Postscript. Malcolm Chase (1957–2020)
Editor's notes
Les auteurs remercient Shirley Chase et Sarah Hill (née Chase) pour leur aide précieuse dans la réalisation de cet hommage à Malcolm : malgré leur chagrin, elles ont toutes deux répondu à toutes leurs questions et ont aimablement lu cet article. Les auteurs tiennent également à remercier pour leur contribution : Joan Allen, Vic Clarke, Simon Hall, Jill Liddington, Janette Martin, Mary-Clare Martin, Katrina Navickas, Cyril Pearce, Robert Poole et Mike Sanders.
Traduction de l’anglais par Amélie Josselin-Leray de l’hommage écrit par Fabrice Bensimon et Rohan McWilliam sous le titre de « Malcolm Chase 1957-2020 », paru dans History Workshop Journal 92 (automne 2021): 272-281. Amélie Josselin-Leray est traductrice et Maître de Conférences à l’université Toulouse Jean Jaurès.
Full text
1Malcolm Chase, disparu à l’âge de soixante-trois ans, était un pilier de l’atelier de l’histoire (History Workshop) dont il incarnait merveilleusement les idéaux. Il était imprégné des travaux de E. P. Thompson, et l’histoire « par le bas » (history from below) lui tenait passionnément à cœur. Ce qui caractérisait tout particulièrement les travaux de Malcolm, c’étaient les efforts considérables qu’il déployait pour reconstruire la vie des gens pauvres et pour prendre au sérieux la manière dont ils faisaient de la politique. À l’instar de Thompson, il tenait tout particulièrement à faire entendre les voix des travailleurs du passé. En l’espace d’un quart de siècle, sa carrière remarquablement productive l’amena à devenir un historien de renom spécialiste du radicalisme britannique du xixe siècle et fit de lui l’expert sans conteste du chartisme, dans un domaine où les spécialistes ne manquaient pourtant pas. C’était un enseignant hors pair, très attaché à l’éducation des adultes, qui fut un mentor pour bon nombre d’étudiants. Robert Poole, dans l’éloge funèbre qu’il a rendu à Malcolm, a souligné que c’étaient toujours les mêmes qualificatifs qui revenaient dans la bouche de ceux qui parlaient de lui : « inclusif, généreux, ouvert d’esprit, attentif aux autres, attachant, perspicace, profondément humain ». C’est à l’aune du chagrin éprouvé par ses amis, ses collègues et ses lecteurs lors de son décès que l’on mesure quel grand historien a disparu, et quel vide il laisse dans la vie de la gauche universitaire.
- 1 Sherwin et Malcolm Chase, « Captain William Green: Master Mariner of Grays », Panorama, Journal of (...)
2Malcolm est né le 3 février 1957 dans la ville de Grays, dans le borough de Thurrock (comté d’Essex) près de la Tamise. Son père, Sherwin Chase, exerça la profession de charpentier avant de devenir expert en bâtiment tandis que sa mère, Elizabeth (née Austin), était employée de banque. C’est du côté de l’arrière-arrière-grand-père de Malcolm, William Green, qu’il faut peut-être aller chercher pour trouver ce qui pourrait avoir déclenché sa passion pour l’Histoire. William, qui éleva Sherwin avec sa femme Sophia, était un capitaine au long cours, propriétaire de péniches qui naviguaient sur la Tamise, ou qui commandait celles d’autres propriétaires. William longea la côte Est vers et depuis Newcastle, et fit également de la navigation commerciale en mer Baltique. Sherwin se prit de passion pour la Tamise et même pour la mer, et se construisit un petit musée en forme de bateau dans le jardin. Malcolm y participa activement en aidant son père à déterrer des objets trouvés le long de la Tamise ou, à partir du milieu des années 1960, en l’accompagnant à Londres à la recherche d’artefacts maritimes et d’uniformes de marin originaux, ou encore en écumant avec lui les magasins de Carnaby Street. Ce n’est donc pas un hasard si, en 2015, Malcolm avait publié un article sur William Green dans Panorama, la revue de la Société d’Histoire locale de Thurrock. Sherwin avait déjà publié de nombreux articles dans cette revue entre 1960 et 1993 et Malcolm, qui était devenu membre de la Société lorsqu’il était au lycée, avait également commencé dès 1977 à y publier des articles1.
3Enfant unique, Malcolm fréquenta la grammar school Palmer pour garçons. Il composa des poèmes, joua au rugby, et fit partie de la chorale de l’école mais aussi de celle de l’église : le chant devait devenir une des passions de sa vie. Ayant fait des études secondaires d’éducation religieuse, d’histoire et de littérature anglaise, Malcolm pensa un moment devenir pasteur de l’Église anglicane, ce qui aurait fait le bonheur de ses parents qui eurent par la suite beaucoup de mal à composer avec son agnosticisme. Au grand dam de ses enseignants, qui voulaient qu’il candidatât à Oxford, c’est à York qu’il décida d’aller en 1975 pour y suivre des études d’histoire.
