• 1 Barreto, Junia, « Penser le monstre par le biais du discours littéraire », Em Tese, n°10 (2012) : 9 (...)
• 2 Le zombie est un monstre anthropophage dans le sens où il dévore la chair humaine. Cependant, il n’ (...)
• 3 Voir Garrett, Greg, Living with the Living Dead: The Wisdom of the Zombie Apocalypse (Oxford : Oxfo (...)
• 4 Keetley, Dawn, We’re All Infected: Essays on AMC’s the Walking Dead and the Fate of the Human (Jeff (...)
• 5 Pinto, Alfonso, « Espace et société dans le cinéma des Zombies », Annales de géographie n°695-696 ( (...)

1Parmi les monstres modernes, c’est-à-dire toute figure défiant les normes établies par les sociétés contemporaines et qui « évoqu[e] quelque chose qui dépasse ou qui contredit la nature et les pouvoirs humains1 », le zombie est particulièrement présent. Cette figure cannibale a su s’imposer dans la culture populaire, au même titre que les vampires ou les loups-garous, notamment après Night of the Living Dead de George A. Romero (1968). Les morts qui reviennent à la vie pour nous dévorer semblent incarner les peurs ultimes de l’homme : la mort, l’autodestruction2 et l’anéantissement de l’ordre établi. Un grand nombre de chercheurs s’est déjà intéressé à ces morts-vivants3, car ces monstres hantent véritablement les œuvres contemporaines et traversent les frontières du genre horrifique pour pénétrer d’autres genres (les films de pirates avec Pirates of the Caribbean [Gore Verbinski, 2003], les comics de super-héros avec Marvel Zombies [Sean Phillips, 2005-2006], par exemple). Né au cinéma en 1932 avec White Zombie (Victor Halperin)4, le zombie est « une créature mue uniquement par l’instinct. Aucune pensée, aucune rationalité ne l’animent. Ses gestes répétitifs et parfois insensés indiquent un état d’aliénation et la perte de toute individualité5 ».

• 6 Miller, Lee, « Editorial Introduction, Playing (Un)dead », Studies in Theatre and Performance, vol. (...)

2Le zombie est un monstre qui a beaucoup évolué et qui connaît un certain nombre de variations. Ainsi, Lee Miller a établi une typologie du zombie6 : (a) le protozombie, directement issu de la culture haïtienne, ce zombie naît d’un rituel magique (vaudou). Cette variation du mort-vivant se retrouve surtout dans les premiers récits du genre : White Zombie, précédemment cité, ou encore Voodoo Woman (Edward L. Cahn, 1957). Le protozombie ne revêt pas encore les caractéristiques qui feront de ce monstre le mythe occidental qu’il est aujourd’hui. (b) Le zombie classique, né sous la caméra de Romero, est un mort-vivant réanimé grâce à la science. Créature incapable de penser, consumée par son instinct, métaphore de nos sociétés modernes malades, le zombie classique est lent et ne pense qu’à une seule chose : dévorer (Night of the Living Dead, précédemment cité, ou encore Zombieland [Ruben Fleischer, 2009]). (c) Le zombie 2.0 apparaît pour la première fois dans The Return of the Living Dead d’O’Bannon (1985), mais s’impose dans 28 Days Later de Danny Boyle (2002). Cette variation du mort-vivant court vers sa proie comme un enragé. Contrairement au zombie classique, que la mort a rendu particulièrement stupide et lent, le zombie 2.0 est un monstre surexcité et rapide (Dernier train pour Busan, Sang-ho Yeon, 2016). (d) Et enfin, le post-zombie, conscient de son statut de mort-vivant, tente de s’adapter et de s’intégrer à la société. Cette variation du zombie permet une critique sociale plus humaniste en explorant l’altérité radicale. On le retrouve notamment dans la série In the Flesh (Dominic Mitchell, 2013-) ou encore dans le comics IZombie (Chris Roberson et Mike Allred, 2010-2012).

• 7 Pinto, « Espace et société dans le cinéma des Zombies », 708 et voir Paris, Vincent, Zombies, socio (...)
• 8 Paris, Zombies, sociologie des morts-vivants, 152.
• 9 Depuis l’œuvre de Romero, une morsure de zombie transforme n’importe quel humain en zombie. Néanmoi (...)
• 10 Garrett, Living with the Living Dead, 130.
• 11 Reed, Darren, et Penfold-Mounce, Ruth, « Zombies and the Sociological Imagination: The Walking Dead(...)

