (...)
- 24 AGNM, Californias, 18, 24.
17Le raisonnement des missionnaires californiens est en grande partie guidé par les informations et l’interprétation des événements transmis par leurs frères du collège de San Fernando. Leur hiérarchie, qu’il s’agisse du collège ou de l’évêque de Sonora, leur donne l’ordre de prêter serment à l’indépendance et au nouveau gouvernement et d’ainsi « démentir les rumeurs qui se sont diffusées dans cette capitale23 ». L’enjeu est en effet de retrouver auprès du nouveau gouvernement, a priori favorable si on se fie au plan d’Iguala, au traité de Cordoba et aux assurances d'Iturbide, le crédit et le soutien nécessaires pour que ne se produisent pas au Mexique les mêmes réformes qu’en Espagne. Dans ce moment d’incertitude il est crucial d’agir stratégiquement24.
- 25 Documentos para la Historia de California, De la Guerra, 3, 66, Solá à Luis A. Martinez, 10 avril 1 (...)
- 26 DHC Vallejo, 36, p. 604.
- 27 Mariano G. Vallejo, Recuerdos historicos y personales tocantes a la Alta California, Bancroft Libra (...)
18Du côté du gouverneur de Haute-Californie, Pablo Vicente de Solá, on assiste à la réaction presque inverse : opposé à l’insurrection par loyalisme à l’Espagne, qui l’a nommé à ce poste et dont il est natif, il est aussi plutôt enthousiasmé par le régime libéral qui se remet en place en 1820. Il a certes des doutes sur la possibilité d’une application immédiate du programme de Cadix dans sa province et n’organise pas d’élections générales ni de députation (et doit s’en justifier a posteriori auprès des émissaires du nouveau gouvernement mexicain en 1822). Contrairement aux affirmations des missionnaires, il pense que les mesures de Cadix « sont en faveur de la religion25 » et par des vers qu’il fait apprendre aux écoliers de la capitale Monterey, il critique Iturbide et « ses mensonges26 ». À la réception de la déclaration de l’indépendance avec quatre mois de délai, il préfère temporiser et attendre une confirmation, confiant dans les « ressources importantes et nombreuses [de l’Espagne] pour se faire respecter de ses vassaux » et persuadé que les documents reçus sont des « erreurs comme chaque jour il s’en imprime par milliers » : l’indépendance n’est qu’un « rêve » de ceux qui la déclarent. Cependant, l’indépendance, si elle n’a pas été reconnue par l’Espagne, est bien un fait accompli dans presque tout le reste du pays. Si d’autres officiers natifs d’Espagne et en poste en Californie refusent aussi de l’accepter, les officiers créoles, au contraire, poussent le gouverneur à reconnaître l’indépendance, par devoir d’obéissance, lorsqu’ils apprennent qu’une nouvelle régence à Mexico a envoyé des ordres et convoqué des élections27. C’est chose faite le 9 avril 1822. Mais les soldats les plus anciens des compagnies californiennes regretteraient longtemps leur lien privilégié avec la monarchie espagnole, au nom de laquelle ils étaient venus conquérir le pays.
- 28 Le dossier documentaire compilé concernant la réception du trienio et de la campagne d'indépendance (...)
- 29 Perez Tisserant, Emmanuelle, « Nuestra California. Faire Californie entre deux constructions nation (...)
19Sans oublier que la Haute-Californie est une province aux traits particuliers, le dossier documentaire de la réception de la révolution espagnole de 1820 qui la concerne illustre le rôle que le triennat a pu jouer dans le processus qui mena à l’indépendance du Mexique en 1821 et au ralliement à cette cause des franges plus conservatrices ou attachées aux droits de l’Église et aux privilèges en général28. Après l’indépendance, la Haute-Californie et ses missionnaires furent soupçonnés par le gouvernement et les députés d’un manque de soutien au projet national mexicain, dans un contexte d’affirmation et de croissance du voisin étatsunien, perceptible surtout plus à l’est, du côté du Texas. Les soldats s’inquiétèrent également de l’effacement d’une juridiction propre liée à leur statut avec le développement des institutions civiles dans cette province récemment conquise. Cependant, on put constater, avec une nouvelle génération, des formes d’adhésion à la construction nationale mexicaine et à un développement davantage sécularisé : la Constitution et les lois libérales de Cadix constituèrent pendant toute la période mexicaine (1822-1848) une partie importante du corpus législatif en vigueur dans le territoire, en l’absence d’une constitution propre. On allait y constater, avec un certain décalage, le développement de pratiques déjà en vigueur plus au sud et l’éclosion de débats et de conflits sur l’extension de la citoyenneté (aux Amérindiens notamment) ou encore sur le degré d’autonomie locale et de gouvernement civil dans un contexte géopolitique menaçant (du fait de des sociétés autochtones proches et des ambitions territoriales étatsuniennes)29.