- 2 Chase, Malcolm, BA dissertation, York, 1978.
4À l’Université de York, sous la houlette d’Edward Royle, de Gerald Aylmer et de Roger Wells, il se consacra progressivement à l’histoire de la Grande-Bretagne au xixe siècle. Après avoir, dans son mémoire de premier cycle, rédigé une critique modérée des travaux de J. F. C. Harrison qui portait sur l’impact de l’industrialisation sur la vie de famille, c’est sous la supervision de ce dernier qu’il partit commencer en 1978 une thèse de doctorat à l’Université du Sussex2. L’influence de Harrison sur la manière dont Malcolm envisageait le passé fut considérable. Malcolm admirait chez Harrison la manière dont ce spécialiste de l’histoire ouvrière s’attachait à explorer la vie des classes populaires sans aucun dogmatisme.
- 3 Chase, Malcolm, « Obituary for Ian Dyck », History Workshop Journal 65 (printemps 2008), 294.
- 4 Living and Learning: Essays in Honour of J. F. C. Harrison, Malcolm Chase, Ian Dyck éds. (Aldershot (...)
5Le passage de Malcolm à l’Université du Sussex joua un rôle majeur dans sa vocation pour l’enseignement et la recherche. Il avait affirmé un jour qu’« [i]l est peut-être exagéré de parler d’une école du Sussex des historiens de la ruralité » au début des années 1980, mais il n’était pas loin de la réalité étant donné la présence charismatique d’Alun Howkins au sein de la Faculté d’Histoire3. Dès sa thèse, Malcolm s’intéressa à la politique agraire. Il enseigna ainsi le cours intitulé « Les communautés anglaises rurales au xixe siècle », et sa recherche sur Thomas Spence et la terre présentait des recoupements partiels avec celle d’un autre étudiant de John Harrison, Ian Dyck, qui venait du Canada, et qui travaillait sur William Cobbett et la culture rurale populaire. Ils devaient co-diriger en 1996 des mélanges en l’honneur de Harrison4. Leur travail faisait preuve d’une synergie remarquable à laquelle la disparition précoce de Dyck en 2007 devait malheureusement mettre fin brusquement.
6Malcolm était actif dans la section informelle du History Workshop à l’Université du Sussex. Le statut exact de cette section au sein du mouvement était assez flou, mais ce n’était qu’un détail car les étudiants de troisième cycle, désireux d’explorer « l’histoire par le bas », s’en étaient emparés pour y faire des présentations et y faire circuler des idées. Malcolm avait exploré le Jubilé du Peuple (« the People’s Jubilee ») sous l’angle de la politique radicale lors de la conférence du History Workshop sur la religion en 1984. C’est aussi avec fierté qu’il racontait à quel point il avait apprécié de déguster un fish and chips avec Edward Thompson juste avant l’altercation majeure (au sujet d’Althusser) de ce dernier avec Stuart Hall et Richard Johnson lors de la conférence du History Workshop de 1989. Malcolm se rappelait que Thompson avait l’air étonnamment détendu au vu des débats enflammés qui étaient sur le point de prendre place.
7En octobre 1979, à l’Université du Sussex, Malcolm rencontra Shirley Fereday, qui était également étudiante en Histoire et qui venait de devenir l’assistante de recherche de Roger Wells. C’était la fille d’un fabricant de machines-outils de Coventry, où ils se marièrent en 1983. Ils habitèrent d’abord à Middlesbrough, puis à East Cleveland. Leur fille, Sarah, naquit en 1987.
8C’est en 1984 que Malcolm obtint son doctorat, alors qu’il était déjà en poste dans le Yorkshire. Pendant plus de vingt ans, il enseigna et endossa des responsabilités administratives au sein de la Formation Continue (Department of Extra-Mural Studies) de l’Université de Leeds. Il s’agissait d’une antenne régionale et Malcolm fut d’abord nommé à la tête du centre de Middlesbrough (même s’il enseignait aussi à Leeds, dans les environs de Cleveland et dans le Nord du Yorkshire). Jill Liddington rejoignit le département à la même époque que lui et se souvient encore que Malcolm « pouvait passer la plupart de son temps à faire ce qui lui tenait à cœur : enseigner, faire de la recherche, et écrire sur l’histoire ouvrière [...]. Les universitaires du département avaient trois tâches principales qui leur étaient attribuées : l’enseignement, l’organisation des cours, la recherche ». Selon elle, Malcolm s’acquittait des trois avec brio.