3Néanmoins, quel que soit le type de zombies, « le Zombie occidental fait du monstre une question sociale qui s’insère, à travers les codes de la culture populaire, au sein des réflexions sur les dynamiques de la société capitaliste de la fin du siècle7 ». Il permet de confronter l’humain à lui-même, à ses peurs et aux failles des sociétés modernes et de mettre en place de nouvelles modalités sociales : « Si les morts-vivants sont si populaires aujourd’hui, c’est qu’ils représentent en somme les défis, les risques et les dangers actuels et potentiels de la société. En dernière instance, ils sont la société8 ». La terreur ne vient pas de l’extérieur, elle émerge de nos propres corps morts (ou infectés), mais également de nos corps vivants et en souffrance. Depuis les années 60, le zombie apparaît toujours en masse : la contagion, c’est-à-dire non seulement sa propagation à travers le monde, mais également sa transmissibilité9, entraîne l’effondrement de nos sociétés. Ainsi, autorité et hiérarchie disparaissent entraînant la suppression de l’état de droit : « With the breakdown of society, the old rules are gone, the old institutions have disappeared, and the old ways of knowing who is good and who is bad have gone with them10 ». L’humain ne peut plus compter sur l’ordre établi (qu’il soit social, politique, militaire ou religieux) puisque ce dernier ne peut plus exister dans un monde où les espaces — extérieurs comme intérieurs — constituent tous des dangers. L’effondrement sociétal ainsi mis en place pousse l’humain à revenir à un état de nature profondément violent et individualiste : « By removing society, it removes the expectations of social structure11 ».

• 12 Il est à noter que le livre World War Z : An Oral History of the Zombie War (2006) de Max Brooks of (...)
• 13 Il est intéressant de noter que la toute première série de zombies à la télévision traite justement (...)

4L’idée de la contagion mondiale provoquée par le virus zombie, ainsi que de l’effondrement de la société, est propice à un traitement sériel. En effet, contrairement aux films de zombie, qu’ils soient uniques ou inscrits dans une saga, le format sériel permet aux spectateurs de suivre les mêmes personnages presque quotidiennement dans ce paysage apocalyptique. Ainsi, les questions de survie quotidienne, de reconstruction sociétale, de vivre ensemble viennent s’ajouter aux questions de survie physique12. Ce format permet également certaines interrogations concernant les zombies eux-mêmes : comment évoluent-ils dans le temps ? Peut-on découvrir un vaccin ? Quels sont les meilleurs moyens à long terme pour se protéger ? Ainsi, les comics se sont emparés de la figure monstrueuse du zombie dès 2003 (The Walking Dead de Robert Kirkman et Tony Moore) et dès 2008, les écrans britanniques accueillaient la première série de zombies de l’histoire de la télévision13 (Dead Set, de Charlie Brooker). Si Dead Set met en scène un zombie 2.0 métaphorique, avide de chair et de sang, d’autres séries télévisuelles optent pour le post-zombie en mettant en scène des morts-vivants capables de réflexion et d’action, pour lesquels le spectateur ressent clairement de l’empathie (IZombie de Rob Thomas et Diane Ruggiero-Wright [2015-2019], In the Flesh de Dominic Mitchell [2013-2014]). Ces traitements sériels de la figure du zombie permettent différentes réflexions : le premier explore l’effondrement de la société après les ravages d’une apocalypse zombie alors que le deuxième explore l’identité, l’intégration et l’acceptation de l’altérité.

• 14 Carrazé, Alain, Romain Nigita, « Les zombies dévorent les séries », Mad Movies, n° 326 (2019) : 78.
• 15 « Tout autant que sa construction, le parti pris esthétique de la série renforce l’effet de réel : (...)
• 16 La série est pleine de références à d’autres œuvres de genre : Groundhog Day (Harold Ramis, 1993), (...)
• 17 Payne, Rodger A., « Laughing Off a Zombie Apocalypse: The Value of Comedic and Satirical Narratives (...)

