1La diplomatie des Temps modernes, aux yeux de l’historien, appartient par nature à la culture, car presque seuls des documents écrits nous la livrent. Un échange fonde cette écriture, entre un gouvernement qui donne des instructions à des représentants dans un pays considéré comme étranger, eux-mêmes envoyant des dépêches, des mémoires ou des rapports à leur souverain. Ces sources écrites supposent un discours cohérent et construit. Le secret le protège le plus souvent, avec une certaine liberté à dire une vérité sans les précautions d’usage, la dissimulation et la mise en scène qui accompagnent la pénétration dans l’espace public (Cavaillé 73-102 ; Halévi 451-468 ; Bély 2013). Ce discours est aussi destiné au prince, au gouvernement qu’il faut informer, convaincre, flatter, mais aussi intéresser. Ne parviennent le plus souvent au souverain que des extraits, d’où la nécessité de dramatiser une situation, de colorer un récit, de faire valoir l’action du diplomate. La diplomatie en cela renvoie à l’art d’écrire d’un temps, elle est toute écriture, toute littérature, ce qui pose la question des écrivains-diplomates avant même le XIXème siècle (Bély 2012, 31-42).
2Dans un premier temps, j’examinerai les besoins que la diplomatie peut avoir en matière de culture en prenant ce mot dans un sens large, comment ils sont théorisés, comment la société politique y répond. Dans un second temps, je verrai comment la culture se met au service de la diplomatie. Enfin j’examinerai comment la diplomatie se met au service de la culture, de la vie culturelle.
3La diplomatie moderne comporte trois dimensions: la représentation, l’information et la négociation (Bély 1998, 213-229). Ce chapitre analysera trois exemples pour chacune de ces dimensions pour préciser la part de culture qu’elles supposent. Il s’attachera à la fin du règne de Louis XIV mais reprendra les trois siècles de l’époque moderne.
4Le duc d’Aumont, nommé ambassadeur en Angleterre à la fin de 1712, part pour marquer la réconciliation solennelle entre la France et l’Angleterre après une très longue guerre et au moment où se termine le congrès d’Utrecht. Cette ambassade a surtout une force symbolique : elle doit faire oublier la haine passée, et son éclat doit servir à informer les peuples récalcitrants des bonnes relations entre les deux pays. Le duc, premier gentilhomme de la chambre, appartient par sa naissance à l’élite sociale, les ducs-pairs, et à l’entourage intime de Louis XIV par ses fonctions. Plus qu’un politique, c’est un homme de cour et un homme du grand monde.
- 1 Archives du Ministère des Affaires étrangères (Paris-La Courneuve), Correspondance politique Anglet (...)
5Quels sont les besoins culturels d’un tel ambassadeur ? Il doit avoir une connaissance du cérémonial, une sensibilité à ces signes qui disent beaucoup. Il peut s’appuyer sur les rapports de ses prédécesseurs et sur des ouvrages imprimés. Ainsi, il peut compter sur le Ceremoniale historico e politico de Gregorio Leti de 1685, en particulier pour l’argent à distribuer, tout au long du parcours, aux différents protagonistes. Le diplomate doit aussi vérifier que toutes les marques d’honneur lui sont bien accordées pour éviter une humiliation à son prince. Il faut une intuition et une vigilance aiguës pour réagir avant que l’irréparable ne soit commis, avant que l’on n’entre dans le processus de l’incident (Bély et Poumarède 2010). Le cortège des barques sur la Tamise arrive à la Tour de Londres où flotte le grand étendard d’Angleterre et où l’on tire des coups de canon—Cominges, un des prédécesseurs du duc d’Aumont, en a compté 104 et a vu l’ordre. La pompe se marque aussi par le nombre de carrosses à six chevaux, pas moins de 26, parfois jusqu’à 80, et 50 à l’entrée de Cominges.1
- 2 Archives du Ministère des Affaires étrangères (Paris-La Courneuve), Correspondance politique Anglet (...)
- 3 Norbert Elias, Société de Cour, Paris: Flammarion, (1933) 1985. Voir aussi Jean-François Solnon, La (...)
6L’ambassadeur doit savoir se comporter en public et parler à un prince. Le duc se gausse du négociant Mesnager qui l’a précédé en 1711 auprès de la reine Anne : celui-ci a voulu faire une harangue en forme, mais s’est interrompu sous le coup de l’émotion : "La reine voulut le remettre sur les voies mais, au lieu de continuer, il recommença et ne put finir." Une telle mission suppose donc de l’éloquence, un art oratoire, car la représentation implique des discours très normés, avec des formules stéréotypées mais aussi une invention pour retenir l’attention du prince qui reçoit. D’Aumont se plaint du brouillard, de l’air et de la fumée de charbon : "Il faut au moins pour le début dans ce pays-ci une voix nette."2 L’ambassadeur est un acteur selon une image du temps. Il appartient au monde des cours et a acquis cette culture de cour qui s’impose alors dans toute l’Europe : une façon de s’habiller, de marcher, de se comporter qui est qualifiée d’élégance, une maîtrise du corps et des gestes pour ne pas choquer, un art de la conversation aussi, c’est-à-dire une manière de parler sans ennuyer mais sans entrer dans des affaires politiques.3
- 4 Archives du Ministère des Affaires étrangères (Paris-La Courneuve), Correspondance politique Anglet (...)