9Jill se souvient encore de l’avoir entendu dire avec regret : « J’ai passé dix ans à changer des ampoules dans le Centre de Middlesbrough », mais il faisait clairement bien plus que cela à l’époque. Il donnait souvent des cours dans des écoles rurales et des salles communales ; il fit même une fois cours dans une ferme du xviie siècle où le propriétaire des lieux jetait une sorte d’huile dans la cheminée pour entretenir le feu afin que personne n’ait froid lors du cours du soir. Il utilisait des techniques d’apprentissage actif, des activités pour briser la glace, du travail collectif ; il encourageait les étudiants à se lever et à coller aux murs des post-its avec des idées et des questions. Dans son enseignement, Malcolm pouvait faire appel à des artefacts et des documents originaux, à des gravures et des tableaux, ou encore, sous le regard amusé de ses étudiants, faire devant l’amphithéâtre une démonstration de battage à l’ancienne comme à l’ère pré-industrielle.
10Le département de Extra-Mural Studies avait joué un grand rôle dans la promotion de l’histoire ouvrière dans les années 1950. On comptait Harrison et E. P. Thompson parmi les anciens professeurs. Selon Katrina Navickas, cette expérience fit de Malcolm un brillant orateur, que ce soit à l’occasion de conférences ou dans une salle de cours.
[…] Il avait cette qualité fort rare de pouvoir intéresser tout autant les universitaires que le grand public. Ses articles étaient toujours rédigés avec soin, n’étaient jamais dénués d’accents lyriques ou de traits d’esprit et rendaient toujours accessible et intéressant pour ses auditeurs ce qui aurait autrement pu être un récit très complexe. Il y avait toujours un certain côté théâtral à ses conférences ou ses séminaires, sans qu’il verse pour autant dans le spectacle. Malcolm avait toujours une bonne histoire sous le coude, et il savait bien la raconter.
11Il devait alors s’atteler à examiner la culture radicale du xixe siècle sous toutes ses coutures. Robert Poole estime quant à lui que :
Tout comme E.P. Thompson, il a su dynamiser son champ de recherche en s’intéressant à des éléments autrefois considérés comme périphériques : les socialistes agraires, les colonies agraires, les femmes, les parlementaires et les pionniers de l’écologie. Il est allé fouiller consciencieusement dans l’histoire du théâtre, en montrant la portée et l’emprise des pièces historiques de Shakespeare sur le mouvement radical britannique.
- 5 Chase, Malcolm, « From Millennium to Anniversary: The Concept of Jubilee in Late Eighteenth and Nin (...)
- 6 Chase, Malcolm, The People’s Farm: English Radical Agrarianism, 1775–1840 (New York: The Clarendon (...)
12Malcolm était un chercheur et un écrivain prolifique. Il rédigeait des notes à la main qui contenaient des renvois à des fiches, ce qui lui permettait de répertorier de la matière qui « pourrait toujours servir » pour de futurs projets qui parfois ne prenaient corps que des années plus tard. Cette récolte se concrétisait en dizaines d’articles pour des revues spécialisées de renom telles que Past and Present et la English Historical Review5. Il contribua à plusieurs encyclopédies, dirigea la publication de plusieurs ouvrages, et, surtout, rédigea quatre monographies. La première, The People’s Farm, était issue de sa thèse6. Elle se penchait sur Thomas Spence et ses disciples et sur leur projet d’acheter des terres privées et de procéder à des expropriations, pour en faire des terres administrées collectivement au sein de paroisses démocratiques par des ouvriers devenus fermiers.
- 7 Voir, par exemple, Chase, Malcolm, The Life and Literary Pursuits of Allen Davenport (Londres : Rou (...)
- 8 Chase, Malcolm, Chartism: A New History (Manchester : Manchester University Press, 2007), 270 ; tra (...)
13Malcolm s’intéressait à la poursuite de ce radicalisme agraire jusqu’au milieu du xixe siècle et au-delà. L’influence de Spence ne cessa jamais de susciter son intérêt7. Et pour toute la période de sa vie intellectuelle qui suivit, il travailla principalement sur la Grande-Bretagne du xixe siècle (particulièrement la première moitié de ce siècle), qu’il savait rendre de manière intelligente et vivante, malgré le fait que l’historien regarde à travers « un verre sombre8 ».
- 9 Chase, Malcolm, Early Trade Unionism: Fraternity, Skill and the Politics of Labour (Aldershot and B (...)
14Sa deuxième monographie portrait sur les débuts du trade-unionisme (1780-1860)9. La nouveauté ne résidait pas dans le sujet, mais dans l’approche. Plutôt que de présenter une histoire institutionnelle, il mit l’accent sur les mentalités et les idéologies, et insista en particulier sur les politiques liées au genre. Son regard d’historien embrassait tout autant le vagabondage, les pubs, les caisses de secours que la sphère des loisirs.