6À l’instar de The Walking Dead (Frank Darabont et Robert Kirkman, 2010-), série à laquelle elle est souvent comparée14, elle met ainsi en scène une apocalypse zombie typique des œuvres du genre : la contagion est mondiale, l’humain est livré à lui-même dans une société en ruines. Néanmoins, ces deux séries ne traitent pas l’effondrement de la même manière. Si The Walking Dead est une série qui joue sur l’effet de réel15, Z Nation offre un traitement plus distancié, plus humoristique, et fait souvent référence à d’autres œuvres populaires de l’imaginaire16. D’autres productions ont déjà utilisé le zombie comme figure satirique (Shaun of the Dead [Wright, 2004] en est un très bon exemple) : « Contemporary popular satirical and comedic zombie narratives highlight subversive ideas about security politics and threats and ultimately emphasize important human security concerns of ordinary people17 » ; néanmoins Z Nation explore à travers un traitement sériel ce mélange du monstrueux et de l’humour. En effet, la plupart des séries traite cette figure monstrueuse soit de manière réaliste (même dans Dead Set où l’humour est présent, le zombie et l’apocalypse zombie sont montrés de manière réaliste), soit de manière plus juvénile et romantique (notamment avec la figure du post-zombie). Néanmoins, avec son aspect série B, son budget limité et son humour décalé, Z Nation suit la tradition de critique sociale du récit de zombie et utilise ce dernier et le monde qu’il laisse aux humains comme décor pour peindre une satire grinçante de nos sociétés néo-libérales. Le refus clair de la figure réaliste et sérieuse du zombie — établie dès le premier épisode mettant en scène un bébé zombie capable de mettre à terre et de dévorer un soldat — donne aux créateurs de la série une liberté certaine dans les choix scénaristiques, notamment en faisant voler en éclat la typologie du zombie établie par Miller : le zombie mute et se transforme selon son environnement.

• 18 Voir Lutz, John, « Zombies of the World, Unite : Class Struggle and Alienation in Land of the Dead (...)
• 19 Le nom même de Zona souligne l’intention d’allégorie entre les résidences paradisiaques des riches (...)
• 20 « [T]heir superior military, their high-tech defenses, and their geographical placement make them i (...)

10Après les autorités militaires et scientifiques, Z Nation utilise l’effondrement de la hiérarchie socio-politique typique des récits de zombies — que l’on retrouve notamment dans le film de Romero, Land of the Dead (2005)18. Les élites socio-politiques et économiques profitent de leur statut pour se réfugier sur une île et kidnapper des savants afin de créer un vaccin et un produit chimique mangeur de chair pour anéantir tous les êtres du territoire américain (l’opération « reset »). Ces élites sont représentées comme des clichés de la bourgeoisie capitaliste et fonctionnent comme une allégorie de la situation sociale des États-Unis : d’un côté, la bourgeoisie paresseuse et isolée de la réalité profitant de la situation pour mener une vie paradisiaque et de l’autre le peuple opprimé (par le zombie en l’occurrence) tentant de survivre tant bien que mal à travers des paysages devenus inhospitaliers. Ce paradis bourgeois, nommé Zona19, est perdu d’avance : les élites, par leur paresse, leurs activités futiles (golf, bowling, etc.) et leur volonté de détruire tout ce qui vit sur le territoire (zombies et humains compris) vont signer leur propre perte alors même qu’ils sont certains que « leur supériorité militaire, leurs défenses high tech, leur localisation géographique les rendent invulnérables20 ». Le vaccin qu’ils ont créé se retourne contre eux et les amène à la folie. Leur comportement agressif envers les survivants du territoire avec l’opération reset entraîne leur perte. Ainsi, Z Nation reste dans la lignée d’un grand nombre de récits de zombies, critiquant le néo-libéralisme destructif des sociétés occidentales contemporaines, et démontre qu’une telle situation ne peut se terminer que dans la violence. Un système fondé sur l’oppression (sociale, économique, politique) se retourne toujours contre les oppresseurs.

• 21 Les talkers sont nés grâce au produit chimique déversé sur le territoire américain par Zona. Il s’a (...)
• 22 Un épisode parodie d’ailleurs le discours (et la personne) de Trump en mettant face à face deux « p (...)