7Il faut aussi un talent pour observer, noter et rapporter : il faut concilier le récit rationnel et exhaustif avec le souci du détail et des choses vues qui frappent l’imagination. Des secrétaires viennent secourir le diplomate lorsqu’il fait ses rapports. La suite qui l’accompagne permet aussi de le soutenir et de l’appuyer dans cette confrontation entre un groupe d’étrangers, une société souvent hostile et une cour curieuse. Quand il approche de Londres, D’Aumont note "quantité de feux allumés et une affluence de peuple, qui buvait et dansait autour." Il demande une audience particulière à la reine Anne, l’obtient et note : "Elle était dans un fauteuil dont elle se leva pour recevoir le compliment et la lettre dont j’avais l’honneur d’être chargé." Le duc d’Aumont multiplie les commentaires sur la "vile populace" qui ne quitte pas sa porte mais déclare aimer autant "ces premiers cris du peuple" que sa musique.4 Ici nous trouvons surtout des signes, une communication symbolique, des choses vues, peu de véritable dialogue.
- 5 Service historique de la Défense, Terre, A11962, cité par L. Bély, Espions, 138-139. Voir aussi L’i (...)
8La deuxième dimension concerne l’information, comme l’illustre un exemple de 1706. L’abbé de Pomponne, alors ambassadeur de France à Venise, a la chance de recevoir des dossiers très confidentiels. En effet, un officier et quelques soldats font le guet sur les bords du Pô, à un carrefour stratégique, et ils réussissent à repérer le secrétaire d’un important diplomate savoyard. S’agit-il d’un hasard ou d’un guet-apens ? Ils trouvent des documents, dissimulés dans le matelas de l’embarcation sur laquelle voyage le secrétaire et ils les transmettent aussitôt à Venise, le lieu le plus proche où l’on puisse trouver un représentant de la France. Pomponne envoie une copie de certains papiers en Suisse, en particulier un projet du duc de Savoie contre les cantons, avec l’aide de Berne.5 L’écrivain La Chapelle se charge de commenter une dépêche compromettante pour en mieux expliciter le contenu. L’ambassadeur français en Suisse, Puysieulx, fait circuler des copies manuscrites auprès des autorités suisses. Le mémoire fait même l’objet d’une publication, avec en face le commentaire, et 1000 exemplaires en français sont imprimés, avec des traductions en allemand. Berne proteste contre la violation du secret diplomatique, mais les autres cantons regardent de nouveau vers la France. Dans ce domaine de l’information, nous devinons une organisation sophistiquée pour s’emparer de documents confidentiels par la ruse ou la violence, une curiosité pour tout ce qui est caché et dissimulé. Le diplomate connaît les circuits pour transmettre les documents. Ceux-ci sont ensuite exploités grâce à des publications agrémentées de commentaires politiques.
9Enfin la troisième, et la plus essentielle, dimension est la négociation. Là, la diplomatie n’est qu’un reflet de la culture politique d’un temps. Simplement, elle introduit les affaires des princes de l’Europe dans ses préoccupations. Cela suppose une connaissance de la géopolitique. Les cartes peuvent être utiles mais elles restent longtemps marginales, car elles sont rares. L’histoire est plus utile pour comprendre l’imbroglio de "droits historiques." Il faut connaître l’histoire des maisons princières et leurs "prétentions" ou revendications (Bély 1999). Le négociateur doit comprendre les intérêts des princes mais, derrière le prince, ce sont aussi les intérêts de ses sujets : la volonté des élites militaires de faire la guerre, les visées des élites ecclésiastiques et du clergé par exemple en matière de reconquête religieuse mais aussi en matière de bénéfices ecclésiastiques, les visées des marchands pour ruiner le commerce d’autrui ou pour trouver de nouveaux débouchés, les besoins des artisans et des paysans pour écouler leurs produits à l’étranger. La diplomatie s’ouvre là sur l’économie politique et les savoirs commerciaux. Comme il est question d’alliances ou de traités, le négociateur doit maîtriser le discours juridique, en particulier pour un droit des gens qui émerge peu à peu. La réflexion sur l’art de gouverner s’enrichit aussi en permanence. Le diplomate doit être capable de conduire des raisonnements politiques, de maîtriser des concepts ou des notions comme la raison d’État ou l’équilibre européen. Le sens de la logique compte, mais la rhétorique s’avère nécessaire pour trouver des arguments et convaincre.
10Prenons l'exemple d'une négociation en 1711 entre Torcy, ministre de Louis XIV, et Prior. Ce dernier est un poète, mais il a eu des fonctions politiques et a été en poste en France comme diplomate, donc il parle français. Il raconte comment le ministre de Louis XIV lui dit :
- 6 Report on the manuscripts of His Grace the Duke of Portland, preserved at Welbeck Abbey, V, London, (...)
"'Monsieur Prior, dit-il, vous avez été dans le commerce, réfléchissez un peu sur ce mémoire;' so beginning at 'Pour la Great Britain plus particulièrement,' he said that we asked no less than to be master of the Mediterranean and Spain, to possess ourselves of all the Indies, and to take away from France all that appartains to that crown in America."6
11Ils évoquent ensemble la cession de quatre places d’Amérique aux Anglais. Torcy lui-même a pris des notes puisqu’il rapporte les paroles de Prior dans ses Mémoires : "Il coûtera peu au roi catholique de les [ces quatre places] accorder à l’une et à l’autre nation dans la grande étendue des terres soumises à la monarchie d’Espagne, depuis la Californie jusqu’au détroit de Magellan" (Torcy 30-31). Voici donc un point particulier : pour éviter les contestations ultérieures, il vaut mieux noter avec exactitude les paroles de l’interlocuteur et ces notes viennent enrichir les rapports et les mémoires (Andretta).
