1Fruit d’un travail de recherche doctorale achevé en 2014, cet ouvrage retrace l’histoire de la professionnalisation de l’enseignement à Chicago à l’ère progressiste. Le livre est découpé en cinq chapitres et agrémenté de quelques photographies et illustrations tirées de la presse locale. Le lecteur trouvera également en fin d’ouvrage, en plus d’une bibliographie sélective sur le sujet, une liste des centres d’archives et des sources consultées, témoignant d’un travail de terrain minutieux et approfondi. En raison de la structure décentralisée du système éducatif états-unien, et comme l’ont démontré Malie Montagutelli (2000) et Sébastien-Akira Alix (2014), les études régionales et locales sont un trait distinctif de l’historiographie de l’éducation aux États-Unis. Cet ouvrage s’inscrit dans la continuité de ce courant de recherche et se focalise sur les évolutions du métier d’enseignant à Chicago entre 1890 et 1940.

2À la fin du xix^e siècle, les zones urbaines, dont la population croît fortement à mesure qu’elles s’industrialisent et que des populations migrantes viennent s’y installer, sont confrontées à la nécessité de recruter et de former un grand nombre d’instituteurs et de professeurs. Les réformes du système scolaire, stimulées par un élan politique de progrès national, accompagnent les transformations économiques et sociales de la société états-unienne. La ville de Chicago constitue un terrain d’observation particulièrement fécond : le syndicalisme enseignant s’y développe activement, les pédagogues progressistes y expérimentent leurs théories tandis que les administrateurs travaillent à moderniser les structures du système scolaire et à en rationnaliser le fonctionnement.

3S’appuyant sur des sources documentaires jusqu’alors peu exploitées, l’auteure mène avec succès « une étude conjointe des discours et des pratiques de différents groupes de la profession dans leurs vies étudiantes, professionnelles et sociales » (23). Par cette approche « pluridimensionnelle » (24) elle pose un regard décentré sur les projets progressistes de professionnalisation de l’enseignement en mettant en avant les expériences des acteurs ayant contribué à « élever l’enseignement au rang de profession » (14).

4Le premier chapitre documente et analyse avec précision les liens, encore largement inexplorés, entre la sphère professionnelle, représentée par le Conseil de l’éducation, en charge de l’administration des écoles publiques de la ville et du recrutement de leur personnel, et la sphère préprofessionnelle, plus particulièrement l’École de normale de Chicago où sont formés, à partir de 1896, les enseignants des écoles élémentaires. Dépassant le clivage traditionnellement associé à l’éducation progressiste entre un idéal démocratique centré sur besoins de l’enfant et une vision utilitariste prônant l’efficacité et la rentabilité du système, l’auteure met au jour le rôle prépondérant joué par les directeurs successifs de l’École normale de Chicago et rend compte de leurs efforts pour élaborer un modèle professionnel à même de concilier ces deux approches.

5Le deuxième chapitre s’intéresse au public « peu conventionnel » (71) de l’École normale. À Chicago, comme dans le reste du pays, l’analogie entre enseignement et maternité héritée du xix^e siècle perdure et c’est un public essentiellement féminin qui y est formé. L’École normale se distingue également par une diversité raciale, religieuse et culturelle forte qui correspond aux évolutions de la population des lycées de la ville. Bien que l’auteure note la persistance de préjugés de genre et de race, y compris parmi les directeurs de l’Ecole normale, elle montre également que l’enseignement demeure une voie professionnelle synonyme d’émancipation où les femmes « sont amenées à se définir comme des êtres raisonnés, professionnels et responsables. » (89). Cette « tendance progressiste et émancipatrice » (110) concerne également les africaines-américaines pour qui l’enseignement constitue la première voie professionnelle en 1920.

6Le chapitre 3 poursuit l’étude du processus de professionnalisation de l’enseignement au-delà de la formation initiale et entre dans le détail des dispositifs de formation continue et de contrôle qui jalonnent entre 1900 et 1930 l’évolution de carrière des enseignants en exercice. Il s’ouvre sur un exposé des points de vue opposés de l’administration scolaire, très critique quant à la qualité des enseignants de la ville, et de l’influent syndicat des enseignantes de la ville, la Chicago Teachers Federation, hostile à l’idée d’une supervision du métier d’enseignant. S’appuyant sur nombreuses sources documentaires constituées d’archives du Conseil de l’éducation, de publications d’associations professionnelles et syndicales, ainsi que de fonds d’archives personnelles de quelques enseignants et directeurs d’écoles, l’analyse permet de « mettre en regard les prescriptions administratives et leur mise en pratique quotidienne par les enseignants et les directeurs d’école » (117). Les parcours individuels que l’auteure retrace dans ce chapitre montrent qu’au-delà des querelles institutionnelles, les injonctions de formation continue favorisent l’accès des femmes à l’enseignement supérieur, institution qui ne leur laisse alors qu’une place relativement limitée.