11Il en va de même avec Newmerica dans les dernières saisons : un grand nombre de survivants se regroupe et tente de recréer une société. Parmi ces survivants, nous retrouvons des humains, mais également des talkers, des zombies mutants capables de penser et d’agir21. Par des manigances politiques, les humains et les talkers sont montés les uns contre les autres et notre groupe de survivants doit mener une révolution contre le gouvernement temporaire mis en place pour faire entendre raison aux habitants. Si Zona était une allégorie de la lutte des classes, Newmerica propose une métaphore des luttes contre la discrimination — et cela notamment en réaction au projet anti-migrant de Trump22. La série met en scène une satire de la vie politique et économique des États-Unis en recréant des espaces allégoriques (Zona et Newmerica) et en présentant à petite échelle les failles du système capitaliste. Des situations de nos sociétés modernes sont recréées dans l’environnement de l’apocalypse zombie afin de mieux souligner leur absurdité. Bien entendu, et il s’agit là également d’un topos des séries de zombies : la solidarité, le courage et l’intelligence de nos héros survivants vont leur permettre de vaincre non seulement les figures monstrueuses du zombie, mais également les humains qui s’accrochent aux restes de l’ancien monde.

• 23 Par minorités, nous entendons « un groupe quantitativement moins important qu’une majorité, que ce (...)
• 24 Et comme nous l’avons vu précédemment, lorsqu’une tentative d’ordre social est réinstaurée, les dis (...)
• 25 À noter que les seuls personnages qui ne font pas partie des minorités, Garnett et Mack Thompson (M (...)

13L’effondrement sociétal qui suit systématiquement l’apocalypse zombie permet aux récits du genre d’observer l’homme à l’état de nature et ses réactions dans un monde sans société et sans hiérarchie ou autorité. À l’image des westerns américains, les récits de zombies américains tels que The Walking Dead, par exemple, montrent un personnage héroïque soudain propulsé au rang de leader et qui va, par tous les moyens, en faisant des choix difficiles et parfois discutables, permettre la survie du groupe. Z Nation offre une nouvelle perspective et utilise la tradition zombie pour mettre en scène un développement quelque peu différent. En effet, les minorités sont particulièrement mises à l’honneur dans la série23. L’ordre social est complètement bouleversé ; les discriminations par le genre n’existent plus dans un contexte d’effondrement sociétal24. Ainsi, notre groupe de survivants est constitué en majorité de personnes issues de minorités25, une première dans une série de zombies : Roberta Warren est une femme noire ; Addison Carver (Anastasia Baranova) est une femme ; Doc est un vieux hippie ; 10K (Nat Zang) est un orphelin ; Murphy est un ex-prisonnier. L’apocalypse zombie semble avoir donné aux minorités une visibilité et surtout un pouvoir dont elles ne bénéficiaient pas auparavant. La survie ne dépend plus des normes abstraites induites par les gens au pouvoir ou de la richesse virtuelle du capital, mais bien de sa propre capacité à faire face à l’ennemi (un ennemi anthropophage, métaphore d’une société capitaliste dévorant et recrachant les opprimés). Il n’est donc pas anodin qu’un grand nombre des survivants croisés par nos héros fasse partie des minorités : opprimés dans le monde moderne, ils avaient déjà les armes et la carapace pour survivre à l’apocalypse zombie. Les femmes sont ainsi beaucoup représentées, en commençant par le personnage principal qui suit la tradition des femmes fortes dans le cinéma de genre (Sarah Connor, Ellen Ripley, Trinity, la princesse Leïa, pour n’en citer que quelques-unes) ; mais nos héros croisent également deux communautés de survivantes, entièrement composées de femmes, prêtes à tout pour survivre. L’un de ces groupes profite même de l’apocalypse zombie pour se venger des hommes.

• 26 Nous entendons « mauvais genre » ici au sens Angelerien du terme, c’est-à-dire toutes les œuvres ar (...)
• 27 « Ces films appartiennent à un patrimoine social peu, voire méconnu, sinon par les initiés et les f (...)