- 10 Dans Conflict and Difference in Nineteenth-Century Literature, Dinah Birch, Martin Llewellyn éds., (...)
15Lorsque le département des Extra-Mural Studies fut démantelé en 2005, Malcolm intégra le département d’Histoire à Leeds. Alors âgé de quarante-huit ans, il travaillait sur ce qui devait être son chef d’œuvre, Chartism: A New History. L’approche culturelle qu’il avait utilisée dans son étude des débuts du trade-unionisme avait fourni un bon terrain d’approche. Cela faisait longtemps que Malcolm s’intéressait au chartisme, sur lequel plusieurs travaux fouillés existaient déjà, dont un rédigé par une de ses amies, Dorothy Thompson et intitulé The Chartists. Il écrivit sa « nouvelle histoire », publiée en 2007, après avoir effectué de très nombreuses recherches dans les archives. Il avait par exemple lu au moins deux fois l’ensemble des 738 numéros de l’hebdomadaire The Northern Star (1837-1852). Son livre n’était pas structuré selon des thèmes mais selon des séquences de plusieurs mois (par exemple, juillet-novembre 1839). Cette structure narrative conférait une bonne dose de dynamisme au sujet abordé et parvenait à rendre les incertitudes sur le futur que vivaient les chartistes et que le regard surplombant des historiens a tendance à nous faire oublier. Malcolm voulait toujours donner à voir et à entendre à ses lecteurs les personnes dont il était question dans ses écrits. Ce qui fait aussi l’originalité de cet ouvrage, c’est la présence d’une série de « vies de Chartistes » dédiée à des figures moins connues du mouvement : William Cuffay, le tailleur noir et révolutionnaire londonien qui fut l’objet d’une déportation pénitentiaire vers la Tasmanie ; Elizabeth Neesom, la femme activiste ; Ann Dawson, l’enfant totalement inconnue dont il reste le marquoir chartiste. L’embryon de biographie d’Ann Dawson est en fait le premier chapitre du livre qu’il a écrit et c’est autour de cela que s’est construit le reste de l’ouvrage. Cette histoire soulignait la nature souvent familiale de l’engagement chartiste et constituait le début d’une réflexion sur l’histoire des enfants au sein du chartisme dont l’étape suivante fut un brillant article10. Des marquoirs d’enfant qui avaient été exhumés ornaient les murs de la maison des Chase.
- 11 Chase, Malcolm, « Labour History’s Biographical Turn », traduit par Bruno Groppo sous le titre « Le (...)
- 12 Robert Saunders, recension de Chartism: A New History, https://reviews.history.ac.uk/review/699, co (...)
16L’intérêt que portait Malcolm à l’écriture de biographies fit de lui un contributeur prolifique au Dictionary of Labour Biography et au Oxford Dictionary of National Biography. C’est ainsi qu’il rédigea vingt notices pour le ODNB, dont celles sur des groupes comme les Cato Street Conspirators, la London Working Men’s Association ou encore la National Charter Association, ainsi que des notices sur des individus moins connus comme Janet Evans et Elizabeth Hanson. Selon lui, le biographe devait porter une attention toute particulière aux sacrifices individuels et familiaux. Il plaidait en faveur du recours à « l’imagination voire à la spéculation dans l’écriture de biographies ouvrières11 ». Sa rigueur historique n’en fut toutefois jamais mise à mal ; bien au contraire, il était d’une grande exigence quant aux sources et à leur croisement. Il savait synthétiser, mettre en perspective et renouveler des interprétations bien établies. On a pu parfois lui reprocher de ne pas s’intéresser aux débats historiographiques, qui étaient particulièrement importants s’agissant du chartisme12. Malcolm se serait peut-être un peu offusqué face à cette critique. En effet, il enseignait l’historiographie à Leeds et tous ses écrits (notamment, ses récits de vie liés au chartisme) résultaient d’une réflexion approfondie sur les enjeux épistémologiques de la discipline. Ce qu’il cherchait à faire, à travers l’exercice de la biographie, c’était à appréhender des problèmes politiques, sociaux ou culturels plus larges. Mais il craignait que la controverse engagée par Gareth Stedman Jones au début des années 1980 sur la langue du chartisme ne trouvât pas d’écho auprès d’un public plus large. En écrivant Chartism, il eut pour volonté de s’adresser à sa « circonscription » : à ceux qu’il rencontrait dans le cadre de l’éducation pour adultes ou dans les sociétés historiques locales. Bien qu’étant très versé dans l’argumentation et bien qu’enseignant l’historiographie, Malcolm avait tendance à éviter certains des principaux débats théoriques sur le marxisme et le post-modernisme. Ce qui le motivait avant tout, c’était un profond respect pour la vie des travailleurs et le sentiment que le souvenir de ces vies constituait, pour un universitaire sérieux, une occupation de taille, presque une quête poétique.
