1Il y a un joli paradoxe à écrire un livre dense, puissamment charpenté, fourmillant de profondes analyses sur un sujet qui relève avant tout de l’éphémère, du passage furtif, du reste parfois imperceptible. C’est pourtant le défi qu’a brillamment relevé Claire Cazajous-Augé dans À la trace. La poéthique animalière des nouvelles de Rick Bass, magnifique ouvrage dans lequel elle a d’abord suivi l’auteur, géologue de profession, marcheur impénitent, militant écologiste et écrivain, avant d’explorer ses nouvelles. Installé depuis les années 1980 dans la vallée du Yaak, dans le nord du Montana, Rick Bass consacre son existence et ses combats à cette nature sauvage que le monde moderne n’épargne pas, à ces forêts qu’on ampute, à ces animaux dont on dérobe les terres et les droits. À l’instar de nombreux écrivains des États-Unis qui ont fait des grands espaces leur terrain de vie et d’écriture, Bass est un véritable arpenteur, un pêcheur, un chasseur, un homme patient que le climat rude, la solitude et l’attente ne découragent pas. Ces animaux que Cazajous-Augé a entrepris de traquer dans ses nouvelles, il les a suivis, pistés, observés ; il a parfois échoué à les débusquer, il est resté incertain devant leurs empreintes. Et ce sont les traces rassemblées par Bass pendant des années passées au contact de ce monde animal, non humain, que Cazajous-Augé a scrupuleusement relevées, mises au jour, répertoriées dans un corpus d’une dizaine de recueils de nouvelles qu’elle éclaire parfois grâce à de judicieux détours par la non fiction de Bass. Dès le début de l’introduction, l’enjeu de l’ouvrage est posé : « Cette étude envisagera la manière dont cette poétique de la trace participe de ce qui s’apparente à une poéthique animalière à l’œuvre dans les nouvelles de Rick Bass » (17), écrit Cazajous-Augé, empruntant le terme à Michel Deguy. Puis, dans le même souffle, elle cite Jean-Claude Pinson pour qui la poésie pose « plus ou moins obliquement la question poéthique du comment vivre, la question de la vraie vie, toujours absente et toujours recherchée », une phrase lui paraissant écrite pour les nouvelles de Bass qui reposent, précisément, sur « un mode de représentation in absentia » (17).

2L’étude de Claire Cazajous-Augé est nourrie de cette littérature étatsunienne qui, depuis Thoreau et Melville, a posé l’animal comme un voisin avec lequel cohabiter, voisin qui tantôt se laisse fréquenter et tantôt se soustrait à la connaissance dans ce « double mouvement d’approche et d’écart » (citation de Yves-Charles Grandjeat, 28), et qui fascine encore, au xx^e siècle, Annie Dillard, Barry Lopez, Gary Snyder ou Rick Bass. Claire Cazajous-Augé a également scrupuleusement lu les textes annonciateurs ou fondateurs des études animales, depuis ceux de Jeremy Bentham à ceux de Baptiste Morizot ou Jean-Christophe Bailly, en passant par Peter Singer, Jacques Derrida ou Elisabeth de Fontenay. Elle utilise avec beaucoup d’aisance ces penseurs qui ont examiné les rapports entre humain et non humain, ont affronté la question de la souffrance animale, et ont répandu l’idée que la présence animale pouvait nous aider à renouveler notre façon de voir le monde et d’être au monde. Comment, du plus microscopique au plus massif, les animaux habitent-ils l’espace, espace terrestre et espace aquatique, parois rocailleuses et grottes souterraines, étendues neigeuses et terrains poussiéreux ? Il suffit de consulter l’inhabituel index à la fin du recueil, dans lequel sont répertoriés tous les animaux présents dans les nouvelles du corpus, pour avoir un aperçu de la variété de cette faune que Cazajous-Augé, dans les pas et les mots de Bass, s’est attachée à étudier : aux côtés des cerfs, loups, ours et autres castors qui peuplent sans peine l’imaginaire du lecteur lorsqu’on évoque le Montana, s’ébattent aussi de poétiques amphibiens (« grenouille léopard », « salamandre de Cœur d’Alene »), de séduisants poissons (« truite fardée », « truite arc-en-ciel ») ou encore des oiseaux aux noms colorés (« canard arlequin », « chouette boréale », « pic à dos noir », « pygargue à tête blanche »).