15L’aspect éminemment série B de Z Nation permet également aux créateurs de dresser un portrait satirique de nos sociétés. Cet aspect « mauvais genre26 » emprunte son esthétique au western avec un étalonnage à l’aspect sépia, des paysages désertiques américains, des personnages dotés de holsters, de pistolets et de machettes et une musique aux accents rock et blues (Jason Gallagher). Une esthétique que l’on retrouve souvent dans les films post-apocalyptiques américains (avec zombies ou pas) : The Book of Eli (Albert et Allen Hughes, 2010), The Walking Dead (Frank Darabont et Robert Kirkman, 2010-) ou encore Mad Max, Fury Road (George Miller, 2015). Néanmoins, au contraire de The Walking Dead, par exemple, ou de son spin-off Black Summer (Karl Schaefer et John Hyams, 2019-), Z Nation ne se prend pas au sérieux et dès le premier épisode l’atmosphère mise en place appelle le spectateur à suspendre son incrédulité pour entrer dans un univers zombiesque où les limites de la science (et de l’humain) sont repoussées : un homme survit après huit morsures de zombie, un soldat surentraîné ayant traversé déjà la moitié des États-Unis meurt sous les dents d’un bébé zombie, les balles forment des trous gigantesques dans les crânes des zombies, des mort-vivants zombiephages se dévorent dans d’immenses roues formées de zombies, etc. De plus, la série assume cet aspect série B en faisant notamment sans cesse référence à d’autres œuvres de la culture populaire, que ce soit à travers un épisode entier (One Flew Over the Cuckoo’s Nest [Milŏs Forman, 1976] et Groundhog Day [Harold Ramis, 1993] ont leur propre épisode parodique) ou par de petits détails (dans les dialogues, par exemple : « I love the smell of zombies in the morning » reprenant la phrase du lieutenant colonel Kilgore dans Apocalypse Now : « I love the smell of napalm in the morning » [Francis Ford Coppola, 1979], ou encore, lorsque le groupe de survivants se retrouve face à un camion qui semble s’animer de lui-même — telle la voiture Christine, monstre éponyme du roman de Stephen King [1983] et du film de John Carpenter [1983])27.

• 28 Dans l’un des épisodes, la voiture des survivants a tellement écrasé de zombies sur le chemin que l (...)
• 29 Peut-être est-ce là une référence au film Re-Animator (Stuart Gordon, 1985) dans lequel un autre sa (...)

16L’esthétique western et l’aspect série B (notamment avec les effets spéciaux dont certains se veulent volontairement humoristiques28) entretiennent l’intérêt du spectateur (tension du western) tout en le distanciant de l’histoire (par ce jeu de références, les créateurs rappellent sans cesse qu’il s’agit d’une œuvre de fiction et qu’ils jouent avec les codes du genre), ce qui permet à la satire de fonctionner. Les créateurs osent ainsi des retournements scénaristiques et des séquences improbables qui mettent en valeur l’aspect satirique de la série en ridiculisant ou rendant absurdes certains personnages ou certaines situations. Par exemple, le Dr. Kurian, après avoir créé un vaccin transformant les humains en blends, c’est-à-dire en hybrides humain-zombie contrôlés par Murphy, doit se l’inoculer pour amener un cartel de drogues à penser qu’il s’agit là d’un vaccin contre le virus zombie. Après quelques péripéties, le Dr. Kurian n’est plus qu’une tête parlante enfermée dans une cage29 : l’horreur devient absurde et drôle et souligne les dérives de la science.

• 30 Sans mentionner que les animaux (renard, chèvre, lama, ours et rat) ont leur propre version zombifi (...)
• 31 Dans Z Nation, la science est parfois comparable à de la magie : nous y retrouvons une tête parlant (...)

18Nous l’avons vu précédemment, Z Nation offre un traitement original de l’effondrement non seulement en inversant l’ordre social, mais également en utilisant l’humour pour souligner l’absurdité de ces mêmes sociétés. Néanmoins, l’aspect série B et le traitement non réaliste permettent également aux créateurs de jouer avec le zombie lui-même, de le manipuler, et d’expérimenter ce monstre. Ainsi, Z Nation bouleverse la typologie de Miller en intégrant non seulement plusieurs types de zombies à l’intérieur même du récit, mais en inventant également d’autres types, plus ou moins réalistes et plus ou moins horrifiques. D’une part, les zombies évoluent selon leur âge de mort-vivant (plus le zombie est « jeune » plus il ressemblera au « zombie 2.0 », et plus il est vieux, plus il sera un « zombie classique »), mais l’environnement dans lequel il a été zombifié influence également sa nature. Nos personnages croisent ainsi des zombies-plantes (des hybrides plante-zombie) ; des blasters (des zombies qui, après une explosion nucléaire sont plus agressifs et rapides) ; des zombies champignons (nés d’une expérience scientifique ratée où les champignons étaient utilisés en vue de la création d’un vaccin) ; des zombies nucléaires (zombies fluorescents à force d’exposition aux radiations) ; un Frankenzombie (une expérience scientifique également ratée a causé l’intégration d’un être humain à l’intérieur d’un corps de zombie) et, bien entendu, les talkers, la version du post-zombie de Z Nation30. Ces derniers sont le résultat d’une énième mutation, elle-même ironiquement provoquée par une tentative ratée de l’élite financière et sociale pour anéantir les zombies et les survivants humains et ainsi reconquérir la Terre. Ces libertés prises avec le réalisme scientifique31 permettent non seulement d’ajouter des touches d’humour, mais surtout d’innover sans limites afin d’explorer la figure du zombie.

