• 1 Brooks, Max, World War Z (Londres : Duckworth, 2007), 1. « Commission Post-Traumatique » est la tra (...)

1Le roman World War Z est paru en 2006 et a été adapté au cinéma en 2013. Max Brooks a estimé que l’adaptation était peu fidèle à l’œuvre littéraire. Par ailleurs, un jeu vidéo porte le nom de cet ouvrage encensé par la critique. Il s’inscrit dans le prolongement d’un autre livre de Max Brooks, The Zombie Survival Guide, sorti en 2003, et qui présente des techniques de survie en cas d’attaques de zombies et explique notamment que le solanum est un virus responsable de la contamination des humains par une maladie les transformant en zombies. Cette maladie se transmet par une plaie ouverte ou le contact avec du sang ou de la salive infectée. Par la suite, l’ouvrage évoque des techniques de défense et de combat en cas de rencontre avec les monstres, ainsi que les conditions de création d’une nouvelle civilisation, à l’abri d’un monde ancien devenu le territoire des zombies et des pillards. Si le monde s’est effondré, il faut tâcher d’en construire un nouveau, loin de la menace. World War Z n’est pas daté. L’action se déroule dans un futur indéterminé. L’épidémie provient de Chine et a contaminé presque toute la planète. Le livre se présente sous la forme d’entretiens de personnes ayant participé à la guerre contre les zombies. Le rapport dans lequel ils sont publiés est réalisé par un agent de la commission Post-Traumatique de l’ONU (« the United Nations’ Postwar Commission1 »). Des individus de tous les continents apportent leurs contributions, témoignant de l’horreur de cette guerre à l’échelle globale. En effet, toutes les cultures sont touchées par cette épidémie.

• 2 Le roman Frankenstein ; or, the Modern Prometheus (1818) de Mary Shelley, œuvre fondatrice de la sc (...)
• 3 Bailey, Matthew, « Memory, Place and the Mall: George Romero on Consumerism », Studies in Popular C (...)
• 4 Dendle, Peter, « The Zombie as Barometer of Cultural Anxiety », Monsters and the Monstrous, Myths a (...)
• 5 Drezner, Daniel W., « Metaphor of the Living Dead : Or, the Effect of the Zombie Apocalypse on Publ (...)

2Les épidémies de zombies permettent une réflexion sur les conséquences d’une pandémie à l’échelle globale. Le zombie est un monstre récent. Inspiré par le folklore haïtien, il est apparu dans la culture populaire américaine dans les années 1920-302 dans le cinéma d’horreur (White Zombie, Victor et Edward Halperin, 1932), avant de devenir célèbre avec les films de George A. Romero à la fin des années 1960. Puis des dizaines d’œuvres l’ont mis en scène. D’origines variées, les zombies incarnent pour certains3 la déshumanisation générée par le capitalisme consumériste. Notre approche vise à comprendre de quelle manière la franchise World War Z (roman, film et jeu vidéo) a cristallisé les peurs liées à une épidémie globale, tout en confrontant cette fiction à l’imaginaire des collapsologues. Est-ce la fiction qui inspire les représentations de l’avenir formulées par les experts médicaux, ou les prospectives qui suscitent une anxiété collective4 et l’émergence de fictions toujours plus horrifiques ? De plus, de quoi le zombie est-il le nom, et dans quelle mesure peut-on affirmer qu’il correspond à de nouvelles peurs générées par les mutations des sociétés industrialisées ? Plus d’un tiers des films de zombies a été réalisé après les attentats du 11 septembre 20015. Ce traumatisme collectif a-t-il généré un imaginaire effondriste et apocalyptique dans lequel le zombie joue un rôle important ?

• 6 « ADS » dans la version originale (« Apocalyptic Despair Syndrome » ou « Asymptomatic Demise Syndro (...)

4Dans World War Z, Max Brooks évoque le syndrome de désespoir apocalyptique, ou syndrome de démission asymptomatique (SDA)6 qui est selon lui un mécanisme psychique poussant une partie de la population à abandonner toute forme de résistance lors de situations difficiles, comme une invasion de zombies, au point d’en décéder. Roy Elliott, un personnage californien, évoque ce phénomène :

• 8 En 2006, à l’occasion de la sortie d’un énième livre critique sur l’état économique de la France, l (...)
• 9 Voir par exemple la littérature collapsologique ou les discours catastrophistes liés à l’impact du (...)