12La négociation fait naître des méthodes nouvelles. Les instructions se font au XVIIème siècle de plus en plus précises et complètes : elles décrivent la situation du pays où se rend le diplomate, dessinent la nature de son action, indiquent les concessions qu’il peut faire ou les prétentions qu’il doit afficher. Une fois sur place, le négociateur entretient une correspondance régulière, secrète, donc chiffrée. L’usage s’établit parfois d’une double rédaction : une lettre très soignée et sérieuse pour le roi, une autre plus libre et spontanée pour le secrétaire d’État. Nous avons là une hiérarchie des écritures.
13Torcy souligne une autre "impossibilité" à propos de Terre-Neuve :
- 7 Report on the manuscripts of His Grace the Duke of Portland, 36.
"...it is the nursery of our seamen, our fishers are obliged as yours are, to take young men to perform that voyage … and for fish we have more need of it than you, for we are indispensably obliged to consume it ourselves, while you for the greatest part propose to yourselves only the profit of selling it to others."7
14Là, le ministre renvoie à une connaissance des réalités économiques et sociales de la France. Prior répond que toute la baie d’Hudson est anglaise et il indique que "that the names of all the banks and towns even in the French maps have always been and are now English." La référence ici, ce sont les cartes françaises.
- 8 Jean Hotman de Villiers, L’Ambassadeur, 1603 (Bibliothèque nationale de France *E 2337). Toutes les (...)
15Ces besoins de la diplomatie sont théorisés par ceux qui dessinent le profil du parfait ambassadeur. Par exemple, Jean Hotman de Villiers (1552 - janvier 1636) publie L’Ambassadeur en 1603. Pour lui, il faut établir une correspondance entre l’envoyé et le pays où il doit servir, en tenant compte de la nature du régime (monarchique, nobiliaire ou populaire), mais plus globalement de tout l’environnement social et religieux, de "la différence des humeurs, conditions, & religion des Princes & peuples où ils sont employez."8 Hotman voit mal un protestant nommé ambassadeur auprès du pape. L’auteur établit une relation entre l’origine sociale de l’ambassadeur et le pays où il part en mission : certains pays préfèrent recevoir "un Gentilhomme portant l’espee, ou du moins bien qualifié, liberal & magnifique" (Hotman 8-9). D’autres préféraient un homme de robe longue, un juriste, comme à Venise.
16Hotman s’étend longuement sur les qualités d’un bon ambassadeur. Il faut qu’il ait voyagé, qu’il ait "quelques lettres" et surtout la connaissance de l’histoire, jugée plus nécessaire qu’aucune autre étude. Il convient que l’envoyé ait déjà exercé des charges dans l’État "quand ce ne seroit que pour avoir plus d’asseurance à parler en public." Même si l’auteur reconnaît que des hommes "sans aucune litterature" ont exercé des charges et n’ont pas mal réussi, il insiste sur la nécessaire formation :
"Mais je soustien que les hommes lettrez en sont encore plus capables, sçavent mieux parler & respondre à chacun, juger de la justice d’une guerre, de l’équité de toutes pretensions & demandes, se garder d’estre trompez aux traittez & negociations de paix, alliance ou mariage : ou volontiers on emploie gens de cette sorte…".
17Un ambassadeur doit connaître "les loix, coustumes & observances de son païs propre, mesmes en ce qui est de l’Estat : les droits, tiltres & pretensions de la Couronne de son Maistre ; et les usurpations que les autres Princes ont faites sur son Estat" (Hotman 15). L’éloquence joue un rôle important également et Hotman se doit de rappeler : "Aussi en plusieurs lieux on nomme les Ambassadeurs Orateurs." Mais il faut s’adapter au goût de chaque pays, ainsi il ne convient guère de "pindariser & farder son langage" en Suisse ou en Hollande, car ce serait "chose superfluë & ridicule." Il n’est pas question du problème de la langue, ce qui doit signifier un accord sur des langues communes, le latin avant tout. Cela suppose aussi la présence d’interprètes. De même Callières, au début du XVIIIème siècle, souligne le travail d’écriture diplomatique :
"... et à mesure qu'il s'instruit de l'état de la cour et des affaires du pays où il se trouve; il doit en faire le récit par ses dépêches, y marquer la situation des esprits de ceux qui y ont le principal crédit, et des ministres avec qui il traite, leurs attachements, leurs passions, et leurs intérêts, s'étudier à les représenter d'une manière si claire et si ressemblante, que le prince ou le ministre qui reçoit ses dépêches puisse connaître aussi distinctement l'état des choses dont il luy rend compte, que s'il était lui-même sur les lieux" (Callières 296).
- 9 Pour une approche de cette culture diplomatique, voir Matthieu Gellard, Une reine épistolaire. Lett (...)
- 10 Il faut aussi renverser le raisonnement : un roi, lorsqu’il a le droit de nommer aux évêchés et aux (...)