• 32 « Ces enfants qui travaillent pour nos batteries », Amnesty France, 15 novembre 2017, consulté le 7 (...)

19Créer différents types de zombies permet de caricaturer les failles de nos sociétés capitalistes. Par exemple, certains types de zombies présentent de façon évidente un discours sur l’écologie. Ainsi, les blasters et les zombies nucléaires représentent la menace nucléaire qui pèse sur l’humanité. D’un côté, nous avons ces zombies fous en costume qui anéantissent plus qu’ils ne dévorent les cervelles humaines et de l’autre des zombies plutôt « classiques » rendus fluorescents et extrêmement dangereux à cause des radiations. Métaphoriquement, il nous semble y voir d’un côté les pro-nucléaires et de l’autre les victimes du nucléaire. Le zombie n’est ainsi plus la seule menace : les centrales nucléaires menacent de tout exterminer à des kilomètres, même en pleine apocalypse zombie. Ce discours écologique se retrouve également avec les zombies-plantes ou encore la pénurie de lithium, un élément qui permet aux talkers de rester conscients et actifs et de ne pas se transformer en zombies. Dans cet exemple, non seulement il est question d’écologie, car cet élément est hautement toxique, mais on peut également y voir une allégorie sociale : les talkers sont réduits en esclavage à la recherche de lithium dans des décharges. Nous pouvons aisément faire un parallèle avec les composants extraits de mines pour créer, notamment, des batteries de téléphones portables, et dont les chaînes d’approvisionnement sont suspectées de plusieurs atteintes aux droits de l’Homme32. Le lithium est donc récolté dans de vieilles batteries et de vieux matériaux électroniques trouvés dans les décharges de l’ancien monde, mais son utilisation reste obscure (jusqu’à ce que nos héros découvrent le complot politique qui se cache derrière), car il ne sert pas à créer plus de Bizkuits, aliment à la recette secrète permettant aux talkers de ne pas se transformer en zombies. Cette pénurie de Bizkuits, due ni plus ni moins qu’à une mauvaise répartition des richesses, renvoie le spectateur à la pénurie d’eau dans certaines régions du monde à cause, justement, d’une mauvaise répartition de cet élément vital à l’être humain. Cette question de pénurie est également mise en avant avec la figure même du zombie. L’une des originalités de la série est sa réponse apportée à la question suivante : lorsqu’il n’y aura plus d’humains à dévorer, que feront ces monstres avides de chair humaine ? Z Nation apporte une réponse sous la forme de zombies zombiephages : les morts-vivants s’entre-dévorent, répondant à une pulsion alimentaire instinctive alors même qu’ils n’en ont pas besoin (nous pouvons d’ailleurs y voir une métaphore de ce besoin de consommer qui fonde toute l’économie capitaliste de nos sociétés occidentales). L’imminence du désastre écologique est donc soulignée par ces zombies qui sont directement frappés par les pénuries et autres changements dus à l’homme. Enfin, certains types de zombies répondent également au portrait ambivalent de la science : le Frankenzombie, les zombies champignons ou encore les zombies drogués au viagra sont représentatifs des dérives scientifiques et médicales de l’humain. Les monstres deviennent monstrueux non plus par leur statut de mort-vivant, mais par les transformations qu’ils ont subies.