7Le chapitre suivant aborde un aspect méconnu de l’histoire de la profession d’enseignant puisqu’il s’intéresse aux campagnes promotionnelles organisées par des enseignants et des directeurs d’école dans les années 1920 en vue d’améliorer l’image publique d’une profession qui souffre alors d’un manque d’attractivité. L’objectif est également budgétaire puisque le financement des écoles repose essentiellement sur les impôts locaux. Le soutien des contribuables est, de ce fait, primordial. L’auteure mobilise ici encore un ensemble de sources documentaires variées et parfois surprenantes, comme le sont par exemple les poèmes et les notices nécrologiques qui paraissent dans les publications professionnelles et syndicales. Ces ressources témoignent de la manière dont les enseignants et les directeurs d’école ont contribué à façonner une image positive de leur rôle en tant qu’« agents du progrès » et « meneurs éclairés » de la jeunesse du pays (188).

8Le dernier chapitre parachève cette étude en s’intéressant à la composante sociale, et non plus seulement pédagogique et administrative, du modèle professionnel progressiste. La participation des enseignants aux programmes d’assistance sociale qui se multiplient au cours des premières décennies du xx^e siècle atteste d’un engagement civique au-delà de la salle de classe, porté par des valeurs d’altruisme et de service social. Qu’il s’agisse de la participation volontaire aux programmes d’aide alimentaire et vestimentaire au moment de la Grande Dépression ou de missions encadrées par le Conseil de l’éducation au sein de centres de loisirs et de vacances, ces actions témoignent de l’importance du volet social dans la définition des valeurs de la profession.

9Tout au long de cette étude, l’attention portée aux acteurs de l’éducation montre que le projet progressiste de professionnalisation de l’enseignement relève tout autant des décisions prises par les instances dirigeantes du système scolaire que de l’agentivité de celles et ceux qui le mettent en œuvre. Aux prises avec la réalité sociale et économique, les acteurs locaux sont contraints de composer avec les injonctions diverses, voire divergentes, des réformateurs. Si l’ouvrage démontre avec succès que le clivage entre idéalisme et utilitarisme s’estompe au profit d’un modèle dynamique et complexe de professionnalisation, l’influence de certains acteurs n’est pas toujours clairement établie. L’expérience des enseignantes africaines-américaines, dont l’étude est annoncée en introduction, contribue certes à l’avancement de leur propre condition, mais elle ne semble pas avoir infléchi de quelque manière que ce soit le modèle élaboré par les administrateurs, directeurs et enseignants blancs.

10L’impact du mouvement progressiste sur l’éducation aux États-Unis dépasse largement la période étudiée dans cet ouvrage. Aujourd’hui encore, de nombreux intellectuels et historiens conservateurs attribuent à l’héritage progressiste les maux dont souffre l’école américaine, s’agissant notamment des performances des élèves et des contenus jugés inadéquats des programmes scolaires. Le professionnalisme des enseignants et la qualité de leur formation sont également mis en cause de manière récurrente. À ce titre, une mise en perspective des conclusions de l’étude aurait été bienvenue et aurait permis, sans pour autant contredire le bornage chronologique pertinent défini par l’auteure, de mesurer leur portée sur les débats actuels. De la même manière, on peut se demander si le « modèle professionnel hybride » (240-241) incarné par les directeurs et enseignants de Chicago correspond toujours au métier tel qu’il est défini et exercé aujourd’hui.

11En dépit de ces quelques réserves, cet ouvrage constitue une contribution essentielle à l’histoire de l’éducation progressiste tant par la richesse des sources documentaires et historiographiques qu’il mobilise que par l’analyse fine qui en est faite. Au-delà du récit lui-même, cette étude constitue un modèle de recherche de très haute tenue qui tire parti des apports de l’histoire sociale et culturelle, rétablit la portée historique des parcours individuels et leur confère une place de choix qui rompt avec une histoire longtemps abordée sous un angle institutionnel et partisan.