17À Leeds, Malcolm avait pour réputation d’être un collègue exemplaire. Simon Hall se souvient s’être tenu à ses côtés sous la neige au sein des piquets de grève. « C’était fantastique, pour le moral des troupes, d’avoir quelqu’un de senior qui faisait preuve de solidarité avec les collègues plus jeunes. En fait, l’empathie qu’il montrait envers ses collègues plus jeunes et ceux en début de carrière et le fait qu’il se préoccupait sincèrement d’eux transparaissait dans le travail qu’il accomplissait pour la faculté. » Au sein du département d’Histoire, Malcolm commença également à diriger des thèses d’une main experte. Janette Martin, dont il co-dirigea la thèse sur les conférenciers radicaux itinérants entre 2006 et 2010, se souvient de lui comme d’un
mentor et [d’] un guide remarquable, à la personnalité drôle et attachante, qui possédait une connaissance encyclopédique des sources et qui avait le chic pour se souvenir de la moindre archive obscure ou du moindre petit tract. Par exemple, lorsqu’[elle] travaillai[t] sur les circuits de conférence itinérante, il avait attiré [s]on attention sur la présence dans un musée de Hartlepool de la collection de prospectus du théâtre Robert Wood qui contenait, de manière surprenante, des épreuves d’imprimeur de conférences politiques dans le Nord-Est, dont certaines étaient l’œuvre d’anciens chartistes comme Henry Vincent.
18Cet intérêt très poussé pour les archives était caractéristique de Malcolm et constituait l’un des nombreux sujets qui rendaient plaisante la conversation avec lui. Vic Clarke, une de ses étudiantes, partage un autre souvenir qui en dit long sur la personnalité de Malcolm :
Pendant les grèves organisées par le syndicat (University and College Union) au printemps 2018, nous nous sommes croisés un jour sur le piquet de grève et, lors d’une sympathique conversation que nous avons eue en nous rendant à la manifestation à l’Hôtel de Ville, il m’a demandé s’il était autorisé à assister aux « cours alternatifs » que j’avais organisés (qui faisaient partie prenante du mouvement de grève et qui ont été les tout premiers cours que j’ai donnés !) sur la thématique de la poésie et de la protestation. Il est arrivé à ce cours avec une poignée de ses étudiants de troisième année qui avaient choisi son option sur le chartisme, tous prêts à s’investir !
19Il joua un rôle actif dans les Chartism Days annuels qui avaient été instaurés par Dorothy Thompson et Owen Ashton en 1995 puis furent coordonnés par Joan et Richard Allen. Il s’agissait là de l’un des nombreux lieux où il devint un mentor pour ses collègues, les plus jeunes comme les plus expérimentés. L’atmosphère de ces conférences rappelait parfois l’ambiance des premiers événements du History Workshop, qui rassemblaient des universitaires avec des enseignants du primaire ou du secondaire et des membres du grand public qui tentaient de comprendre le mouvement. Ces conférences devinrent connues pour leur approche de plus en plus interdisciplinaire. Malcolm était ainsi ouvert à des perspectives littéraires pour l’étude du radicalisme ainsi que pour l’étude des romans et de la poésie chartistes. Michael Sanders remarquait que « tout comme Raymond Williams, Malcolm croyait en la capacité collective des gens “ordinaires” à s’aménager une meilleure vie ». Malcolm était aussi à l’initiative d’une newsletter chartiste en ligne dont le but était de diffuser la recherche et de monter un important réseau de spécialistes du chartisme.
- 13 Chase, Malcolm, Mark Whyman, Heartbreak Hill: a Response to Unemployment in East Cleveland in the 1 (...)
- 14 The Charter Our Right!: Huddersfield Chartism Reconsidered, Hargreaves, John A. éd., (Huddersfield (...)
20Ce qui caractérise également la trajectoire intellectuelle de Malcolm, c’est l’accent mis sur les spécificités locales. Il publia ainsi plusieurs écrits sur l’histoire locale, en particulier sur le Teesside. Cela n’excluait pas des travaux sur d'autres périodes, par exemple sur le mouvement des chômeurs dans la circonscription de East Cleveland dans les années 1930 ou sur la politique agricole du gouvernement travailliste entre 1945 et 195113. Il n’hésitait pas à s’adresser à de nombreuses sociétés historiques locales. Cyril Pearce, président de la Société historique locale de Huddersfield, dans le Yorkshire, se souvient à quel point l’intérêt de Malcolm pour l’histoire locale était précieux et « à quel point il était prêt à donner de son temps et de ses recherches pour soutenir ce que [ils] fais[aient au sein de la Société] ». La contribution de Malcolm à ses journées d’étude fut considérable, le point d’orgue en étant la tenue de la Conférence de commémoration du Luddisme en 2015 ainsi que son article sur le chartisme à Huddersfield dans la collection The Charter our Right !14.