5Cet état psychique face à une situation horrifique constitue le stade suprême de l’effondrisme. Un effondriste est une personne qui conçoit l’avenir de la société d’une manière négative, au point de s’abîmer dans une conception apocalyptique de celle-ci. Une des variantes dans la réalité de cette posture intellectuelle est le déclinisme8. Certains auteurs ou décideurs considèrent par exemple la situation d’un pays d’une manière négative, envisageant le pire à partir de données factuelles souvent interprétées à travers une vision du monde catastrophiste9. En temps de guerre, certaines personnes entrent en résistance contre l’ennemi, alors que d’autres renoncent plus ou moins rapidement, allant même jusqu’à justifier les pires atrocités commises par un ennemi devenu un nouveau maître qu’il s’agit de légitimer et de servir. Nous savons, depuis la parution du livre d’Étienne de la Boétie Discours de la servitude volontaire (1574), que le peuple a une tendance à se soumettre à d’éventuels tyrans et à renier ses anciens maîtres, optant pour l’ordre et la sécurité plutôt que pour la liberté. Dans la fiction World War Z, la guerre mondiale contre les zombies aurait pu être perdue par l’humanité, en quête de sens et de repères lui permettant de continuer la lutte malgré une situation effectivement catastrophique. Toutefois, le moral des troupes est rasséréné par des vidéos montrant des combats victorieux contre les zombies. Un réalisateur propose en effet des reportages sur la guerre contre les zombies qui restaurent la confiance de la population. Les cas de SDA finissent par devenir de plus en plus rares, ce qui contribue à enrayer le processus d’effondrement de la civilisation et à générer un cercle vertueux, les victoires significatives contre les zombies s’accumulant, alimentant de la sorte une pensée positive pouvant mener à la victoire dans cette nouvelle forme de guerre mondiale.

• 10 Sallin, Karl, Hugo Lagercrantz, Kathinka Evers, Ingemar Engström, Anders Hjern, Predrag Petrovic, « (...)

6Le SDA du roman peut être associé, dans une moindre mesure, au syndrome de résignation (« Uppgivenhetssyndrom »)10, qui touche principalement les enfants de réfugiés et demandeurs d’asile en Suède, provenant notamment d’anciens pays soviétiques, d’ex-Yougoslavie ou de pays en guerre comme la Syrie. Ce syndrome dissociatif induit un état catatonique, touchant des enfants victimes de traumatismes psychologiques. La Suède est un des pays les plus touchés par ce mal, certains enfants dont les parents sont en attente de papiers officiels tombant dans un profond sommeil pendant plusieurs mois et devant être alimentés artificiellement. Ils redoutent en effet de devoir retourner dans leurs pays d’origine après une période d’intégration dans leur pays d’accueil. Cet état psychique incite les experts à considérer l’état des patients comme un état végétatif pouvant mener à la mort, en raison d’une capitulation psychique face à une réalité trop éloignée d’un destin fantasmé et parfois idéalisé exagérément.

• 11 Weber, Max, « La profession et la vocation de savant », Le Savant et le politique, Catherine Coll (...)

7Le roman World War Z pose la question du comportement à adopter dans le cas d’une pandémie à l’échelle globale. Parfois perçu comme un châtiment divin, ce cataclysme est souvent vécu passivement, comme une apocalypse annoncée dans les grandes religions. L’apocalypse zombie contribue à l’élaboration d’une nouvelle mythologie propre à des sociétés industrielles dans lesquelles le désenchantement du monde par la raison instrumentale, notamment décrite par Max Weber11, peut causer des crises sociales très profondes. Ainsi, on assiste à l’émergence de nouvelles croyances à travers ces fictions qui sont à l’origine des divertissements. La science-fiction propose des réflexions sur la dimension mystique de certaines innovations technologiques, et réenchante un cosmos en partie déchristianisé par les technosciences. Ainsi, des films comme Star Wars (1977) ou The Matrix (1999) ont créé des imaginaires dominants dans certains pays industrialisés, et principalement aux États-Unis, où l’industrie du divertissement est capable de convertir les esprits à de nouvelles croyances. Le zombie fait partie de ces nouveaux monstres, peuplant un nouveau panthéon mythologique issu de la pop culture globale.

• 12 Durand, Gilbert, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire (Paris : PUF, 1960), 217-224.

9Ainsi, l’imaginaire zombique réactualise des archétypes ancestraux. La croyance dans la résurrection des morts et les représentations de l’apocalypse vont de pair pour créer les conditions d’émergence de nouveaux monstres annonciateurs et révélateurs d’une peur collective. La crainte de l’apocalypse, c’est-à-dire d’un effondrement total ou partiel de la société, est une caractéristique récurrente de l’imaginaire. Il s’agit d’un imaginaire nocturne, au sens de Gilbert Durand12, qui est apparu dans les années 1920, en même temps que les super-héros, constitutifs d’un imaginaire diurne. Ces deux personnages imaginaires ont connu une évolution parallèle depuis les années 1960, au point de constituer des piliers d’un imaginaire occidental distractif. Ce dernier contribue à la construction de l’identité des individus, notamment lors de l’enfance et de l’adolescence, pour leur permettre de faire face à des épreuves individuelles ou collectives. Le rêve est ainsi conçu comme une fonction nécessaire au psychisme pour préparer la personne à affronter la réalité.