- 30 Fitz, Caitlin. Our Sister Republics: The United States in an Age of American Revolutions. New York (...)
20Premier grand mouvement de contestation de l’ordre réactionnaire de Vienne en Europe, le soulèvement espagnol de 1820, s’il est inscrit dans une trajectoire propre à ce pays, est aussi un moment fondateur pour le libéralisme européen. Dans un contexte de crise de la monarchie espagnole depuis une décennie, son déclenchement a pu, on l’a vu, jouer un rôle déterminant dans la réalisation des indépendances les plus tardives, en particulier au Mexique. La constitution de Cadix rétablie accrut encore l’autonomie des provinces d’outre-mer et la législation libérale put conduire les conservateurs vers le projet d’indépendance. Malgré cela, l’échec du premier empire mexicain conduisit à l’organisation d’une république fédérale, aux pratiques inspirées par la constitution de Cadix, un choix qui fit des Amériques, hormis le Brésil dont l’indépendance était aussi la conséquence d’une réplique du pronunciamiento de 1820 au Portugal, un continent de républiques. Le président Monroe en fit l’un des arguments de son discours sur l’état de l’Union à la fin de 1823, immortalisé sous le nom de la doctrine éponyme : l’Europe réactionnaire devait se garder de remettre le pied dans une Amérique désormais décolonisée (à l’exception notable des Antilles) et sous un régime de gouvernement garantissant la liberté30. Quant à savoir qui était digne de cette liberté, le débat allait agiter les Américains comme les Européens au long du xixe siècle, leur déclaration d’indépendance ne les prémunissant pas contre une attitude coloniale envers les populations autochtones ou esclaves et afro-descendantes.
- 31 La faiblesse espagnole pendant l’invasion et les insurrections avait déjà permis une acquisition de (...)
21Et malgré cette rhétorique de « républiques sœurs » où les États-Unis s’attribuaient le rôle d’aînée, beaucoup aux États-Unis regarderaient rapidement vers le nord mexicain pour étendre le territoire, en particulier là où le coton pouvait être exploité (par une main d’œuvre esclave)31. Reprenant une politique espagnole, le gouvernement mexicain allait d’ailleurs continuer d’accueillir des entrepreneurs coloniaux étatsuniens au Texas, région alors mexicaine, pour coloniser cette lointaine province par l’installation de colons planteurs et de leurs esclaves, alors même que le Mexique, contrairement aux États-Unis, s’engageait dans la voie de l’abolition. Là, comme dans le sud des États-Unis, la grammaire de la souveraineté du peuple allait permettre de défendre le fédéralisme, et par là le droit des États à pratiquer l’esclavage contre une politique nationale qui s’y opposerait. Cependant, ces projets n’étaient pas sans rencontrer de résistance, comme le montre un autre épisode marquant de 1820, le compromis du Missouri. Ce compromis visait à trouver une conciliation après qu’un représentant des États du Nord au Congrès se fut opposé à l’entrée dans l’Union du Missouri comme État avec esclaves. Il aurait souhaité que l’expansion de l’esclavage ne se généralise pas dans le Territoire de Louisiane acheté à la France en 1803. Le compromis trouvé définissait une ligne au nord de laquelle les futurs États ne pourraient autoriser l’esclavage, mettant en évidence la divergence des modèles de développement (et en partie des intérêts, même s’il y avait des complémentarités) entre nord et sud. Le compromis permit d’apaiser temporairement les tensions mais l’esclavage fut toujours central dans les débats sur l’expansion des États-Unis et reviendrait sur le devant de la scène lors de l’indépendance du Texas en 1836 et de la guerre entre Mexique et États-Unis en 1846-1848. La Haute-Californie fut aussi la cible de l’expansionnisme étatsunien, moins dans une perspective esclavagiste que de développement commercial. Contrairement au Texas, l’annexion aux Etats-Unis ne se fit pas sans résistance militaire lors de la guerre, montrant que malgré les difficultés de la colonisation espagnole puis mexicaine dans la région, l’intégration du Territoire de Haute-Californie à la construction nationale mexicaine n’était pas purement fictive ; celle-ci s’était notamment faite par l’application des préceptes de Cadix à partir de 1822.
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Bibliography
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Ce mouvement de colonialisation se traduit par une volonté de la part de la monarchie et des instances de gouvernement espagnol de considérer les territoires américains comme étant soumis à l’Espagne, dans une relation inégalitaire, à rebours d’un imaginaire d’une monarchie constituée de plusieurs royaumes dans une certaine égalité. Castejon, Philippe, « Colonia, entre appropriation et rejet : la naissance d’un concept (de la fin des années 1750 aux révolutions hispaniques) », Mélanges de la Casa de Velázquez, Nouvelle série 43, 1 (15 avril 2013) : 251‑71. https://journals.openedition.org/mcv/4966
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