3Qu’il soit spécialiste de la question ou simplement prêt à se laisser conter de belles histoires d’animaux, le lecteur peut facilement lui emboiter le pas dans son exploration des nouvelles de Bass qui disent tout à la fois l’animal dans son irréductible altérité et ce que l’humain peut puiser dans un voisinage respectueux, en termes de fragile beauté entr’aperçue, de plénitude soudaine et de subtile connaissance de soi. Les trois parties de l’ouvrage sont remarquablement bien construites, structurées par des titres et sous-titres à la fois informatifs, éclairants et élégants. Dans « Les animaux : des balises passagères », Cazajous-Augé analyse d’abord la façon dont la présence animale contribue à la représentation humaine, anthropomorphiste, de l’espace (cette « construction sociale » qu’est la wilderness, par exemple, ou cette « construction rationnelle » que promet la cartographie, 48-49), puis lance l’humain « en quête de l’animal » avant d’examiner la façon dont le corps animalier se fait parfois passeur entre l’homme et la nature. La seconde partie, « Allures du temps », lui permet d’aborder ensuite l’animal comme inscrit dans un temps long et profond dont les hommes ont tiré des mythes garants d’une mémoire de l’humanité, puis d’analyser ces moments où visages humains et non humains, parfois, se superposent au cours d’ambigus échanges, et enfin d’étudier l’animal comme incarnant si corporellement les cycles et la finitude de l’existence. Enfin, la troisième partie, « Tracer des styles animaliers », très inspirée, est dédiée à la quête écopoétique de Bass, à sa volonté de voir chaque animal comme « une puissance d’expression » (210), à rendre hommage à leur présence humble, à leurs souffrances muettes, à leur « éclat insolite et éphémère ». Mettant son écriture tout entière au service des animaux, Bass pèse chaque mot, chaque image, chaque blanc, chaque signe de ponctuation tant ils ont charge de refléter, sur la page, ces traces plus ou moins profondes et visibles. « Bass parvient à harmoniser son écriture à la géographie secrète de la vallée », écrit Cazajous-Augé, « par le biais de digressions, de répétitions et d’ellipses » (53). Et il faut ici rendre hommage à son travail patient et minutieux qui s’attache aux textes, à la voix, à l’écriture de Bass, proposant de lumineuses microanalyses. Lorsqu’elle discute de « l’animal cartographique », par exemple, elle fait un gros plan sur les cartes tracées par un personnage d’une nouvelle (« The Sky, the Stars, the Wilderness »), à la fois exhaustives et fragiles, souligne-t-elle, représentations moins horizontales que verticales qui donnent à deviner l’histoire d’un homme rythmée par ses rencontres avec des animaux dont les cartes recensent tout à la fois les apparitions magiques et la disparition programmée. De même, dans un chapitre intitulé « L’animal déclencheur de mémoire », elle explore avec finesse les souvenirs d’enfance de certains narrateurs, souvenirs déclenchés par le non-humain. Dans « L’esquive, le vol et la rumeur », elle parvient à disséquer l’émotion de celui qui, longtemps à l’affût, rencontre enfin un animal – ou bien a-t-il simplement « imaginé la scène » ? L’analyse que Cazajous-Augé fait de l’écriture de Bass montre en effet magistralement « que la réalité de l’apparition d’un animal importe moins que le trouble produit par l’impression de son apparition furtive » (237). Cette façon de descendre avec précision et élégance au cœur du texte, entre les lignes, de suivre, relever, traquer et faire parler les figures de style, les points de vue, les choix de ponctuation ou de syntaxe, est un véritable bonheur de lecture.

4Il faut donc saluer le talent de Cazajous-Augé qui, travaillant sur un vaste corpus de textes isolés, fait preuve d’un savoir-faire remarquable pour entrainer son lecteur d’une nouvelle à l’autre et cartographier pour lui l’univers de Bass : en pointant pour lui les animaux et leurs traces, elle éclaire leurs comportements et leur être au monde, et ainsi, dans la droite ligne des espoirs de Bass lui-même, elle incite quiconque la suit à la trace à les considérer différemment. Parties intégrantes d’un espace que nous partageons avec eux, ces animaux laissent d’étranges hiéroglyphes à la surface du monde, certes éphémères mais au fond guère plus que les nôtres, et Claire Cazajous-Augé a su les consigner dans un beau livre à la poétique couverture.