• 33 Bien que les zombies soient un mélange entre le « zombie 2.0 » et le « zombie classique », ils sont (...)
• 34 Garrett, Living with the Living Dead, 74.
• 35 Voir Bigo, Didier, B. J. Rob Walker, « Le régime de contre-terrorisme global », Au Nom du 11 septem (...)

20Au-delà du mort-vivant classique, le personnage de Murphy offre également un traitement original. Après l’inoculation d’un vaccin, Murphy survit à des morsures de zombie. Néanmoins, au fur et à mesure des épisodes, le groupe s’aperçoit qu’il mute et développe d’étranges pouvoirs (il peut ainsi assujettir les zombies et ressentir leurs émotions33). Cette transformation est non seulement psychologique (anti-héros lâche, égoïste et craintif au début, il deviendra plus indépendant et capable d’empathie, un topos des récits de zombies34), mais également physique puisque Murphy adopte une posture et une apparence très différentes au fur et à mesure des saisons. L’hybridité de ce personnage (un mort-vivant plus vivant que mort puisqu’il est même en mesure de procréer) permet également d’innover : il est ainsi capable, à l’instar du zombie qui se reproduit par morsure, de créer des êtres hybrides en les mordant. Ces êtres mi-humains, mi-zombies conservent leur capacité d’agir, d’interagir, mais leurs pensées et leurs actions sont contrôlées par Murphy. Ces hybrides ne sont plus considérés comme des humains par les zombies (et donc, ils ne sont plus attaqués), mais se retrouvent sous le contrôle presque total de Murphy. Si le zombie est représentatif de l’être opprimé, déchiqueté et rejeté par la société capitaliste, les blends de Murphy représentent, quant à eux, un peuple soumis « volontairement » et qui accepte certaines dérives en échange de la sécurité. Serait-il possible ici d’émettre l’hypothèse d’une allégorie des États menant une politique du contre-terrorisme35 ?

• 36 Voir Le Breton, David, « Ceci est mon corps. Manger la chair humaine », Religiologiques, n° 17 (199 (...)

21Si l’effondrement sociétal permet aux créateurs de mettre en place une véritable satire des sociétés capitalistes modernes, la figure même du zombie est manipulée pour correspondre à ce discours. Les zombies ne sont ainsi plus seulement la cause de l’effondrement, ni même ce monstre reflet de notre autodestruction et de notre désir anthropophagique36, mais une figure satirique libérée de tout réalisme scientifique. Sous les grognements et les gargouillis de la goule, le spectateur peut ainsi entendre parler de ce qu’il connaît, de sa propre réalité.

• 37 Voir Lauro, Sarah Julit, éd., Zombie Theory: A Reader (Minneapolis : University of Minnesota Press, (...)
• 38 Voir Domínguez Leiva, Antonio. « L’invasion néo-zombie : entre l’abjection, le grotesque et le path (...)
• 39 Have Mercy est le titre de la chanson du générique de Z Nation (chanson de Jason Gallagher). Les pe (...)

22Embrassant parfaitement les traditions et les codes du récit de zombie post-apocalyptique, Z Nation se distingue pourtant de ses consœurs (The Walking Dead, Fear the Walking Dead, Dead Set, etc.) en assumant une esthétique western doublée d’un aspect série B et en s’affranchissant du réalisme, pour, au contraire, faire place à l’humour satirique et inter-référentiel. L’originalité de la série ne réside ainsi pas dans son propos (le zombie est une figure de proue de la critique anticapitaliste depuis Romero, et explore depuis toujours nos peurs viscérales, celles de la contagion, de la mort et de notre identité même37), mais bien dans sa manière de le mettre en scène. Nos sociétés capitalistes modernes sont ainsi mises à nues et ridiculisées à travers différentes situations et divers personnages : du président des États-Unis dépeint comme un être corrompu aux cartels mexicains profitant de l’apocalypse zombie pour créer une nouvelle drogue, jusqu’à l’Américain moyen vivant dans une ville digne d’un western, piégeant les voyageurs pour les transformer en zombies-esclaves et pendant haut et court sans aucun jugement toute personne gênante. Le désir anthropophage du zombie38 prend ainsi toute son ampleur à travers la satire de nos sociétés autodestructrices (discrimination, lutte des classes, catastrophe écologique, asservissement, etc.). En bref, « have mercy »39 pour les zombies, car ils ne sont que la conséquence des dérives de nos propres sociétés.