18Comment les sociétés répondent-elles aux nécessités du dialogue international ? Une opposition se dessine immédiatement entre la culture militaire, fondée sur le courage et la violence, et la culture ecclésiastique, qui parle plus de paix ou d’arbitrage. Un prince catholique a volontiers recours au XVIème siècle à des évêques ou des abbés : les derniers Valois, de François Ier à Henri III, en ont employé vingt-six comme ambassadeurs.9 Les prélats ont mené de solides études qui leur permettent de parler avec prudence (Andretta 2006).10 Ils ont l’avantage d’avoir une solide culture et une connaissance du latin. Il est utile aussi d’employer des bons juristes : les prélats ont une culture juridique à travers le droit canon et sont capables de soutenir des discussions difficiles. Un diplomate doit aussi savoir parler en public, faire même des discours pour convaincre et persuader : un homme d’Église a l’habitude des sermons. Peu à peu, de telles habitudes sont vivement critiquées, comme contraires aux intérêts des fidèles, mais elles n’en perdurent pas moins, même si la monarchie hésite de plus en plus, à partir du XVIIème siècle, à nommer un évêque ambassadeur. L’emploi d’hommes d’Église ne plaît pas toujours aux hommes de guerre qui se jugent plus capables de fermeté. Brantôme rend bien compte de cette défiance, en reprochant aux prélats qui représentent François Ier leur attitude timorée, face au discours violent de l’empereur devant le pape et les cardinaux en 1536. Un homme de guerre aurait pu :
"parler à lui et répondre bravement, quelquefois mettant la main sur le pommeau de l’épée, quelquefois au côté pour faire semblant de prendre sa dague, quelquefois faire une démarche brave, quelquefois tenir une posture altière, maintenant son bonnet enfoncé, maintenant haussé avec sa plume, ores au côté, ores au devant, ores en arrière, maintenant laisser pencher à demi sa cape, comme qui voudrait l’entortiller à l’entour du bras et tirer l’épée ; non je ne sache point cet empereur tant assuré, encore qu’il fût très brave et déterminé" (Brantôme 99-102).
19Les prélats n’ont pu avoir d’autre contenance "sinon quelquefois avec les doigts rhabiller son bonnet carré, racoûtrer et étendre bien avec ses deux mains serrées et les pouces étendus sa cornette de taffetas, retrousser sa grand’robe de velours ou de satin, sur les côtés : tout cela ne pouvoit donner la moindre terreur du monde, ni à penser rien de peur dans l’âme." Il conclut :
- 11 Nous avons vu que Varillas reprenait pour lui-même cette critique en plein XVIIème siècle. Cédric M (...)
"Voilà pourquoi, quant à moi et plusieurs autres que j’ai vu de mon avis, en telles charges l’épée y est plus propre que la plume : car enfin un homme de lettre, que peut-il faire de plus qu’un homme de guerre en cela, sinon de mieux faire une harangue en une assemblée ? Cela sent mieux son prédicateur ou un pédant que son ambassadeur de grand roi."11
20Pour Brantôme, le service du roi passe par une posture, des gestes, un langage du corps.
21Au XVIème siècle, se constitue aussi en France un milieu de serviteurs de l’État qui participent au gouvernement à l’intérieur et accepte des missions à l’étranger. "Pour la fidélité et la proximité, le Roi dispose de deux viviers : les secrétaires d’État et les officiers de sa Maison" (Labourdette 101). Les derniers Valois se tournent vers des officiers domestiques de la Maison du roi, pour l’essentiel des gentilshommes de sa Chambre.
- 12 Ce qui n’élimine pas la présence de précepteurs et le passage par des académies pour l’équitation, (...)
22Le XVIIème siècle voit une évolution tout aussi bien culturelle que politique. Une partie de la noblesse catholique se convertit au collège, surtout jésuite, pour l’éducation de ses enfants, ce qui assure à un nombre croissant de gentilshommes une solide formation humaniste (Bély 2004, 115-148)12 et une maîtrise de la rhétorique (Fumaroli). Comme les monarchies choisissent encore dans les élites sociales—noblesse d’épée ou noblesse de robe—leurs ambassadeurs, ceux-ci ont de plus en plus la capacité de dominer le travail politique qui s’impose à eux.
23Dans le clergé, les évêques ont l’obligation de résidence et la monarchie a désormais des scrupules à les employer à l’étranger. En revanche, s’affirme le groupe des abbés qui n’ont pas de vocation pastorale et qui se font spécialistes de l’écriture, en particulier dans les affaires étrangères. Ils écrivent, parfois sur des matières d’État, et cela les distingue pour des missions sérieuses. Ce profil s’impose. Allons ici jusqu’au XVIIIème siècle, l’abbé de Bernis fait partie de ces beaux esprits qui vivent dans le monde et il se fait connaître par des poésies : il y gagne un fauteuil à l’Académie française et l’amitié de Mme de Pompadour, mais aussi l’ambassade de Venise ; puis il se voit chargé de la négociation du renversement des alliances, enfin des Affaires étrangères (Bély 2011a, 75-98).
24Une enquête a été possible pour quelque 450 agents en fonction de 1697 à 1715 (Bély 1990). Bien sûr les négociateurs sont choisis dans la noblesse, d'épée ou de robe, mais aussi dans le clergé, ce qui permet également une discrète ouverture sociale : l'abbé Gaultier qui lance la négociation franco-anglaise de 1710 appartient à un milieu modeste et le futur cardinal Alberoni est fils d'un jardinier. Il est certain aussi que dans certaines familles le service diplomatique devient une tradition, comme un capital intellectuel, et peut même conduire à un véritable enracinement en terre étrangère : l'abbé d'Estrées succède à son oncle, le cardinal, comme ambassadeur de France à Madrid, le marquis de Bonnac suit dans la carrière son oncle de Bonrepaus. Il faut noter le cas, plus révélateur encore, des Rumpf, père et fils, qui représentent pendant 69 ans les Provinces-Unies en Suède, ou celui des Casati, ambassadeurs du roi d'Espagne près la Confédération helvétique pendant 130 ans et sur cinq générations. Ainsi s’achève l'évolution née de la formation des ambassades permanentes : elle aboutit à la constitution d'un groupe social chargé des rapports entre les souverainetés. C'est dire qu'une certaine cohérence marque le petit monde des négociateurs. Il se caractérise par une formation de qualité née de l'effort de la Réforme et de la Contre-Réforme en matière d'éducation, de la force persistante des universités européennes et des échanges si vivaces dans la République des Lettres. Il s’impose par un mode de vie et des valeurs communes à toute l'aristocratie européenne, ce qui rend nécessaire pour les diplomates une fortune personnelle pour qu'ils puissent tenir leur ‘rang’ à l'étranger et faire honneur à leurs souverains. Enfin une langue habituelle, le français, remplace peu à peu le latin, langue internationale officielle, et l'italien : le traité de Rastatt de 1714 entre Louis XIV et l’empereur est rédigé en français et le congrès de Baden a pour travail essentiel de mettre en latin l'accord entre la France et l'Empire.