• 13 Les attentats ont provoqué un traumatisme de la société américaine. Son imaginaire fut modifié par (...)
• 14 Birkenstein, Jeff, Anna Froula, Karen Randell, Reframing 9/11: Film, Popular Culture and the “War o (...)
• 15 Wetmore Jr, Kevin J., Post-9/11 Horror in American Cinema (New York : Bloomsbury, 2012), 153-168. L (...)
• 16 Coulombe, Maxime, « Zombies, symptômes d’une époque terrifiée », 49-60.

11Nous avons évoqué dans l’introduction le fait qu’un grand nombre de films de zombies avait été réalisé après les attentats du 11 septembre 200113. Cet événement traumatique pour les Américains aurait eu un impact sur l’imaginaire généré par l’industrie cinématographique. Toutefois, il est probable que l’imaginaire zombique doive être analysé à travers le prisme distractif. En effet, les thèmes de la « guerre contre la terreur » et de l’« Axe du Mal » sont à l’origine d’une mobilisation collective menant à une mutation de l’imaginaire14. Les films d’horreur permettent l’expression d’une pensée radicale. Le zombie peut être utilisé de deux manières. Il peut incarner l’état psychique d’une population qui se sent attaquée et soumise à l’effondrement de la société. Il peut aussi désigner un ennemi venu de l’enfer et qu’il s’agit d’exterminer par tous les moyens. Ainsi, le zombie est un monstre de plus en plus diffusé et banalisé par l’industrie de la culture et des loisirs. Initialement, il témoignait d’un sentiment horrifique à la suite des attentats terroristes. Progressivement, il fut banalisé, au point d’être présent dans les dessins animés pour jeunes enfants. La prolifération des zombies dans l’imaginaire collectif témoigne du niveau de radicalité d’un imaginaire reflétant l’état d’angoisse et d’anxiété15 face à un ennemi bien réel mais aussi probablement source de multiples fantasmes16. L’industrie culturelle a donc une double fonction sociale. D’une part elle relaie les angoisses collectives. Le succès commercial des franchises Walking Dead et World War Z témoigne d’une véritable attente d’une population en quête de catharsis suite à un événement collectif traumatique. Le film de zombies permet aussi de représenter l’ennemi de la nation d’une manière horrifique. Ce procédé culturel contribue aussi à une forme de propagande par l’imaginaire. D’autre part, elle permet de dédramatiser la situation de la société face à d’éventuels ennemis. Le zombie prend des formes de plus en plus distractives, devenant un élément récurrent du folklore, notamment lors de la fête d’Halloween ou lors de zombie walks qui se déroulent dans la plupart des grandes villes du monde depuis le milieu des années 2000.

• 17 Coker, Christopher, « Dying to Fight: Some Reflections on Zombies and War », International Politics (...)

12Les fictions de zombies apportent des indications sur les guerres en cours et à venir, ainsi que sur la perception des ennemis par la nation qui les met en scène, en l’occurrence essentiellement les États-Unis17.

• 18 Wonser, Robert, David Boyns, « Between the Living and Undead: How Zombie Cinema Reflects the Social (...)

13La culture zombie renvoie aussi souvent à la crainte d’une pandémie globale. Elle constitue un imaginaire radical relatif au risque potentiel d’une épidémie incontrôlable qui pourrait mettre en péril la survie même de la civilisation18. Une pandémie globale aurait en effet un impact important sur le fonctionnement de la société industrielle dans laquelle chaque individu dispose de connaissances spécifiques nécessaires au bon fonctionnement d’une technostructure particulièrement complexe. Le décès d’une grande partie de la population pourrait, selon les experts, mener à une situation catastrophique, en raison de l’extrême complexité du système productif. Le retour à l’état de nature pourrait même être la conséquence d’un cataclysme touchant l’humanité. Certaines fictions souhaitent ainsi la fin de la société technoscientifique et un retour à des valeurs primitivistes. Les survivalistes, présents surtout aux États-Unis, se préparent par exemple à la fin du monde, en construisant des abris anti-atomiques et en stockant de la nourriture pour plusieurs années. Ce mouvement est apparu pendant la guerre froide, lors de laquelle la crainte d’une guerre nucléaire avec l’URSS hantait les esprits de la population. The Zombie Survival Guide (2003) qui a précédé le roman World War Z, est d’ailleurs devenu un best-seller dans cette population cultivant une forme de paranoïa et envisageant les conséquences les plus dramatiques d’un système technoscientifique qui pourrait échapper au contrôle des leaders de la planète.