21Malcolm inspirait le respect, et c’est ce qui lui valut de devenir président de la Society for the Study of Labour History entre 2005 et 2007, puis président de la Social History Society (de 2011 à 2014), tout en siégeant au comité de rédaction de Northern History. Sa propension pour la collégialité, tout autant que son talent pour guider les étudiants de troisième cycle et les universitaires en début de carrière, faisaient de lui le meilleur candidat pour chacun de ces deux rôles. Il possédait une autorité naturelle, ce qui n’empêchait pas, comme le faisait remarquer Katrina Navickas, d’être par ailleurs « discret et sans prétention ». Beaucoup se souviendront de Malcolm pour, selon les mots de Katrina, « un gentil mot d’encouragement après une présentation faite avec nervosité lors d’un séminaire », ou pour « avoir traité tout le monde d’égal à égal au sein du comité de la société ».
- 15 Chase, Malcolm, 1820. Disorder and Stability in the United Kingdom (Manchester : Manchester Univers (...)
22Malcolm travaillait constamment avec Shirley. Elle l’accompagnait souvent lorsqu’il se rendait à des conférences ou des séminaires. Ils discutaient beaucoup d’histoire, et il ne manquait pas d’explorer toute hypothèse envisagée avec elle. C’est au cours d’un dîner au restaurant qu’il évoqua la possibilité d’écrire une nouvelle histoire du chartisme. Dans les remerciements de son ouvrage sur l’année 1820, il écrit ce qui suit : « [l’] enthousiasme [de Shirley], tout comme son intérêt critique, vis-à-vis de ce projet n’a jamais faibli, même lorsque le mien flanchait. Elle a tout lu au moins une fois, et discuté de l’ensemble bien plus d’une fois15 ».
23À bien des égards, Shirley était sa partenaire non seulement dans la vie, mais aussi en Histoire. On ne peut s’empêcher de voir des parallèles avec la manière dont Malcolm envisageait le chartisme comme un engagement largement familial. Les vacances en famille se passaient principalement au pays de Galles et en Cornouailles, mais aussi dans le Norfolk et le Suffolk. Il faut remonter à l’époque des activités manuelles à l’école primaire pour trouver l’origine des compétences de Malcolm en matière de construction de château de sable : des nuées d’enfants se précipitaient toujours pour aider à monter des murs crénelés et à creuser des douves au tracé complexe qui se remplissaient d’eau de mer dès que la mer montait. Sarah, la fille de Malcolm et Shirley, est devenue chimiste, considérant « qu’il y avait assez d’histoire à la maison ». Elle s’est mariée en 2012, et a eu une fille, Sophie, née en août 2019, avec qui Malcolm a passé des instants précieux les derniers mois de sa vie.
24Les goûts musicaux de Malcolm étaient tout à la fois larges et éclectiques : ils recouvraient les premiers chants de Noël espagnols modernes, le plain-chant anglais ou la musique folk du xviiie au xxe siècle, tout autant qu’un large éventail de musique classique, que le jazz, ou que la musique populaire Two-Tone des années 1979 à 1983. Il était ténor à la York Musical Society, dont il fut membre pendant presque vingt-cinq ans. Au moment de son décès, il aurait dû chanter le Requiem de Fauré à la cathédrale de York, York Minster. Le mouvement d’ouverture du Requiem fut joué lors de la cérémonie laïque de ses funérailles le 20 mars 2020. Malcolm aimait aussi l’art et la céramique. Pendant quarante-cinq ans, il collectionna les livres d’occasion et les livres anciens, les gravures, les documents et les jetons. De nombreux universitaires séjournèrent chez lui et mirent à profit des éléments de ses collections.
25Du côté politique, il fut déçu par le Parti travailliste. Il avait fait campagne pour eux dans la circonscription d’East Cleveland à la fin des années 1980 et au début des années 1990 mais n’avait pas poursuivi après avoir déménagé à York. Pendant ses longues soirées entre 2016 et 2018, il composa trois petits recueils de poésie, dont un sur le chartisme. Les poèmes reflétaient généralement sa vie personnelle et sa vie familiale, mais aussi son enfance dans les années 1960. Le poème « Se marier dans le métro » (‘Getting married on the Underground’, 2016) fut lu à haute voix lors de ses obsèques.
- 16 Chase, 1820, x.