25Néanmoins la question de la formation affleure. Faut-il instituer une école spécialisée pour les diplomates (Braun 231-249) ? La conversation et les voyages ne peuvent être suffisants pour former un négociateur. Les Universités forment bien sûr les juristes, fort utiles pour la rédaction des traités. Mais les secrétaires d'ambassade, les secrétaires d'ambassadeurs, les diplomates eux-mêmes ont besoin d'une formation plus diverse, où l'histoire, les langues, la géographie auraient une place. En général, cette formation est acquise par l'expérience, en suivant un ambassadeur à l'étranger ou en travaillant dans les bureaux des Affaires étrangères. Vergennes, le ministre de Louis XVI, est ainsi initié aux réalités européennes par son oncle, Chavigny, qui a mené déjà des négociations secrètes pendant le congrès d'Utrecht, au temps de Louis XIV : une continuité sur tout le siècle. À Paris, existe, à partir de 1712, l'Académie politique, créée par Torcy. À côté d'exercices théoriques, les élèves, qui sont rémunérés, doivent étudier les correspondances diplomatiques et les archives, faire des exposés, dans le cadre de conférences présidées par le directeur de l'Académie. Les élèves trouvent, après la disgrâce de Torcy, le programme des études trop lourd et ne se rendent plus au Louvre, où se tient l'Académie. Dubois utilise ce prétexte pour fermer l'institution en 1719 (Thuillier).
26En 1752, l'historien Shöpflin inaugure, dans le cadre de l'Université de Strasbourg, une série de cours qui aboutissent à une véritable école de diplomates, Europäische Staatschule ou Institutum historico-politicum (Voss 1999 ; Vogler & Voss 1996). Tout tourne autour des enseignements de l'historien, puis de son successeur, C.W. Koch : il s'agit de présenter l'histoire des maisons souveraines d'Allemagne, des grandes dynasties européennes et des traités de paix. Comme Strasbourg a été épargnée par la guerre de Sept Ans, les étudiants des pays de la Baltique, de Russie, de Saxe et d'Autriche affluent, et Schöpflin s'efforce, dans ses voyages à l'étranger, de faire connaître l'institution qu'il dirige. La noblesse européenne et les fils de princes, de comtes ou de ministres ne manquent pas, d'autant que Schöpflin les assure d'une société bien choisie, de plans d'études détaillés, du libre accès à sa bibliothèque, de manuels faits pour eux, de répétiteurs et d'enseignants de qualité. En 1765-1766, on compte 50 étudiants, 60 en 1769-1770.
27Des censures multiples permettent de contrôler l’imprimé dans de nombreux pays européens. Néanmoins les ouvrages circulent, parfois en se dissimulant. Les débats sont le plus souvent de nature théologique et ils intéressent la frange des lettrés issus des différentes confessions. Comment dans ce cadre général, la culture vient-elle au service des diplomates ?
- 13 Si ces textes paraissent de 1631 à 1632, ils sont sans doute prêts dès avril-mai 1630. François de (...)
28Des manuels font leur apparition, ainsi l’ouvrage intitulé Mémoires et instructions pour servir dans les négociations et affaires concernant les droits du roi de France qui paraît pour la première fois en 1665. D’autres éditions suivront montrant que l’ouvrage est d’un usage continu. Il évoque quelques règles pour les négociations mais sans s’appesantir, car il s’agit surtout de faire la liste de revendications diplomatiques. C’est bien un vade-mecum du diplomate français pour justifier les agressions de son maître. Cela renvoie à l’abondante production de traités juridiques en 1631-1632 pour accompagner la marche de la France vers la guerre, en particulier l’ouvrage de Jacques de Cassan.13 Ainsi, tout au long du siècle, un trésor d’arguments juridiques est transmis par une lignée de juristes au service du roi de France. En effet, le texte de 1665, parfois attribué à Lionne lui-même, secrétaire d’État des affaires étrangères, serait plutôt de Denis Godefroy, fils de Théodore Godefroy, lui-même employé lors des négociations de Westphalie. Denis a aussi continué l’ouvrage de son père sur le cérémonial.
- 14 Mémoires et instructions pour servir dans les négociations et affaires concernant les droits du roi (...)