• 19 Servigne, Pablo, Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’ (...)

14Pablo Servigne et Raphaël Stevens ont publié un livre de référence intitulé Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes (2015). Ils comparent différents discours catastrophistes, principalement relatifs à l’impact du réchauffement climatique sur les écosystèmes et la civilisation humaine. Leur approche est en partie futurologique, ce qui les mène à intégrer des références science-fictionnelles, voire des films d’horreur, à leur argumentation. Cet imaginaire illustre ce que pourrait devenir l’humanité si elle ne parvient pas à éviter le pire, la technostructure globale étant selon eux plus fragile qu’il n’y paraît. Une épidémie, et la disparition de la moitié de la population humaine, voire animale, pourraient faire basculer le monde dans une nouvelle ère, la société devant retrouver des modes de vie des siècles passés en raison de son incapacité à entretenir les machines et à les utiliser. Les auteurs se demandent s’il ne faut pas anticiper « un avenir à la Walking Dead19 », c’est-à-dire un état postcivilisationnel, un retour à un état de nature hobbesien, dans lequel l’homme redeviendrait un loup pour l’homme. Ce scénario noir souligne qu’après l’effondrement les rares survivants pourraient être condamnés à errer dans les ruines du monde, à s’entre-tuer, et à éliminer les monstrueux zombies. De même, ils appellent à créer des histoires plus optimistes pour l’espèce humaine, soulignant que plusieurs postures sont possibles face au risque d’effondrement :

• 21 Orpana, Simon, « Spooks of Biopower: The Uncanny Carnivalesque of Zombie Walks », TOPIA: Canadian J (...)
• 22 Gras, Alain, Les Macro-systèmes techniques (Paris : PUF, 1997).

15La peur du zombie est donc à l’origine de comportements marginaux, radicaux, prenant la menace d’un effondrement de la civilisation très au sérieux et se préparant à y survivre. Il est intéressant de constater que les États-Unis sont à la fois le pays le plus développé technologiquement, et aussi celui où les survivalistes et les fictions de zombies sont les plus répandus. Notons aussi une mode des zombies au Japon, ainsi qu’une fascination dans les plus grands pays industrialisés pour les zombie walks, nouveau folklore qui consiste à manifester en groupes déguisés en zombies et en grognant comme ces monstres venus de l’enfer21. L’imaginaire joue un grand rôle dans la stabilité et l’évolution des sociétés. Les films de virus et de zombies montrent les limites de l’organisation humaine face à des phénomènes que même la science et les armées les plus puissantes peinent à réguler. Cet imaginaire nocturne, dystopique, est le corollaire d’un imaginaire diurne, utopique, faisant la promotion de la civilisation technologique, transhumaine. Les films d’horreur et de science-fiction constituent un imaginaire important, décrivant des futurs totalement opposés, dans lesquels l’humanité est souvent confrontée à des situations auxquelles elle n’est pas préparée, l’incertitude étant difficile à admettre dans des sociétés technoscientifiques. L’imaginaire sert de tampon entre la réalité de ce qu’Alain Gras nomme les macro-systèmes techniques22 et ce que l’humanité ne connaît ni ne maîtrise encore.

• 23  Smith, Tara C., « Zombie Infections: Epidemiology, Treatment, and Prevention », BMJ, 14 décembre 2 (...)

18Les fictions de pandémies de zombies sont de plus en plus fréquentes, mais leur instrumentalisation politique demeure rare. Le zombie est toutefois devenu un élément structurant de l’imaginaire horrifique contemporain. La popularisation de ce nouveau monstre est un signal faible provenant d’un underground artistique intéressé par l’hypothèse d’une pandémie globale transformant ses victimes en monstres assoiffés de sang. Les discours médicaux relatent occasionnellement des épidémies de zombies. Ces publications, dans des revues renommées, sont toutefois présentées comme des canulars à l’occasion d’évènements festifs23. Les publications d’organisations internationales sur le risque d’une pandémie aussi meurtrière que la peste noire au Moyen Âge reposent toutefois sur un imaginaire thanatologique et apocalyptique puisant ses racines dans une mémoire collective ancestrale, matrice de nouveaux schèmes et personnages contribuant à envisager le futur le plus sombre pour l’humanité. À l’occasion de nouvelles épidémies, cet imaginaire ressurgit pour réactiver les peurs les plus fondamentales de l’espèce face à la maladie. En quelques décennies, les fictions de zombies sont devenues une forme de mythe pour le secteur médical. Les experts y trouvent l’expression des passions, mais aussi des intérêts des patients et des décideurs chargés d’éradiquer des pandémies potentiellement déstabilisatrices pour l’ordre économique global.