26Sa dernière monographie, intitulée 1820 : Désordre et stabilité au Royaume-Uni (1820: Disorder and Stability in the United Kingdom) n’eut sans doute pas le même impact que celle sur le chartisme, mais la valait en termes d’érudition16. L’étude soutenait que les récits traditionnellement faits de cette année de crise, voire de révolution, avaient été altérés par une trop grande importance accordée à l’Angleterre. À cette époque, il était entendu que l'histoire britannique devait désormais être conçue comme l'histoire de quatre nations. Il faut reconnaître à Malcolm la quasi-paternité de ce point de vue. Son ouvrage reflète tout autant son intérêt pour la conspiration de Cato Street que pour les troubles agraires du Connacht en Irlande, le soulèvement écossais, ou encore la dimension européenne de 1820 et les liens entre les radicaux de France et de Grande-Bretagne. Une grande partie du livre est consacrée à la politique du genre et comprend une analyse minutieuse de l’élan populaire de soutien à la reine Caroline. S’interrogeant sur ce qui permit au Royaume-Uni de tenir malgré de telles tensions, il pointe l’administration locale (le gouvernement et la justice), les commissions d’amélioration et les select vestries, des autorités paroissiales peu connues.
- 17 The Imagined Past: History and Nostalgia, Christopher Shaw, Malcolm Chase éds., (Manchester : Manch (...)
27Dans ses dernières années, Malcolm continua de publier de nombreux articles, courts ou longs. Il écrivit sur l’édition au dix-huitième et au dix-neuvième siècle, sur la Rébellion canadienne de 1837-8, sur le self-help, sur des mots-clés comme Jubilée, sur les mouvements de retour à la terre, sur les petites fermes de jardinage et les sociétés d’épargne et de crédit, et sur les projets agraires pour les chômeurs dans les années 1930. En ce qui concerne l’ouvrage collectif qu’il codirigea, The Imagined Past, cela l’amusa tout particulièrement d’apprendre que son travail historique sur la nostalgie était utilisé dans le cadre de cours de gestion pour aider les étudiants à comprendre comment l’histoire peut faire vendre des biens et des services17.
- 18 Chase, Malcolm, « An Overpowering “Itch for Writing”: R. K. Philp, John Denman and the Culture of S (...)
28Un de ses derniers écrits fut un article sur R. K. Philp, le Victorien qui préconisait de savoir se débrouiller seul (et qui menait de son côté une double vie). Il n’y a pas meilleure démonstration des compétences de Malcolm : cet article illustre d’une part la patience dont il savait faire preuve pour documenter des vies passées en se basant sur des sources publiées et des archives, et d’autre part sa capacité à s’attaquer à des questions historiques plus larges, en l’occurrence la culture victorienne de l’amélioration de soi18. Malcolm espérait publier quelque chose sur le Self-Help et revisiter l’œuvre de Samuel Smiles. Il avait l’intention d’écrire une nouvelle biographie de Sir Francis Burdett, en s’intéressant à la manière dont sa famille et l’influence qu’elle avait exercée, l’héritage jacobite, ses relations professionnelles et personnelles, et la sécurité financière avaient forgé cet homme, et à la manière dont tous ces paramètres avaient potentiellement contribué à son passage du radicalisme vers le conservatisme Tory. Malcolm était censé commencer à travailler au Wiltshire Record Office lorsque, le 11 novembre 2018, il s’effondra, à cause d’une tumeur maligne au cerveau qui finit par l’emporter à York le 29 février 2020. Malcolm est enterré dans le Quartier victorien du cimetière de York, ouvert en 1837.
- 19 E. P. Thompson, « The Historical Logic », The Poverty of Theory and other essays (Londres : The Mer (...)
29Il est communément admis qu’aucun ouvrage d’histoire ne peut se prétendre définitif, mais les livres de Malcolm sur l’histoire radicale ont toutes les chances de figurer longtemps sur les étagères parce qu’ils constituent des actes majeurs d’exhumation de l’histoire, qui font la lumière sur la vie des gens ordinaires et sur leurs défenseurs parfois peu ordinaires. Malcolm ne créa pas une école d’historiens, mais beaucoup se souviendront de sa propension à inclure généreusement dans son cercle de nombreuses personnes et à accueillir chaleureusement étudiants, chercheurs, collègues ou, tout simplement, toute personne intéressée par l’Histoire. La bonhomie qu’il affichait n’était toutefois pas juste une apparence qu’il se donnait – bien au contraire, c’était quelqu’un de profondément sincère. Pour lui, l’Histoire constituait une poursuite éminemment morale, mais cela ne le rendait pas suffisant ou supérieur pour autant. C’est au travers de sa relation au passé que ses propres valeurs étaient mises au jour. Sa relation à l’Histoire rappelait la double approche d’Edward Thompson, selon qui l’historien se doit de garder ses propres valeurs à distance, tout en affirmant en parallèle que « le passé a toujours été, entre autres, le résultat d’une discussion sur les valeurs19 ». De nombreux collègues vont passer les prochaines années à regretter de ne plus pouvoir espérer de discuter de leur dernier projet de recherche avec Malcolm.