29L’ouvrage évoque les "usurpations" faites par les Espagnols et les infractions aux traités par la maison d’Autriche. Il donne un abrégé de différents droits du roi de France, par exemple sur le comté de Flandre et sur Cambrai, mais aussi sur Milan ou la Sicile. Il est naturel de trouver un chapitre intitulé : "Qu’une juste guerre est un moyen légitime d’acquérir." On y lit : "Que si l’on voulait priver les princes du droit de la guerre qui est comme une justice vindicative des injures qui leur sont faites, ils demeureraient exposés à l’injure de leurs sujets et aux entreprises de leurs égaux."14 Le droit de faire la guerre s’associe à la souveraineté, au pouvoir exercé sur des sujets.
30La guerre et la paix suscitent des guerres de plumes (Hermant). Ainsi Antoine Bilain publie son Traité des Droits de la Reyne Très Chrétienne sur divers États de la Monarchie d'Espagne en 1667. La renonciation de la reine Marie-Thérèse est présentée comme nulle parce que contraire au droit naturel et au droit civil. Au nom du droit de dévolution, la France réclame une partie des Pays-Bas espagnols. Le diplomate franc-comtois, Lisola, n'a pas de peine à montrer, dans son Bouclier d'État et de Justice, que le droit de dévolution est une loi privée et non publique. Cet affrontement accompagne la marche à la guerre.
31À mesure que le règne de Louis XIV avance, une immense mobilisation idéologique (Levillain) se fait par les libelles (Van Malssen) et les gravures. En temps de guerre, l’accusation de mauvaise foi affleure. Dans un ouvrage intitulé Re schiavo di sue Cupidità overo Idea delle Procedure e Machinationi ambitiose della Francia dopo la pace di Nimega sino al presente, publié en 1690, Louis XIV est représenté en train de déchirer une feuille où est inscrit "La Pace di Nimega, 1679" avec un cartouche indiquant : "Non sono chiavo di mie parole."
32La monarchie française entre elle-même dans cette confrontation. Colbert de Torcy mène ainsi, à la fin du règne de Louis XIV, une action très continue de propagande : des hommes de lettres doivent défendre les décisions prises par le roi de France et les entreprises qu’il conduit. L’académicien La Chapelle publie de fausses Lettres d’un Suisse à un Français, de 1702 à 1709, pour lutter contre l’influence impériale dans les cantons suisses, sous forme de 48 pamphlets anonymes de juin 1702 à janvier 1709 (Klaits). Ces Lettres touchent le monde des cantons suisses très sensibles aux informations et aux rumeurs, où l’opinion publique est entendue et ménagée. Elles sont une réplique à d’autres imprimés comme la Gazette de Berne, supposée favorable aux Habsbourg. Pour la traduction anglaise, un exemplaire est destiné à la reine Anne elle—même et à chaque membre du Parlement. L’ambassadeur en Suisse offre les Lettres à ses amis, aux dirigeants des cantons, à des diplomates et à des érudits. On envoie des exemplaires à Madrid et à Rome. Une traduction en allemand est distribuée, avec les versions en français et en latin, dans l’Empire. Joseph Klaits évalue à 3500 le nombre d’exemplaires imprimés dans les six mois qui suivent la parution et pour trois langues, français, allemand, latin. Avec 20 lecteurs par exemplaire, il évalue donc que chaque Lettre a eu 70 000 lecteurs. Ces textes tentent de présenter des arguments rationnels pour favoriser les intérêts français et ébranler les convictions des pays en guerre contre les Bourbons, et ils font bien appel à une forme d’opinion publique internationale qu’il faut modeler par des moyens détournés et secrets. Nous franchissons là une nouvelle étape en supposant l’existence de cette opinion qui transcende les frontières (Bély 2011b, 161-181).
33Pour mieux mobiliser l’opinion, les leurres ne manquent pas, comme le prouvent les indications données par l’abbé du Bos : "Pour contrefaire les éditions d’Allemagne, il faut employer du mauvais papier qui soit très sale, se servir de caractères usés, et ce qui s’exprime en grec doit être imprimé en mauvais caractères. On reconnaît les éditions de Paris aux caractères grecs quand ils sont trop beaux" (Lombard, 127). Le même abbé rédige un écrit attribué à un sénateur de Hambourg, que le futur philosophe de l’esthétique décrit ainsi : "Il est apparemment celui d’un ministre luthérien ou de quelque professeur en droit, hérissé d’allusions aux écrits des anciens, quelquefois rampant et quelquefois élégant, suivant que l’auteur s’est trouvé servi par sa mémoire et par ses lectures." Ainsi la désinformation ou la propagande passe par une élaboration savante, une forme de falsification confiée à des figures de la République des Lettres. Ceux-ci utilisent leur talent et leur savoir au service de leur prince.
34Une terrible campagne d’imprimés éclate au moment de la réconciliation franco-anglaise de 1711. Le 27 novembre, Jonathan Swift publie The Conduct of the Allies pour défendre la politique du gouvernement, en montrant que les alliés n’ont pas tenu leurs engagements. Le baron de Bothmer, représentant du Hanovre, présente un mémoire au nom de son maître, protestant contre les préliminaires signés par Mesnager—ce qui signifie une intervention de l’héritier de la couronne puisque la maison de Hanovre doit obtenir la couronne britannique. Bothmer en fait circuler des copies, puis le fait publier. Ainsi commence un affrontement intense de libelles qui se répondent les uns aux autres tout au long de l’année 1712 (Coombs).
35Tout se passe comme si les hommes de lettres se mobilisaient à côté des hommes de guerre et des négociateurs pour soutenir les intérêts de leur prince et de leur pays, sans parler des artistes, peintres ou sculpteurs qui font de même. Des artistes se mettent au service de la diplomatie en suivant le modèle du peintre Rubens (Gachard). Le castrat Atto Melani a servi plusieurs princes comme le musicien Agostino Steffani.