Notes
1 Sherwin et Malcolm Chase, « Captain William Green: Master Mariner of Grays », Panorama, Journal of the Thurrock Local History Society 53 (février 2015) 6-12; voir aussi Sherwin Chase, « Thames Barges and Coastal Craft of Grays », Panorama 6 (automne 1961).
2 Chase, Malcolm, BA dissertation, York, 1978.
3 Chase, Malcolm, « Obituary for Ian Dyck », History Workshop Journal 65 (printemps 2008), 294.
4 Living and Learning: Essays in Honour of J. F. C. Harrison, Malcolm Chase, Ian Dyck éds. (Aldershot : Scolar Press, 1996).
5 Chase, Malcolm, « From Millennium to Anniversary: The Concept of Jubilee in Late Eighteenth and Nineteenth-century England », Past and Present 129 (1990): 132-47; Chase, Malcolm, « Out of Radicalism: the mid-Victorian Freehold Land Movement », English Historical Review 106 (1991): 319-45.
6 Chase, Malcolm, The People’s Farm: English Radical Agrarianism, 1775–1840 (New York: The Clarendon Press, Oxford University Press, 1988).
7 Voir, par exemple, Chase, Malcolm, The Life and Literary Pursuits of Allen Davenport (Londres : Routledge, 1994).
8 Chase, Malcolm, Chartism: A New History (Manchester : Manchester University Press, 2007), 270 ; traduit en français par Laurent Bury : Le chartisme : Aux origines du mouvement ouvrier britannique (1838–1858) (Paris : Publication de la Sorbonne, 2013).
9 Chase, Malcolm, Early Trade Unionism: Fraternity, Skill and the Politics of Labour (Aldershot and Brookfield, VT : Ashgate, 2000).
10 Dans Conflict and Difference in Nineteenth-Century Literature, Dinah Birch, Martin Llewellyn éds., (Basingstoke: Palgrave Macmillan, 2010), reproduit dans Chase, Malcolm, The Chartists: Perspectives and Legacies (Londres : The Merlin Press Ltd., 2015), 180-95.
11 Chase, Malcolm, « Labour History’s Biographical Turn », traduit par Bruno Groppo sous le titre « Le tournant biographique de l’histoire ouvrière », Matériaux pour l’histoire de notre temps 4-1, 104-105 (2011) : 26-31.
12 Robert Saunders, recension de Chartism: A New History, https://reviews.history.ac.uk/review/699, consultée le 20 mars 2020.
13 Chase, Malcolm, Mark Whyman, Heartbreak Hill: a Response to Unemployment in East Cleveland in the 1930s (Cleveland: Cleveland County Council, 1991); Chase, Malcolm, « ‘Nothing less than a Revolution’?: Labour’s Agricultural Policy », Labour’s High Noon: the Government and the Economy, 1945–1951, Jim Fyrth éd. (Londres : Lawrence & Wishart, 1993), 78-95.
14 The Charter Our Right!: Huddersfield Chartism Reconsidered, Hargreaves, John A. éd., (Huddersfield : Huddersfield Local History Society, 2018).
15 Chase, Malcolm, 1820. Disorder and Stability in the United Kingdom (Manchester : Manchester University Press, 2013), x.
16 Chase, 1820, x.
17 The Imagined Past: History and Nostalgia, Christopher Shaw, Malcolm Chase éds., (Manchester : Manchester University Press, 1989).
18 Chase, Malcolm, « An Overpowering “Itch for Writing”: R. K. Philp, John Denman and the Culture of Self-Improvement », English Historical Review 133, 561 (2018): 351-82.
19 E. P. Thompson, « The Historical Logic », The Poverty of Theory and other essays (Londres : The Merlin Press Ltd., 1978), reproduit dans The Essential E. P. Thompson, Dorothy Thompson éd. (New York : New Press, 2001), 450.
Top of pageReferences
Bibliographical reference
Fabrice Bensimon and Rohan McWilliam, “Postscript. Malcolm Chase (1957–2020)”, Caliban, 65-66 | 2021, 241-253.
Electronic reference
Fabrice Bensimon and Rohan McWilliam, “Postscript. Malcolm Chase (1957–2020)”, Caliban [Online], 65-66 | 2021, Online since 20 October 2021, connection on 09 December 2023. URL: http://journals.openedition.org/caliban/10451; DOI: https://doi.org/10.4000/caliban.10451
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