36La diplomatie peut se mettre au service de la culture. Revenons au XVIème siècle. Le besoin de secrétaires lettrés et la présence des prélats de haute volée entraînent une forte imbrication entre le monde diplomatique de la Renaissance et l’univers des humanistes. Ce n’est pas un hasard si, lorsqu’il a voulu étudier la pratique diplomatique du début du XVIème siècle, l’historien René Maulde La Clavière intitule son ouvrage La diplomatie au temps de Machiavel (1892), comme si la pensée du secrétaire florentin donnait un éclat singulier à tout son temps (Frigo). Des ambassadeurs voyagent avec une suite nombreuse de parents ou d’amis : il n’est pas rare d’y voir des hommes qui consacrent une part de leur vie à la création littéraire : le cardinal Jean du Bellay a près de lui Rabelais et son neveu, Joachim (Plaisant 1971 ; Plaisant 1974 ; Michon & Petris). Le voyage dans le sillage d’un ambassadeur permet de connaître le monde, en particulier l’Italie, de s’initier à la vie curiale telle qu’elle s’épanouit dans les petites cours italiennes, de découvrir des capitales diplomatiques, centres de l’information, sur la chrétienté pour Rome ou sur la Méditerranée comme Venise.
37Cette évolution sociale s’accompagne d’une réflexion littéraire. Certaines correspondances diplomatiques suscitent peu à peu une forme d’admiration qui conduit à les publier afin qu’elles servent de modèles pour de futurs diplomates. C’est le cas des lettres du cardinal d’Ossat, publiées en 1624, vingt ans après la mort de leur auteur (Waquet 2005a, 389-407). En général, le diplomate a la tâche de raconter son ambassade et ses négociations. Bien sûr, ses dépêches sont destinées au souverain, même si un ensemble de filtres se met en place : le ministre ou ses commis sont le plus souvent les premiers et véritables lecteurs. Néanmoins, une partie des dépêches parvient jusqu’au conseil du roi, lui sont lues. L’important pour le diplomate, c’est de retenir l’attention et de frapper l’imagination, voire de divertir, afin de se distinguer. Le prince remarque une lettre dans le flot de toutes celles qui affluent vers lui et en sait gré à son auteur dont il peut se souvenir pour une autre mission ou une récompense (Raymond). La dépêche devient œuvre littéraire.
38Au retour de mission, certains négociateurs rédigent, selon la tradition vénitienne, des relations détaillées, véritables essais politiques destinés à éclairer leurs successeurs, mais aussi à amuser leur souverain, comme un trésor politique à conserver. Les diplomates envoyés en France au temps de Louis XIV décrivent la cour de France, ainsi l’érudit Spanheim, représentant brandebourgeois à Paris, qui en a laissé un tableau très précis pour 1690. Des diplomates anglais publient leurs relations qui révèlent ainsi aux lecteurs des pays étrangers. La publication des dépêches elles-mêmes paraît possible dans certains cas mais cela suppose une adaptation nécessaire, pour éviter de livrer trop de secrets d’État et risquer une censure royale—les rois défendent la mémoire de leurs prédécesseurs. Cela signifie parfois une déformation historique pour valoriser le rôle du négociateur ou pour le défendre des accusations qu’il a dû affronter. Il faut deviner une réécriture possible de ces correspondances.
39Un ambassadeur a le souci de mettre par écrit ses souvenirs. Souvent parce qu’il a vécu des événements que ses contemporains ont jugés mémorables—une négociation cruciale par exemple—parce qu’il a pris des décisions aux conséquences importantes, parce qu’il a fréquenté des rois, des reines ou des princes et qu’il veut livrer son témoignage. Les ambassadeurs, comme les hommes de guerre, ont donc la tentation de laisser des mémoires, un genre qui triomphe au XVIIème siècle. Les Mémoires du comte d’Avaux, ambassadeur de Louis XIV en Hollande, puis témoin des opérations de Jacques II en Irlande, ont suscité des débats (Mallet), car le diplomate, malgré sa prudence, révèle bien l’attitude de la France face à l’Europe. L’élaboration de ces mémoires suppose souvent le travail de spécialistes de l’écriture, qui utilisent les documents archivés et transforme les souvenirs du dignitaire.
40Le roi a des représentants et des envoyés à l’étranger ; il emploie aussi des secrétaires, les plus importants étant transformés en secrétaires d’État. Il a besoin d’écrivains (Ranum). Ainsi, l’écriture devient comme une voie vers la négociation et la négociation une voie vers l’écriture. Une règle s’ébauche : celui qui sait bien écrire doit écrire pour le roi et, comme les négociateurs écrivent pour le roi, ils doivent savoir écrire. Le talent et la réputation littéraires ouvrent ainsi la porte à des carrières diplomatiques.
- 15 Le roi lui demande de se montrer ferme dans l’affaire dite du sofa : lors de l’audience accordée pa (...)
41Une carrière diplomatique vient ainsi couronner et récompenser un parcours littéraire. Guilleragues (1628-1685), issu d’un lignage de parlementaires de Bordeaux, s’introduit dans l’entourage du prince de Conti dont il devient le secrétaire. Il achète la charge de premier président de la cour des aides de Bordeaux. Il se lie à Paris avec les principaux écrivains de son temps et on lui attribue les Lettres portugaises ou de la religieuse portugaise (1669). Pour sa discrétion, il est fait secrétaire du cabinet du roi. Nommé ambassadeur à Constantinople, il reçoit des instructions datées du 10 juin 1679 (Poumarède 185-197).15 Il affronte une crise majeure après le bombardement, le 23 juillet 1681, de Chio par Duquesne qui y poursuit des corsaires de Tripoli—l’émotion s’enfle surtout parce que des mosquées sont touchées. Lorsque Guilleragues meurt à Constantinople, six années après son arrivée, en 1685, la Gazette proclame que l’ambassadeur a eu une audience du Grand Seigneur et deux du Grand Vizir "avec les honneurs du Sofa".
42François de Callières s’impose par l’écriture et conduit un cheminement original, même s’il ne le mène pas à des fonctions politiques éminentes, par un aller et retour entre action et écriture (Bély 1996 ; Waquet 2005b ; Pope). En 1688, Callières, avant même d’être reçu à l’Académie française, publie un Panégyrique historique du Roi. Il a développé aussi une réflexion, à la fois sérieuse et légère, sur l’écriture et le langage. En effet, l’académicien publie en 1692 Des bons mots et des bons contes, de leur usage, de la raillerie des anciens, de la raillerie et des railleurs de notre temps chez Claude Barbin avec deux éditions en 1692, mais surtout Des mots à la mode et des nouvelles façons de parler la même année et chez le même libraire, avec aussi deux éditions et une troisième l’année suivante. En 1693, Callières publie Du bon et du mauvais usage dans les manières de s’exprimer. Des façons de parler bourgeoises, et en quoi elles sont différentes de celles de la Cour. Ce qui fait la singularité de cette œuvre, c’est le lien établi entre l’origine sociale et la façon de parler, mais aussi l’insistance sur une norme qui, plus que grammaticale ou littéraire, est avant tout celle d’une société et d’un usage. Une telle sensibilité s’allie à un goût de l’esprit, comme le témoigne en 1695 Du Bel Esprit, où sont examinés les sentiments qu’on a d’ordinaire dans le monde : ainsi se montre le souci d’examiner de près le langage, les gestes, les sentiments du "monde". Cette recherche aboutit enfin, après la mort du roi Louis XIV, à De la science du monde et des connaissances utiles à la conduite de la vie en 1717. Callières négocie en Hollande et ainsi prépare la paix de Ryswick (1697) avant de devenir secrétaire de Louis XIV.
- 16 Nous n’avons pas toujours des informations très précises sur les demeures des ambassadeurs. Pour So (...)
- 17 A propos de Melchior de Polignac, voir Bély, 1994.
43L'ambassadeur participe à la vie culturelle. Il appartient volontiers aux institutions culturelles, comme les académies. Il doit par le luxe de sa table, par le charme de ses manières, par la somptuosité de ses équipages, par l'éclat de ses fêtes, charmer ou éblouir les pays où il représente son maître.16 Dans une civilisation, où le cosmopolitisme est célébré, le diplomate diffuse le goût en matière de littérature, de musique ou de peinture, mais aussi de vêtements, de meubles, d'argenterie, de bijoux. Le négociateur est aussi volontiers un collectionneur de tableaux, de curiosités naturelles, d'objets rares, de manuscrits anciens. Le cardinal de Polignac, qui a négocié à Utrecht, a réuni à Rome, où il est ambassadeur ensuite, une collection de statues, de bustes, de tableaux, de vases, d'inscriptions. Il donne une fête somptueuse sur la Place Navone, en 1729, à l'occasion de la naissance du Dauphin de France.17
44La carrière diplomatique est ainsi souvent une tentation ou un recours pour les littérateurs mais cette ambition peut se solder par des échecs. Ainsi le jeune Arouet tente sa chance en Hollande, dans la suite de l'ambassadeur Châteauneuf, et, plus tard, devenu Voltaire, il aimerait jouer un rôle dans les affaires européennes, d'autant plus qu'il est l'ami de Frédéric II. Quant à Jean-Jacques Rousseau, il a une expérience malheureuse, comme secrétaire de l'ambassadeur de France à Venise.
45Ne terminons pas sur ce déchirement qui a eu tant d’écho. Lorsque la naissance, le talent et les relations se cumulent, l’art littéraire peut conduire à de grands emplois. Choiseul-Gouffier a tiré de ses périples de 1776 un Voyage pittoresque de la Grèce publié en 1778. Cela conduit l’auteur à l’Académie des Inscriptions et à l’Académie française et, dès 1784, le comte est nommé ambassadeur à Constantinople où il reste jusqu’à la Révolution (Barbier).
46La diplomatie suppose l’écriture et une réflexion politique, même si des secrétaires viennent assister souvent le grand seigneur ignorant. J’ai interprété la diplomatie comme une langue que se parlent les souverains avec, à côté des discours élaborés et des traités, des signes, des postures, des codes : un langage public et crypté à la fois. Cela signifie un rapport dialectique entre diplomatie et culture. Le monde politique a besoin de lettrés auxquels il donne du travail. Cette sphère se nourrit de discours pour exprimer des intérêts bien concrets ou pour justifier la violence de guerre. Il faut bien des hommes pour construire ces discours, faits de logique et de rhétorique à la fois. En même temps, la diplomatie privilégie un type de discours qui participe d’un art de la paix, pour gommer les antagonismes.
47La culture vient imprégner les pratiques diplomatiques, car celles-ci renvoient à une vision du monde. De l’humanisme aux Lumières, les négociateurs ne disposent pas du même arsenal intellectuel, ne s’appuient pas sur la même représentation du monde. La culture diplomatique a donc une histoire que je n’ai pu qu’esquisser.